Rentrons donc un peu dans le détail
de l’écologie du gros animal campé à l’enseigne du Léviathan, au billet
précédent. Règle simple de cette méditation en plusieurs volets :
maintenir l’allégorie théologico-politique de la tradition (imaginant le genre humain comme
un « gros animal », tel Platon, ou exposé à la menace d’un
« gros animal », tel le Léviathan du livre de Job), et décrire les
mutations mentales que déclenche la motorisation de cet animal, à l’époque de
la première révolution industrielle.
Pourquoi
celle-ci, dans notre hypothèse, fait-elle époque ?
Parce qu’en motorisant ses moyens de transport, l’espèce humaine récapitule
toute son histoire précédente (à la lettre, le « cheval vapeur » des
premiers ingénieurs physiciens récapitule joliment toute l’histoire antérieure
de l’homme à cheval, il lui donne aussi une conclusion inattendue, le congé
signifié par le nouveau couple homme-machine à l’ancien couple homme-cheval),
au moment même de lui donner soudain une tout autre orientation :
motorisé, un moyen de transport (char ou frégate) devient bien autre chose
qu’une mécanique transmetteur de la mobilité animale (noria, cavalerie) ou de
l’énergie naturelle (marine à voile), il devient un système artificiel d’accélérations. À la
mobilité première spécifique du règne animal s’ajoute désormais l’artifice de
l’énergie motrice synthétisée par la
révolution thermo-industrielle. La notion mythologique et philosophique d’époque convient bien à cette figure de
la bifurcation de deux
technologies : cheval vapeur, voilà bien le nom d’une grandeur physique
par où semble se répéter le passé et qui connote aussi une mutation, car les
implémentations et les transformations d’énergie du moteur à vapeur ou à
explosion permettent des accélérations d’accélération inconcevables à un métabolisme
quelconque. Au cheval, je fais ici subir le même traitement qu’en son temps
Francis Ponge à l’électricité.
Pour le
gros animal motorisé, se former une idée claire et distincte de sa nouvelle
condition anthropologique – il tend à vivre tel un corps automobile en
accélération et décélération autorégulées – demande un effort tout particulier.
Cette difficulté tient à la résistance opposée, dans son champ de conscience, à
la perception et à la schématisation du mouvement. Obstacle mental que Tolstoï,
ce cavalier infatigable, franchit avec élégance quand il note : « La
continuité absolue du mouvement est incompréhensible pour l’esprit humain.
L’homme ne comprend les lois de n’importe quel mouvement que lorsqu’il examine
des unités données de ce mouvement. Mais c’est précisément de ce fractionnement
arbitraire du mouvement continu en unité discontinues que découlent la plupart
des erreurs humaines » (Guerre et
Paix, III, III, chap. 1). Pour mieux nous comprendre nous-mêmes dans notre
époque de progression géométrique des vitesses (moteur à explosion,
génératrices et réseaux électriques, champs électromagnétiques), il nous faut
apprendre à raisonner comme lui : nous entraîner à nous viser nous-mêmes
et toutes choses avec nous comme la source, le motif et le résultat provisoires
de notre propre motricité (thermo-industrielle) parmi les mobiles des milieux
(préindustriels) que nous habitons et traversons. Par « continuité absolue
du mouvement », Tolstoï ne désigne en effet rien d’autre que la simultanéité
et la pluralité des mouvements d’un ensemble infini, celui des corps qui
composent des univers – mouvements qui échappent à notre conscience du fait
même que, pour nous orienter dans
leur relativité générale, notre esprit se place en eux de manière à définir
notre corps en mouvement comme origine et coordinateur mathématiques et
physiques universels. Nous fractionnons le mouvement absolument continu parce
que nous n’avons pas d’autre moyen de nous y insérer : nous le rapportons
au nôtre, autant vaut dire à la valeur moyenne de ses accélérations et de ses
décélérations – exactement à la manière de Galilée rapportant le mouvement du
boulet en chute libre du haut de la tour au mouvement de la terre (en
l’occurrence : l’apparente immobilité du sol où tombe le sphéroïde de
bronze). L’erreur de notre perception répète et prolonge celle de tout
vivant : pour lui, la vérité du monde résulte de la nécessité vitale, donc
mentale, de s’en faire le centre. Penser la « continuité absolue du
mouvement » exige de nous que nous nous libérions de cette construction
égologique de notre milieu. La philosophie n’a pas d’autre fin que cette
éducation. Tolstoï, en l’occurrence, nous enseigne l’effort de
conceptualisation des durées qu’avant lui
avait déjà découvert Giordano Bruno et que Bergson, puis Deleuze
chercheront à approfondir. La « continuité absolue du mouvement » ne
nous devient accessible (sensible et intelligible) qu’à la seule et unique
condition d’une véritable conversion : cesser de percevoir nos univers sur
le mode autoréférentiel propre à tout
vivant selon sa première et selon sa seconde nature. Conversion difficile car
elle ne se confond ni avec une extase ni avec une épilepsie : il ne s’agit
pas de détacher le moi de l’espace-temps, il s’agit au contraire qu’il rétablisse
le temps (les durées) dans leurs proportions plastiques propres, qu’il se rétablisse comme durée, au rebours
des méthodes technoscientifiques et des horlogeries qui la réduisent à l’objet
résiduel, au tic-tac des conquêtes et de l’hégémonie du monotone espace
euclidien.
