samedi 28 septembre 2013

Pilier de la sagesse


Une des particularités remarquables de la guerre dite de mouvement tient à l’esprit de conséquence dans lequel sa théorie, une fois reconnue cette forme toute nouvelle du conflit armé, progressa et inspira par la suite toute la réflexion militaire et technologique. Cette observation ne concerne pas les seuls historiens de la guerre, ni même les seuls stratégistes, elle donne à entendre ce qui vient de soi-même à la conscience – donc à la pensée – chaque fois qu’elle apprend à s’ouvrir à l’espace-temps et à sa plasticité constitutive.

Pour mieux entendre encore, et d’abord moyennant exemple édifiant, la relation élémentaire et intime, la relation physique qui noue notre propre mobilité animale et technique à celle des mondes où nous vivons,  on s’instruit comme il convient en méditant quelques lignes de l’essai publié en 1920 par T. E. Lawrence et paru en traduction française sous le titre La Guérilla dans le désert (aux éditions Complexe, puis aux éditions Mille et Une Nuits). Lecture d’autant plus féconde qu’il ouvre d’une seule clef, ce texte remarquable, deux perspectives différentes en même temps : celle de la guerre de mouvement, d’une part, celle de la guerre irrégulière (ou guerre de partisans), d’autre part. Sous la plume de l’officier britannique en mission au Moyen-Orient dans les années 1915-1918, les conséquences tactiques et stratégiques de ces deux formes de guerre font pour la première fois l’objet d’une véritable synthèse. On les savait quasi jumelles (la guerre de mouvement résulte des mutations de la guerre survenues entre la bataille de Valmy et celle d’Austerlitz, la guerre de partisans apparaît en Espagne en 1808-1809) ; Lawrence, de plus, saisit le premier la raison organique de cette simultanéité : il élucide pour quelles raisons au juste ces deux formes de guerre s’apparentent et se dialectisent. Intuition qui lui donne, nota bene, trente ans d’avance sur Carl Schmitt dont la Théorie du partisan (parue en 1963) doit sa substance à la découverte de Lawrence.

Le colonel Lawrence fait partie des grands écrivains de son siècle. Un des traits de son style le place en outre parmi les grands devenus des classiques (comme le souligne, pour un lecteur français, le fait significatif que son plus grand livre ait été traduit par un spécialiste de Racine, Charles Mauron) : la modestie, cette vertu qui consiste à toujours rechercher dans la tradition les précurseurs de la découverte « originale » qu’on communique à la postérité en briguant ainsi d’y faire plus tard peut-être autorité à son tour. Le lecteur de Lawrence admire donc le détachement – et l’ironie discrète – avec lequel cet érudit ne cite qu’un seul de ses contemporains stratèges – Foch – pour en détourner la doctrine et cite quantité d’auteurs anciens, voire très anciens (Maurice de Saxe, Xénophon) pour en arriver au corps même de sa propre découverte. Ce qui chez lui résulta d’une expérience (la guerre dans le désert) et d’une intuition (la mobilité du partisan l’emporte sur l’immobilité de l’empire turc), donnons-lui pour commencer forme nue, forme axiomatique, en partant de deux propositions thétiques. La première concerne la guerre de mouvement, ramenée à son essence : « La vitesse et le temps étaient nos atouts, plus que notre puissance de choc, ce qui nous conférait une force plus stratégique que tactique » (p. 49). La seconde dévoile la cinétique propre à la guerre de partisans : « Pour peu que nous soyons cinq fois plus mobiles que les Turcs, nous pouvions leur tenir tête avec un cinquième de leurs troupes » (p. 48).

