mercredi 31 décembre 2014

La der des der, la belle de Bell

Il n’y a que quelques semaines disparaissait la dernière des milliers de cabines téléphoniques plantées sur le trottoir de Paris depuis des dizaines d’années. Aujourd’hui 31 décembre, dernier jour pour dernier tour, chantons ses louanges et requiescat in pace. Pour le simple usager de la technique sans expertise d’ouvrier ou d’ingénieur, l’extinction d’une espèce d’outil, même familière, passe le plus souvent inaperçue (à l’inverse des nouveautés, même en bas de gamme, objets de commentaires innocents et fiévreux pareils à ceux d’enfants avides de jouets perfectionnés vite écœurants). Le traitement si inégal que nous réservons aux modules techniques, selon qu’ils apparaissent ou disparaissent de notre quotidien, en dit long sur notre ingratitude à leur égard. Nos aïeux savaient enterrer en pompe grande et solennelle la dernière locomotive à vapeur de la ligne locale, la dernière forge du canton, la dernière cuve du dernier bouilleur de cru. Nos outils vont à la décharge ou au recyclage, comme autant de détritus, d’encombrants ou d’ordures, y disparaissant en clandestins et en indésirables d’avance suspects, de leur… vivant, d’accélérer la pollution, les allergies, les délocalisations. Ces cousins pauvres du tout-techno nous feraient honte s’ils avaient la vie dure, ils se gardent bien d’oser s’exhiber à la grande braderie ou aux Pèlerins d’Emmaüs. Nous attendons le prochain dernier modèle, son usure et sa caducité nous laissent de marbre. Traitons-nous autrement nos déchets nucléaires ? Pour un peu, nous trouverions l’innovation trop lente, paresseuse, impatience enfantine ou puérile qui fait le prestige et la fortune des start up, unités de production light qui envoient les usines à la casse pour cause de lourdeur, tels des dinosaures inadaptés à l’échelle soudain allégée  de la Création et se retirant devant les salamandres et les colibris.
Avec la dernière Cabine Téléphonique de la Ville de Paris disparaît le dernier dinosaure de mon espace vital, sa tanière, sa niche. Mes pensées vont d’abord à la jeune fille américaine, à la fiancée de Bell l’ingénieur qui découvrit le principe du téléphone : sourde, sa Dulcinée lui inspira la découverte de la mince plaque vibrante qui, mise sous tension électrique, répercute l’onde acoustique – quand, au départ, il ne pensait qu’à la prothèse auditive qui rendrait son oreille à la jeune fille qu’il aimait d’amour. (La future madame Bell, la belle de Bell, je l’honore depuis longtemps, avec vraie et fervente piété, comme la Muse de l’âge électrique venue d’outre-mer refonder l’alliance du vivant et de l’inerte, du mécanique et de l’organique, du charnel et de ses media.)
Il devait périr, mon dinosaure, on devait la débrancher et la démonter, la Dernière Cabine, le dieu des Transmissions avait déjà inscrit l’heure de son trépas dans le grand livre des machines obsolètes, au registre des relais, des cambuses et des succursales qui cessent de justifier la dépense de leur entretien. On voit parfois des machines prises d’une fantaisie ou d’un caprice de résurrection : l’électrophone (sa claire aiguille de quartz, le cristal rare dont on faisait les antennes des radars de la Seconde Guerre mondiale et que, pour d’autres raisons, le jeune Caillois collectionnait à la même époque en Argentine), l’autocuiseur (protecteur des vitamines que vénèrent végétariens et adeptes des disciplines macrobiotiques) ; on voit de même des outils résister à la loi universelle et inégalitaire de l’extinction de toutes choses – sandale, blaireau, patinette, stylographe – comme des jeux immortels, marelle, taquin, dés ou dominos, venus des temps antiques, ou plutôt eux-mêmes source et jouvence de la durée où grâce à eux nous baignons encore en elle. Mais la Cabine Téléphonique n’aura vécu que de passage parmi nous, en étoile filante, en SDF de verre et d’acier, comme la chaise à porteurs ou la pierre à aiguiser, comme la règle à calcul ou la caisse enregistreuse. Inapte à la résurrection des corps (techniques et connectiques) puisque son extinction sanctionne le cours général et le parcours irréversible de l’espace-temps au goût du jour : moins de surface, plus d’interface. Moins de cabines, plus d’oreillettes. Moins de libido, plus d’ambiance. Prochaine étape prévisible, prochain progrès : finie la breloque, bienvenue à l’oreillette implantée dans l’oreille, comme un tatouage (ou comme votre argent désormais abrité dans votre carte de crédit) – non sans une appréciable plus-value de look : multi-téléphoniste ambulant, l’ado attardé ou récidiviste n’aura plus besoin du fil informe qui lui pendouille au tympan, comme un rescapé des urgences vitales trimbale devant lui sa poche plastique de sérum physiologique et son cathéter intestinal.
Extinction non dramatique, disparition non darwinienne, conversion de pure économie – car la décimation exponentielle des surfaces par les interfaces commande la vie des réseaux à venir, à toute échelle (à l’échelle nano de ma Dernière Cabine Téléphonique comme à l’échelle macro des prochains PIB de la République Populaire de Chine). La modeste et démocratique interface émetteur / récepteur qu’aura été la Cabine Téléphonique en espace urbain aura préfiguré le temps des complexes d’interfaces à implémenter non plus sur nos trottoirs, mais à même le corps, comme le peace maker ou le cœur artificiel. Ces complexes d’interface – smartphone, écrans tactiles et autres cyber-unités – ont d’ailleurs déjà réussi leur implantation et leur prolifération dans l’espace-temps des électro-utilités collectives, il leur reste à systématiser cette colonisation : à mieux se médiatiser, à mieux connecter le media au media, à insinuer l’apesanteur GPS dans le vide intersidéral, à ajouter le chic du design au choc de l’addiction. Qui sait si la discrète extermination des Cabines Téléphoniques n’aura pas servi de répétition générale et soft à d’autres entreprises d’intérêt au moins aussi pressant ? Le combiné d’ébonite est mort, vivent le multimedia furtif et le nuage hertzien !
J.-L. Evard

