mercredi 26 mars 2014

Ni nation ni empire


La Quinzaine géopolitique entre ces jours-ci dans sa troisième année. Anniversaire à cocher d’un écrit de plus : la parution en ce moment même, aux Éditions de la Différence, de notre Géopolitique de l’homme juif. On ne commet certainement pas de hors sujet en en résumant ici l’argument principal : l’homme juif n’a jamais fondé ni une nation ni un empire.

Un peuple peut-il s’inventer ? Nul n’en doute, l’histoire nous en offre tant d’exemples, à chaque fois surprenants bien qu’à chaque fois elle nous  parle de la même expérience jamais semblable, celle du commencement. Lisons Schiller ou Edgar Quinet : invention des Provinces-Unies et de la nation hollandaise. Lisons James Joyce : invention de la nation irlandaise, à égalité avec les peuples de Homère. Et Michelet détaillant les affres révolutionnaires de la naissance de la nation française. Écoutons le gospel : naissance du peuple noir pendant la naissance de la nation américaine. L’inouï du commencement souffle où il veut. Il fait aussi souffrir s’il se fait attendre : Goethe, Hölderlin, Nietzsche trouvèrent des mots sévères pour fustiger leur peuple.

Mais un peuple peut-il s’inventer plusieurs fois ? La question pourra indigner, elle rappelle celle posée il y a peu par Shlomo Sand et la lumière nouvelle sous laquelle il place l’écriture de l’histoire juive. Géopolitique de l’homme juif prend ce risque, et le prend d’abord pour apaiser une perplexité familière à quiconque traverse, aborde ou médite les destins juifs, leurs énigmes, lisibles dès les siècles hébreux retenus par les chroniques de la Bible et les livres sapientiaux. Il faut le prendre aussi pour tenir une gageure, sans laquelle il n’y a pas de vérité en l’esprit : on peut méditer l’histoire des Juifs sans pécher par judéo-centrisme, comme il faut le souhaiter à tout candidat à ce travail de Sisyphe. Bonne école pour apprendre à se décentrer, et pour apprendre le métier d’historien : en multipliant les sources du récit historique, en les recroisant, en les plaçant dans autant de perspectives – c’est du moins l’idéal – qu’il y a d’acteurs, de censeurs de leurs actions et de lecteurs des archives. Géopolitique de l’homme juif, dans cette intention, revient sur la genèse du sionisme : sur la sécularisation de la religion de l’histoire léguée aux Juifs du XIXe siècle par l’histoire de leur religion.

Le peuple juif s’est-il donc inventé plusieurs fois ? Sans guère de doute. Y aurait-il d’ailleurs une autre clef d’explication à son histoire ? à l’extrême difficulté de l’écrire, à proportion de la diversité des identités juives dans l’espace et le temps ?

Cette clef, si elle existe, ne se trouve ni dans les philosophies de l’histoire ni dans ses mythologies, mais à leurs carrefours : là où s’entrecroisent et s’enrichissent des méthodes d’existence élevées en tradition. Carrefours foyers de toute complexité, carrefours fréquentés depuis toujours par le peuple juif : son nom marque la sortie laborieuse hors de l’époque des polythéismes, il marque aussi bien la résistance éperdue à Rome premier empire universel que la résistance à sa propre invention judéo-chrétienne (paulinienne), il marque la durée dans l’exil et la diaspora, le renouveau dans l’assimilation des Lumières, dans la conversion au romantisme politique (Moses Hess, Heine, Graetz), dans la conversion du statut de peuple paria à celui de nationalité en attente, puis à la conquête d’une terre. Et d’une condition géopolitique atypique, comme le manifeste la question des frontières de l’État d’Israël et de la citoyenneté dans ce pays sans constitution en bonne et due forme.

Chaque fois que nous affrontons la complexité, elle a la bonté de nous inspirer aussitôt le désir sincère de la réduire sans la trahir. La clef utilisée dans ce livre pour interroger la singularité de la condition juive à toute époque, revient pour une part à Karl Jaspers, maître et ami de Hannah Arendt. Jaspers, pour méditer les philosophies de l’histoire, avait élaboré la notion de « période axiale », désignant par là, dans la vie spirituelle du genre humain, un tournant décisif –  comme on parle des révolutions néolithique ou industrielle –, celui de la maturité éthique atteinte avec l’expérience des religions universelles. Le nom du peuple juif est devenu un marqueur d’histoire universelle pour avoir condensé le long d’un seul et même axe – la Bible est cet axe figuré en écrits – un tel tournant du destin humain : fin des dieux, du sacrifice humain, de la pensée magique ; commencement simultané de l’écriture (à vocaliser), de la distance éthique, de l’autorité à la fois théologique et politique, art difficile de l’herméneutique.