Or, quelques lignes plus haut, la synergie de ces trois modes de puissance (vitesse, temps et mobilité – trois modes complémentaires de la même fonction espace-temps) venait de s’énoncer avec une concision exemplaire : « Notre objectif était d’en rechercher le maillon le plus faible [i. e. le talon d’Achille de l’armée turque], d’y exercer notre pression jusqu’à ce que le temps fît s’écrouler la masse entière » – objectif qui respecte à la lettre deux des maximes du premier stratège de l’histoire universelle, Sun Tseu, quand celui-ci recommande, d’une part,  comme idéal stratégique, de remporter la guerre si possible sans avoir livré bataille, d’autre part, comme idéal cinétique, de former son armée en torrent dévalant la ligne de plus grande pente et balayant tout ce qui est plus lent que lui. Les incursions éclairs des méhari de Lawrence contraignirent les divisions de l’empire ottoman à s’amasser et à s’immobiliser dans le désert (le long de la voie de chemin de fer joignant Médine à La Mecque), permettant ainsi aux Britanniques la prise, bien plus au nord, de Jérusalem moins bien gardée. Ce qui fait ici l’autorité de Lawrence le moderne, son coup de maître, c’est de retrouver, en matière de guerre irrégulière, les linéaments physiques de la doctrine élaborée par Sun Tseu le classique en matière de guerre régulière. L’armée turque contrôle infailliblement l’étendue moyen-orientale terrestre ? Lawrence décide de jouer le temps (mobiliser, razzier, accélérer) contre l’espace (investir, occuper, coloniser), il comprend que le théâtre de la guerre n’est que la forme politique et militaire statique de la puissance physique que nous appelons « espace-temps », il comprend que cette puissance est dynamique avant que d’être statique (flux avant que d’être capital), il comprend que l’équation grecque et pythagoricienne de l’espace-temps (1 unité-temps pour 3 unités-espaces) peut se recomposer et que la proportion traditionnelle de 1 à 3 n’a là qu’une de ses multiples valeurs possibles. La guerre de mouvement opère une de ces réévaluations : le temps comme accélération tend à y usurper la place majeure détenue par l’espace comme étendue inerte – produisant l’effet physique noté par Peirce quand il relève que deux corps immobiles l’un par rapport à l’autre tendent à en faire trois quand ils entrent en relation de mouvement ! (Ce qui vaut commentaire judicieux, même si timide, de la fonction newtonienne de la gravitation universelle.) Autrement dit, mouvement et immobilité ne constituent pas une simple couple d’opposés (figure duelle, ou binaire, de la relation antagoniste), mais ne prennent sens que mis par la pensée en relation avec un protagoniste tiers qu’ils présupposent : la stratégique du siècle de Lawrence, le siècle des guerres et des révolutions en chaîne, ne fait là, à partir de la physique newtonienne, que revenir à ses sources dialectiques les plus authentiques (à la fois orientales, chez Lao Tseu, et occidentales, chez les Présocratiques grecs). Se faire plus rapide, du côté britannique et arabe, ne signifiait pas simplement déstabiliser ou déjouer la logistique et le plan opérationnel turcs, mais provoquait surtout un renversement du champ entier au sein duquel s’inscrivait le théâtre de cette guerre. En ceci consiste la quintessence de l’intuition de Lawrence ; aussi étendu soit-il, le théâtre de la guerre (ici, l’Europe entière) n’est lui-même que le corps visible d’un invisible qui le contient, son champ – au sens où tout champ géographique n’est que l’actualité sensible et relativement stable d’un champ magnétique en effervescence perpétuelle.

Cette synthèse magistrale des doctrines de la guerre de mouvement et de la guerre de partisans nous permettra aussi de réussir bientôt une seconde synthèse, celle du discours géopolitique (qui, par nature, se réfère à la domination de l’espace) et de la stratégique (qui tente de rendre l’avantage au temps). Ce que Lawrence découvre et redécouvre – la possibilité et l’urgence d’étendre à la guerre irrégulière la thèse énoncée au XIXe siècle par le général allemand Willisen (1790-1879) pour la théorie de la « grande guerre », à savoir que la stratégie, c’est « l’étude des communications » (p. 60) –, il y parvient dans les conditions limites de la révolte des tribus arabes contre l’empire ottoman  (le désert, la dispersion, la précarité logistique). Ces conditions elles-mêmes permettent, un siècle après Lawrence, la conceptualisation féconde : appliquées à notre espace-temps ordinaire, celui des accélérations répétées imprimées à l’espace humain par les révolutions du transport et des transmissions, elles nous permettent de mieux faire face au grand désordre contemporain des formes si troubles de la guerre et de la paix. Ce désordre diminuera quand nous serons à même de mieux décliner la table des valeurs de la fonction physique espace-temps (laquelle, valant d’abord pour nous comme animal parlant dans son espace-temps, vaut aussi comme fonction anthropologique et écologique première). Objectif dont nous approchons au fur et à mesure que nous repérons comment la tradition la plus ancienne l’avait perçu, et à mesure que se dessine, à travers ses diverses variantes historiques (Sun Tseu, Maurice de Saxe, Edward N. Luttwak), une constante physique – donc, dans le danger, une ligne de conduite. La décrire et la préciser fera l’objet de nos prochaines réflexions.

