dimanche 11 janvier 2015

Un pape dans l'époque totalitaire

L’Entretien qui suit, le deuxième de la série créée en juin dernier, remonte à novembre 2014. Comment déjouer les doubles langages de l’autorité après que les systèmes totalitaires eurent donné aux religions politiques et séculières une puissance encore inconnue ? La question et l’urgence ne peuvent s’entendre que si l’on revient, d’abord, sur l’outillage mental qu’ils utilisèrent et recyclèrent au moment de construire leur légitimité. Fabrice Bouthillon compte parmi les chercheurs français qui renouvellent cette démarche. Né en 1964, il a été élève de l’ENS-Ulm et membre de l’École française de Rome. Il est professeur d’Histoire contemporaine à l’Université de Bretagne occidentale, à Brest. Il a publié : La Naissance de la Mardité. Une théologie politique à l’âge totalitaire, Pie XI (1922-1939), Presses universitaires de Strasbourg, 2002 ; L’Illégitimité de la République. Considérations sur l’histoire politique de la France au XIXe siècle, 1851-1914  (Plon-Perrin, 2005) ; Brève Histoire philosophique de l’Union soviétique (même éditeur, 2003) ; Et le Bunker était vide. Une lecture du testament politique d’Adolf Hitler (Hermann, 2007) ; Nazisme et Révolution. Histoire théologique du national-socialisme (Fayard, 2011). Il est membre du comité de rédaction de Commentaire.


Question –. Fabrice Bouthillon, au cœur de vos travaux d’histoire contemporaine, et en particulier de votre Mardité qui étudie à partir de ce dont on pouvait disposer d’archives avant l’ouverture récente de celles du Vatican pour la période, le pontificat de Pie XI entamé en 1922 et s’achevant en 1939, on reconnaît sans peine une constante thématique : dans les débuts des totalitarismes, que dire, avec le recul de deux générations, des positions et des orientations du Saint-Siège durant ce pontificat ? Quelle hypothèse, dans ce premier temps, a orienté les premières recherches du doctorant que vous étiez ?
F. Bouthillon –. Au départ, quand j’ai décidé de me pencher sur Pie XI, une question, une douleur – pour le dire d’un mot : la question du silence de Pie XII. De ce point de vue-là, je suis, je crois, très banalement caractéristique de toute une génération. Ma thèse est née par effet direct d’un téléfilm américain des années 1970, Holocaust, un des premiers produits hollywoodiens consacrés au génocide. Le bien jeune adolescent que j’étais n’en avait vu que quelques extraits mais comme j’étais (et suis toujours) catholique, cette question du silence du pape face au génocide devint une question personnelle.
Question –. Une sorte d’effet Vicaire.
F. Bouthillon –. Tout à fait. Pièce que j’ai lue, du reste, plus tard, vers mes vingt ans. Ce qui m’a intéressé chez Pie XI, c’est qu’il y avait, certes, le concordat avec Mussolini, celui avec Hitler, mais il y avait aussi Mit brennender Sorge, et Divini Redemptoris.
Question –. Et cette formule extraordinaire, « Nous sommes spirituellement des Sémites ».
F. Bouthillon –. Oui, une des formules qui me rendent Pie XI sympathique : il n’était pas un pape incapable de spontanéité. À la différence de son successeur, il y a chez lui une faculté à laisser parler l’homme en lui. « Nous sommes spirituellement des Sémites », cette phrase va exactement au cœur de la question que je me posais.
Question –. Un cœur, ou deux ? Quand vous démontrez que ce pape – plus il avance en âge, plus il devient spontané – pense moins à un rééquilibrage (face au pouvoir de type nouveau en émergence) qu’à un retour, un retour aux origines de la théologie politique, vous pointez un processus qui, depuis toujours dans l’histoire de l’esprit, sous le signe du « Retour à » (du retour à l’ « authentique » égaré au fil du temps), fait toujours pressentir un moment de haute tension. Deux cœurs, donc : l’un, le judéo-christianisme qui transparaît dans la revendication d’une commune spiritualité sémite ; l’autre, ce « retour » aux origines de la théologie politique, s’il en est une.