         À quoi s’ajoute une seconde singularité : la position axiale des Juifs dans l’histoire des nations n’a cessé d’inspirer des rebelles parmi les Juifs eux-mêmes, transfuges, apostats, hérétiques en tout genre – et ce avec une telle constance, une telle régularité infaillibles à travers les siècles, qu’elles ne peuvent pas ne pas rentrer dans toute méditation de la complexité qui noue l’ensemble (ouvert) des destins juifs. « Axe » ne signifie pas orthodoxie, et non plus invariance ! mais liberté du retournement répété sur soi-même, selon la figure des études de Gershom Scholem consacrées aux énergies hétérogènes du destin juif : ses mystiques, ses faux prophètes, ses excentriques, ses détracteurs. Non pas errances de désaxés, mais passion des commencements. Passion non d’un jour, mais passion endurante. Qui a soif, qu’il étudie.

Les Juifs n’ont pas, tant s’en faut, le privilège de la position axiale. Ils occupent, par exemple, un autre axe, la diagonale qui, depuis l’Antiquité hellénistique et la traduction de la Septante au IIIe siècle av. J.-C., joint Athènes et Jérusalem. Or cet axe en longe en partie, ou en recroise un autre, celui nommé « la voie romaine » par Rémi Brague. Second axe et voie qu’il faut apprendre à parcourir en tous sens, ou à plier et déplier selon tous ses angles obscurs. Travail de Pentecôte, car il y faut plusieurs langues. Plusieurs souffles. Plusieurs commencements de l’homme. Ce que suggère, a contrario, cette singularité : l’histoire d’un peuple ne construisant ni nation ni empire.

J.-L. Evard, 26 mars 2014


samedi 15 mars 2014

Après le Léviathan, suite (8)


Qui fait l’effort de penser la naissance des théorèmes physiques de la relativité dans leur perspective philosophique et mathématique longue, l’histoire du calcul des probabilités et de la raison statistique – comprendra mieux pourquoi la génération d’Einstein et de Fermi exerça si vite tant d’autorité, même dans les domaines en apparence les plus éloignés de leurs propres champs de recherche. Elle donnait le mot de la fin, et avec quelle élégance ! à plus d’un siècle de tâtonnements dans les brumes de la réalité probable, par nature la plus inquiétante de toutes, la plus informe. Chez les savants de ces années, Heisenberg la baptisa d’un nom appelé à faire du bruit : le principe d’incertitude. Avec son Plaidoyer pour l’indéterminisme, Popper lui donna ses lettres de noblesse philosophiques. Mais la réalité probable qui commande à notre monde les avait précédés : nous vivions déjà dans un univers statistique (déjà la Terre était-elle ronde), et c’est à une poignée de physiciens polymathes que revint l’honneur de la divulguer parmi nous et de nous expliquer, non pas qui nous gouverne (personne, justement, ô inquiétante étrangeté !), mais comment ça nous brasse.

Avant de filer vers quelques exemples des affinités puissantes entre la physique relativiste et l’esprit du temps, rappelons en deux mots la thèse quantique, conséquence directe de l’intuition einsteinienne : quand nous mesurons les volumes et les distances à la vitesse de la lumière, et nous utilisons sans cesse ce signal qu’est pour nous la lumière, nous soumettons l’espace mesuré à des déformations proportionnelles à l’accélération induite. Déformations qui ne sont elles-mêmes calculables qu’à la condition de comprendre de quoi se compose l’étalon utilisé : de flux, que nous schématisons sous la forme, soit de lignes ondoyantes, soit de particules élémentaires – dont les coordonnées d’espace-temps ne nous sont connues que par « paquets », autrement dit par groupes d’occurrences dont la valeur numérique n’indexe donc que l’écart statistiquement calculé entre des phases du complexe énergie-matière (ou encore : dissipation-inertie). La physique quantique a pu commencer d’arpenter les grandeurs micro- et nano- grâce à l’outil  statistique : comme il ne traite que des séries et ne connaît d’unités qu’à titre d’échantillons d’une sérialité strictement définie, lui seul lui permettait de contourner le mystère « plastique » des corps électromagnétiques – ni ondes ni corpuscules, mais leur composition – et de les coordonner en langage algébrique. Ce que, un demi-siècle plus tôt, la physique des fluides avait déjà établi par expérimentation sur les corps gazeux – le rapport mesurable entre l’évaluation statistique du micro-état d’un système et la probabilité thermodynamique d’un macro-état du même système –, se vérifiait pour les champs électromagnétiques et les structures nucléaires. Des probabilités d’état analogues s’avéraient ainsi à travers l’ensemble des composés énergie-matière distingués par les sciences physiques.

