dimanche 31 mars 2013

L'empire GPS

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Tout animal apprend à calculer ses mouvements, l’homme aussi bien que la sauterelle ou la seiche, et ne persévère dans son être qu’à la condition de réussir cet apprentissage. Le calcul nécessaire à sa vie de corps automobile porte sur ses orientations – sur les positions qu’il doit s’assurer en rapport avec tous les autres corps, mobiles et immobiles, qui définissent son environnement. Le calcul qui règle l’ensemble des mouvements de chacun de ces corps exprime donc la proportion d’espace-temps de tous ses transports. Dans le règne animal caractérisé par cette fonction espace-temps, l’espèce humaine se distingue par sa capacité d’instrumentation de son mouvement : tout animal se transporte d’un port à un autre, quant à l’homme il s’outille, se fait transporter – par un autre animal, par un esclave, par un véhicule. Ainsi s’est-il arraché à la condition animale : tous les mammifères se transportent, sauf l’homme qui se transporte en se faisant transporter et a transformé le transport en en faisant une technique et en ajoutant cette technique à son mouvement inné d’animal bipède. Avec l'animal humain, la puissance animale de transport s'est mise à se retraiter elle-même - s'érigeant en fonction de fonction.
Les conséquences de cette transformation du transport animal en une fonction autonome, il faut les examiner avec autant de méthode que leurs conditions de possibilité. En effet, pour celles-ci, l’homme se distingue de l’animal en ce qu’il le domestique, ou bien, dans le cas de l’esclavage, en ce qu’il traite son prochain comme un animal qu’il domine ; quant au stade du véhicule, depuis l’introduction du machinisme et de l’automation dans la manufacture, il met au service du véhicule et du réseau aussi bien celui qui le fabrique (le travail à la chaîne) que celui qui le pilote ou l’utilise (codes du transport). Mais ces présupposés politiques et éthiques du transport n’épuisent pas la question spécifique posée par sa transformation permanente, laquelle équivaut à la transformation ininterrompue de l’espace-temps calculé en termes d’accélération voulue (le moteur à explosion, la turbine) et de décélération subie (la surproduction, l’embouteillage). Comment cette transformation, d’abord lente (pendant des millénaires), s’est-elle elle-même dénaturée quand elle a commencé de s’accélérer ? Du simple fait que le moyen devint une fin (événement ritualisé par la passion du record de vitesse tous azimuths), le transport, qui servait les déplacements, devint valeur de mobilité, autant dire un inconditionnel et un intransitif de l’existence. De nos jours, on se transporte comme jadis on habitait.
L’accélération connue par le transport humain depuis l’époque des grandes découvertes a fait depuis longtemps l’objet de nombreux commentaires. Ajoutons-leur celui-ci : dire d’un corps qu’il « accélère » son mouvement revient à rappeler que les deux composantes de la fonction espace-temps, l’espace et le temps, tendent à se confondre à l’horizon de la vitesse absolue, comme elles se confondent à l’horizon contraire de l’inertie parfaite ou de l’éternité : espace et temps ne semblent se distinguer que pour des corps en mouvement, mais non pour des concepts limites comme le Dieu des philosophes ou la lumière des physiciens. Entre ces deux extrêmes se gradue une infinité de positions possibles, correspondant à des étendues mesurables en unités de temps aussi bien qu’en unités d’espace (ces deux genres d’unités discrètes ne formant en réalité qu’une seule et même espèce dynamique continue : elles valent en tant que coordonnées physiques d’un corps « dans » son environnement, en tant que, corps distinct d’autres corps, il calcule ses positions et les leurs comme formant l’univers un qui résulte de leurs mouvements les uns par rapport aux autres).