F. Bouthillon –. C’est le motif premier de ma démarche : étudier comment le christianisme revient à sa fonction d’origine, avant qu’il n’adopte, à partir de saint Augustin, son autre fonction de garantie du politique, celle qu’il a exercée tant qu’a existé la chrétienté – en gros, de saint Augustin à la Révolution française : garantir les pouvoirs temporels, chrétiens, comme le traduit la cérémonie du sacre. Or, à l’origine, la première fonction du christianisme, ce n’est pas d’être une garantie du politique, mais contre le politique. Dans l’empire romain qui proposait une synthèse du local et de l’universel (de la romanité, SPQR, et de la culture grecque), le christianisme ouvre une autre synthèse, qui prolonge la tradition biblique, celle que nous appelons la tradition de l’Ancien Testament : une figure de l’universel, Dieu, incarné dans un homme, Jésus de Nazareth. Il y a forcément concurrence entre les deux synthèses. C’est par une sorte de bricolage théologique que, devant l’urgence créée par la chute de Rome, saint Augustin va renverser les choses, demander au christianisme de jouer le rôle de garant de l’empire, alors que le christianisme avait gêné l’empire (il n’avait tout de même pas crucifié Jésus par hasard). Ce dispositif est présent à l’esprit de Pie XI : le nazisme ne proclame pas le Reich pour rien, il rêve d’un retour à une certaine forme impériale, il prétend incarner une valeur locale – le nationalisme – et une valeur universelle – le socialisme. Il est assez naturel que, face à cette variante « césariste », le christianisme retrouve sa fonction première.
Question –. Puis-je taquiner un peu votre « optimisme du passé » (comme il y a des « prophéties du passé ») ? En vous proposant cette modeste objection : entre le pontificat de Pie XI, à la fin du cycle augustinien comme vous le périodisez, et la crucifixion du prophète juif hérétique à la judéité, il y a de plus des transitions autres que celle du modèle augustinien. Je pense en particulier à la refondation paulinienne, à distinguer à bien des points de vue de la consécration augustinienne. Le texte paulinien fait entendre des équivoques – prenons le cas exemplaire d’équivoque paulinienne, celui du katechôn. On a beau creuser les différentes versions du texte, cette seconde Épître aux Thessaloniciens, on ne peut trancher quant aux intentions secrètes de l’auteur : souhaite-t-il cet arrêt, cette suspension sous l’égide du katechôn, auquel cas il y a stabilisation et préfondation augustinienne, ou ne le souhaite-t-il pas, auquel cas il y a tout autre chose, dont je ne connais pas la signification de long terme ? Il y a là une bifurcation qui emmène soit vers les chiliasmes, soit vers la conservation, constantinienne en l’occurrence. À l’échelle de cette bifurcation première, les réformes ultérieures, celles connues par la Renaissance entre autres, paraîtraient presque secondaires.
F. Bouthillon –. Tout à fait. Je n’avais jamais imaginé les choses sous cet angle, sous lequel, peut-être, saint Paul n’est pas chrétien ! Ce que je puis vous en dire, en quelque sorte au débotté, c’est qu’on fait à Paul, en son temps, des objections sur l’imminence du retour du Christ. Le sens essentiel du passage de II Thess que vous citez revient à rappeler que la Parousie n’est pas pour tout de suite. Ce passage, d’autre part, est l’exemple même de la crux interpretationum : tout ce qui est sûr, c’est que Paul affirme que quelque chose retient, empêche, le déchaînement de l’Antéchrist : toutes les applications précises qui ont été faites de cette assertion sont pure spéculation. Mais il est vrai que l’une des plus répandues a vu le katechôn dans l’Empire romain. Si tel est bien le cas, deux évidences me frappent : primo, la dimension forcément paradoxale de la chose, puisque cet Empire est alors celui de Néron, c’est-à-dire, pour la tradition chrétienne, le symbole même de ce que le pouvoir d’État a de plus exécrable. Et secundo, la vertu éminente que l’Apôtre reconnaîtrait alors au pouvoir civil. Carl Schmitt disait que le katechôn est le lieu théologique par excellence du conservatisme ; ce serait vrai, dans ce cas, puisque l’épuisement du katechôn signifierait la Révolution, et qu’il y aurait donc alors, pour Paul, une équivalence entre la survenue de celle-ci et l’avènement de l’Antéchrist. Je vous avoue que la logique qui, dans l’histoire contemporaine, va de l’événement révolutionnaire au phénomène totalitaire ne me paraît pas y contredire.