L’ébranlement sans pareil provoqué par cette nouveauté tient à sa résonance immédiate dans d’autres champs d’expérience déjà familiarisés avec les phénomènes sériels, à commencer par les sciences sociales auparavant conçues par les physiocrates, les premiers théoriciens de l’économie de marché comme fonction prévisible de stocks (la matière) et de flux (l’énergie). L’Occident des révolutions industrielles s’initiait en même temps à la perception statistique, avec les premiers travaux systématiques de Condorcet, jeune collègue de D’Alembert, portant sur les possibles techniques du suffrage électoral étendu à des populations nombreuses. Comment dénombrer commodément des foules, le matériau premier du peuple de la volonté générale – ainsi s’énonçait la question des encyclopédistes peu avant la fin de l’Ancien Régime, quand pointe la citoyenneté censitaire, puis universelle. Mais du point de vue statistique du mathématicien, ces foules d’électeurs n’ont d’abord qu’un seul intérêt : leur sérialité, la répétition mécanique du même geste – «  a voté » – par des quantités de foules dont le dénombrement exact et incontestable sera l’unique garantie de la valeur proprement politique de la procédure juridique. C’est mise en valeur par cette procédure standard que la foule de l’égalité devient peuple et souverain : la volonté populaire émane d’une assemblée populeuse, qu’il faut compter et recenser en bonne et due forme pour que ce fugace agrégat soit Sujet qui déclare sa Volonté. L’égalité de la devise révolutionnaire ne serait qu’une utopie sans l’outil mathématique qui rend possibles l’isonomie et l’adunation : tous devenant égaux parce que dénombrables, et en tout cas au moment où ils le deviennent.

Naissance du pouvoir statistique, et naissance du pouvoir isonomique comme institution statistique : application de la pensée sérielle et probabiliste aux faits et gestes de la collectivité humaine. Rétrospectivement, on ne comprend que trop bien le malheur de Rousseau et son obstination à ne tenir son propre idéal « républicain » pour applicable que dans des unités humaines minuscules ou modestes : s’il ne trouve pas son expression sérielle de volonté générale en acte, le contrat social reste une vue de l’esprit – mais Rousseau, justement, n’avait pour cet aspect des choses, le recensement des volontés particulières, qu’indifférence ou répugnance. Le recensement d’un collège électoral dans une cité esclavagiste de l’Antiquité ne présentait pas de difficultés – quid d’un royaume de 25 millions d’âmes ? Il fallait donc l’invention statistique des encyclopédistes pour élever la foule à l’état de corps juridique et politique régulièrement constitué – et la progressive institution statistique du corps électoral alla ainsi de pair avec celle de l’activité économique (les oscillations de la valeur d’échange sur le marché boursier, les modèles des cycles productifs et de leurs fréquences, la combinatoire du court et du long terme dans les politiques de crédit, … la dyade manchestérienne de l’offre et de la demande censément autorégulées tenant lieu pour ainsi dire de substitut ou de réplique à celle de l’énergie-matière physique – sans oublier le développement rapide des sociétés mutualistes et des techniques d’assurance en tout genre, autant d’applications directes de l’intelligence statistique, inspirant les progrès du raisonnement dit socialiste ou sociologique dans toutes les grandes zones d’industrialisation polytechnique). Il va de soi que les mêmes outils rendirent possibles et perfectibles l’industrie des transports en commun (pas de réseau ferroviaire sans statisticiens calculant la cadence des navettes et la distribution des convois) et celle de la guerre de masse (ses seuils de perte supportables, ses quotas de munitions efficaces par mètre carré) – deux champs de manifestation éminents de la réalité probable sécrétée par le raisonnement statistique, celui dont Musil a si magistralement dépeint la progéniture idéale, l’homme sans qualités. Plutôt que de nous dévergonder en exemples, pointons d’un seul trait ce qu’ont de commun toutes ces techniques de la sérialité (y compris démographique), quel que soit leur champ d’application : « La pratique démocratique moderne consiste, pour le citoyen, à choisir des décideurs, et non à décider » (Marcel Conche, L’Aléatoire, 1989).

Qui dit réalité probable dit décision incertaine, ou stratégie indécise. Indécise quand elle est celle de la dissuasion nucléaire (puisque, entre adversaires, le deterrent qui vise à paralyser la prise de décision de l’adversaire se retourne contre soi-même, aussi bien du fort au fort que du faible au fort) ; mais indécise aussi quand elle est celle de la théorie des jeux enseignée par les managers aux militaires, puisque ses théoriciens prennent toujours soin de nous le préciser : même pour des enjeux vitaux, le comportement des joueurs ne sera jamais que partiellement rationnel, ce qui d’emblée limite la validité systémique de la théorie qui veut décrire leurs comportements possibles et probables. Et indécise quand elle est celle du preneur d’otages, puisqu’il ne transforme la prédation en avantage que si la proie a bien – mais comment le savoir avant ? – la valeur qu’il en attend. Et indécise quand elle est celle des pouvoirs politiques pris en tenailles entre les réalités probables calculées par les instituts de sondage. Et indécise quand elle est celle du manager ne produisant plus qu’à raison de flux tendus – non plus en rupture, mais en absence de stocks.

Voilà bien le comble, à l’ère de la réalité probable statistiquement gouvernable : elle se compose d’actions supposées décisives, « dont les effets systématiques et accumulatifs finissent par annuler les résultats attendus ou aggraver même partiellement l’état de faits, en raison de la nature même de la situation stratégique » (Ed. Luttwak). Situation intensément instable puisqu’il est de l’essence de la grande stratégie de toujours devoir et vouloir permuter ou commuter les fins et les moyens. De fait, l’indécision nichée au cœur de la réalité probable ne joue pas au poker (philosophie canaille de la manipulation par la ruse), elle commet bien pire : elle nous montre, mais après coup, que si « nous savons ce que nous faisons, nous ne savons pas ce que fait ce que nous faisons » (P. Valéry). À l’objet indécidable découvert par les physiciens de la relativité fait pendant le sujet indécis de la réalité probable. Depuis le livre de Myriam Revault d’Allonnes, elle arbore un nouveau nom, qui lui va comme un gant : la crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps.

