Tout animal apprend à calculer ses
mouvements, l’homme aussi bien que la sauterelle ou la seiche, et ne persévère
dans son être qu’à la condition de réussir cet apprentissage. Le calcul
nécessaire à sa vie de corps automobile porte sur ses orientations – sur les
positions qu’il doit s’assurer en rapport avec tous les autres corps, mobiles
et immobiles, qui définissent son environnement. Le calcul qui règle l’ensemble
des mouvements de chacun de ces corps exprime donc la proportion d’espace-temps de
tous ses transports. Dans le règne animal caractérisé par cette fonction
espace-temps, l’espèce humaine se distingue par sa capacité d’instrumentation
de son mouvement : tout animal se transporte d’un port à un autre, quant à
l’homme il s’outille, se fait transporter – par un autre animal, par un
esclave, par un véhicule. Ainsi s’est-il arraché à la condition animale :
tous les mammifères se transportent, sauf l’homme qui se transporte en se faisant transporter et a transformé le transport
en en faisant une technique et en ajoutant cette technique à son mouvement inné
d’animal bipède. Avec l'animal humain, la puissance animale de transport s'est mise à se retraiter elle-même - s'érigeant en fonction de fonction.
Les
conséquences de cette transformation du transport animal en une fonction
autonome, il faut les examiner avec autant de méthode que leurs conditions de
possibilité. En effet, pour celles-ci, l’homme se distingue de l’animal en ce
qu’il le domestique, ou bien, dans le cas de l’esclavage, en ce qu’il traite
son prochain comme un animal qu’il domine ; quant au stade du véhicule,
depuis l’introduction du machinisme et de l’automation dans la manufacture, il
met au service du véhicule et du réseau aussi bien celui qui le fabrique (le
travail à la chaîne) que celui qui le pilote ou l’utilise (codes du transport).
Mais ces présupposés politiques et éthiques du transport n’épuisent pas la
question spécifique posée par sa transformation permanente, laquelle équivaut à
la transformation ininterrompue de l’espace-temps calculé en termes
d’accélération voulue (le moteur à explosion, la turbine) et de décélération
subie (la surproduction, l’embouteillage). Comment cette transformation, d’abord
lente (pendant des millénaires), s’est-elle elle-même dénaturée quand elle a
commencé de s’accélérer ? Du simple fait que le moyen devint une fin
(événement ritualisé par la passion du record de vitesse tous azimuths), le
transport, qui servait les déplacements, devint valeur de mobilité, autant dire
un inconditionnel et un intransitif de l’existence. De nos jours, on se transporte comme jadis on habitait.
L’accélération
connue par le transport humain depuis l’époque des grandes découvertes a fait
depuis longtemps l’objet de nombreux commentaires. Ajoutons-leur
celui-ci : dire d’un corps qu’il « accélère » son mouvement
revient à rappeler que les deux composantes de la fonction espace-temps,
l’espace et le temps, tendent à se confondre à l’horizon de la vitesse absolue,
comme elles se confondent à l’horizon contraire de l’inertie parfaite ou de
l’éternité : espace et temps ne semblent se distinguer que pour des corps
en mouvement, mais non pour des concepts limites comme le Dieu des philosophes
ou la lumière des physiciens. Entre ces deux extrêmes se gradue une infinité de
positions possibles, correspondant à des étendues mesurables en unités de temps
aussi bien qu’en unités d’espace (ces deux genres d’unités discrètes ne formant
en réalité qu’une seule et même espèce dynamique
continue : elles valent en tant que coordonnées physiques d’un corps
« dans » son environnement, en tant que, corps distinct d’autres
corps, il calcule ses positions et les leurs comme formant l’univers un qui
résulte de leurs mouvements les uns par rapport aux autres).
Dans cette
perspective technologique se dessine une nouvelle possibilité de conceptualiser
la fonction empire. Pour l’intelligence géopolitique classique, l’idée d’empire
désigne la tendance de la cité à déborder l’espace-temps de ses remparts et à
subvertir sa finalité première, celle du refuge ou de l’autosuffisance, en se
transformant en centre et capitale d’une conquête outre-mer ou lointaine. Dans
cette tradition gréco-romaine, les figures de l’empire ne font sens que par
leur rapport à celles de la frontière
– le raisonnement se fondant ainsi sur le mode de l’espace (extension, limites,
…). En revanche, en référant, comme je me le propose, les figures de l’empire à
celles du transport et de ses
accélérations, on considère au contraire la composante spatiale de la fonction
espace-temps comme subalterne à la composante temporelle : vouloir la vitesse, et la vouloir par-dessus tout,
cette religion de toutes les révolutions industrielles, présuppose
infailliblement que l’on donne au gain de temps la priorité sur le gain de
surface, à l’espace traversé la priorité sur l’espace occupé.
À
l’évidence, tout un programme de recherche découle de cette méditation
préliminaire. Car le questionnement technologique ici condensé présente un
avantage sensible : il simplifie l’énigme géopolitique de l’empire sans la
dénaturer. Il ne suggère pas d’introduire une cause de plus (la logique du
transport) dans la liste (déjà replète) des causes de la genèse et de la chute
des empires ; il observe plus modestement qu’à partir d’une certaine date,
la motorisation du monde devient elle-même un moteur (un mobile) et que les
empires vont se défier dans une course de vitesse qui vient de connaître sous
nos yeux une nouvelle accélération, celle induite par le nouvel ordre
numérique.
En 1995,
Gérard Chaliand publiait ses Empires
nomades – titre heureux de par son allusion espiègle à toute la
problématique géopolitique, qu’il invitait ainsi à revoir ses préjugés
d’espace-temps. La démarche technologique ici brossée à grands traits suit une
intuition analogue : il s’agit de se détourner de la tradition romaine (un
centre, un environnement, des voies continentales et des axes maritimes) et de
se placer sous l’éclairage essentiel de l’accélération du transport comme
moteur de tous les moteurs. Ce qui était vrai de l’histoire du Blitzkrieg en 1939 s’applique de nos
jours au reste de l’existence. En tradition gréco-romaine, on pense comme
Aristote : le moteur des moteurs (le principe des phénomènes) est lui-même
censé immuable et immobile. Cette métaphysique ne saurait nous faire comprendre
l’époque des accélérations exponentielles où nous vivons. En interrogeant leur
mobile (il se cache derrière leurs utilités affichées, communicationnelles ou
cyberspatiales), nous apprendrons à démonter leurs moteurs et à comprendre ce
que nous font nos transports. Automobilistes ou touristes, internautes ou
joggers, nous voici tous nomades, pour ne pas dire SDF – à la veille et au seuil d’un nouvel ordre
impérial. Il y a même longtemps que nos cités ne sont plus que des connexions
et des stations de transit le long des voies d’un Réseau d’antennes sans bords
et sans frontières. Quel droit et quelle loi voudront régir ce technosystème
fractal et satellitaire ?
Jean-Luc
Evard, 31 mars 2013