J.-L. Evard, 28 septembre 2013

dimanche 22 septembre 2013

Adieu à Ernest Renan


Dans Les Guerres irrégulières, l’anthologie qu’il publie en 2008, Gérard Chaliand conclut l’étude qu’il consacre lui-même au « phénomène terroriste » sur une thèse d’histoire comparée des civilisations : « Tandis que la Chine et l’Inde progressent économiquement à grands pas, le défi des réformes sociales et du développement reste sans réponse dans la majorité des pays musulmans. Les djihadistes, qui ont sans doute le sentiment de vivre une épopée qui les libère de l’humiliation et de la frustration, ne font, en définitive, que contribuer à accentuer un retard que le monde musulman, d’une façon générale, n’avait pas besoin de creuser » (p. 824).

On a bien des raisons de s’arrêter sur cette image du « retard », et d’abord une raison impérieuse : l’étonnement – puisque ce diagnostic témoigne d’un occidentalisme vigoureux dont les motifs actuels font d’autant plus question qu’ils inspirent ici un ancien témoin (engagé) de la décolonisation comme G. Chaliand. Pour préciser la question : de nos jours, quand il vient des États-Unis (Huntington), cet occidentalisme doit d’abord, en Europe de l’Ouest,  passer le cap de la censure, faire la preuve de son innocence  et de son innocuité idéologiques, perdant ainsi d’avance une part de son originalité intellectuelle puisqu’on le suspecte, et non sans hargne parfois, de déguiser des désirs d’hégémonie. Quand il se déclare dans une ex-puissance impériale comme la France, et sous cette forme savante, et après le 11 septembre 2011, le même occidentalisme donne donc à réfléchir avec plus de simplicité. Essayons d’exploiter cet avantage.

Quel « retard » accuserait l’islam ? Il se trouve à la traîne du Progrès (auquel je mets ici majuscule initiale pour marquer que, sous la plume de Chaliand, il s’agit bien de notre bon vieux progrès de toujours, celui inventé au cours de la première révolution industrielle, par des réformateurs de la vieille Europe aussi talentueux que les physiocrates, les encyclopédistes et autres modernistes des arts appliqués). La Chine et l’Inde, dans cette perspective, auraient fini par rallier l’Occident – personne ne songeant d’ailleurs à contester la chose, mais peu s’avisant qu’elle vide de son contenu philosophique conventionnel, d’ailleurs précaire, ledit concept d’Occident. L’image du « retard » historique date des débuts de la philosophie de l’histoire (sous sa forme méthodique, elle aussi contemporaine de la première révolution industrielle, et sans guère de doute un de ses fruits les plus capiteux) : c’est aux accents apologétiques du Siècle de Louis XIV que l’Europe, sous la plume de Voltaire, apprend à se définir comme le seul et définitif précepteur du reste de l’humanité présente et à venir, laquelle ne saurait donc rêver d’autre salut possible, d’autre destin décent que de s’occidentaliser. En bonne logique, cette catégorie du « retard » trouvera d’excellents interprètes chez les socialistes, la postérité en droite ligne des industrialistes de la première heure – qu’on pense, par exemple, aux pages brillantes consacrées par Trotski, dans son histoire de la révolution d’Octobre, aux effets déstabilisateurs du « développement inégal et combiné », ou aux analyses de Gramsci sur le Risorgimento et la fracture entre le Nord et le Sud italiens.