Mais le katechôn n’est quand même pas le vrai pivot de la théologie politique chrétienne. Je pense à certaines polémiques entre Mussolini et Pie XI, juste après la signature des accords du Latran. Ni l’un ni l’autre n’évoquent le katechôn. En revanche, ce qu’on va trouver , c’est : « Rendez à César ce qui est à César, à Dieu ce qui est à Dieu », la presse fasciste se réclamant du « Rendez à César… » N’empêche, de manière explicite, une borne a été posée, sur elle se règlent toutes les théologies politiques.
Question –. Une borne ? et une… césure. Pour le premier régleur de cette bifurcation, pour Christ lui-même, il y avait double tâche : celle du Juif du ressort salomonique, sous autorité pharisienne, et celle de l’assujetti à la loi de César. Il y a double assujettissement. Il fallait être un bon athlète. Quant à cette borne même, dans le contexte qui est le nôtre, celui des totalitarismes, elle a donc pour fonction précise d’interdire toute confusion des pouvoirs. Est-ce qu’elle opère dans les deux sens, je veux dire : oblige-t-elle le spirituel autant que le temporel ?
F. Bouthillon –. Ce qui complique les choses, c’est que la notion de totalitarisme est intellectuellement instable, de longue date. Mais je crois aussi qu’à certains égards cette instabilité est dans les faits. Il est clair, par exemple, que chacun des trois régimes totalitaires ici considérés n’est plus, sur sa fin, ce qu’il avait commencé d’être, chacun a évolué, le totalitarisme nazi n’a pas le même visage en 45 qu’en 33 ou en 41. Et entre chacun des trois régimes, il y a des dissemblances au moins aussi fortes que ce qui les rapproche. Instabilité dans la réalité, donc, due en outre à ce qu’il y a, dans le totalitarisme, un événement nucléaire qui libère des énergies extrêmement fortes – le maintient toujours en mouvement. Dans les catégories de pensée, qui sont toujours des catégories statiques, il n’est pas facile de saisir une réalité aussi mouvante. Comment répondre à cette difficulté ? Ma propre conception de l’événement totalitaire est très… personnelle, extérieure aux débats d’école. Elle n’est pas arendtienne. Je dois énormément à Arendt, et suis pourtant certain qu’elle repousserait la définition que j’ai conçue. On ne peut pas parler de « totalitarisme », selon moi, s’il n’y a pas eu ce que j’appelle déchirure d’un « contrat social », déchirure qui met aux prises deux familles politiques qui sont aussi des familles d’esprit, l’une qui se réclame de valeurs universelles et qu’on appelle « la Gauche », l’autre qui se réclame de valeurs locales et que j’appelle « la Droite ». Totalitarisme il y a quand émerge un système qui voudra unifier valeurs d’extrême gauche et valeurs d’extrême droite, et cela dans la rencontre d’un meneur charismatique et d’une masse atomisée.
Question –. Votre démarche se distingue aussi en ceci qu’elle articule la démarche historienne – un fond d’archives pour le moins respectable – et un puissant souci typologique : Gauche / Droite, par exemple, cette opposition presque universelle, s’applique telle quelle aux derniers siècles. En revanche, la même opposition ne me paraît pas présente dans le sous-sol théologique de la tradition de pensée du politique – par exemple, le moment théocratique du politique (à l’insu du politique post-spinozien) ne contient-il pas un potentiel d’illimitation des pouvoirs comparable au potentiel totalitaire ? Seconde question, dans le sillage de la précédente : dans votre Mardité, le syntagme « religion politique » ou « religion séculière » n’apparaît pas une seule fois – par intention ?
F. Bouthillon –. Quant à votre première question, me vient une réflexion de Raymond Aron (dans L’Opium des intellectuels, je crois), remarquant ceci : comme dans le christianisme il y a quelque chose de total, concernant l’homme totalement, il peut être totalitaire. Cela lui est arrivé. Le marxisme, en revanche, n’est pas total, ne s’adresse qu’à certaines dimensions de l’homme (la consommation, l’économie), il est donc forcément totalitaire, dès qu’il essaie de se transformer en quelque chose qui informe la réalité. Quant au christianisme, pour éviter de se constituer en totalitarisme, il a besoin de César, sans lequel et faute duquel Dieu va devenir César. Et on passe à quelque chose de mortifère. Il y a eu des périodes où le monde des laïcs a connu de telles dépréciations, de tels effondrements – pensons à la chute de l’empire romain – que l’Église a dû tout suppléer. Cela a duré quatorze siècles, et elle n’a pas fini de la payer, cette erreur.