lundi 29 décembre 2014

Messages missiles

L’art de discerner les divers espaces-temps du conflit armé et de calculer leurs interactions fait la continuité de la pensée stratégique à travers les époques. L’onde du heurt à quoi aboutissent parfois les conflits politiques se répercute en effet, comme toute collision de volontés organisées en appareils militaires, de trois manières simultanées : sur une ligne (le front), sur le théâtre des opérations qu’elle traverse, dans le champ auquel appartient ce théâtre – trois espaces-temps dont les unités respectives (tactique, stratégique et politique) s’articulent, mais ne se confondent pas. La profondeur de champ recherchée par le stratège pour ses manœuvres s’étend ainsi de sa valeur minimale (profondeur nulle de la ligne) à sa valeur maximale (profondeur maximale du champ). Ces deux extrêmes varient : la ligne se déplace, se dédouble en deux, voire trois fronts, quand, de son côté, le champ stratégique dépend, entre autres, des effets politiques d’alliance ou de rupture d’alliance extérieurs au conflit. Jointe aux effets interactifs et rétroactifs des intensités du conflit à ses trois espaces-temps, la plasticité de ces extrêmes fait tout l’art du stratège. Il ne l’emporte que s’il maîtrise l’échelle des intensités d’espace-temps du conflit, y compris le potentiel d’intensités qu’on appelle la paix.
Dans l’histoire de la pensée stratégique, la pratique de la guerre de masse et de mouvement introduite par la Révolution française et systématisée sous le Premier empire marque une date césure, puisque la vitesse de déplacement des appareils de guerre apparaît alors comme l’outil essentiel de définition et de contrôle du théâtre des opérations. Le corps d’armées le plus rapide impose ainsi le tracé de la ligne d’affrontement et démontre qu’il maîtrise ses communications avec ses réserves et ses arrières, donc avec le champ le plus profond qui, à distance, inclut le théâtre des opérations. L’industrialisation de la guerre n’a fait ainsi que généraliser ce mouvement préliminaire, non sans augmenter la complexité des interactions entre les trois espaces-temps élémentaires du conflit armé quand apparaissent la guerre aérienne et la guerre sous-marine : le théâtre des opérations ne correspond plus à une surface terrestre ou maritime de mobilités concurrentes, mais à une interface de motricités et de balistiques multiples aux portées de plus en plus lointaines. L’horizon du théâtre de la guerre industrielle fragmente ou ignore la ligne de front, il tend vers sa valeur hyperbolique de limite floue du champ multiforme de la grande stratégie, où l’arrière et les civils rentrent dans la bataille et paient le prix le plus lourd, celui qui désormais sanctionne l’immobilité – y compris dans l’immobilité concentrée des camps de la mort où le politico-militaire en guerre totale enferme ses otages. Les accélérations industrielles du conflit armé mettent ainsi en pleine lumière et au devant de la pensée stratégique ce qui en avait toujours été le cœur : dans l’espace-temps du conflit armé à l’âge industriel et postindustriel, la vitesse rend les données d’espace-temps purement et simplement interchangeables, la relativité et la commutativité du temps et de l’espace se sont réalisées sans reste, et les règles spécifiques à la suasion et la dissuasion nucléaires réciproques concrètent cet aboutissement, non sans l’apparent double bind du deterrent qui rend la guerre nucléaire hautement improbable.
Le soin mis par les historiens de la stratégie à reconstituer les vitesses de déplacement des appareils de guerre des grands empires permet de bien saisir l’évolution, puis la mutation qui mènent de la guerre traditionnelle en surface aux guerres contemporaines en interface. « Avec des marches journalières de 8 heures à l’allure de 5 km/h, une infanterie sans bagages pouvait aller des côtes de la Manche à celles de la mer Noire en moins de 50 jours », note Edward N. Luttwak à propos des légions romaines (La Grande Stratégie de l’Empire romain, 1987, p. 123). Exemple instructif puisque cette vitesse de traversée du continent est encore celle, à l’automne 1805, des armées de l’Empire français en marche éclair du camp de Boulogne aux marais d’Austerlitz. Aux cinquante jours nécessaires aux deux César pour changer soudain de théâtre opérationnel et ouvrir un nouveau front s’ajoute la vitesse propre au champ stratégique qui les contient, l’ensemble du champ des transmissions entre tous les secteurs mobilisés par le conflit : « Avec ses relais pourvus de chevaux frais, des conditions de temps favorables sur un terrain facile et de bonnes routes, la poste officielle des Byzantins était en mesure de délivrer des messages à des vitesses allant jusqu’à 240 milles romains (soit 226 miles anglais ou 360 kilomètres) par 24 heures » (Edward N. Luttwak, La Grande Stratégie de l’Empire byzantin, 2010, p. 46). Les guerres de la Révolution, avec le télégraphe de Chappe, quadrupleront (au moins) cette vitesse de transmission des messages d’un bord à l’autre du théâtre et du champ stratégiques. Dès les débuts de la guerre sous-marine, les ondes radioélectriques feront le reste.
On notera donc qu’à l’articulation du théâtre des opérations et du champ du conflit la vitesse des transmissions entre les appareils de guerre et la capitale fait interface du temps déjà de la guerre en surface. L’industrialisation des modes de la guerre aura décuplé l’importance de cette interface : à l’âge électronique et numérique, elle commande désormais toutes les autres, car cette interface originaire du théâtre et du champ a désormais la valeur névralgique du réseau hertzien de télécommunications, soumettant a priori l’espace du conflit à la durée des transmissions (codage et décodage y compris). Les fonctions communicationnelles du champ stratégique, vaste et tierce espace-temps du conflit armé, ont fini par asservir les deux autres unités, l’unité locale ou régionale du théâtre et l’unité linéaire du front. Pour contraster cette mutation fonctionnelle des espaces-temps du conflit armé à l’âge électronique, Qiao Lang et Wang Xiangsui, les deux militaires chinois qui, au milieu des années 1990, l’ont thématisée parmi les premiers, parlent donc de guerre « hors limites » (Payot et Rivages, 2003). Ce « hors » limites désigne aussi bien un « sans limites » : de fait, la vitesse absolue des télécommunications semble avoir fait table rase de la hiérarchisation classique (ligne, théâtre, champ) et fondu en une seule nano-unité d’espace-temps l’ancienne triade d’espace-temps à radiales différentes. Leur traversée par les missiles-robots de la « cyberguerre » se calcule aujourd’hui en minutes ou en secondes. Le cas des drones télécommandés par une salle d’opérations contrôlant ses cibles à 15 000 km de distance illustre bien ce processus touchant en temps réel son terme ultime : l’inflexion et l’effondrement tendanciel de l’espace-temps sous l’effet dynamique de la vitesse du message-missile cybernétique.
Comment ne pas s’aviser des effets percutants de cette mutation sur l’ensemble des fondamentaux de la pensée stratégique ! Quand Luttwak note dans son récent livre : « L’effacement des distances a transformé en profondeur le commerce et bien d’autres aspects de la vie moderne. Il ne touche toutefois pas encore le domaine de la stratégie », (La Montée en puissance de la Chine et la Logique de la stratégie, 2012, p. 14), il s’écarte donc de sa propre thèse cardinale, ou en atténue – mais pourquoi ? – la portée et l’actualité, lui-même ayant décelé la logique inhérente aux restructurations successives de la pensée stratégique sous l’effet direct des transformations de ses trois espaces-temps traditionnels, soumis à accélération continue dès apparition organisée de la guerre de mouvement sur les théâtres de guerre européens (la non-bataille de Valmy, en 1792, servant d’emblème à cette nouveauté). Mieux vaut interroger les effets rétroactifs déjà visibles de la « guerre hors » et sans limites, à commencer par la haute intensité politique et stratégique prise soudain par la sphère des télétransmissions, en temps de guerre comme en temps de paix puisque, par la force des choses, leur différence fait partie des limites, c’est-à-dire des différentiels mécaniques que l’accélération illimitée de l’espace-temps hertzien et électronique aura abolis sans retour en leur substituant les « paquets » condensés d’impulsions électroniques. D’amplitude longue, les ondes de choc de l’affaire Snowden ne traduisent pas autre chose que ce processus typique d’implosion et d’arasement des fonctions d’espace-temps antérieures à la mise en réseau électronique de l’espace-temps humain : devient inutile et caduque toute fonction qui faisait des durées la coordonnée passive et résiduelle des systèmes serveurs de l’étendue, devient souveraine – et souveraine impitoyable – toute fonction de réduction des étendues à la durée nulle, à la simultanéité une et indivisible des télétransmissions optoélectroniques. Déflation généralisée et irréversible des valeurs d’étendue, réévaluation et condensation permanentes de la brièveté hyperbolique. Implosion de la « profondeur stratégique » où désormais la loi d’agrégation et de dispersion maximales des flux règle la distribution et la circulation des stocks.
La prophétie de Marinetti se vérifie : « Nous créons la nouvelle esthétique de la vitesse, nous avons presque détruit la notion d’espace et singulièrement diminué la notion de temps. Nous préparons ainsi l’ubiquité de l’homme multiplié. Nous aboutirons ainsi à l’abolition de l’année, du jour et de l’heure » (Le futurisme, 1911). À l’accélération hyperbolique de l’espace-temps inaugurée dans le conflit politique des volontés collectives il reste à se généraliser : à mettre hors limite tous les champs de l’existence, à les mettre en flottaison, à convertir les valeurs énergétiques et démocratiques de pluralité en valeurs post-démocratiques et entropiques de simultanéité. Commence sous nos yeux la plus haute époque de l’indécision, celle du débordement de l’espace par le temps, celle des stratèges border line.
J.-L. Evard