J.-L. Evard, 15 mars 2014


jeudi 6 mars 2014

Après le Léviathan, suite (7)


La coïncidence veut que la géopolitique ait vu le jour dans les années où les sciences physiques entamaient leur conversion à la relativité, repensant de fond en comble leur mesure de l’espace-temps. Avec la mécanique quantique puis la physique nucléaire, elles comprirent le sens profond de leurs expérimentations de la vitesse : passé un certain seuil d’accélération des corps en mouvement, nous ne pouvons plus parler euclidien, nous ne pouvons plus construire le temps comme quatrième dimension s’ajoutant de surcroît aux trois dimensions conventionnelles affectées à l’espace en langage euclidien. Nous apprenons alors à percevoir le monde à la vitesse de la lumière : à vivre un monde où la mesure photoélectrique du temps déforme l’espace, pour la raison que le corps avec lequel nous mesurons les corps, c’est précisément le flux lumineux lui-même – flux sans ici ni maintenant puisqu’à l’absolu de la vitesse des photons propre à cette mesure, il rend indistinctes ces valeurs : ces ponctualités d’espace et de temps, il ne les admet que fluentes, ondulatoires, vibrant comme les cordes de l’actuelle théorie du même nom.

La fin des années 1890 voit naître, en raisonnement électromagnétique, ce que plus tard confirmera l’optoélectronique. La mise en évidence de la vitesse de la lumière résulte, dans l’intuition de Poincaré et d’Einstein, des calculs établis sur les signaux électriques nécessaires au réglage synchronique des horloges situées à  grande distance les unes des autres – Einstein comprenant qu’elles ne peuvent pointer le même instant que si on les imagine occupant le même point dans l’espace puisque le réglage comprend le temps nécessaire au signal transmis d’une horloge à l’autre. Exprimé en sens inverse du processus imaginé, le processus réel de cette relation analogique – le geste technique du réglage qui corrige le décalage horaire – ne s’énonce donc qu’à la condition d’admettre que l’écart d’espace entre les horloges vaut aussi écart de temps. La simultanéité que j’y introduis en les réglant sur la même heure a pour effet inéluctable sur mon opération qu’elle présuppose, parallèlement à l’intervalle d’espace nul créé par ce réglage, une annulation de l’intervalle de temps corrélatif. Surgit ainsi la théorie de la relativité : l’espace synchrone du temps universel vaut par convention, démontre-t-elle, pour un horloger se donnant la Terre, par exemple, comme un point, intervalle zéro où la simultanéité définit justement (et dénote aussi bien) cette ponctualité de l’espace et du temps. Le théorème de Pythagore n’est vrai que si l’instant t de la mesure des côtés du triangle rectangle est le même à chaque sommet ; et il devient faux pour un observateur placé à l’un de ces sommets.

La simultanéité du temps présupposée par le théorème de Pythagore est une fiction dont il fallut affranchir la perception pour pouvoir saisir la déformation liée à l’équation géométrique de l’hypoténuse, vraie en temps « mort », fausse en temps réel. Réciproquement, en temps réel, du point de vue non plus de l’étendue immobile que je mesure mais de la vitesse constante de la lumière avec laquelle je la parcoure pour la mesurer, je ne perçois plus que les déformations de l’espace liées au déplacement. L’expérimentation optoélectronique qui révèle ces déformations mutuelles de l’espace et du temps et les explique signifie qu’au temps réel de la transmission des messages (et la mesure de l’espace-temps en est un) correspond l’espace réel des effets de cette information : elle déforme l’espace qu’elle définit. Fin de l’espace-temps euclidien : fin des surfaces et des durées synchrones, fin de l’artifice géométrique et algébrique de la synchronie prémisse de l’axiomatique grecque. Naissance de la physique nouvelle : l’espace où nous vivons s’étend et se dilate différemment selon la vitesse telle ou telle à laquelle je le parcoure. On comprend la vive émotion de Bergson devant la découverte : il voyait les sciences galiléennes intégrer l’expérience plastique de la durée sous le signe de la corrélation intrinsèque de l’espace et du temps ! Il les voyait renoncer à la « spatialisation » du temps qu’il n’avait cessé de réfuter au nom du temps « vécu » déformé par le temps « objectif » des géomètres !