Prophétiser l’avenir nommé Progrès obligeait en effet à dire aussi bien que possible de quoi il retournerait en fin de compte, sauf à vouloir passer pour un rêveur acosmique. Pour les occidentalistes du XVIIIe siècle, il ne faisait pas de doute que la mécanisation du monde qui déclenchait ce que nous appelons la révolution industrielle apporterait de surcroît des gains analogues de puissance intellectuelle et de sensibilité esthétique, et qu’elle les apporterait à tous (au sens où, pour la génération de Condorcet, l’idée de Progrès ne se comprend qu’appliquée à la communauté et à la société entières, sous le signe de l’égalisation universelle des chances d’humanisation de l’homme). L’enthousiasme humanitaire concomitant à la révolution industrielle répond à un motif puissant parce que double : la Machine (à l’époque, celle à vapeur) doit libérer des peines du labeur comme la religion (chrétienne) avait libéré des chaînes de l’esclavage, et il y a ce trait commun d’une seule et même émancipation dans l’« égalité » ainsi envisagée. Le Progrès par la technique, on l’a souvent souligné, se présente ainsi comme la figure séculière, l’héritier efficace du Salut par la foi et par les œuvres, son passage dans le profane.  C’est pourquoi, de nos jours encore – et, ici, sous la plume de Gérard Chaliand –, il est rigoureusement impossible de parler de « retard » sans impliquer la vision occidentaliste première et sans se rallier en tous points à cette vulgate sécularisée d’une religion d’égaux, la religion du salut dans et par l’Histoire. Les figures du Progrès dénotent toutes sans exception la même conviction inviscérée : tous les humains, enfants de la technique, se reconnaissent et se professent fils (et filles) du dieu mort pour qu’ils puissent se considérer comme « égaux ». Dans cette « égalité », il y a de fait comme un horizon et un désir d’immortalité collective, ou, autrement dit, de rédemption : les « enfants de Dieu » célébrés par les mystiques chrétiens pour leur égalité d’innocence réapparaissent dans la plus éminente des valeurs politiques de la Constitution américaine, celle justement qui, un siècle plus tard, au prix d’une guerre civile, impose l’abolition de l’esclavage, cette Antiquité résiduelle enkystée dans les Temps modernes. Ce que puritanisme et calvinisme entreprendront les premiers en terre réformée, le catholicisme – avec retard ! – le réalisera à son tour à partir de Lamennais. Les unes après les autres, les religions de sortie de la religion, dirait Marcel Gauchet, s’emparent des leviers et des cerveaux. Quant aux limites inhérentes à cette religion de l'égalité, le sort ménagé à la nation indienne sur le continent nord-américain, ce massacre donna beaucoup à penser même à un libéral aussi intransigeant que Tocqueville. Rétrospectivement, pour nous, cette universalisation de l'homme de l'égalité moyennant disparition de l'homme d'avant l'égalité ne doit pas signifier qu'une époque meilleure "succéda" à une autre moins bonne (point de vue normatif des vainqueurs) : à l'époque des génocides à répétition, la nôtre, elle nous montre aussi comme le présage qu'entre l'égalité universelle des hommes et la possibilité de leur extermination par d'autres hommes il ne peut pas ne pas y avoir quelque relation encore impensée, quelque chose de l'ordre d'une réciprocité monstrueuse dissimulée dans l'égalité visible. Les lecteurs de Conrad et d'Au cœur des ténèbres en savent long sur la question, mais aussi ceux de René Girard.

Pour mesurer la contrainte toute-puissante cachée dans le dispositif intellectuel et symbolique opérant en la matière, il suffit de comparer le diagnostic de Chaliand avec ces lignes du jeune Renan : « L'islamisme qui, par un étrange destin, à peine constitué comme religion dans ses premières années, est allé depuis acquérant sans cesse un nouveau degré de force et de stabilité, l'islamisme périra par l'influence seule de la science européenne, et ce sera notre siècle qui sera désigné par l'histoire comme celui où commencèrent à se poser les causes de cet immense événement » (L’Avenir de la science, 1849, p. 768 de l’édition de 1949). Les sciences occidentales de l’islam avaient surgi dans cette chronologie qu’on dirait écrite par les savants embarqués en 1797 vers l’Égypte par Bonaparte à la conquête de l’Orient. Cette perception eurocentriste commande encore les nôtres, et dans leur détail.