Dans cette perspective technologique se dessine une nouvelle possibilité de conceptualiser la fonction empire. Pour l’intelligence géopolitique classique, l’idée d’empire désigne la tendance de la cité à déborder l’espace-temps de ses remparts et à subvertir sa finalité première, celle du refuge ou de l’autosuffisance, en se transformant en centre et capitale d’une conquête outre-mer ou lointaine. Dans cette tradition gréco-romaine, les figures de l’empire ne font sens que par leur rapport à celles de la frontière – le raisonnement se fondant ainsi sur le mode de l’espace (extension, limites, …). En revanche, en référant, comme je me le propose, les figures de l’empire à celles du transport et de ses accélérations, on considère au contraire la composante spatiale de la fonction espace-temps comme subalterne à la composante temporelle : vouloir la vitesse, et la vouloir par-dessus tout, cette religion de toutes les révolutions industrielles, présuppose infailliblement que l’on donne au gain de temps la priorité sur le gain de surface, à l’espace traversé la priorité sur l’espace occupé.
À l’évidence, tout un programme de recherche découle de cette méditation préliminaire. Car le questionnement technologique ici condensé présente un avantage sensible : il simplifie l’énigme géopolitique de l’empire sans la dénaturer. Il ne suggère pas d’introduire une cause de plus (la logique du transport) dans la liste (déjà replète) des causes de la genèse et de la chute des empires ; il observe plus modestement qu’à partir d’une certaine date, la motorisation du monde devient elle-même un moteur (un mobile) et que les empires vont se défier dans une course de vitesse qui vient de connaître sous nos yeux une nouvelle accélération, celle induite par le nouvel ordre numérique.
En 1995, Gérard Chaliand publiait ses Empires nomades – titre heureux de par son allusion espiègle à toute la problématique géopolitique, qu’il invitait ainsi à revoir ses préjugés d’espace-temps. La démarche technologique ici brossée à grands traits suit une intuition analogue : il s’agit de se détourner de la tradition romaine (un centre, un environnement, des voies continentales et des axes maritimes) et de se placer sous l’éclairage essentiel de l’accélération du transport comme moteur de tous les moteurs. Ce qui était vrai de l’histoire du Blitzkrieg en 1939 s’applique de nos jours au reste de l’existence. En tradition gréco-romaine, on pense comme Aristote : le moteur des moteurs (le principe des phénomènes) est lui-même censé immuable et immobile. Cette métaphysique ne saurait nous faire comprendre l’époque des accélérations exponentielles où nous vivons. En interrogeant leur mobile (il se cache derrière leurs utilités affichées, communicationnelles ou cyberspatiales), nous apprendrons à démonter leurs moteurs et à comprendre ce que nous font nos transports. Automobilistes ou touristes, internautes ou joggers, nous voici tous nomades, pour ne pas dire SDF – à la veille et au seuil d’un nouvel ordre impérial. Il y a même longtemps que nos cités ne sont plus que des connexions et des stations de transit le long des voies d’un Réseau d’antennes sans bords et sans frontières. Quel droit et quelle loi voudront régir ce technosystème fractal et satellitaire ?
Jean-Luc Evard, 31 mars 2013