dimanche 28 décembre 2014

Jérusalem des astres (3) : la passe étroite


Les motifs qui viennent de pousser le Premier ministre Netanyahou au prochain renouvellement de la Knesset ont beau obéir à des calculs de recomposition ou de modification de la majorité gouvernementale, ils n’en trahissent pas moins le poids grandissant de trois grandes questions existentielles dans la situation de l’État d’Israël. Elles se posent ensemble et avec une netteté significative puisque la première concerne l’avenir de l’occupation des territoires ex-jordaniens ; la seconde, le titre constitutif qu’entend se donner l’État d’Israël comme corps national rassemblant des citoyens juifs et arabes ; la troisième, la question stratégique du nucléaire iranien. Ces trois questions n’ont certes rien d’inopiné ou d’inattendu. Le temps passant, leur concentration spontanée de questions vitales tend à les lier en un seul complexe de décisions en attente, où moment politique et moment stratégique atteignent un même niveau de haute intensité, tant sur le plan national et régional que sur le plan international.
D’ici peu, au rythme connu par l’extension des implantations juives dans les territoires, plus de 400 000 Juifs y vivront à titre définitif, atteignant un seuil démographique qui imprimera à ce flux un caractère d’irréversibilité non comparable avec le précédent de l’enclave de Gaza (le retrait organisé en 2005 par Sharon portait sur des foules bien inférieures). La conséquence politique de ce processus peut se prédire sans difficulté : il crée du non négociable entre Israël et l’Autorité palestinienne, ou plutôt, il achève de détruire le peu de négociable concret qui subsistait entre eux. Ariel Sharon avait dressé contre lui plus de la moitié du Likoud, son propre parti, mais il se savait soutenu par les partisans, travaillistes et autres, de la restitution ab integro des territoires conquis en juin 1967. De là l’accession de Shimon Peres en juin 2007 à la présidence de l’État hébreu, symbole clair de cette entente dans les actes sinon sur les valeurs. Dans la facilité avec laquelle Netanyahou couvre depuis des années la politique inverse, il y a comme un air impitoyable de revanche du Likoud sur… le Likoud, rendue possible par l’élimination du travaillisme d’Oslo et le renforcement continu de la droite « religieuse » à la droite du Likoud. Mais le choix de Netanyahou – couvrir de son autorité la colonisation accélérée à l’est – manifeste déjà ses effets irréversibles et délétères sur les relations israélo-palestiniennes : non sans beaucoup d’ironie très amère, c’est une caricature d’État binational judéo-arabe qui, de facto, émerge en Israël depuis quelques années, et du genre le plus hétéroclite puisqu’il inclut, à l’intérieur de frontières provisoires et autour d’une capitale contestée, des citoyens juifs et arabes, d’une part, et les apatrides de fait que sont les Palestiniens des camps de réfugiés. Le danger proprement politique de cette situation naît de la contradiction visible entre la manière – créer le fait accompli d’un État binational caricatural – et le discours – manipuler la perspective d’un État binational normal –, tout en taisant la condition d’impossibilité de toute résolution du conflit : le statut de Jérusalem n’est évidemment pas négociable, lui aussi fait partie de l’irréversible et du non-dit depuis juin 1967.
Même rétrécissement spectaculaire des marges de manœuvre de l’État d’Israël face à la question internationale du nucléaire iranien. Question doublement épineuse : après avoir longtemps hésité, les grandes puissances, et à leur tête les États-Unis, ont fini par admettre qu’un Iran chiite à capacité nucléaire militaire pouvait représenter pour elles, face à l’ensemble sunnite et aux communautés musulmanes d’Asie centrale, un facteur de contrepoids régional utile et fiable – mais ce pari stratégique et sécuritaire ne vaut que si pris et risqué en mode tacite : dans les faits et gestes, non dans le discours officiel. Il va de soi qu’Israël ne peut entendre un tel raisonnement (et a bien failli le torpiller, il y a deux ans, en laissant planer la menace d’un bombardement préventif des centres iraniens de retraitement de l’uranium), mais devra s’incliner devant le nouveau consensus stratégique en négociation entre les mollahs et le club des stratégistes nucléaires, y compris les Russes. Dans cette conjoncture, le privilège nucléaire d’Israël – disposer de l’arme nucléaire, mais ne pas devoir le reconnaître – tourne à son désavantage politique, aussi bien au niveau stratégique régional, face à l’Iran ou à tout autre candidat au statut de puissance nucléaire, qu’au niveau international des transactions régulatrices. Position d’autant plus scabreuse que l’Iran cherche à se doter d’une arme de l’absurde : destinée à ne jamais servir qu’en irradiant ses alliés dans la région en même temps que sa cible, « l’entité sioniste ». Jérusalem se trouve ainsi engagé aujourd’hui dans la plus redoutable des parties de poker menteur : à la communauté internationale, l’Iran veut imposer à l’arraché son adhésion au club des militaires nucléaires – quand par ailleurs l’arme nucléaire n’a pour lui de valeur que de prestige et aucune utilité tactique ou stratégique, ce que, précisément, Israël ne peut que feindre d’ignorer.
Quant au troisième élément décisif, son caractère plus symbolique que politique ou stratégique le distingue des deux précédents, il ramène l’État d’Israël à l’histoire de ses origines puisqu’il s’agit d’inclure (ou de ne pas inclure) dans la Loi organique qui tient lieu de constitution un article ou un attendu qui définirait l’État d’Israël comme « État national du peuple juif ». Sans entrer dans le détail concret de l’enjeu, il suffit d’observer ici que ce débat relance maintenant rien moins que la controverse des commencements mêmes de l’État hébreu, et celles de ses fondements dans la tradition juive. Et c’est bien le retour actuel de cette question fondatrice, dans l’espace public et juridique, qui vaut événement puisque ce retour sur les origines de l’État et sa nature a lieu en concomitance avec l’urgence politique de l’avenir des territoires ex-jordaniens et avec l’urgence stratégique du nucléaire iranien. Pourrait-on seulement imaginer coïncidence plus significative !
Cette coïncidence en vaut donc deux, et deux coïncidences transforment une situation puisqu’elles ajoutent à un ensemble de données déjà connues de tout nouveaux éléments d’interprétation. La double coïncidence des trois questions vitales qui se posent à Israël dessine la passe, étroite, qu’abordent maintenant les Juifs et les Arabes qui y vivent côte à côte sans y vivre encore ensemble. Étroite, cette passe, car y interfèrent simultanément les trois échelles de grandeur du politique : locale, régionale et internationale. Tout concourt ainsi à lui donner la portée d’une refondation. Et à faire présager de prochains retournements de l’inconfortable statu quo politique et stratégique.
J.-L. Evard

jeudi 25 décembre 2014

Méditation quantique (7)


« Quantique », le mot choisi par les premiers physiciens explorant l’espace-temps à la vitesse de la lumière et de ses photons, marque, comme néologisme, la nouveauté de leur découverte, il y a bientôt cent ans. Nouveauté qui va durer longtemps encore, puisqu’elle nous éloigne chaque jour un peu plus de l’univers newtonien auquel nous nous étions acclimatés comme à l’ultime doctrine cosmologique possible ; puisque, aussi, elle nous pousse vers d’autres tâtonnements et vers d’autres expérimentations aux conséquences imprévisibles. Nouveauté d’un genre lui-même tout nouveau : dans l’esprit de Newton et du rationalisme expérimental, l’idée d’un achèvement des sciences de la nature aboutissant un jour prochain à leurs certitudes terminales ne soulevait aucune objection sérieuse, elle nourrissait même l’enthousiasme des savants et la sottise des idolâtres de la domination prométhéenne. Les chercheurs, désormais, vivent dans la conviction inverse : le mouvement des sciences les a projetés dans l’interminable, même leurs orientations échappent à la prévision de long terme, aucun Renan ne se risquerait à prédire quelque Avenir de la science. L’indécidable donne à l’époque quantique sa tonalité dominante, sa morale aléatoire, ses nuances de mélancolie. Même si les physiciens pouvaient envisager d’en finir avec l’inflation des particules élémentaires proliférant dans leurs accélérateurs, il leur faudrait compter avec un autre obstacle : l’expansion de l’univers décelée par Hubble implique que les relations et relativités d’espace-temps et d’énergie-matière n’ont de valeur que locale et provisoire. Le milieu du monde n’existe plus, son bord de même, le big-bang rejoindra bientôt le musée des contes et légendes pour grands enfants. À long terme, les sciences dites « dures » ne pourront pas éluder l’épreuve de vérité qui les attend, il leur faudra se situer face à l’Indécidable qu’elles-mêmes ont introduit dans leur propre univers déterministe, et qu’elles voient progresser tous les jours dans le monde qu’elles administrent comme on improvise au mieux dans l’impondérable. Elles se savent au pied de ce mur, au moins depuis que Popper l’a éclairé en publiant L’Univers irrésolu : plaidoyer pour l’indéterminisme.