Ainsi s’amorce la réponse à notre question : l’Occident dont, pour cause de « retard », s’éloigne l’islam, c’est la Science. Las ! Il suffit d’observer ce qui lui arrive, aujourd’hui, à cette Science, pour saisir aussitôt le court-circuit qui nous menace : elle-même a cessé, au cœur de l’Occident, de se percevoir en progrès, elle-même voit le doute méthodique ronger ses fondements – non pas sous l’assaut de ses réactionnaires, les roides et inutiles contempteurs du machinisme et du vaccin pour tous, mais, depuis Heisenberg et Popper, sous l’objection insistante des savants et chercheurs désabusés de tout déterminisme.

Situation qui aggrave d’autant celle de l’islam : non seulement il prendrait du « retard », mais encore le fait-il pour un rendez-vous que personne ne pourra jamais vraiment honorer : ni le retardataire, ni l’horloger.

Certes, devant l’ici-bas, les religions, et elles le savent, n’ont jamais été « égales » puisqu’elles ne lui reconnaissent pas la même valeur et que, d’une théologie à l’autre, le siècle mérite plus ou moins d’efforts que l’éternité. Mais cette certitude critique et wébérienne resterait creuse et prétentieuse si nous n’y ajoutions le poids d’un nouvel avènement (d’ailleurs pressenti par Max Weber) : la Science qui s’autorisait à évaluer les religions quant à leur plus ou moins d’adaptation au siècle, la Science elle-même ne se comprend plus en son siècle. L’impasse, il faut donc la dire double : il faut penser en même temps l’impasse de la résurrection par la foi en armes (le revival du djihad) et l’impasse de la Science maître et possesseur de la nature. Cette impasse configure un chaos plus qu’une simple asymétrie : la foi contre la science et la science sans conscience ni ne se complètent ni ne s’opposent. Il y a là dissonance, voire cacophonie, non pas retard d’une rédemption barbare sur une rédemption civilisée. Distorsion qui, elle aussi, opère comme une bombe à retardement ou comme une infirmité incurable. Signe des temps, signe distinctif de l'anthropocène.

J.-L. Evard, 22 septembre 2013

mercredi 18 septembre 2013

Pathologie de l'encerclement


On ne comprendra pas le style russe dans l’administration du désordre international – le goût prononcé du Kremlin pour l’allure mauvais genre, pour le langage canaille, pour l’exhibition du big stick brandi sous le nez géorgien (2007) ou ukrainien (1993-94), pour l’ostentation de la force crue du voyou en vadrouille chez les ploucs de la haute, pour la morgue du coup marqué au mépris de toute élégance (le passeport donné à l’arsouille du – mauvais – cinéma de l’Ouest aussi bien qu’à la bête noire de l’espionnage américain), la protection inconditionnelle garantie devant le Conseil de sécurité des Nations unies à un État criminel de guerre –, on ne comprendra pas le talent dépensé par le Kremlin à jouer le gâte-sauce obstiné dans le concert des grandes puissances si l’on oublie la règle d’or (mais non écrite) qui est la leur depuis l’Ancien Régime : comme les moutards hargneux dans la vie agitée des familles nombreuses, la grande puissance qui souffre du complexe de l’encerclement ne peut tenir son rang et garder la face qu’à la condition d’élever la voix et de racler des pieds. Poutine et Depardieu ont plus d’un point en commun.

Le rôle, avouons-le, est ingrat, et ceux qui le tiennent n’en tirent jamais de satisfaction décente ou suffisante. Pour devenir une grande puissance arrachant sa reconnaissance auprès de celles déjà établies (dictant donc aussi les normes d’adhésion à leur sourcilleuse société), pour affronter avec succès les épreuves de la sélection, pour emporter la palme sans passer pour autant pour un parvenu à l’éducation douteuse et à l’efficacité incertaine, il faut remplir une condition géopolitique au moins, savoir bluffer ou s'abstenir de jouer – et la Russie, en se débarrassant de Gorbatchev, donc de son meilleur atout en matière d’occidentalisation de la société russe après plus de cinquante ans de glacis, a certainement perdu une de ces occasions que l’histoire ne dispense qu’avec avarice.