mardi 19 mars 2013

Le totem Europe et son lapsus


Comme on l’a compris grâce aux Frères Karamazov (1880) et à Totem et Tabou (1912), les fêtes de famille permettent aux fils, après le meurtre du père, de commémorer leur crime et d’en dissimuler les traces. On dit « tabou » tout geste qui dérange cette subtile mise en scène de la violence originaire et tend à nous remettre en mémoire le sens latent de nos institutions civiles, politiques et religieuses, sachant qu’il ne s’agit pas de le censurer ni de l’oblitérer, mais au contraire de le remémorer en le déformant, les deux opérations d'où résulte par synergie le totem d’une communauté. Dostoïevski et Freud nous ont ainsi expliqué pourquoi nous ne pouvons vivre que dans ce double langage : du principe de construction de notre commune réalité, il indique le prix symbolique (un parricide) et la fragilité extrême. Maquiller n'est pas tuer.
La littérature et la psychologie de l’inconscient ont précisément pour fonction de nous consoler des déguises, trompe-l’œil et autres chausse-trapes sans lesquels il n’y aurait aucune possibilité d’instituer une quelconque vie en société. Comme les contes ou le théâtre et ses effets cathartiques, elles veulent nous réconcilier avec sa violente vérité. Seuls les politiques s’imaginent qu’on peut la manier à volonté et sans contrepartie. Avec Machiavel, premier théoricien reconnu de cette technique, ils se flattent de l’espoir de maîtriser tous les contrecoups qu’appelle chaque nouveau coup.
Nous eûmes hier un exemple remarquable de la virtuosité indispensable à cette prétention et des effets les plus crus de son contraire. Qu’arrive-t-il aux dilettantes du totem, à ceux qui le manipulent sans respecter les règles du double langage qui en fait l’efficacité ? Soit le cas du totem Europe. La flotte d’Airbus A320 vendue à l’Indonésie à raison de quelque 18 milliards d’euros réunissait hier au palais de l’Elysée les deux PDG, celui de la République et celui de l’aviation civile, pour célébrer les mérites de la marque, de l’entreprise, du savoir-faire et pour fêter the big money. À aucun moment, il ne fut question de l’élémentaire réalité : Airbus est une entreprise européenne gérée par un consortium franco-allemand nommé EADS et dont les principaux ateliers se répartissent entre Toulouse, Hambourg et l’Espagne. Airbus et EADS doivent leur existence à une préoccupation ancienne de l’aéronautique européenne : contenir l’expansion de sa concurrente étatsunienne, Boeing, pour ne pas connaître le sort de l’informatique, par laquelle, jusqu’à nouvel ordre, les États-Unis gouvernent et pilotent la structure et le réseau numériques de la planète.
Ainsi, un des très rares titres de gloire technologique du rêve européen aura été nationalisé hier en grande pompe et sans vergogne. Une des dernières occasions de faire vibrer l’« idée européenne », non pas avec des lieux communs de potache ou de touriste, mais avec un bel objet volant, joli jouet sorti de mains soigneuses, a été escamotée avec un naturel et une unanimité qui en disent long.
Remercions au moins les organisateurs de ce raout hexagonal. Nous nous demandions encore quelles chances ils donnent à l’« idée européenne », quelle énergie ils désirent lui consacrer. Nous guettions aussi des signes infalsifiables d’une recomposition du tandem franco-allemand, quelques jours à peine après les (modestes) fastes du cinquantième anniversaire du Traité de l’Élysée de janvier 1963. Depuis la fête totémique d’hier, nous voici fixés. Le travail de deuil de l’idée européenne s’achève, et les derniers tabous sautent. Même à ses dignitaires, il est désormais possible de faire au grand jour comme si elle n’existait plus. La digue de phrases qui contenait encore l’assaut généralisé des Européens contre l’idée européenne, celle de Robert Schumann en tout cas, vient de céder. Ce qui explique sans doute, mais comme un effet de style involontaire, la violence non dissimulée de la potion administrée à la République de Chypre. Le lapsus fait l'homme.
Jean-Luc Evard, 19 mars 2013