Ce qui, malgré ce puissant motif de perplexité, réjouira la confiance des optimistes et tempérera le chagrin des pessimistes tient à une expérience plus ancienne de l’espace-temps, restée dans la mémoire collective et bien remémorée par un historien épris de démographie, Pierre Chaunu : « Il ne suffit plus de dire, comme je l’ai souvent fait, qu’au cap du doublement de l’information, en 2000 ans, succède, de 1434 à 1565, le rythme du doublement, pour commencer, séculaire. Par le doublement des surfaces parcourues et l’accélération de la circulation de l’information grâce à la feuille volante imprimée et bientôt le livre, tout est démultiplié effectivement à partir de 1550. Mais il faut tenir compte de ce qui est plus important peut-être, la déstabilisatrice intrusion d’un autre espace et surtout, d’un autre temps » (L’Axe du temps, 1994). Pourquoi ces « deux mille ans » calculés par Chaunu ? Il vient de commenter le livre XI de Cité de Dieu, ces pages où saint Augustin songe aux générations humaines dont la Genèse énumère les foules sans visage se succédant de la Création du monde et du Déluge à l’époque de la première génération nommée de l’histoire sainte : de saint Augustin aux Temps modernes des grandes découvertes et de l’imprimerie, puis de là à notre siècle, le compte, arrondi, donne ces deux millénaires. L’intuition de Chaunu se développe donc selon la figure limpide d’une hélice double, comme pour nous faciliter la tâche urgente qui consiste à repenser le lieu commun de l’accélération de notre histoire (il faut apprendre à se déprendre des apparences) : de saint Augustin qui noircit des parchemins à nos librairies, nos photocopieuses et nos écrans, il n’y eut pas simple extension des surfaces parcourues ni simple réduction des durées par accélération des transports et des transmissions, il eut « intrusion » d’un autre espace « et surtout, d’un autre temps ». Deux processus, donc : non pas la seule accélération (modèle cinétique), mais aussi une « intrusion » (modèle géologique ou zoologique)

Chaunu n’en dit pas plus – son propos ne concerne pas le nôtre. Il ne l’en rejoint pas moins, s’y aboute. Car sa relecture de saint Augustin vise bel et bien la question cosmologique dont notre physique quantique propose sa conception particulaire ou vibratoire : l’évêque et théologien romano-africain pris de vertige devant l’énigme de l’espace-temps hors espace-temps connaît les affres ordinaires de toute intelligence métaphysique qu’étreint la question insoluble de l’Origine. « Mon Dieu, qu’y avait-il avant toi ? » Ce que note Chaunu, et qui l’émeut, c’est le geste de l’écrivain s’emparant avec résolution des mythes de l’origine pour les rationaliser avec les moyens intellectuels et matériels de son temps : invention par saint Augustin du temps linéaire de la Révélation et de la Rédemption, projection raisonnée de son œcoumène romano-chrétien sur le peu de géographie rudimentaire du livre de la Genèse. Ce qu’ensuite calcule Chaunu, c’est la transformation, pour ne pas dire la refonte ou la métamorphose connue par cette cosmologie augustinienne au moment où les catégories en disparaissent, remplacées par d’autres, qu’induisent au XVe et au XVIe siècle la découverte du Nouveau Monde et celle du ciel copernicien et galiléen. Un espace-temps s’efface, un autre émerge : précaire et périlleux moment-pivot que l’époque de cet entre-deux ! « Intrusion », dit Chaunu, pour suggérer à la fois l’inattendu de l’événement et son impact, les résistances farouches qu’il provoque (et dans l’Église augustinienne au premier chef, où des esprits ouverts comme celui du cardinal Bellarmin font exception), et la portée de ses conséquences anthropologiques. « Intrusion », en tel cas, vaut et veut conversion : il faut désavouer des dieux, en professer d’autres – reconstruire leurs temples, réformer les clergés. Y a-t-il épreuve plus rude, plus sérieuse, plus définitive ? Copernic et Galilée ne provoquent pas simplement une accélération dans l’espace-temps augustinien : ils rendent cet espace-temps caduc, ils substituent au ciel des fixes l’horlogerie, le grand espace-temps mécanique que, peu après, Newton le magnifique amènera à son état de perfection.

Or notre époque quantique s’achemine vers cette épreuve, son inéluctable analogue. Elle se rassure en se disant que l’espace-temps quantique n’a pas périmé l’espace-temps mécanique (le retour écologique de la bicyclette lui propose cette peu coûteuse plus-value philosophique, précieuse à l’ouïe inquiète du sens commun). Elle ne le périme pas, parce qu’elle le noyaute, le parasite, le manipule – elle le colonise, et elle le colonise de l’intérieur, elle le branche (à l’image de ces cyclistes qui se perdraient dans leur canton ou leur banlieue sans leur connexion satellitaire). Nos mécaniques sont branchées sur nos dynamiques, elles-mêmes branchées sur nos quantiques – elles-mêmes construites sur de l’Indécidable : l’aléatoire des séries statistiques, la subdivision et l’affinité énigmatique des attractions (gravitationnelle, électrique, magnétique, nucléaire haute et basse…), la substitution accélérée du virtuel au réel, du spectral au charnel et du fluide au solide, du potentiel au numérique, de la métastase à la cellule – gigantesque conversion (ou inversion) de notre espace-temps newtonien en un espace-temps quantique dont le centre ubiquitaire n’a ni périphérie ni horizon (or cette formule pascalienne se renverse sans devenir fausse pour autant, puisque, en interaction quantique, les stocks comptent moins que les flux, les positions que les relations, et les relations moins que leur réversibilité, celle de l’espace en durée et celle de la durée en étendue).

Faisons, vivons comme Chaunu et comme saint Augustin, souvenons-nous que nous avons déjà connu l’épreuve diluvienne de l’espace-temps, l’instance et l’instant de ses inversions et de nos conversions, gardons-nous de ses perversions. Gardons confiance : ce que nous cache la pesanteur du court terme, la grâce de la longue durée nous l’enseigne.

J.-L Evard

lundi 22 décembre 2014

Retours sur la Grande Guerre (17) : la nuit du caméléon, suite et fin.

