Le jeune homme de 19 ans qui,
il y a quelques jours, vida au hasard sur les passants d’une rue d’Istres un
chargeur de fusil automatique pour rayer ainsi trois noms du livre des vivants
– nous rend malgré lui un précieux service. Qu’il se soit livré sans résistance
à la police ne change guère ce signe-ci des temps : depuis quelques
années, nous versons machinalement au débit des réalités statistiques le nombre
des enragés résolus à ne pas en finir avec la vie sans emmener avec eux le lot
d’inconnus qui traversent leur champ de tir. Le prototype du suicidaire ne
passant à l’acte qu’à raison d’une prise d’otages qu’il n’échange avec rien
d’autre que sa propre mort admet certes des variantes : le plus ou moins
de cérémoniel dans la sélection des victimes, le plus ou moins de clôture de
l’espace retenu pour le carnage (du petit campus au boulevard), le plus ou
moins de « normalité » présumée par les profiler enquêtant après le massacre parmi les plus ou moins
proches. N’empêche que la régularité évidente de cet excès – sa
« transparence », dirait Baudrillard – finit par en gommer la marque
d’infamie originaire (celle retenue par la célèbre stylisation surréaliste du
monstre tirant au hasard dans la foule) et par l’affecter d’un tout autre
coefficient. Comme si une carrière nouvelle s’offrait désormais à une forme de
violence ancienne mais désœuvrée : de l’excès insensé des commencements,
nous sommes passés à l’accès épisodique – de l’exception tragique et
cathartique au régime ordinaire de l’obscénité inutile.
Il suffit, pour s’expliquer cette récente
transformation, de rapprocher et de comparer l’habitus du serial killer et l’économie du « terrorisme », au sens où
ce mot, de nos jours, ne recouvre plus que des formes de violence
indissociables, à la fois pathologique, idéologique et endémique (ou
pandémique). Qu’importe que, d’un côté, un dément retourne le ressassement de
sa solitude contre la foule solitaire et s’en fasse l’impossible exterminateur
féroce – et que, de l’autre, un virtuose de la sale guerre se serve de la même
foule solitaire pour prendre en otage un appareil d’Etat et lui faire mordre la
poussière d’humiliation ? Certes, idéologiquement armée de son bon droit, human bombe compte et se raconte
autrement que le tueur fou : rouage d’une opération dûment calculée, elle
« s’engage », cette bombe, elle « se sacrifie », elle opère
à sa manière dans un plan de pouvoir et de justice, elle invoque des
solidarités, une économie de représailles, une loi du talion. Mais qu’importe,
puisque, raisonné ou délirant, calculé ou enragé, l’acte du massacre se donne
dans les deux cas la même cible : la masse. Qu’importe la différence
d’échelle (3 morts à Istres, des dizaines en Norvège ou à Islamabad, des
milliers à New York le 11 septembre 2001), puisque dans son principe le geste
du massacre ne vise pas une quantité mais, comme son nom l’indique, une
non-quantité, une non-proportion, l’innombrable absolu qu’est une masse (« absolu » : absous,
détaché de tout nombre) ?
Cette masse,
celle si magistralement explorée par Elias Canetti, matérialisait jusqu’il y a
peu la face la plus obscure du destin occidental :
née dans le sillage même de l’urbanisation industrielle, elle a gagné le reste
du monde. Même des cultures aussi familières de l’expérience de la foule que
les vieilles métropoles d’Asie abordent aujourd’hui l’épreuve cruciale de la
massification, l’heure de la « dissociété » (Jacques Généreux)
induite par les techniques du transport et des mass media. Techniques destructrices de l’urbanité puisqu’elles
ajoutent l’espace-temps virtuel du flux de missiles et de messages à
l’espace-temps physique de l’urbanisation.
En Occident, la toute première expérience durable de
massification remonte à l’empire romain. À l’époque, le genre humain avait
inventé une alternative, le monachisme, dont la puissance de civilisation
tenait bien moins à ses contenus dogmatiques qu’à sa valeur de refuge efficace
face à la désagrégation de la culture urbaine antique. De nos jours, ce
précédent retrouve bientôt son actualité : comment maîtriser les
intensités géopolitiques de la massification et de la désertification – qui ne
gagnent pas seulement l’Afrique sahélienne ou l’Asie, mais irradient aussi le
vieil Occident. Demandons-le nous en démographes, en urbanistes, en citoyens de
sociétés encore ouvertes – mais déjà
sinistrées.
J.-L. Evard, 27 avril 2013