lundi 18 mars 2013

Le petit Grand Israël


La semaine où nous entrons pèsera lourd dans les prochaines années du Proche-Orient géopolitique – au moins autant que les jours maintenant lointains de la signature des  accords d’Oslo. Entre le discours prononcé il y a moins d’une huitaine devant le Parlement européen par le président Peres et l’arrivée imminente du président Obama à Jérusalem, le Conseil des droits de l’Homme de l’ONU exige aujourd’hui, 18 mars, de Genève, par la voix d’une mission d’experts, l’« arrêt immédiat de la colonisation dans les territoires occupés ».
         Le drame en cours se lit maintenant à fleur de peau, et surtout son accélération. À Strasbourg, Shimon Peres a pressé l’Union européenne de livrer armes et soutien logistique à l’opposition syrienne, plaidant que c’était là le moyen le plus sûr de contenir l’extension régionale de la guerre civile. À Jérusalem, un Netanyahu fort des camouflets déjà infligés à la Maison-Blanche  s’apprête à recevoir un Obama affaibli par ses concessions multipliées ces dernières années à la politique palestinienne d’Israël. À Genève, la diplomatie des Nations unies interpelle Israël comme du temps de Durban : dans son rapport, la mission d’expertise, non seulement entonne et bétonne la rhétorique qui ignore superbement le peu de marge de manœuvre d’Israël face à son hinterland arabe (la formule hypocrite de « territoires occupés », en vigueur depuis juin 1967, aura rendu la géopolitique israélienne inintelligible dans le meilleur des cas, et de plus illégitime a priori), mais encore parle-t-elle d’un « système de ségrégation total », ajoutant ainsi une dimension juridique et idéologique au conflit territorial en cours.
On imagine le reste : tandis que les Etats-Unis renoncent à la présence diplomatique directe ou active (entre autres raisons : faute d’interlocuteurs fiables du côté palestinien, clivé depuis la sécession du Hamas), le nouveau gouvernement israélien s’achemine peu à peu, et de plus en plus vite, vers la construction d’un petit Grand Israël – et s’y emploie maintenant, fort qu’il est de deux atouts de circonstance : sa position de première ligne stratégique dans la question du nucléaire iranien, d’une part, sa position géographique exposée depuis le début de la guerre syrienne.
L’audace géopolitique à même de réduire le danger consiste donc à dire l’évidence à haute voix : plus le temps passe, et moins la « question palestinienne » pèse dans la puissante métamorphose qui travaille les mondes arabe et musulman – ce qui signifie, in concreto, que même l’instauration (tout à fait invraisemblable) d’un quelconque État palestinien jouxtant Israël sur ses flancs méditerranéen et jordanien ne changerait rien, n’aurait rien changé, ni au conflit arabo-arabe, ni à la conflictualité interconfessionnelle au sein du monde musulman. Comment exclure, d’ailleurs, que la spectaculaire assurance du cabinet israélien face à Washington n’ait pas son ressort le plus puissant dans ce discernement même de la situation locale, régionale et théologico-politique ? Si tel n’était pas le cas, le discours de Peres à Strasbourg eût été pour le moins farfelu : donne-t-on des conseils de sagesse stratégique au Vieux Monde quand soi-même on est menacé de figurer sur la liste des indésirables de l’humanisme ?
Un seul aspect de cet imbroglio nous échappe, et le plus décisif : à quoi ressemble l’imaginaire géopolitique du judaïsme américain ? Soyons studieux, lisons, nous le saurons bientôt.
Jean-Luc Evard, 18 mars 2013