En langage quantique, on a d’abord exprimé cette limitation nouvelle du calcul euclidien par la négative : « Les notions d’onde et de particule doivent être considérées comme deux abstractions utilisées pour décrire une seule et même réalité physique. On ne doit pas se représenter cette réalité comme quelque chose contenant à la fois des ondes et des particules qui réagissent les unes avec les autres, ni essayer de construire un mécanisme qui puisse décrire correctement leurs rapports tout en rendant compte du mouvement réel des particules » (Dirac, 1930). La raison de cet indéterminisme intrinsèque de l’expérimentation  microphysique s’impose à la longue : l’esprit doit admettre qu’il y a des corps qui n’adviennent qu’à une certaine vitesse – celle de la lumière – et qu’à cette vitesse, qui est aussi celle de leur dissipation, ces « corps » concrètent des phases de la synergie énergie-matière : elles n’adviennent, elles ne s’incorporent que sous la forme oscillatoire de l’onde électromagnétique, qui s’avère donc proportion d’énergie et de matière. Terme à terme, elle vaut proportion de temps et d’espace. Nous cessons alors de ne « voir » qu’une même proportion fixe, celle de la convention euclidienne (1 valeur de temps pour 3 valeurs d’espace), nous apprenons à la varier : tout espace-temps, en perception quantique, se calcule comme la dégradation d’une valeur-limite, celle de la vitesse de la lumière qui, par nature et par définition, ignore la différence de l’espace et du temps (elle la précède), comme elle ignore celle du corpuscule et du flux – et ne connaît que des rythmes. C’est Bachelard qui, avec la « rythmanalyse » qu’il introduit dans la Dialectique de la durée (1950), réconciliera le temps « vécu » des bergsoniens et le temps d’horloge des cartésiens. Avec lui commence l’art subtil des modulations réciproques d’espace et de temps.

En langage mathématique, cette corrélation réciproque et rythmique de l’espace et du temps s’exprime en substituant à la proportion euclidienne fixe (3 valeurs d’espace pour 1 valeur de temps) la corrélation relativiste de l’espace et du temps conçus comme des valeurs variables du point  de vue « homogène » et limite de la lumière qui les rend indistincts, la durée sans espace des photons, ou la densité sans durée des trous noirs illustrant à l’extrême la même réalité physique de la « déformation » mutuelle extrême de l’espace et du temps : leur synergie et leur plasticité. « En raisonnement quantique […] espace et temps sont rendus homogènes, donc la vitesse qui les lie est égale à 1, x (désignant l’espace) et t (désignant le temps) ont les mêmes dimensions » (M. Balabane et F. Balibar, 1993). De ce fait, d’ailleurs, le même concept de « fréquence » dénote indistinctement des variations d’espace (l’inverse d’une longueur d’onde) et des variations de temps (l’inverse d’une période). Ce n’est là qu’une façon de retrouver et d’exprimer avec cohérence la relativité intrinsèque de l’espace et du temps mise en évidence par les accélérations propres à la mesure électrique : au rythme électrique de l’espace-temps. Et c’est la maîtrise technique de ce fluide « absolu » qu’est l’électricité qui a rendu possible cette nouvelle technique de mesure. « Absolu » signifie : détaché – et de fait, l’électricité, le seul corps connu à passer partout en même temps et à se détacher ainsi de l’espace-temps euclidien (qui, bien antérieur à la découverte de l’électricité, ignorait une telle ubiquité et une telle simultanéité), détache de cet espace-temps son arpenteur, celui qui, faisant corps avec elle, renonce à la simultanéité et à l’ubiquité conventionnelles de la perception euclidienne des corps maintenus imaginairement immobiles. En électrifiant notre monde, nous avons changé – irréversiblement – l’espace-temps : il était fixe comme le firmament d’Aristote, il est maintenant fluent, fragmenté, « brownien » comme un essaim de moucherons en brève extase crépusculaire – quantique.

On comprendra dès lors ce qui infirme et limite aussi, et de plus en plus, les inductions du raisonnement géopolitique orientant la décision stratégique : elles ne valent que sous l’hypothèse fictive de la synchronie universelle, hypothèse que démentent et démontent les déformations d’espace entraînées par la généralisation du temps réel. Dans l’espace de plus en plus rétréci où, comme nous tous, vit le stratège, la déformation de l’espace-temps – sa dislocation tendancielle sous l’effet de l’accélération optoélectronique –, multiplie les déformations consécutives de la décision humaine, à commencer par son outil maître de toujours, la pragmatique et la distinction théorique de la cause et de l’effet. En temps réel, les causes et les effets tendent nécessairement à s’indifférencier puisque cesse d’opérer le modèle premier de leur différenciation, c’est-à-dire l’expérience classique de la succession des événements et des informations de l’expérience sensible. La déformation optoélectronique de l’espace-temps empêche les événements de se succéder, elle les corrèle à volonté : à la vitesse de la lumière qui mesure un espace constant puisque illimité, tout a lieu en même temps. Fin de la décision, puisque l’ère de la décision consista à organiser l’agir humain en vue de certaines fins, grâce à certains moyens – selon le schéma causaliste élémentaire de l’espace euclidien (ou kantien, c’est tout un).