Pour
apprendre à se jouer, selon cette école anti-égologique, de notre propre
résistance à la perception élargie de cette relativité des corps en mouvement,
l’effort de l’imagination corrigera l’inertie de la perception. Effort que
fournirent les premiers témoins et interprètes de l’accélération
caractéristique des révolutions industrielles – effort où il nous faut
persévérer en discernant ce qui nous advient au juste du seul fait de
l’accélération due à la motorisation. Effort à la fois conceptuel et poétique.
Pour le concept, qui identifie, qu’on relise le jeune Valéry, ou Daniel
Halévy ; pour la poésie, qui métaphorise, Ungaretti ou Apollinaire.
Le
schéma cinétique décisif, comme toujours en cas de bond technique inscrivant
rupture dans la tradition, vint de la combinaison de deux mobilités qu’on a un
beau jour articulées l’une à l’autre – quand jusque-là on les pratiquait
séparément, et chacune pour ses effets propres. Le trait décisif du schéma de
l’accélération est venu du couplage
de deux moteurs aux fonctionnalités différentes : de la fonction de
vecteur d’un moteur servant de plate-forme, donc d’auxiliaire d’accélération, à
un second, tel l’archer monté à cheval qui décoche ses traits « plus
vite » qu’un archer au sol. L’accélération ainsi obtenue résume la période
de conception des premières fusées ou des premières torpilles, exemple
familier, mais le raisonnement s’applique aussi bien à la réalisation des
transmissions dites sans fil (les ondes « radio »), dont la logique d’accélération
relève au total du même principe général : diminution des forces dites
d’inertie par couplage répété des vecteurs branchés les uns sur les autres
telles des poupées en gigogne. Au degré zéro de cette échelle des vitesses, le
mouvement se donne comme de l’immobilité pure (la fusée est encore au sol,
fixée à sa rampe de lancement comme la flèche dans son carquois, l’éclair dans
la nuée), tandis qu’à l’autre extrémité l’ultime vecteur, porté par toutes les
plateformes d’amont, se donne comme le plus rapide tous, le seul bolide de
bolide qui puisse espérer rivaliser de vitesse avec la lumière (avant de
s’inverser en trou noir et de retomber dans l’inertie, ce solide des solides).
Le schéma
cinétique de l’époque des accélérations enchaînées et combinées s’illustre donc
au mieux dans la notion mathématique de progression géométrique ou
exponentielle, une cinétique inconnue des époques préindustrielles. Le moteur
thermo-industriel concrète un système ouvert d’auto-accélération que semble ne limiter aucune frontière
d’espace-temps – trait spécifique qui marque la coupure réelle d’avec les
systèmes d’auto-accélération propres au règne animal. L’humanité
thermo-industrielle se constitue en gros animal apte à construire et à modifier
sa propre motricité, donc apte à changer de milieu à volonté, comme si elle se
faisait multi-amphibie. Nouveauté qui, à elle seule, balise de fait une
mutation sans précédents connus dans l’histoire de l’évolution.