« C’est par nature, par essence, que les sociétés modernes sont idéologiques » : cette thèse, Raymond Aron l’énonce en avril 1959, lors d’un colloque réuni par l’Institut belge de science politique. En intitulant sa conférence « L’idéologie, support nécessaire de l’action », il accentue encore la valeur programmatique, inconditionnelle, générique, de ce postulat catégorique. En peu de mots, la sociologie historique chère à Aron s’engage ainsi très loin, sans souci apparent du sens de la relativité auquel elle en appelle sinon, même quand ne l’anime que la passion de savoir déchargée des urgences de l’action. D’où vient donc une telle certitude, communiquée sous cette forme on ne peut plus apodictique ?
« Sociétés modernes » indique une époque – celle à laquelle sert d’emblème le nom de la Grande Guerre laminant, avec les trois  monarchies impériales fauchées dès 1917 par la secousse révolutionnaire, les tout derniers vestiges de l’Ancien Régime. L’époque envoie donc au rebut le principe dynastique. Épisode considérable, à double titre : sans aucun esprit de retour, le siècle en finit avec l’institution politique qui le reliait encore, et sans discontinuité, à la fin de l’Antiquité romaine (et « modernité » désigne alors la réalité manifeste et collective de cette cassure définitive avec la tradition). Mais l’outil choisi en lieu et place du principe dynastique donne à cette « modernité » un caractère des plus singuliers : la Russie des tsars balaye ses institutions multiséculaires, elle leur substitue la révolution en permanence, qu’elle continue d’invoquer même quand la Terreur stalinienne aura broyé tous ses opposants. « Modernité » fait sens par rapport à cette nouveauté politique : pendant plus de 70 ans, un État vaste empire continental, membre de la communauté internationale et rival de la République impériale des États-Unis, aura tiré sa légitimité des figures de la révolution permanente. À l’outil juridique de la légitimité (le principe dynastique) succède son outil mythologique, symbolique, idéologique : un héritage révolutionnaire. Mais pourquoi ne pas étendre ce qui est vrai de l’URSS au reste de la modernité politique ? En quoi les révolutions antérieures à sa variante russe échapperaient-elles à ce statut historique et catégoriel d’avènement idéologique, à cet effet de conversion de l’économie juridique du pouvoir en une instauration idéologique et mythologique à perpétuité ? Bill Clinton ne déclare-t-il pas, lors du Discours de l’Union de janvier 2000 : « Après deux cent vingt-quatre ans, la révolution américaine continue. Nous demeurons une nation nouvelle et nous le resterons à jamais. Telle est notre destinée ! » Par sa voix, l’Amérique des Insurgents rallie ainsi l’eschatologie multinationale de La Révolution appelée à durer jusqu’à la fin des temps : « permanente » dans la conception russe de Trotski qui réactivait la vision jeune-hégélienne d’une Révolution française s’étendant à l’Europe encore sous Ancien Régime, « non terminée » pour l’école française de Michelet (Marie-Laurence Netter, La Révolution française n’est pas terminée, 1989).
Accordons à Aron cet élément clef de sa thèse : oui, le cas russe l’illustre sans restriction, car la logomachie révolutionnaire aura de fait servi de constant discours d’État à une grande puissance mondiale et totalitaire. L’invariance de ce discours du pouvoir soviétique y exerçait la même fonction essentielle que, auparavant, la continuité du principe dynastique – à ceci près que les idéaux révolutionnaires des bolcheviks, trotskistes, staliniens ou brejnéviens, la contredisaient : la notion d’« idéologie », une fois oubliée son utilité première d’étiquette doctrinale (l’école française des Idéologues), ne tire en effet sa seconde et plus nette utilité conceptuelle que de pointer et de contraster cette contradiction manifeste entre le discours révolutionnaire et les actes d’autorité du pouvoir bolchevik établi en monolithe dictatorial – à l’inverse du principe dynastique, aux fins et aux actes identiquement conservatoires. En ce sens, elle sert d’outil banal et même trivial à tous les sociologues, puisque toute sociologie, depuis le XVIIIe siècle au moins, se fonde sur la thèse qu’entre la Société et les Autorités à elle préposées prédomine (« par nature, par essence », dirait Aron) la même relation qu’entre le réel et l’artificiel, entre le spontané et le compassé, entre la vérité et l’hypocrisie, entre le naturel et le conventionnel, etc. De ce fait, le cas russe eut valeur incontestable de signe d’histoire : une révolution qui dure soixante-dix ans et tyrannise une société ne peut passer ni pour un accident ni pour une anomalie, elle semble même donner à l’idée d’ « idéologie » une consécration irrécusable – comme si le « pays du grand mensonge », ainsi que Ciliga avait surnommé le pays des soviets, n’avait fait que généraliser une norme élémentaire de toute vie « moderne » en collectivité. « Idéologie », sous cet angle, prend la même valeur critique et théorique que « caractère » chez La Bruyère ou chez La Rochefoucauld : pas de vie sociale sans les masques et les camouflages qui transfigurent les conflits en rites et en mythes. En d’autres termes : sur le modèle patrimonial, le pouvoir dynastique se définissait comme le plus authentique de tous les pouvoirs (sa transmission héréditaire lui tenant lieu d’authentification idéale) – le pouvoir idéologique faisant alors figure du plus inauthentique de tous les pouvoirs (puisque dépourvu de toute ritualisation autre que purement conventionnelle et instrumentale). La forme idéologique de l’autorité ne relève même pas de la convention, du Convent des révolutionnaires anglais et français : elle ressortit à la pure conviction valorielle, à l’invocation (jacobine) d’un au-delà sublime, fondateur des opérations juridiques de l’autorité – comme dans tout régime de principe et de postulation dogmatique. Elle correspond, sous cet angle, à la structure théocratique rationalisée par la théologie politique d’origine augustinienne.
Ce qui néanmoins affaiblit beaucoup la thèse absolutisée par R. Aron transparaît dans le discours que la révolution russe, pour se légitimer de détruire la légitimité impériale, aura tenu avec constance sur elle-même : dès 1905, son « avant-première », elle se plaça dans l’héritage indéfectible d’une préhistoire de la Révolution universelle et de ses moments les plus éminents – parmi lesquels, bien sûr, la révolution française. Comparaison qui eût dû suffire à la convaincre de quelque grave dérèglement interne puisque, comme chacun le voyait en ce temps déjà, la révolution française n’avait elle-même cessé d’alléguer les motifs de légitimité les plus contradictoires et les plus mythologiques : tour à tour fille du constitutionnalisme anglais, du juridisme républicain d’origine presbytérienne, du double pouvoir communal, des pouvoirs d’exception confiés à un général romain pour restaurer le salut public, etc. À la différence des deux premières révolutions de la « modernité », l’anglaise qui rétablit le principe dynastique et l’américaine qui n’en a cure, la révolution française aura surtout servi d’expédient improvisé à la difficulté d’en finir avec une guerre civile qui en refusait le nom. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, elle ne cessa pas, d’ailleurs, de se rallumer et de s’interrompre. Seule la Grande Guerre, au lendemain de l’Affaire Dreyfus, mit un terme à cette instabilité, devenue en France aussi organique qu’une seconde nature. En arguant de la légitimité révolutionnaire du pouvoir soviétique, les bolcheviks de la première et de la dernière génération n’ont pas seulement « menti », au sens idéologique (et pauvre) de la transfiguration du pouvoir en instance convenue et conventionnelle de la volonté collective. Ils ont surtout fait la preuve du caractère ouvertement délirant et démentiel de ce mensonge collectif, tout comme tout pouvoir se déclinant et s’instituant, contre nature, comme révolutionnaire. « Démence » : oui, et au sens littéral de l’absence d’esprit, du  désordre pathologique d’une conscience hors sol et hors réalité, du moment d’extravagance fatidique de toute autorité qui survit à sa cause première et revendique ce à quoi même les successeurs pontificaux de Pie IX ont fini par renoncer : l’infaillibilité du chef suprême de l’Église – autorité conservatoire à perpétuité.
Quant aux origines intellectuelles de la transfiguration démente du pouvoir en autorité révolutionnaire à perpétuité, elles relèvent d’un autre chapitre de cette histoire, hors de propos ici où il ne s’agit que de nous expliquer les raisons plausibles du compromis recherché par R. Aron avec une calamité telle que le régime de l’idéologie. Pour une part, ces raisons échappent à la réflexion raisonnable : on se gardera donc de trop raisonner sur elles, elles n’ont que le triste et morne privilège de devoir faire de nécessité vertu (le pouvoir soviétique paraissant durer, en dépit de ses aberrations en tout genre, son mode de légitimation idéocratique infiltra l’univers mental de son adversaire – danger insidieux et quasi mimétique, que J. Monnerot avait signalé dès 1949 dans sa Sociologie du communisme et dont, d’ailleurs, on avait déjà observé la puissance dans le cas d’autres irruptions du même genre, l’idéocratie déchaînée des tyrans du siècle étendant au politique d’autres désordres moins visibles connus par la vie de l’esprit). Le compromis, si c’en est un, le compromis que cherche Aron avec l’ « idéologie » qu’il promeut au rang de forme de conscience « naturelle » et « nécessaire » correspond, ou plutôt : veut correspondre au « compromis » avec l’empire soviétique conçu par d’autres stratèges de la guerre froide (ainsi de G. Kennan, conseiller de la Maison-Blanche dans les années 1950-1960 ; ou, en Europe, chez les philosophes, K. Papaioannou et ses modèles « marxiens » de l’idéologie « froide »). Il étend au domaine de la réflexion savante la formule adoptée en ce temps par l’école du libéralisme mélancolique, en matière de stratégie internationale : « une paix incertaine, une guerre improbable. » La formule, qui innerve toute la réflexion de R. Aron théoricien des relations internationales en régime de guerre froide, eut pour motif d’origine le slogan attentiste de Trotski négociant le traité de Brest-Litovsk (« ni paix ni guerre »). Sa prudence tactique n’a bien sûr, dans les jardins de la conceptualisation, aucun équivalent qui puisse séduire les tempéraments martiaux ou l’esprit de système dénué de sens pratique ; toutes les morales provisoires, en se réglant sur l’opportunité comme les bolcheviks face à l’état-major allemand, décevront toujours l’ostentation ou la vanité d’héroïsme. Cette règle de conduite vaut-elle toutefois aujourd’hui ?
Si par conscience idéologique on entend la conscience infaillible à laquelle avait prétendu la conscience théologique du concile de  Vatican I proclamant en 1870 le dogme de l’infaillibilité pontificale, alors, sans hésiter, il faudra répondre : Non. Mais on ne pourra répondre de cette réponse elle-même difficile qu’à la condition d’en étendre les conséquences à l’ensemble des procédures existentielles et mentales qui passent pour rationnelles et raisonnables. Il suffit, pour s’en aviser, de se demander à quelle « nécessité » répondait censément la disparition définitive du principe dynastique hors de notre horizon, le discours idéologique se substituant à lui. Aron lui-même, dans sa conférence d’avril 1959, ne le dit pas, et laisse entendre que cette question le laisse plutôt indifférent, du moins face à l’urgence nouvelle et réelle créée par cette situation : comment discerner la conscience raisonnable de la conscience idéologique, celle de l’ « homme raisonneur » comme il le dit en citant Pareto (mais ici Valéry ferait aussi bien l’affaire) ? Ou encore, pour moduler la même question et un lieu commun : pourquoi la révolution française, puis la révolution russe et toutes les révolutions qui s’y identifient ont-elles mangé leurs enfants, tous leurs enfants ? Retourné la révolution contre elle-même et en son propre nom ?
Un penseur sincère répondra : Je sais que je ne le sais pas. Et se contentera de dater l’avènement en cause sans chercher à l’expliquer : l’intrusion de la démence idéologique, notre destin à tous, remonte à la Grande Guerre. Quand, comment cet âge et cette calamité cesseront-ils ? Nous ne le savons pas non plus.
J.-L. Evard