On peut certes s’objecter à soi-même que l’espace-temps absolu de la mesure électrique s’ajoute à l’espace-temps euclidien sans le perturber ni l'altérer, ainsi qu'une nouvelle espèce vivante en intrusion dans un biotope donné, qui le précède : venant des eaux, nos ancêtres les sauriens firent intrusion sur les terres émergées et y introduisirent une mutation, la vie amphibie, suivie de ses conséquences, l'irréversible diversification des formes de vie s'autonomisant en des milieux voisins mais distincts, aérobies ou anaérobies. La comparaison amuse mais ne convainc pas : la compatibilité illimitée de ces univers est précisément l’hypothèse que la découverte darwinienne aura rendue la moins vraisemblable. De même, jusqu’à nouvel ordre, l’histoire des techno-sciences semble montrer que leur tolérance est limitée : tôt ou tard, elles décrètent obsolescents, puis caducs, un instrument, une procédure, un concept – avec la même placidité que le monde grec qui est le nôtre a un jour cessé de tolérer les sociétés sauvages, les économies rurales, les cultures paléolithiques et même… la géométrie grecque. L’espace-temps de la lumière détachée de l’espace et du temps pèse au moins autant sur l’avenir de la stratégie : sur celui du vieil animal géopolitique. Le sujet stratégique est devenu un sujet indécis. Pathologie d’un état second qui n’éclaire ni plus ni moins que son nouvel état normal :  la dissociation et la redistribution quantiques de l’espace-temps. Le médium, l’électricité, nous révèle son évangile et le nôtre.

J.-L. Evard, 6 mars 2014

lundi 3 mars 2014

Lettre ouverte - et ukrainienne


Père Desbois,

Depuis des années, vous présidez l’Association Yahad- In Unum qui, au début des années 2000, en Ukraine, a réalisé un travail de mémoire et d’histoire unique en son genre : retrouver des témoins et des rescapés de l’extermination des Juifs d’Ukraine entre 1941 et 1944, versant oriental de la « destruction des Juifs d’Europe » (Raul Hilberg). Dès que les troupes de Hitler entrent en Union soviétique, en juin 1941, et, fonçant vers le cœur du pays, occupent toute l’Ukraine, y compris la Crimée et ses ports, dès la fin de l’été, les unités spéciales chargées du grand massacre des Juifs entrent en action. Commence ce qu’on appelle aujourd’hui la « Shoah par balles », expression qui parle d’elle-même : pas de déportations, mais, sur place, exécutions en masse par fusillades et fosses communes. Au moins un million trois cent mille morts.

Yad-in Unum a constitué des archives, repéré les fosses communes, enregistré et classé des témoignages, organisé des expositions  – dont une à Paris, de juin à novembre 2007, au Mémorial de la Shoah –  pour informer de l’avancement de ses recherches ; et, en Europe orientale, prospecte d’autres zones de la Shoah par balles. De par son initiative, Yad-in Unum dispose donc d’un savoir et d’une capacité de faire savoir du plus haut niveau, internationalement reconnus ; et cette association à la fois mémorielle et historienne s’est dotée par là même d’un précieux pouvoir symbolique, puisque, grâce à elle, les morts ne sont plus des suppliciés disparus sans sépulture, et que des liens vivants se sont tissés entre les très rares témoins rescapés et nous.

Ne croyez-vous pas, révérend père, que votre association dispose donc aussi du moyen d’aider l’Ukraine d’aujourd’hui dans ses épreuves ? Et même qu’elle en dispose plus que quiconque ?

Permettez-moi, pour mieux me faire entendre, un bref souvenir presque personnel. Un cousin à moi qui habitait Berlin-Ouest recevait un jour la visite d’amis avec qui il résolut d’aller visiter le stade olympique, la chose construite en 1936, qu’il n’avait jamais vu. Un embouteillage faillit les en empêcher. Et, me raconta-t-il, lorsqu’il en apprit la raison de la bouche d’un agent de police (« un match de foot de première division » entre tel et tel clubs prestigieux), il crut d’abord que ce fonctionnaire le daubait gentiment : « quoi », se dit mon incurable idéaliste de cousin, « le stade des nazis, aujourd’hui encore lieu de sport et de réjouissances ? Impossible – on ne s’amuse pas sur d’anciens hauts lieux du pire malheur humain. » Aujourd’hui encore, il n’en parle pas sans douleur.

Eh bien, révérend père, vous m’aurez déjà plus qu’à moitié compris : oui, joignez sans attendre les nouvelles autorités ukrainiennes, ainsi que les collègues de là-bas avec lesquels vous avez mené vos chantiers, retrouvé les fosses communes, les noms de lieu, identifié les communautés martyrisées, dressé les plaques commémoratives, établi les listes, écouté les derniers survivants. Joignez-les, et dites-leur de déclarer dès aujourd’hui que ces lieux, ces plaines, ces forêts, ces rivières sont des champs sacrés, campi sacri, campo santo, un inviolable séjour pour les âmes des morts, un ossuaire que l’on ne foule jamais, un enclos de recueillement, de prière et de méditation pour les vivants à tenir à distance, un temple en plein air, adressé aux générations qui viennent pour qu’elles se souviennent, pour qu’elles comprennent, pour qu’elles transmettent. Dites bien aux autorités ukrainiennes qu’elles trouveront tout de suite le soutien actif de tous les Européens de bonne volonté ; qu’elles ne seront pas seules, et que, liant ce qui est délié – les morts et les vivants, l’Europe hier et l’Europe demain, le crime et l’expiation – elles prendront l’initiative d’une grande Délivrance de mémoire et d’avenir. D’un recommencement. D’un enseignement pour notre pauvre époque génocidaire si démunie devant les traces de la férocité parfois encore à l’œuvre, en Asie ou en Afrique, si angoissée par cette indigence infernale, si résignée quant aux difficultés pour la surmonter et pour désirer l’avenir, en dépit des sinistres passés, avec un peu plus de confiance.