En perspective européenne, il y a un illustre précédent en la matière : l’Allemagne des Hohenzollern, quand le jeune empereur Guillaume II renvoie le vieux Bismarck dans ses foyers, annonce ainsi la fin de la politique continentale conçue par lui aux fins d’unification de l’Allemagne et inaugure la politique coloniale qui, via l’épisode de Tanger ou celui du chemin de fer de Bagdad, mène droit à 1914, autrement dit à la destruction de l’ordre européen tel que cogité par Bismarck dans la logique du Congrès de Vienne. La stratégie des successeurs du « chancelier de fer » aboutira en peu de temps à l’effet inverse de celui par eux escompté : alors que Sadowa (1866) et Sedan (1870) avaient consacré l’Allemagne en grande puissance du Mitteleuropa, l’Allemagne n’en souffre pas moins, trente ans plus tard, d’un complexe d’ « encerclement » (Einkreisung), qui inspirera massivement le « nationalisme révolutionnaire » de l’après-guerre, puis le discours géopolitique du mouvement et du régime hitlérien. Voici bien l’élément décisif : c’est au moment où l’Allemagne recueille les fruits de la politique bismarckienne, au moment même où cette nouvelle Allemagne relevée du désastre d’Erfurt (1806) obtient sa légitimité auprès des puissances rivales, qu’elle commence au contraire à s’imaginer « encerclée » – donc menacée par un danger dont la neutralisation lui paraîtra exiger de renoncer à l’ « équilibre » continental de conception bismarckienne, aucun moyen ne lui paraissant trop coûteux pour y parvenir. Edward Luttwak reconnaîtrait certainement dans cette anomalie l’effet le plus classique de ce que lui-même a décrit comme la dynamique paradoxale de toute stratégie : c’est une fois parvenue à ses fins – en une trentaine d’années, jouer la refondation de l’empire romain et germanique – que l’Allemagne tend à se comporter comme si elle avait échoué, et à bouleverser les règles (non écrites) du jeu international : défi lancé à la Grande-Bretagne (sur les mers), à la France (au Maroc ou au Proche-Orient) – par exemple. La grande puissance allemande se comporte comme si elle n’en était pas une. Le personnage de Guillaume II – ses infirmités en tout genre – incarnera à la perfection cette remarquable bizarrerie : donnez un camion de 35 tonnes à conduire à un apprenti sorcier, il le maniera comme une poussette.

Le malheur veut que la chute du régime soviétique pousse aujourd’hui la Russie dans une situation analogue. Malheur d’autant plus lourd à porter que la fin de ce régime annonçait aussi bien des possibilités inverses, ou alternatives : tant sur le plan intérieur (avantage à l’école « occidentaliste », contre la tradition autocratique) que sur le plan international (résolution de la crise des SS 20, émancipation de l’Europe centrale et orientale), la tendance générale au desserrement de l’étau posé par le bolchevisme sur l’espace-temps slave donnait raison, qui plus est, à George Kennan et au principe stratégique de l’endiguement qu’il avait imposé dans les débuts de la guerre froide. Mais cette occasion, comme toutes les occasions, n’a pas duré. Faute qu’on la saisisse – faute que Gorbatchev ait trouvé de véritables alliés intra muros et à l’Ouest –, le retour à l’habitus et le repli sur la tradition l’ont emporté. (Les Pussy Riots narguent le gouvernement ? Elles iront en camp – et non en prison. Toute la détresse russe se lit à livre ouvert dans de tels détails sinistres – au moins autant que dans l’appui donné à Bachar El Assad par le ministre Lavrov.)

Or l’ « endiguement » de l’empire soviétique par l’empire américain, c’était, du point de vue russe, son « encerclement » – perception d’autant plus déterminante qu’elle remontait aux premières années de l’histoire soviétique, années de l’enfermement du bastion rouge posant au sanctuaire d’une « révolution mondiale » (qu’il fit tout, par ailleurs, pour saborder partout où elle hissait les couleurs) et transfigurant ainsi en posture idéologique un destin historique bien singulier, celui de grande puissance perpétuellement empêchée d’agir conformément à sa prétention (prétention impériale ou prétention révolutionnaire, le résultat stratégique est le même).