lundi 15 décembre 2014

Retours sur la Grande Guerre (16) : la nuit du caméléon


En août 1914, la guerre « éclate », dit-on. Que nenni ! Tout au plus change-t-elle de cadence et d’extension, de sporadique et locale (1905 : Agadir, Port-Arthur ; 1912-1913 : Andrinople, Belgrade) elle se fait quotidienne, massive et continentale, mais elle rôdait, rampait hantait et maraudait depuis des années. Elle oppose deux coalitions incertaines ou friables, mobilise des empires hasardeux, emporte des époques disparates ou hybrides (le national-catholicisme irlandais, la révolution conservatrice en Allemagne et en Autriche, les apothéoses futuristes de la Technique en overdose…). Mais le conflit le plus âpre qui s’y joue enrôle l’esprit contre l’esprit, sans canons ni bannières, dans le secret des cœurs. Avec une efficacité aussi discrète qu’infaillible, la Grande Guerre ronge le langage humain, elle le dépossède de sa puissance de sens, elle n’engendre pas simplement l’esprit dada, elle en voit le pli acide, l’humeur rageuse et la désolation secrète – Dada, ce dandysme punk et no future de la Grande Guerre – infiltrer les doctrines les mieux rassises, barioler les prestiges et les séductions de l’attraction nihiliste à motif théologique, esthétique ou moral.
Si la guerre de l’esprit contre l’esprit les oppose, ses controverses du jour, exercice vital indispensable à son hygiène, comptent bien moins que le désenchantement et la résignation muets qui les pénètrent alors, en même temps que périclitent le désir de méthode et d’orientation, le sens et l’appétit d’horizon qui n’imagine de nouvelles frontières que pour apprendre à les franchir et à rassembler les fragments découverts de l’inattendu. La discipline joyeuse du doute le cède à la morose passivité de la méfiance. Constant symptôme morbide de dispersion et d’incontinence mentale : quand l’esprit doute de l’esprit et de sa franche présence aux choses actuelles et possibles, il se fait verbeux ou fade, jacasse, se rabat sur les mots et, dans ce maniérisme, s’effiloche en phrases compilées ou pompeuses, perd le goût du mot juste et rare moteur de l’idée précieuse, du geste heureux. Il raccommode des débris de significations centrifuges mais renonce à conjuguer leur tissu poétique et leurs affinités analogiques. Il ne résiste ni ne désire plus résister aux retours pervers de la division du travail intellectuel sur l’intellect dont l’émiettement et les spécialisations lui tiennent lieu de monde en deuil d’unité encyclopédique – soit au nom fataliste des « progrès de la science » qui cloisonnent l’expérience, soit par aristocratisme réfractaire aux pathologies de l’utilité et de la sécurité. Cette panne de la conscience en puzzle ne survient pas sans tapage ni tumultes ; en émane une aura de scandale et d’exaspération, parce qu’elle annonce une épreuve angoissante, un risque de disqualification intérieure et publique, prévenue par l’imprécation vertueuse, satisfaite à bon compte dans la tentation pamphlétaire.
Le découragement de l’esprit et le désœuvrement de l’intelligence convergent toujours vers la même victime propitiatoire : la haine de soi, la guerre entre intellectuels et, souvent, dans le même intellectuel – comme en témoigne, à l’occasion de la Grande Guerre, l’apparition d’un nouveau personnage, d’une nouvelle autorité sociologique appelée à régner pour le siècle : le transfuge, le traître, le martyre de la conversion idéologique, l’anti-Héros hargneux des livres de Margret Boveri paru entre 1956 et 1960, De la trahison au vingtième siècle, et de Thomas Noetzel, La Trahison fascinante (1988). (« Dans un tel monde, les valeurs se renversent. La trahison ne sera plus la chose du monde la mieux partagée. Tout au contraire, rare et sublime, elle sera le dernier refuge de la liberté », avait même déjà surenchéri Raymond Aron en 1951, quand son sarcasme préface Le Siècle de la trahison, d’André Thérive.) Or, ces cas extrêmes du second après-guerre répétaient en réalité un scénario déjà rodé à l’occasion de la Grande Guerre, et qu’illustre la trajectoire prototypique du peuple nombreux des premiers transfuges notoires du siècle dit totalitaire : Georges Sorel, Georg Lukacs, Marcel Déat – pour nous en tenir à eux. Le bref et fameux petit traité de La trahison des clercs (Benda, 1927) avait été précédé de L’Avenir de l’intelligence (Maurras, 1905) – et voulait d’ailleurs lui donner la réplique. Du côté allemand, en 1918, Hugo Ball – encore Dada – publie sa philippique de 300 pages, Zur Kritik der deutschen Intelligenz, et y fustige son propre biotope, la bohème et la presse. Quelque dix ans avant et quelque dix ans après la Grande Guerre, les clercs s’étaient ainsi déjà chargés de reconnaître en elle et son décor l’âge d’or du transfuge, le style détraqué du réquisitoire prolixe. Désormais, ils ne cesseraient plus d’instruire leur propre procès, ceux de Moscou, à la fin des années 30, emportant la palme. Enfant déshérité et déclassé de la théologie politique et des lauriers de Savonarole, le clerc laisse au clou des reliques le froc de Lamennais et, comme cet abbé ultramontain devenu journaliste ultralibéral, quitte les séminaires et fonde des journaux, des agences de presse, l’industrie de la manchette et de la gazette fiévreuses qui substituent l’agit-prop’ à l’espace public, le démarcheur à l’orateur, le partisan au stratège, le manifeste fumigène au prêche ou à la thèse en Sorbonne.
Pour sonder le creux de turbulences vides autour duquel se déroulent ces manœuvres de la guerre d’imprécations entre intellectuels et dans l’intellectuel, un cas de figure peut servir de parabole. Soit ici nommé Jacques Bainville, historien et écrivain venu du journalisme parisien, élu à l’Académie française en 1935, trois ans avant son ami Charles Maurras. Dans le Napoléon qu’il publie en 1931, Bainville prendra soin de montrer que son personnage n’est devenu un grand capitaine que d’avoir été d’abord un intellectuel – un lecteur assidu des classiques de ce temps. Et l’artilleur stratège en herbe, de fait, de siéger à l’Institut, parmi les Idéologues, les disciples, autrement dit, des écrivains de l’idéologie – néologisme créé par l’un des leurs, Destutt de Tracy, pour désigner sa doctrine de psychologie rationnelle de pure extraction cartésienne amendée dans l’esprit de Condillac. Il n’empêche que Bainville, quoique monarchiste, bon écrivain et adversaire maurrassien déclaré des napoléonides, fait sien l’usage péjoratif, voire insultant, que le Premier consul s’autorise du nouveau terme : « idéologues », dit-il avec hargne et même mépris, pour déprécier ses collègues – bientôt rédacteurs du Code civil – dont l’agacent l’existence studieuse, les argumentations pondérées et peu ou pas pragmatiques, le rationalisme de vie contemplative et académique, le juridisme justinien bridant la puissance indivisible des rapports de force et des passions simples. Les accents activistes, décisionnistes et anti-intellectualistes du mot l’emporteront dès cette époque sur sa valeur première, mais de manière pourtant confuse, comme le montrera plus tard son destin funeste dans des têtes aussi pointilleuses que celle de Karl Mannheim (pour lui, comme pour Lukacs ou Gramsci, « idéologie » ne désigne que l’art méthodique et hypocrite de penser par référence explicite et polémique à des intérêts de position, mais niés pour soi-même autant que dénoncés chez autrui – à l’inverse exact, donc, de ce que le terme avait d’abord fait entendre de la part des Idéologues). Le cas de Bainville a d’autant plus de valeur documentaire que l’homme, contemporain de Barrès, connaît, et même fort bien, l’usage premier du terme en litige : avec ses « romans idéologiques », Barrès aura été un des tout derniers écrivains français à parler la langue de Stendhal, entendant par « idéologie » l’art de classer par genres et par degrés de vigilance l’ensemble de notre vie mentale d’introspection. Et il aura été aussi un des premiers à pratiquer l’usage cuistre et vulgaire du passe-partout verbal, comme s’il ignorait, de même, la différence de l’égotisme et de l’égoïsme. Bainville aura pratiqué indifféremment les deux acceptions : à l’occasion, comme Bonaparte, ou comme un potache, il pratique l’homonymie à la louche, confond l’idéologie méthode psychologique et l’idéologie projection de monde – l’idéologie, technique typologique de classement des imaginations et des émotions, et l’idéologie, technique de manipulation ou de dissuasion du discours concurrent ou ennemi. On ne peut guère imaginer de dislocations plus violentes du sens subtil des mots et de la nature propre des choses. À plus forte raison chez un futur habit vert, à qui son rang d’homme de lettres devrait interdire de penser et d’écrire comme le recommande Machiavel : par figures équivoques, allergiques aux idées claires et distinctes, utiles à l’agir double du clerc moderne, filou conceptuel friand de sa double vie de propagandaire journaliste et d’ami des savants. La Fontaine : « Je suis oiseau ; voyez mes ailes […] Je suis souris : vivent les rats. »
Le cas singulier de Bainville en préfigure bien d’autres – comme on s’en convainc au vu de toutes les applications qu’aura trouvées, et toujours sous l’empire de la parole vaine parce qu’imprécatrice ou inquisitoriale, l’usage approximatif ou pervers du fameux vocable passe-partout, « idéologie », par ces premières générations de l’âge d’or du transfuge et du détournement. La guerre entre intellectuels et dans l’intellectuel aura trouvé ce fétiche de la « pensée captive », son « tube », sa rengaine, son schmilblick. Mais captive de qui ou de quoi ? faut-il demander à Milosz qui, dans son essai éponyme, avait lancé cette image de « captivité » de la conscience dans les pires années de la Guerre froide. Captive, en tout cas, de la confusion des genres, et de la consécration – définitive – qu’elle reçoit à l’époque de la Grande Guerre et des métiers qu’elle réclame, sous le signe destinal des vocations doubles, des carrières nomades et des stratégies incertaines. La guerre des intellectuels et dans l’intellectuel se plie à toutes les maximes de l’art de son temps : elle oscille entre les règles de la guerre de position – les tranchées – et celles de la guerre de mouvement – le raid. La pensée captive opère aussi en pensée furtive. Style chic, stratégie à double détente du caméléon.