Question –. « L’Église » ? Je dirais : les Églises. La tradition orientale nicéenne ne manque pas d’un puissant potentiel « césaro-papiste ».
F. Bouthillon –. Tout à fait. Nos totalitarismes naissent de la tension propre à notre histoire théologico-politique. Quant à votre seconde question : si je ne parle pas de « religion politique », cela tient aux limites de ma propre culture. Par exemple, je me suis  efforcé de lire tout Arendt et certains des grands penseurs sur lesquels elle s’appuie (Platon, les trois Critiques de Kant…), mais j’ai encore énormément de pain sur la planche (Eric Peterson, entre autres). J’ai un rapport fort compliqué avec l’œuvre de H. Arendt : j’ai parfois l’impression de mettre en ordre chronologique ce que, de son côté, elle a mis en ordre philosophique.
Question –. Pourtant, quand elle commence d’écrire son opus maximum, Le Système totalitaire, aux États-Unis, elle rencontre la figure des « religions séculières », elle a lu Don Sturzo, tout un ensemble qui rend bien compte de sa bonne entente avec R. Aron.
F. Bouthillon –. Il me semble que je retrouve cette analyse qui leur était commune à partir de ma propre hypothèse quant à la déchirure du contrat social, car elle implique une fondation, une re-fondation : il y a donc là quelque chose qui relève du religieux. Je ne parle pas de « religion séculière », mais l’idée est au cœur de ce que j’avance. (Avec Arendt, j’ai un autre auteur encore en commun, Joseph de Maistre, et un texte de lui, au titre affolant, L’Épître consolatoire à la marquise de Beauregard (je cite de mémoire). Sa correspondante vient de perdre un fils dans les armées de l’émigration. « Nous étions persuadés que la révolution était un événement. Elle est une époque du monde. Malheur à ceux qui vivent une époque du monde », écrit-il.) Et puis, assez tôt, j’avais résolu de forger mes propres outils intellectuels. J’ai donc lu certains auteurs, comme Nolte, assez tardivement. C’est la condition du travail intellectuel. Quelqu’un disait un jour : « Penser vrai, c’est avoir de la chance. » Devant l’immensité – exponentielle – de ce qu’il faudrait savoir pour dire quelque chose…
Question –. Et pourtant, Et le bunker était vide ne parle que de religion politique ! Vous montrez Hitler mettant un soin minutieux à paraphraser l’évangéliste Jean.
F. Bouthillon –. Oui, et l’on peut prendre aussi bien le cas de Staline, celui de Boris Souvarine écrivant de tel congrès du Parti communiste, en 1934 je crois, que ne montait plus autour de Staline qu’un « Alleluia ininterrompu ». Sur les murs de Rome, Mussolini fait écrire : « il duce a sempre ragione », dans la ville où le pape est infaillible. Vous voyez ces parallélismes si prégnants. Chez Hitler, il faut distinguer deux dimensions : en propagandiste, il manipule le sacré, il manipule la théologie politique, et il sait très bien ce qu’il fait. Dans le même moment, quand par exemple il prévoit de faire dissimuler son corps, dans un simulacre de résurrection (le tombeau est vide), le grand manipulateur est aussi manipulé par les logiques les plus profondes de notre histoire théologique et politique.
L’événement nucléaire dont je parlais un peu avant, pour être élucidé, exige que l’on parte de la révolution française : d’elle naissent la Gauche et la Droite, et les totalitarismes furent des tentatives pour les réconcilier à distance. De même dans le cas de l’empire romain et du césarisme : les précède une république où se déchirent les optimates, une aristocratie (une Droite), et les populares (une Gauche) que réconcilie l’autorité d’un homme…
Question –. … d’origine divine…
F. Bouthillon –. … d’origine divine en plus (Vénus), et s’appuyant sur le plébiscite. Entre ce moment césarien et celui de nos totalitarismes, nous avons le moment napoléonien (une déchirure, un homme de la réconciliation, le plébiscite – mêmes prémisses). Les historiens controversent sur la question d’un « fascisme français » ;  or là encore, me semble-t-il, l’arbre cache la forêt puisque, au cœur de notre tradition française, il y a le bonapartisme. Dans le Mémorial de Sainte-Hélène, vous avez quelque chose qui, mis en regard du cas Hitler, est proprement hallucinant. À Las Cases Napoléon déclare : « Quand j’étais au sommet de la gloire, qu’aurais-je dû faire ? Disparaître. »
Question –. Pour une apothéose de plus.
