En 1972, avec ses Villes invisibles, Italo Calvino avait ajouté
au trésor des allégories littéraires une de ses perles les plus pures. Comme elles,
la sienne aussi peut inspirer la philosophie du politique, pourvu qu’on sache
bien user de l’image allégorique, en se souvenant qu’elle ne se peut lire que comme
une « dialectique à l’arrêt » (W. Benjamin) – dont on déplie le sens en
apprenant à la remettre en mouvement comme on met un rébus en phrases, déchiffrant
le drame, le mouvementé qu’elle condense. Un autre grand auteur italien,
Salvatore Satta, a pratiqué en maître cette lecture de l’allégorie littéraire,
en exposant le principe en sens inverse, allant du mobile (le drame) vers
l’immobile (son récit) : « En fait, il se peut que la vie d’un pays
se déroule, de même que les tragédies antiques, dans quelque unité de temps et
de lieu, et que la succession des événements y prenne la fixité mystérieuse des
cimetières. Vue par Dieu, le jour du jugement, je crois bien que la vie se
présentera sous cette forme. » Héritée du Moyen Âge et de l’âge baroque,
la technique de lecture féconde de l’allégorie procède ainsi en deux
temps : il faut réanimer ce que son image composée immobilise, à la
manière d’un tableau vivant ou d’une nature morte ; puis imaginer ce qui
s’y projette en durée profonde – à l’horizon de ce que Satta nomme « jour
du jugement ». Le poncif théologique sert là d’outil narratif :
d’espace-temps perspectif, ou de déroulement né de la même intention édifiante
que les vies du Christ des grands portails gothiques. Sur cette scène
allégorique, nous nous faisons spectateurs de nos propres actions, dans
l’espoir de comprendre à temps, même si c’est toujours après coup, ce que nous faisons, ou ce que nous croyons
en savoir.
Ce
que le récit de Calvino déroule, il semble s’ingénier à le faire sur place, tels
ces pendules dont le va-et-vient nous évoque plus la fiction d’un
mouvement perpétuel que le vécu de la flèche du temps et le sens interne de la
durée : hôte de l’empereur des Tartares, Marco Polo citoyen de Venise le
distraie en lui décrivant les nombreuses villes qu’il a traversées au cours de ses
ambassades et dont il a tenu comme un registre minutieux, collection des
chapitres que nous lisons. Dans son récit, ces villes si nombreuses finiront
non seulement par se réduire à quatre ou cinq types de ville (villes de la
mémoire, du désir, des signes…), mais encore par ne plus se distinguer de la
seule ville que l’empereur connaisse puisqu’il lui est interdit et impossible
d’en sortir : aux villes invisibles puisque fictives du récit du Vénitien
fait pendant la Cité interdite puisque impériale où réside son interlocuteur.
« La ville t’apparaît comme un tout dans lequel aucun désir ne vient à se
perdre et dont tu fais partie, et puisqu’elle-même jouit de tout ce dont tu ne
jouis pas, il ne te reste qu’à habiter ce désir et en être content. » Les
admirateurs de Borges reconnaîtront certes la facture : l’art de la mise
en abîme, poussé à la perfection d’ironie qui finit par réduire à deux
l’illimité de toutes les villes de l’histoire universelle : « celles
qui continuent au travers des années et des changements à donner leur forme aux
désirs, et celles où les désirs en viennent à effacer la ville, ou bien sont
effacés par elle. »
De
cette impeccable application des plus rigoureuses logiques de l’absurde, on
aurait tort de ne retenir que l’humour en sfumato.
« Tu ne jouis pas d’une ville à cause de ses sept ou soixante-dix-sept
merveilles, mais de la réponse qu’elle apporte à l’une de tes questions »,
observe Marco Polo. Mais c’est qu’il a affaire à forte partie : « Ou
de la question qu’elle te pose, t’obligeant à répondre, comme Thèbes par la
bouche du Sphinx », rétorque le Grand Khan. L’élégance et la virtuosité de
la mise en abîme ne signifient donc pas badinage, mais énigme, mais danger.
Laquelle, lequel ? Le Grand Khan, comme tout souverain consciencieux,
raisonne en stratège : « Il est temps que mon empire, qui a déjà trop
grandi vers l’extérieur, pensait le Khan, commence à grandir au-dedans de lui-même. »
Or cette pensée de la limite des empires, cette difficulté extrême – voire
cette impossibilité de démarquer leur dehors de leur dedans (loi et fatalité de
toute hégémonie) fait pressentir au Tartare couronné ce que résume la célèbre
formule laconique : « Tout empire périra », retenue par J.-B.
Duroselle pour intituler sa « vision théorique des relations
internationales » (1981). Dans la langue du personnage de Calvino, l’adage
ne s’entend guère différemment : « C’est sous son propre poids que
l’empire va s’écraser », se dit le Grand Khan. En somme, muré dans la Cité
interdite, il ne peut imaginer ni d’autre origine de l’empire qu’une ville
première ni d’autre destin que la multiplication folle de la même forme,
jusqu’à « engorgement ». Engorgement, ou multiplication réticulaire,
l’effet de désorientation ne change pas, et c’est d’ailleurs le raisonnement
tenu par un autre spécialiste de l’histoire des empires, Paul Kennedy (Naissance et Déclin des grandes puissances paraît
en 1987).
On
n’ira certes pas imaginer qu’Italo Calvino ait seulement pensé à risquer la
présentation allégorique d’un thème géopolitique. Rien ne nous interdit
pourtant d’observer comment les deux arts convergent, chacun selon son mode,
vers une même question, située à leur interférence. Dans sa logique littéraire
et poétique de mise en abîme, le récit exploite la figure de la prolifération
imaginaire du même univers urbain cellulaire, mais dans sa logique mythologique
(le Sphinx) et politique (la fonction de frontière), il nomme notre impuissance
à en maîtriser la prolifération réelle : l’implosion de nos mégalopoles,
dans l’horizontale (l’urbanisation hyperbolique) et dans la verticale (les
dimensions babéliennes du gratte-ciel).
Mais
il y a plus : l’affinité des deux interprétations, l’allégorique et la
critique, résulte sans doute du rapprochement (par analogie) des deux lectures,
mais elle rappelle aussi et surtout, par évidence interne, que le processus dit
de la colonisation intérieure intrigue
depuis longtemps les historiens du contemporain (Peter Brückner, dans le cas de
l’histoire du Reich hitlérien ; Alvin Gouldner, dans celui de l’empire soviétique).
Tout l’art d’Italo Calvino consiste à rendre l’allusion non pas seulement
possible, mais encore et de surcroît productive : l’humour contrôlé et
mélancolique de l’imagination allégorique ne raisonne pas sur des chimères,
mais sur les lignes de faille les plus secrètes de notre existence historique
(les « villes invisibles » de Calvino nous représentent la
transformation de nos cités en gigantesques banlieues acéphales et la
désertification du reste de la Terre). Sans les extravagances méthodiques de la
fiction, l’intuition théorique qui libère par illumination les possibles de
l’action resterait impossible. En écrivant 1984,
George Orwell l’avait déjà montré. Grâce au poète italien, voici la pensée
du politique, née jadis dans l’absolu de structures pyramidales, amenée face à
sa question urgente : dans l’illimité des sociétés réticulaires comme les
nôtres, sur quoi fonder un pouvoir légitime ?
J.-L.
Evard, 22 décembre 2013
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