J.-L. Evard

jeudi 11 décembre 2014

Méditation quantique (6)


En avant-garde bientôt triomphante, l’homme quantique, cousin germain de l’homo sapiens, ne fait plus bande à part, ni feu de tout bois, ce pionnier ne rêve que de s’établir à son compte, unique particule de son Nouveau Monde, la plus autonome. Il s’y apprête avec ardeur, piaffe, s’arme, s’outille, s’avitaille, guette le jour du grand départ qui ne s’improvise pas. Il n’aura pas d’amarres à larguer, pas de foc à tendre, pas de coque à calfeutrer, pas de vaisseaux à brûler : sans badge, homo quanticus prend déjà le large, croise en pirate, surfe en souverain furtif, dédaignant passes, ports, axes, havres et magistrats, narguant les terriens, les portiques, les banlieues, les libraires, toutes espèces de surface fixe et foncière promises à disparition. À son hardware de télé-conquérant bientôt vainqueur de tous empires à sa botte ingénieuse ne manque ni
l’écran
son jeu préféré, preux bouclier et nappe infaillible, paravent light et savant camouflage – bulle de verre, de plexiglas ou d’azote liquide, peau et film des clips caressés de lasers, rideau, panneau, appât des addictions, transparence des geôles du rêve téléchargé, nasse et filet, radar, faisceau, écho d’écho d’échos, casque et crâne d’internaute enfin soudés, armure à pointure d’ongle incarné, heaume de silicone plus beau qu’un genou de résine, capteur captif capteur subtil, piège loyal, filtre en gorge profonde, vitrail incolore des spectres insatiables, angle vitreux des focales et des panoptiques, inerte fond d’œil des vidéogrammes, cristal cran d’arrêt des crash, des flux, des flash
ni
l’antenne
son organe royal, sa crosse précieuse, sa quille vectrice, sceptre émetteur et récepteur, svelte agent double, colonne sympathique et cinquième, cheveu d’ange ou corde sans chanvre, clou de glu, môle des ondes, fil ou quartz ou palpe ou dague d’éther, tige ou archet des rumeurs qui fourmillent, mince cartilage impassible, planque ou torpille en affût, terne diadème s’effilant sans foudre, hordes et foules encordées, effusions sans transes ni pentecôte, radio-palabres des pipelets, canal où jacasser tout seul, nickel beuglant, mât d’urgence, cordon des naufrages, Save Our Souls, réticule magnétique, perchman irréfléchi, glaneur acoustique, neurone capital, dôme hertzien, fin filin enclouant tous radotages d’œil et d’ouïe, dard des bits, seuil des signes, tact des piles, vestige d’étoile demain morte
ni
le scan
page hors sol, livre informe, torve pupille, morne automate sous le ciel de Saturne, trace morte et vomie, universelle solarisation, ralenti d’irradiations soufflées par spasmes, silencieux crépitement des voyages lunaires, des lumières froides, des soleils noirs, des mausolées d’archives, des mémoires saturées, des cellules vitrifiées, des photons espions exténués qu’on assoiffe d’obscurité, ruse électronique, cruauté électrique, invasion des spectres de la chair et du verbe, hérésies de la lumière dépossédée de son ombre, de l’œil privé de sa paupière, de ma voix éperdue de silence, armes virales d’incendiaires numériques, flambeaux et réseaux de l’insanité connectique, peste souriante et transgénique du pixel, suaire et transfert entropique, pipe-line et peep-show intersidéral, cloaque, panique de la Communication incarcérée par ses élites enjôlées même
J.-L. Evard