F. Bouthillon –. Et Napoléon fait allusion à la disparition de Romulus. Cela, quand je l’ai lu, m’avait laissé pantois.
Question –. De fait, vous rencontrez ainsi un invariant, en or.
F. Bouthillon –. Autre exemple dans le cas de Napoléon Bonaparte. En 1811, Chateaubriand est élu à l’Académie, au fauteuil de Marie-Josèphe Chénier – sauf erreur de ma part, un ancien jacobin. Il doit en prononcer l’éloge alors qu’il ne peut que le détester. Et Chateaubriand de prononcer un contre-éloge, dans lequel il fait l’apologie de la monarchie et de la réaction. Panique à l’Institut. Et Napoléon d’ordonner l’interdiction du discours, que Chateaubriand n’a jamais pu prononcer. Explication de l’épisode par Napoléon devant Las Cases : Il est venu, lui Napoléon, pour réconcilier la Gauche et la Droite, que Chateaubriand recommence à opposer. Il se présente donc comme le réconciliateur, qui a voulu faire « rentrer les Français dans un défilé de granite », de sorte qu’ils ne puissent aller ni à gauche ni à droite. Le granite ! Roc que vous retrouvez sous la plume des écrivains völkisch, cent ans plus tard. On est, me dis-je, dans une histoire qui dépasse les plus grands acteurs, y compris Napoléon.
Question –. La théologie politique comme technique, comme réservoir de rites, de liturgies, de savoirs juridiques – n’est pas l’apanage de la chrétienté. Revenons sur César, descendant d’Aphrodite, amant de l’épouse et sœur de Pharaon divin…
F. Bouthillon –. … et lui-même père de Pharaon puisque Césarion… qu’Auguste prend bien soin de faire exécuter…
Question –. Au finale, quel syncrétisme ! Opéré par César lui-même. Dans un dispositif théologico-politique auquel rien ne manque, complet par lui-même mais dès avant l’époque chrétienne. En d’autres termes : le théologico-politique n’est pas un avatar du monothéisme. Il le précède.
F. Bouthillon –. Je me souviens encore de mon éblouissement à la lecture de Qu’est-ce que l’autorité ? ce tableau de la romanité qui s’effondre, que l’Église va remplacer. J’ai eu le sentiment que H. Arendt mettait en place quelque chose de décisif pour comprendre ce qu’est l’Occident. Ailleurs, elle expose que Rome a été la première des nations barbares à se mettre à l’école de la Grèce, de l’universalité de la raison grecque, et qu’ainsi elle a ouvert une voie par laquelle toutes les autres nations barbares ont dû passer. C’est à partir de là j’ai pu commencer à comprendre Rome comme la fusion du local et de l’universel. Que les optimates et les populares ne soient pas exactement entre eux comme la Gauche et la Droite, sans doute ; mais cet écart compte moins que la position romaine en elle-même (entre optimates et populares, la déchirure surmontée, mais il y faut plus d’un siècle et demi). De même, à l’époque hellénistique, on attribuait aux Ptolémées, aux Séleucides, des épiclèses, surnoms religieux et politiques : « Épiphane » (plus ou moins, Dieu-parmi-nous), « Évergète » (Bienfaiteur), « Sôter » (Sauveur) : elles structurent toujours la description par un écrivain et journaliste italien, Corrado Alvaro, d’une visite faite par Mussolini dans les Marais Pontins en 1934 à la fin des grands chantiers de bonification, pour récompenser les agriculteurs méritants.
Mais je reste persuadé que les condensations du théologico-politique de notre tradition européenne se font en langage chrétien. Elles lui sont étroitement liées, on ne peut les « exporter » telles quelles dans d’autres aires (exemple : je ne suis pas du tout certain que l’on puisse parler du régime totalitaire iranien ; ou bien, le djihad relève-t-il du totalitarisme ? je n’en suis pas certain). En même temps, en sens inverse, ce que l’Europe a vécu s’est mondialisé (le maoïsme s’inspire de Marx, un juif baptisé – dont les conceptions trouvent ainsi à valider et penser la Chine). Les outils sur lesquels je travaille ont aussi valeur anthropologique : un être humain, c’est du local, un corps, traversé par de l’universel, une raison. On peut donc trouver des équivalences entre des traditions, ce qui autorise du comparatisme.