samedi 2 mars 2013

Roches tarpéiennes


Il faudra suivre de près le dialogue ouvert par Régis Debray avec Hubert Védrine dans les colonnes du Monde diplomatique de mars, sous le titre « La France doit quitter l’OTAN ». Son occasion ? H. Védrine, dans son rapport de novembre 2012 à la présidence de la République qui le consultait sur « l’avenir de la relation transatlantique et les perspectives de l’Europe de la défense », expose pourquoi, somme toute, il juge le récent retour de la France dans les instances dirigeantes de l’OTAN comme un fait désormais acquis et irréversible. R. Debray défend et détaille longuement l’argument contraire. Controverse qui fera date car elle porte sur l’ensemble des motifs en jeu dans la décision questionnée (ses motifs circonstanciels, ses motifs géopolitiques, ses motifs civilisationnels). Le texte de R. Debray synthétise donc les trois unités qui rythment l’agir et l’existence historiques : durée brève de la décision (un ou deux quinquennats), durée moyenne de la relève générationnelle (trente ans), durée longue d’une époque (l’ère nucléaire, l’économie numérique, qui renversent la hiérarchie classique du politique, naguère prioritaire, et du technique, aujourd’hui aux commandes).
Trois genres de motifs, trois genres de durée, mais aussi trois genres de réalité : les procédures de la décision souveraine sont d’apparence politique (la Ve République bientôt sexagénaire rallie l’Alliance nord-atlantique quittée par son fondateur après que la IVe République, qu’il méprisait, l’avait pratiquée dès 1949), le rythme est celui des classes d’âge dans une époque historique (Hollande à gauche et Sarkozy à droite sont l’un et l’autre, à égalité, des fleurons standard d’après l’après-gaullisme), les valeurs qui orientent l’agir humain sont technologiques (il n’y a plus que des armées professionnelles dans un monde de serial killer, de drones, de logiciels et de boucliers antimissiles).
On ne saurait donc bouder, en 2013, la bonne fortune de cette passe d’armes bien conduite entre les deux amis anciens conseillers de François Mitterrand. En outre, près de trente ans ont passé depuis que R. Debray avait publié les Empires contre l’Europe, réquisitoire instruit contre l’hégémonie étatsunienne et la pax americana. Le désaccord d’aujourd’hui avec Hubert Védrine nous permet, quant à la géopolitique de R. Debray, de retrouver des invariants et de surprendre des inflexions. Rien de plus stimulant, pour l’intelligence politique authentique, que ce genre, peu fréquent, de chassé-croisé : un homme de droite, de Gaulle, tenait aux Etats-Unis la dragée aussi haute que peut le désirer un gramscien comme R. Debray, tandis qu’aujourd’hui, dans le monde d’après l’après-guerre froide où les effets de long terme de la politique gaullienne se sont presque entièrement dilués ou effacés, ce sont des hommes de gauche comme H. Védrine ou F. Hollande dont la politique « atlantique » ou « atlantiste » chagrine le contempteur de la pax americana. Convient-il de voir dans ce chassé-croisé un simple différend idéologique (dès lors, un épisode bénin) ou bien le présage éloquent d’une possible transformation stratégique (et dès lors, un événement géopolitique de longue portée, voire son dénouement) ?
         Pourquoi la lecture du véritable petit manifeste de R. Debray laisse-t-elle surtout une impression poignante ? Pour la raison précise que son auteur, penseur précieux et classique parce que fidèle au tragique comme à l’élément matriciel de l’histoire universelle, argumente du point de vue symbolique et mélancolique d’un « empire » français dont l’opposition à l’ « empire » américain fait sciemment l’impasse sur les raisons substantielles de son hégémonie actuelle. Sans doute la sympathique phobie de R. Debray pour le nom « Occident » (« notion chérie de la culture ultra-conservatrice », dit-il au risque d’affaiblir son propre argument stratégique, qui est latin, celui, au fond, du Kojève de 1945-1950, quand cet hégélien plaidait pour la restauration d’un ensemble méditerranéen sur lequel appuyer la puissance française face aux deux géants de la guerre froide), sans doute ce pli explique-t-il cette impasse : de même que Kojève, confondant 1945 et 1918 et oubliant que de Gaulle lui-même avait déjà anticipé à Brazzaville en 1942 le chapitre de la décolonisation progressive, imaginait la fabrication d’un nouvel empire