Pour
saisir en imagination la continuité absolue du mouvement que notre activité
sensorielle de matière charnelle fractionne en data, il nous faut donc en
passer par le raisonnement intuitif par où nous nous retrouvons, comme Tolstoï
et Giordano Bruno, en empathie avec la relativité générale des univers et des
multivers. Le raisonnement grâce auquel nous corrigerons en esprit les erreurs
égologiques élémentaires indispensables à notre vie nue et précaire de bipèdes
mi-animaux mi-machines, nous le devons aux philosophes-poètes qui protègent l’homo faber et l’ingénieur qu’il
abrite : c’est lui qui arme et équipe la vie nue du bipède humain,
l’introduit dans le milieu non animal et tout artificiel des accélérations
cumulées, le hisse sur l’échelle, non de Jacob, mais celle des accélérations
exponentielles – à l’image de l’homme-obus des expérimentations spatiales, à
l’image des déflagrations nucléaires, qui ne sont jamais que des accélérations
plus ou moins contrôlées de champs électromagnétiques. Or c’est ainsi que l’homo faber rompt de manière définitive
avec son milieu animal d’origine : il avait été un singe supérieur au
pouce opposable et au langage articulé, mais ces qualités, si elles firent de
lui un mutant dans le règne animal, lui advinrent par accident, sans son
intention. Les accélérations exponentielles découvertes par le gros animal
procèdent bien, comme toute sa motricité, de son activité propre, mais calculée
désormais comme fonction et en fonction de ses artefacts de l’auto-accélération
généralisée : elle bouleverse, comme une seconde mutation toutefois
« moins accidentelle » que la première, le régime interactif du
naturel et de l’artificiel sous lequel eurent lieu l’hominisation, puis
l’humanisation.
Or le
raisonnement anthropologique ici condensé, et grâce auquel se récapitule le
sens profond de l’époque des accélérations en chaîne, contient en lui-même une
autre conséquence élémentaire. Les accélérations successives obtenues en deux
siècles par les ingénieurs du gros animal ont une limite : le gros animal
lui-même, qui ne risque cette progression géométrique des vitesses que dans
l’intention, peut-être démente, de mieux contrôler la mobilité des corps parmi
lesquels il se destine à vivre pour devenir une fois pour toutes le plus rapide
d’entre eux (il introduit, ce faisant, le même principe hyper-cinétique de la
course de vitesse entre groupes humains et entre individus) – le gros animal se
prédestine ainsi à bouleverser l’espace entier de ces mouvements, non seulement
pour répandre l’accélération et l’universaliser (ce qui revient à réintroduire
des forces d’inertie dans l’ensemble du réseau des accélérations, à l’image des
embouteillages provoqués par l'accélération, à espace constant, des véhicules ou des messages),
mais aussi pour tenter d’échapper à cet espace de décélération – masse de
résistance et de saturation intolérable à l’esprit de la course avec la
« vitesse de la lumière ».
C’est
pour cette raison que la colonisation des immensités stratosphériques figure
désormais au programme des investissements et recherches de la techno-science –
et ce simultanément à leur équivalent biologique et génétique, où l’on vise,
autre événement anthropologique plus que considérable, à détacher la
procréation humaine de l’humain jusque-là son vecteur et à la séparer
artificiellement de son corps de chair sexuée. Le rapprochement s’impose, non
pas par maniérisme technophobe, mais du fait même qu’à des échelles de grandeur
différentes, la visée macroscopique et la visée microscopique obéissent ici à
la même intention – que rend manifeste la nature irréversible de l’ensemble de
ces enchaînements menant, les uns vers le clonage, les autres vers la fusion ou
la fission nucléaires. Tous relèvent de la même échelle d’intervention :
noyau manipulable de la cellule vivante ou protons et neutrinos de la structure
dite atomique, les termes et l’horizon dénotent la même valeur ontologique du
nano absolu (espace nano de l’ADN / ARN, temps nano de la déflagration atomique
ou astrophysique). Ce « nano » absolu dénote dans l’espace infiniment
réduit le même moment, le même trajet, le même projet, le même mouvement que la
« vitesse de la lumière » en termes de temps infiniment accéléré. Le
« plus vite » et le « plus petit » ne font qu’un.
L’accélération exponentielle et la minaturisation de toutes choses aussi.
J.-L.
Evard, 7 décembre 2013