Le personnage de Poutine tire de là son efficacité : la révolution née en 1917 de la guerre mondiale a raté, la course aux armements née de la guerre froide a raté et a précipité l’effondrement des structures staliniennes – en apparence, l’encerclement n’a donc jamais cessé, et du point de vue russe il ne peut même que s’aggraver puisque les Russes sont bien les seuls à s’imaginer… encerclés (et Poutine, en l'occurrence, suit le même parcours que Soljenitsyne, écrivain visionnaire d'une société close qui rate son ouverture au seul moment propice). Leur handicap n’est un secret pour personne, mais, comme tout cercle vicieux, un inconvénient pour tous. Il condamne à l’inutilité la plus odieuse un droit international même pas rudimentaire, et dont l’instance exécutive – les Nations unies et leurs organes – achève sous nos yeux sa carrière de fossile du wilsonisme. La guerre syrienne ne fait que manifester la gravité du dysfonctionnement et annoncer les prochaines étapes de la dégradation du « nomos de la terre ».

J.-L. Evard, 18 septembre 2013


dimanche 8 septembre 2013

Une épreuve de vérité


À quand remonte l’habitude adoptée par les journalistes et la classe politique d’opposer les « solutions politiques » aux « solutions militaires » des conflits d’autorité légitime ? Sans attendre ce qu’en dirait une enquête en règle, notons qu’aujourd’hui elle fait fureur, cette vision des choses, et qu’on en chercherait vainement la trace dans les générations qui traversèrent les deux grandes guerres du siècle précédent. Vision qui vaut aussi bien division (d’un côté, le mode politique, de l’autre, la force des armes), division dont l’absurdité surprenante et la popularité universelle ne peuvent manquer de sens puisqu’elles se conjuguent si bien, en dépit de l’évidence.

De toutes les hypothèses concevables devant une telle bizarrerie, excluons la plus basse : il n’y va pas d’un simple tic de langage, d’une laideur de jargon, d’une de ces souriantes obscénités indispensables à la désinvolture d’une mode. Ou plutôt, il y va tellement de ce tic, de son insistance, de son succès phénoménal, de sa fonction de clin d’œil échangé au grand jour entre détenteurs du discours public – qu’il faut y regarder de plus près qu’à la surface des manières, du maniérisme et du goût du jour. Demandons donc au contraire à quels motifs plus profonds rattacher la conviction et le credo clefs du nouveau lieu commun.

Et passons à l’hypothèse moyenne : Robert Kagan, le publiciste américain qui, au cours de la seconde guerre d’Irak, avait raillé les Européens adeptes de Vénus qu’il jugeait devenus inaptes à la guerre et à son dieu Mars, Robert Kagan aurait vu juste – mais sans comprendre lui-même la portée de son jugement (si la polémique ne l’avait pas rendu sourd, par suffisance et vanité impériales, il se serait demandé pourquoi les États-Unis, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, perdent tant de guerres qu’ils n’ont pas déclarées et en gagnent tant qu’ils n’ont pas menées). Mais nonobstant cette cécité de patricien de la république impériale encore en charge de l’ordre des relations internationales, Kagan aurait eu raison, et raison dans l’esprit même d’un Européen devenu Américain pour cause d’émigration forcée à la veille de la Shoah, raison dans l’esprit de Kissinger qui fut le premier Américain à déclarer à haute et intelligible voix l’Europe hors jeu désormais du jeu historique des grandes puissances. Kagan aurait vu juste, et d’autant plus vivement offensé l’intelligence européenne qu’elle reconnaissait dans le lazzi venu de Washington sa propre philosophie de l’histoire – mais retournée contre elle : philosophie venue du cœur même de sa tradition, née sous Thucydide et refondée sous Machiavel. Sous le poids de l’offense, sous la violence de la vérité qui seule blesse dès que dite ou insinuée, l’intelligence européenne aurait résolu de faire de sa faiblesse une vertu, elle s’y essaierait, désormais, en reniant intégralement sa propre tradition : en inventant une politique sans le moindre rapport à la guerre (une Paix en soi, à la manière du pape qui avant-hier encore, et quand la guerre atroce fait rage en Syrie, condamne de principe et ex cathedra toute opération armée visant à intimider le pouvoir syrien – en leur temps, les jésuites nous avaient pourtant habitués à plus de discernement politique : serait-ce donc, de la part du pape François, une manière de couvrir la voix moins pacifiste du père jésuite Dall’ Oglio, ce disciple de Massignon récemment disparu dans la tourmente de la guerre au Proche-Orient ?).