mercredi 10 décembre 2014

Retours sur la Grande Guerre (15) : hypnose du politique


Les quinze derniers mois de la Grande Guerre voient tomber et disparaître les trois dernières grandes dynasties de la vieille Europe. Ces trois monarchies impériales s’effondrent d’un même mouvement, comme si elles manifestaient chacune la même inadaptation foncière aux impératifs de la guerre de masse et de matériel. Même le cas-limite de l’Allemagne wilhelmienne, première puissance militaire sur le continent, en témoigne avec netteté : après avoir provoqué la démission du chancelier Bethmann Hollweg en juillet 1917, le haut état-major impose sa politique de « guerre totale » à l’empereur et au Reichstag – sans pour autant forcer la victoire ni sauver le régime, même débarrassé du front oriental par la défection russe dès octobre 1917. Dès le printemps de la même année, quand tombent les Romanov, l’imminente entrée en guerre des États-Unis aux côtés de l’Entente va faire basculer la décision – de telle sorte que le wilsonisme, cette version élargie, atlantique, de la tradition libérale et nationalitaire, parut même ajouter sans peine au dernier acte du conflit mondial une forte couche de romantisme politique triomphant, un arrière-goût de 1848 à retardement, un désir de risorgimento pour la vieille Europe saignée à blanc. Wilson déchantera vite, dès 1920, avec le repli américain, qui fait de la SDN un fiasco de la première heure. Puis la formation des régimes totalitaires suivra de peu les révolutions russe et allemande.
En surface, la Grande Guerre commence ainsi dans l’habituel double langage caractéristique des grandes coalitions : malgré son alliance avec l’autocratie russe, l’Entente franco-anglaise affirme incarner les valeurs du libéralisme historique affrontant l’Ancien Régime des Habsbourg et des Hohenzollern. Malgré l’appoint de Wilson le nostalgique de 1848, le discours conventionnel des Alliés devient intenable quand les faits démentiront les attentes : l’épreuve de la Grande Guerre ravagera tout d’abord les empires conservateurs  enfants de l’Ancien Régime, et cette révolution y introduira, non les principes du libéralisme, le vainqueur apparent de 1918 et l’auteur gâte-sauce du Traité de Versailles, mais l’époque totalitaire des vaincus vindicatifs, dont seule la Grande-Bretagne de Churchill pourra éviter en 1939-40 la griffe et les camps.
Pour la Russie comme pour l’Allemagne (et l’Italie), la guerre civile intense ou rampante représente en effet, dès 1917-18, une transformation interne de la guerre commencée en 1914, première transformation suivie d’une seconde, elle aussi interne, à savoir sa conversion en un régime totalitaire et concentrationnaire. Le même événement, puisqu’il se répète, désigne, dans ce qui survient, quelque chose qui dure, insiste et se suspend, un présent qui « arrive » mais n’arrive pas à passer autrement qu’en se répétant ici (en Russie), puis là (en Allemagne) puis ailleurs (en Italie) – pour former à la longue un ensemble totalitaire (rouge-brun, dit-on par abréviation commode mais expéditive). Après-guerre, le type de l’« ancien combattant » et du « vieux bolchevik » ne joue le premier rôle que l’on sait que pour cette raison, comme l’ex-jacobin et l’officier demi-solde français des années 1830 : entre la guerre à l’intérieur et la révolution à l’extérieur, ils incarnent la continuité de l’ébranlement, le même effet endogène et mimétique de chiasme et d’internationalisation, le déplacement des frontières juridiques et géographiques de l’État et de l’empire en guerre pour de plus vastes espaces-temps. La figure de la répétition qui ici fait signe d’histoire et d’époque ne surgit pas, dans les années 1920, pour la première fois : en France, le Second Empire en avait été la révélation la plus évidente. Et cet empire napoléonide répétait lui-même le schéma originaire de l’Antiquité romaine : César Auguste conquiert les provinces, passe le Rubicon, renverse la République et fonde une monarchie à l’alibi théocratique.
Que les guerres entre États et les guerres dans l’État interagissent entre elles et déjouent le calcul qui anticipe, la tradition politique, depuis Thucydide, ne l’ignorait certes pas, elle en connaissait l’épreuve redoutable, la synergie destructrice des deux discordes, polemos, la guerre entre États, et stasis, la guerre intestine. Mais ce qui a lieu à partir de 1914, ce qui trouve lieu et place dans la séquence considérée – chute de trois empires, genèse de deux ou trois régimes totalitaires –, cela ne rentre pas dans ces catégories, échappe à ses attentes, excède ses ressources d’interprétation. Pour la pensée du politique, 1914 annonce sans le moindre doute une authentique nouveauté, voire une nouveauté excessive – non pas nouveauté de renouvellement de l’expérience, novum saeculum, mais temps inattendu, vertigineux, de désorientation et de perplexité profondes. Aujourd’hui, au bout d’un siècle, on doit donc se demander si cet obscurcissement ne dure pas encore, même après la disparition – en deux temps – des régimes totalitaires. Car, sauf frivolité, la pensée libérale, face à leur avènement amplifié par deux guerres-révolutions mondiales, ne peut, elle le sait ou le devine, invoquer quelque « accident » ou quelque « contingence » de l’histoire universelle (elle se ridiculiserait). Elle n’a pourtant pas encore vraiment repensé la nouveauté sans précédent de 1914 et de ses phénomènes d’ondes de choc. Elle use de comparaisons (Guerre de Trente Ans, guerre du Péloponnèse), elle ne s’en sert que comme d’expédients édifiants, de lieux communs sans grande valeur herméneutique. Elle sait ou pressent qu’elle doit aller plus profond si elle veut élucider la nature et la portée de la secousse. Elle comprend que son propre avenir ne dépend que de sa capacité à ne pas se limiter aux analogies convenues entre périodes historiques, et à donner au tout-nouveau le nom qui permette de le penser selon sa vérité encore impensée d’événement sans précédent. Elle entrevoit que, pour donner un nom à cette chose à peine pensée, elle doit se refonder et se réinventer : interroger l’outil conventionnel de l’analogie historique, qui la lie à sa tradition mais occulte aussi son horizon, limite la liberté de ses métamorphoses de pensée vivante guettée par l’« idéologie froide ». Cent ans après 1914, l’après coup ne fait que commencer. Il faut vouloir qu’il commence.
Pour une part, cet étonnement – ce désarroi – s’est prolongé jusqu’à aujourd’hui, sous une forme très caractéristique : la tradition libérale range l’époque totalitaire sous un genre ad hoc, confectionné par elle pour l’occasion, sous le type des « religions politiques » ou « séculières », ou encore des « idéocraties », idéaltype de régime politique censé désigner un type spécifique de gouvernement dit idéologique. Or l’indigence d’une telle imputation saute aux yeux : elle ne rentre dans aucune des classifications régulières de la tradition politique, qui distingue les régimes d’autorité en fonction des modes constitutionnels de répartition des pouvoirs, mais fait à tous égal crédit de légitimité – pour la raison évidente et implicite qu’ils sont tous des « idéologies » du pouvoir, et le sont à égalité, chacun en appelant d’une idiosyncrasie (ancêtres, légendes, symboles…) qui n’a qu’une seule obligation : convaincre, comme peuvent convaincre toutes les fictions indispensables à la construction de réalités. La pensée du politique, depuis toujours, distingue donc les domaines de légalité, qui relèvent des grandeurs juridiques toujours objectivables, et les domaines de légitimité, qui ne relèvent que des grandeurs fiduciaires, produits provisoires de l’opinion et de la mode.
La pensée libérale antitotalitaire ne mesure donc jamais autant sa faiblesse inhérente devant l’époque totalitaire qu’au moment même et du fait même de cette incrimination sous attendu d’idéologie ou d’idéocratie – puisqu’elle-même, cette tradition libérale, trouve ses racines dans sa propre et originaire cristallisation « idéologique » la plus consciente et la plus intentionnelle – face à la raison dogmatique ou scolastique, qu’elle défie d’abord par exigence empiriste ou phénoménologique d’une science plus fidèle « aux choses mêmes ». (Le procès en idéologie ne tient pas de la méthode, mais de l’exorcisme – que son praticien utilise pour « dénoncer » ou « démasquer » l’adversaire faute d’en percer la nature, les motifs, l’orientation. Curieusement, la pensée libérale antitotalitaire en a hérité l’usage inquisitorial chez un de ses premiers contempteurs les plus acharnés : le procès en idéologie et la police du soupçon viennent de la plume polémique et tribunicienne des jeunes-hégéliens, dont Marx qui ne fit jamais la différence entre la verve et l’insulte. Ironique réincarnation des pires travers du journalisme d’émeute et de proscription popularisé en 1793-94 sous la Terreur de Marat et Fouquier-Tinville !). La susceptibilité à l’idéologie représente donc le pire danger auquel s’expose, et  d’elle-même, l’école libérale de la pensée du politique – qui, pour se refonder, secouer sa torpeur, doit en passer aussi par une pathologie du politique. Elle y fait l’aveu irréfléchi de la précarité de ses ressources devant la féroce tentation dogmatique à l’œuvre dans tous les appareils de recrutement militant et de domination milicienne ou militaire contrôlés par des clercs perroquets de propagande. La Grande Guerre, cent ans après, peut lui donner l’occasion salubre, le moment post-traumatique, le goût de se repenser elle-même, de redéfinir les conditions conceptuelles et éthiques de son exercice et de son immunité face à l’intensité et au potentiel totalitaires atteints par les sociétés, en Occident mondialisé, depuis 1914 – [à suivre].
J.-L. Evard