Révérend père, ouvrez à la page 215 l’édition allemande (celle de 1982) du grand livre de Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe. Là, vous trouvez sur une carte le détail des cantonnements de police allemands en Ukraine, ainsi que ceux des troupes auxiliaires roumaines, en novembre 1941 : Rowno, Kiev, Odessa, Simferopol, Yalta, Taganrog, Poltawa, Karkov, Tula… Toute l’Ukraine, extensivement. Carte que vous connaissez bien puisque vous lui avez ajouté, grâce à vos propres recherches, celles des fosses communes que Yad-in Unum a mises au jour. Et carte qui figure un coin d’Europe, comme en toutes lettres le rappelle Hilberg, et le titre qu’il a en bonne connaissance de cause donné à son opus : « destruction des Juifs d’Europe » – n’est-il pas temps, en ce moment, de nous en ressouvenir ? Aidons les Ukrainiens à nous aider ! Catharsis pour l’Europe !

Recevez, révérend père, l’assurance de mon profond respect.

J.-L. Evard, 3 mars 2014

samedi 1 mars 2014

Le méridien de Maïdan


Pourquoi exclurait-on qu’à force d’hésiter depuis des années entre les habits d’un tyran façon Romanov et ceux d’un despote à la sauce Staline l’actuel président de la Fédération russe ne connaisse, pour cause de surmenage, une défaillance fatale, et qui le guettait depuis un moment déjà ? car la décision prise il y a deux jours – châtier Maïdan en la traitant au knout, traiter l’Ukraine, berceau de l’histoire russe, comme un canton balte ou géorgien, ou comme un bled tchétchène – témoigne d’une telle indifférence aux mises, à l’enjeu, aux proportions, donc à l’acte du raisonnement bien conduit qui fait le métier de stratège, qu’il faut bien envisager, pour le coup, l’hypothèse en apparence extrême d’une panne d’intelligence, d’une fêlure panique de la raison d’État excédée à force d’enragement trop longtemps contenu.

Il y a longtemps que l’empire russe souffre d’indécision, elle remonte à ses premiers jours, quand le Kremlin, à la mort de la Grande Catherine, cesse de recruter à l’ouest des précepteurs de qualité pour les dauphins du pouvoir, des philosophes et des encyclopédistes  pour César le czar, et, tant avec l’Occident – Albion, Vienne – qu’avec l’Orient – le Japon –, se lance dans la course de vitesse pathétique qui se termine par 1917 et ses suites. L’empire russe fait exception parmi tous les empires pour une raison qu’il tente de contourner par cette fuite en avant dans le plus que colossal : il opère en empire qui n’est pas l’extension d’une nation, il vit dans le malheur d’avoir forcé la loi du genre, celle qui exige de tout peuple candidat à l’hégémon d’avoir d’abord fait ses preuves de traceur de frontières civiques (cité, dynastie, république, peu importe du moment qu’est respectée la forme régulière de la progression outre-mer par transgression de la frontière circonscrivant un foyer, un forum, un point de départ, une fonction locale dûment instituée en système juridique). Tous les empires naquirent en toute époque selon cette loi du genre – Athènes, Venise, Londres, Rome, Washington, … – tous, même Berlin et le Saint Empire romain germanique, tous sauf l’empire russe qui voulut brûler les étapes, lancer les Russes dans la conquête de l’hégémonie avant de les former sur place, à l’échelle locale, au métier de politique. Podestat ou magistrat, échevin ou chancelier, juré ou maire – qu’importe la modestie ou au contraire le prestige de la fonction pourvu que soit reconnu et maintenu l’ordre des choses mêmes, le gouvernement comme gouvernail, donc comme art de douanes, de légations et de fortifications, non comme parade au fond du désert des Syrtes.

Les siècles passent, et le prix à payer pour cette anomalie ne cesse d’augmenter : la continuité exceptionnelle du style extrémiste dans la classe politique russe, et les conséquences, y compris psychiques, de cette tradition, à chaque nouvelle génération de chefs  – tsaristes ou bolcheviks, même principe hiérarchique intégralement adverse à tout contre-pouvoir – venant d’un appareil qui exécute, mais pas d’un patriciat qui délibère. Extrémisme qui commet donc, à chaud ou à froid, la confusion de tous les appareils qui manient les sociétés sans se soucier qu’elles s’articulent un jour d’elles-mêmes : ils confondent le commandement et le pouvoir.