Cette hypothèse moyenne, il faut bien dire que les vingt dernières années de l’histoire européenne la corroborent, et de manière assez massive. Il serait sot et impolitique, toutefois, de s’en tenir au raisonnement « américain » et « anti-européen » de Robert Kagan et de ses disciples – et ce pour deux raisons. La première est qu’en Europe même il est des Européens pour refuser un tel « pacifisme ». Qu’ils restent discrets témoigne de leur lucidité. La seconde est qu’aux États-Unis même ce « pacifisme » gagne du terrain, et n’en est qu’à ses débuts : non pas seulement comme « éthique de conviction », non pas seulement comme protestation contre les sinistres années de manipulation de l’équipe Bush II, mais aussi comme « éthique de responsabilité », la génération Obama mesurant bien, semble-t-il, que les États-Unis abordent une phase décisive de leur histoire de république impériale puisqu’ils doivent renoncer, à moyen terme, à « couvrir » l’étendue planétaire de l’ordre mondial, comme ils l’avaient fait jusqu’à la fin des années 1980 et se résoudre à des « choix » dans l’immensité (Proche-Orient ou Pacifique ? et dans le Pacifique : avec le Japon, mais jusqu’à quelles extrémités ?).

Cette hypothèse moyenne, toutefois, n’éclaire elle-même qu’une partie de la réalité dissimulée par le jargon des « solutions politiques » opposées aux « solutions militaires ». Une chose est le conflit intra-occidental entre le nain européen (et post-colonial) et le titan américain (et anti-colonial), conflit datant d’ailleurs de bientôt un siècle et bien parti pour durer un siècle encore. Autre chose est le conflit sémantique qui se joue à fleurets mouchetés entre utilisateurs de la langue de bois du jour. À qui ferait-on croire qu’un François Hollande qui a nettement contribué à asseoir la démocratie parlementaire au Mali grâce à une victoire militaire (d’ailleurs fort peu commentée – pourquoi ?) opposerait, quand il réfléchit, le politique et le stratégique ! Il faut donc bien supposer – voici l’hypothèse haute – que, dans le milieu même qui a introduit le clivage primitif qui nous occupe (le clivage de la politique qui serait toute pacifique et de la guerre rechute dans la barbarie), on ne s’entend pas – mais alors, pas du tout – sur sa fonction et sur son utilité. Il y aurait mésentente profonde au sein même de la classe qui décide de la paix et de la guerre – et mésentente si profonde, si dangereuse de par l’acuité même de la divergence, qu’il urgerait de la camoufler, y compris avec des moyens aussi grossiers, aussi puérils et aussi dégradants que le jargon abrutissant qui invoque une politique sans force et une guerre sans raison.

Nous avons évoqué ici même, récemment, un des symptômes de cette situation, en commentant le livre intitulé La Guerre hors limites (billet du 22 juin 2013, « La sécurité insidieuse »). Le jargon hyper-pacifiste, en Europe, des responsables en titre de la guerre et de la paix témoigne d’une discorde grave, parmi eux, du sens même, du sens actuel de cette différence entre guerre et paix – pour la raison décelée par les auteurs de la « guerre hors limites » : ce qui s’illimite tend de fait à se refuser à la définition, donc à la maîtrise. Il n’y a donc qu’un seul moyen efficace et noble de contenir le désastre du mensonge politique à la mode en Europe : aux formes inédites et insolites de violence qui menacent la convivialité humaine, consacrer l’enquête rigoureuse sans laquelle nous ne pourrions ni donner leur nom aux choses ni nous assurer de durer parmi elles. Mensonge non pas concerté (il ne tiendrait pas longtemps), et non pas mensonge de complaisance, mais silence par omission collective et par consentement actif, véritable torture infligée à la réalité élémentaire, torture au grand jour, torture de langage surgissant parmi nous, bénéficiant de la même tolérance que sa sœur la torture officieuse des corps emprisonnés sans lois ni jugement. Étrange défaite de la pensée, véritable omerta, où la violence faite par tous à leur propre langage leur permet de retarder le moment de l’épreuve de vérité.

J.-L. Evard, 8 septembre 2013