Question –. Oui à la création analogique, non sans la réserve que tout de même on n’imagine pas l’univers concentrationnaire au XVIIe siècle. Vous me direz : les plantations de coton américaines jusqu’à l’abolition de l’esclavage, la vallée du Nil sous despotisme hydraulique…
F. Bouthillon –. Mais oui ; je viens de découvrir les travaux d’un anthropologue, Jacques Testard, qui a consacré ses recherches à ce qu’il appelle les « morts d’accompagnement », la pratique qui voulait qu’on enfermait dans sa tombe un mort accompagné de « suivants », vivants quelquefois, morts le plus souvent. Testard se réfère à la Chine du IIIe siècle av. J.-C., ainsi qu’à la Sibérie de cette même époque : il y va de véritables hécatombes. Ici, s’impose le parallèle avec Wittfogel, un de ces Weimariens décisifs dans mon itinéraire (Arendt, Jünger, Norbert Elias…) : le chef de la bureaucratie hydraulique finira César, finira Dieu.
Question –. À propos des grands Weimariens : je reconnais dans vos propos une des grandes intuitions d’Arendt, devant la massification de la société de classe (une des sections du Système totalitaire), le devenir liquide, la liquéfaction des deux corps solides du pouvoir bureaucratico-hydraulique à mi-chemin du théologico-clérical et du politico-militaire ; quand Arendt, commentant Brecht, décrit la foule spectatrice de sa propre liquéfaction devant les gangsters…
F. Bouthillon –. De mes lectures de ces pages de H. Arendt, j’ai retiré qu’il faut penser « peuple » et « masses » l’un par rapport à l’autre. « Peuple » : une collectivité d’individus structurée par un contrat social ; « masses » : les mêmes individus, une fois qu’ils ont perdu le contrat social qui les structurait (chez Arendt, « masses atomisées »). Autre lecture clef pour moi, à peu près à la même époque : celle de René Girard, ses descriptions de l’anomie engendrant la recherche d’un bouc émissaire.
Question –. Chez Hugo, autre familier de cette relation bipolaire, l’interaction de la foule et du peuple est réversible. Une réversibilité traumatisante pour un homme de sa génération déjà.
F. Bouthillon –. Notre problème essentiel depuis 1789. Avec une exception, peut-être, la Grande-Bretagne. Au XIXe siècle, les Britanniques n’ont fait que frôler l’abîme, alors que nous, nous y sommes tombés. Ou bien : ils y sont tombés avant nous. Il y a une révolution anglaise, et elle va aussi loin que la nôtre quand elle coupe le cou royal. Mais, comme le remarque Kantorowicz, quand, en France, nous faisons de même, nous interrompons notre tradition politique, et commence ce que j’appelle la vacance de la légitimité. En Angleterre, c’est au nom de Charles Ier corps politique que l’on va couper le cou de Charles Ier corps naturel, ce qui réduit la portée du geste, à quoi s’ajoute 1688, qui se résume à un changement de dynastie. Quant à la France… nous sommes une nation ravagée par la Sorbonne. C’est Gilson qui disait : au Moyen Âge, il y avait trois nations à destin universel, l’Italie parce qu’elle a la papauté, l’Allemagne parce qu’elle a l’Empire, la France parce qu’elle a la Sorbonne. Or Oxford et Cambridge se constituant contre la Sorbonne, nous aurons là-bas, en Angleterre, une tradition aussi empirique que la nôtre est universaliste. L’empirisme, en politique, a ses avantages. Maistre, lui encore, remarque que l’on peut sortir de la vacance de la légitimité par l’usurpation… Il pense à l’Angleterre, dans un texte que les spécialistes appellent la « Prosopopée du jacobite » : le jacobite qui y a la parole déclare transférer, « puisque les Stuart ont disparu », son légitimisme sur la nouvelle branche. Trait typique d’empirisme en matière politique. Renforcé plus tard, face à la France en guerre civile (Burke, bien sûr !). Et qui protège la Grande-Bretagne de l’abîme qui s’ouvre au XXe siècle.
F. Bouthillon, J.-L. Evard

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