La popularité de Poutine en Russie tient d’abord au soin avec lequel il aura cultivé et réactivé la vieille perplexité russe : cet ancien fonctionnaire soviétique (en poste dans les services secrets) à la tête du Kremlin d’après l’ère Gorbatchev sert de compensation symbolique et perverse au fiasco du passé soviétique, il adoucit le travail de deuil, ou l’élude, à la manière de la momie de Lénine dans son mausolée – et les peuples qui, comme les Ukrainiens il y a quelques semaines, décapitent des Lénine de bronze savent très bien que ce geste n’est pas moins sacrilège et anathème que celui des sans-culottes violant les caveaux des rois dans la basilique de Saint-Denis. Ils savent que faire pour créer de l’irréversible. L’après-communisme dure plus longtemps que prévu.

C’est ce que l’Ukraine de Maïdan est sommée de payer : en envoyant à la casse le Lénine caché sous le masque de Poutine, elle a touché le narcissisme russe dans ce qu’il a de plus précieux et de plus fragile, le visage bifrons d’un pouvoir qui, depuis bientôt un siècle, ne tranche jamais s’il est Romanov ou bien Oulianov, européen ou bien asiatique, continental ou bien mondial, socialiste ou bien autarcique. Et rationalise à outrance cette double incongruité en l’emballant dans une troisième, l’utopie « eurasienne » d’un empire étendu en rêve à la moitié tatare et mongole du Monde… Réapparition du symptôme déjà signalée : quand l’objet du désir se refuse, la dénégation de cet échec le convoque en l’hypertrophiant. Pathologie d’ailleurs commune à tous les empires marchant aux forceps : déjà le national-bolchevisme avait été une invention germano-russe, et déjà ce double discours révolutionnaire conservateur entendait déjouer, dans les années 1920, la même urgence, le même contretemps – transformer l’impossibilité d’un dessein impérial régulier en un jeu de mots, un ni gauche ni droite, une double négation tenant lieu d’idée lucide et de sens stratégique des proportions. « La Russie n’a jamais connu de frontières d’État stabilisées autres que celles, sans cesse reculées, de son Empire marquant l’élargissement constant d’un seul et même territoire : l’empire entier fut la métropole » (Marie Laruelle, L'Idéologie eurasiste russe, ou comment penser l'empire, 1999 l'auteur précisant : « Au fil des siècles, les Russes ont en effet bâti un empire et non un État-nation ») : que ce diagnostic via preuve par les paradoxes s’applique aussi, toutes proportions gardées, à l’histoire allemande, des Hohenstaufen à la fin du Reich hitlérien, confirme qu’il y va bien d’une règle de conformation des républiques. De leur espace-temps. De son économie. Donc du principe de  réalité sans lequel, maltraité, il se venge.

Non moins pathétique : que le Lénine caché sous le masque glabre de Poutine en agisse avec d’anciens sujets comme Moscou avec l’ancien glacis soviétique, voilà qui dénonce avec éclat ce que le geste même voudrait dissimuler, car le conflit avec Kiev, ville martyre il y a une semaine, donne à l’opposition russe, hors des frontières russes, l’avantage d’une scène – dramatique, continue – qu’elle n’avait pu jusqu’à maintenant véritablement construire et tenir en Russie, intra muros. La castration ukrainienne de Lénine fait de la question ukrainienne une question intérieure russe et donne à l’Ukraine une fonction d’opposition qu’elle ne cherchait pas mais dont elle trouve disponible la ressource symbolique, dès le lendemain des jeux olympiques. Conjonction – le moment même de la situation – dont l’effet multiplicateur, extensible peut-être au reste de la ceinture occidentale de la Fédération russe, rend possibles des désagrégations en chaîne qui, de justesse, avaient été endiguées en 1990-91. Moscou en fait l’aveu en déclarant craindre pour ses arsenaux de la mer Noire, que protègent censément les traités passés au milieu des années 1990 avec l’Ukraine indépendante. L’air de déjà-vu qui flotte sur la ligne du conflit russo-ukrainien n’est pas le moins étonnant : que signifie, y compris pour l’Europe qui, comme les États-Unis, avait, pour ainsi dire, tourné la page, que signifie ce semblant de retour à la case départ, cette méchante rechute imprévue dans le XXe siècle, dans l’après 1945 ?

Il signifie que cette affaire russe et ukrainienne vient de se transformer en affaire européenne. Des dettes dites souveraines nous passons à la souveraineté tout court. Le déjà-vu annonçait ce raccourci, cet accéléré, cette abréviation. L’empire russe, en Europe, passe par le gaz qu’il lui vend aux conditions qu’il lui dicte. Ces gazoducs lui ont fait jusqu’à maintenant une solide tête de pont. Les Ukrainiens chercheront à la décrocher. Et des alliés pour les y aider. Car les guette non seulement, vers l'ouest, la faillite, mais aussi, vers l'est, la réannexion.

J.-L. Evard, 1er mars 2014