français d’inspiration « latine » qui damerait le pion aux empires britannique et américain, de même R. Debray rêve-t-il aujourd’hui d’un Bandoeng new look : d’une France narguant et contrant l’oncle Tom pour encourager par l’exemple les jeunes nations championnes qui daubent l’empire et ricanent de son ton hypocritement protecteur. En fait, ce qui, venant des États-Unis, blesse R. Debray, c’est une métaphore habilement placée : il ne supporte pas (bien né, qui le supporterait ?) qu’un Américain, Robert Kaplan, ait pu mettre les rieurs de son côté en réclamant Mars pour l’Amérique et en laissant Vénus à la vieille Europe. Lourde morgue, il est vrai – du quolibet du parvenu de là-bas, sachons tirer la leçon sans rire ni pleurer.
Un raisonnement gaulliste (martial et seigneurial) tenu dans un monde post-gaullien (pacifiste et terroriste), voilà le hiatus où, sous le panache, le bât du concept blesse plus que la blessure d’orgueil. Sans parler des sources néo-jacobines du gaullisme âme de la Résistance, quel était le secret, donc la puissance de sa noblesse ? Pour une part, la tactique et la stratégie de la guerre mécanisée de mouvement (voilà pour le premier gaullisme, de Gaulle via Guderian et Lidell Hart) ; pour l’autre, le sens lucide de la période historique, l’art de transformer l’autorité de l’empire en prestige moral dans une zone d’influence post-coloniale (voilà pour le second, de Gaulle via Lyautey). Ces annales de la Fleur de lys et de la Croix de Lorraine étant rappelées, il y a surtout urgence à comprendre que les prémisses conceptuelles et les effets géostratégiques de l’ordre nucléaire et informatique où nous sommes désormais largement entrés repoussent dans la préhistoire cette perception moins « gaullienne » que strictement géopolitique et géographique de la domination. Sous les objections mélancoliques de R. Debray travaille donc une thèse à laquelle j’oppose celle-ci : l’époque de la technologie numérique polyvalente a renversé l’ancienne hiérarchie euclidienne qui faisait du temps une dérivée de l’espace, notre espace est la dérivée du temps fabriqué en tant que simultanéité  universelle idéale. Le méridien de Greenwich n’est plus une ligne de démarcation, mais la surface entière du globe connecté à lui-même comme une gigantesque cellule plongée par sa nouvelle horloge – le temps atomique infiniment petit – en régime d’autarcie biologique parfaite (dangereuse parce qu’involontaire et non sue).
Même si les Etats-Unis se maintiennent encore longtemps à leur rang d’empire romain (fonction que par ailleurs exècre leur wilsonisme invétéré), leur prépondérance géopolitique n’en continuera pas moins de s’effriter, pour une raison que le médiologue R. Debray connaît d’ailleurs fort bien : comme l’a illustré l’attaque-éclair du 11 septembre 2001 sur les twin towers, le nomos de la terre ne s’inscrit plus en frontières terrestres ou ne s’affiche plus sur des rideaux de fer, mais aux interfaces fluides et virtuelles de l’hyperpuissance électronique et stratosphérique. Il en va de cette arme post-industrielle comme il en fut de sa grande sœur l’arme nucléaire : par nature, voyez l’Iran, elle ne saurait rester le monopole d’aucun souverain. C’est elle qui accélère l’occidentalisation du monde en sa phase terminale et caricaturale : elle dénationalise les nations comme un pipe-line transforme un désert en boulevard et comme l’agro-alimentaire fait de nos cuisines des égouts, elle chasse les empires de leur étendue et les connecte aux flux tendus de la computation hyperbolique et de la simulation exponentielle sur Terre et au Ciel. « Quoi qu’impose la subversion technocratique en vigueur, l’économie n’est qu’une technique au service du politique, qui seul pose les fins ou les valeurs à défendre, et non l’inverse », écrivait R. Debray dans son livre de 1985 (p. 142). Peut-être – mais cette assertion, aussi romaine et jacobine que peu « matérialiste », sonne comme une pétition de principe Ancien Régime durement bousculée par le Nouveau Régime toujours plus populaire de la technoscience du ni paix ni guerre contemporain.
Faisons donc à R. Debray l’amitié d’un pari risqué. Son livre de 1985 avait anticipé à sa manière la fin de l’Union soviétique. Parions, nous, que les États-Unis se savent au pied du mur technologique qui, derrière le Capitole, leur cache encore la Roche tarpéienne.
J.-L. Evard, 2 mars 2013