La Quinzaine géopolitique entre ces jours-ci dans sa troisième année.
Anniversaire à cocher d’un écrit de plus : la parution en ce moment même,
aux Éditions de la Différence, de notre Géopolitique
de l’homme juif. On ne commet certainement pas de hors sujet en en résumant
ici l’argument principal : l’homme juif n’a jamais fondé ni une nation ni
un empire.
Un
peuple peut-il s’inventer ? Nul n’en doute, l’histoire nous en offre tant
d’exemples, à chaque fois surprenants bien qu’à chaque fois elle nous parle de la même expérience jamais semblable,
celle du commencement. Lisons Schiller ou Edgar Quinet : invention des
Provinces-Unies et de la nation hollandaise. Lisons James Joyce :
invention de la nation irlandaise, à égalité avec les peuples de Homère. Et
Michelet détaillant les affres révolutionnaires de la naissance de la nation
française. Écoutons le gospel : naissance du peuple noir pendant la
naissance de la nation américaine. L’inouï du commencement souffle où il veut.
Il fait aussi souffrir s’il se fait attendre : Goethe, Hölderlin,
Nietzsche trouvèrent des mots sévères pour fustiger leur peuple.
Mais
un peuple peut-il s’inventer plusieurs fois ? La question pourra indigner,
elle rappelle celle posée il y a peu par Shlomo Sand et la lumière nouvelle
sous laquelle il place l’écriture de l’histoire juive. Géopolitique de l’homme juif prend ce risque, et le prend d’abord
pour apaiser une perplexité familière à quiconque traverse, aborde ou médite
les destins juifs, leurs énigmes, lisibles dès les siècles hébreux retenus par
les chroniques de la Bible et les livres sapientiaux. Il faut le prendre aussi
pour tenir une gageure, sans laquelle il n’y a pas de vérité en l’esprit :
on peut méditer l’histoire des Juifs sans pécher par judéo-centrisme, comme il
faut le souhaiter à tout candidat à ce travail de Sisyphe. Bonne école pour
apprendre à se décentrer, et pour apprendre le métier d’historien : en
multipliant les sources du récit historique, en les recroisant, en les plaçant
dans autant de perspectives – c’est du moins l’idéal – qu’il y a d’acteurs, de
censeurs de leurs actions et de lecteurs des archives. Géopolitique de l’homme juif, dans cette intention, revient sur la
genèse du sionisme : sur la sécularisation de la religion de l’histoire
léguée aux Juifs du XIXe siècle par l’histoire de leur religion.
Le
peuple juif s’est-il donc inventé plusieurs fois ? Sans guère de doute. Y
aurait-il d’ailleurs une autre clef d’explication à son histoire ? à
l’extrême difficulté de l’écrire, à proportion de la diversité des identités
juives dans l’espace et le temps ?
Cette
clef, si elle existe, ne se trouve ni dans les philosophies de l’histoire ni
dans ses mythologies, mais à leurs carrefours : là où s’entrecroisent et
s’enrichissent des méthodes d’existence élevées en tradition. Carrefours foyers
de toute complexité, carrefours fréquentés depuis toujours par le peuple
juif : son nom marque la sortie laborieuse hors de l’époque des
polythéismes, il marque aussi bien la résistance éperdue à Rome premier empire
universel que la résistance à sa propre invention judéo-chrétienne
(paulinienne), il marque la durée dans l’exil et la diaspora, le renouveau dans
l’assimilation des Lumières, dans la conversion au romantisme politique (Moses
Hess, Heine, Graetz), dans la conversion du statut de peuple paria à celui de
nationalité en attente, puis à la conquête d’une terre. Et d’une condition
géopolitique atypique, comme le manifeste la question des frontières de l’État
d’Israël et de la citoyenneté dans ce pays sans constitution en bonne et due
forme.
Chaque
fois que nous affrontons la complexité, elle a la bonté de nous inspirer
aussitôt le désir sincère de la réduire sans la trahir. La clef utilisée dans
ce livre pour interroger la singularité de la condition juive à toute époque, revient
pour une part à Karl Jaspers, maître et ami de Hannah Arendt. Jaspers, pour
méditer les philosophies de l’histoire, avait élaboré la notion de
« période axiale », désignant par là, dans la vie spirituelle du
genre humain, un tournant décisif – comme on parle des révolutions néolithique ou
industrielle –, celui de la maturité éthique atteinte avec l’expérience des
religions universelles. Le nom du peuple juif est devenu un marqueur d’histoire
universelle pour avoir condensé le long d’un seul et même axe – la Bible est cet axe figuré en écrits – un tel
tournant du destin humain : fin des dieux, du sacrifice humain, de la
pensée magique ; commencement simultané de l’écriture (à vocaliser), de la
distance éthique, de l’autorité à la fois
théologique et politique, art difficile de l’herméneutique.
À
quoi s’ajoute une seconde singularité : la position axiale des Juifs dans
l’histoire des nations n’a cessé d’inspirer des rebelles parmi les Juifs
eux-mêmes, transfuges, apostats, hérétiques en tout genre – et ce avec une
telle constance, une telle régularité infaillibles à travers les siècles,
qu’elles ne peuvent pas ne pas rentrer dans toute méditation de la complexité
qui noue l’ensemble (ouvert) des destins juifs. « Axe » ne signifie
pas orthodoxie, et non plus invariance ! mais liberté du retournement répété sur soi-même, selon
la figure des études de Gershom Scholem consacrées aux énergies hétérogènes du
destin juif : ses mystiques, ses faux prophètes, ses excentriques, ses
détracteurs. Non pas errances de désaxés, mais passion des commencements.
Passion non d’un jour, mais passion endurante. Qui a soif, qu’il étudie.
Les
Juifs n’ont pas, tant s’en faut, le privilège de la position axiale. Ils occupent,
par exemple, un autre axe, la diagonale qui, depuis l’Antiquité hellénistique
et la traduction de la Septante au IIIe siècle av. J.-C., joint
Athènes et Jérusalem. Or cet axe en longe en partie, ou en recroise un
autre, celui nommé « la voie romaine » par Rémi Brague. Second axe et
voie qu’il faut apprendre à parcourir en tous sens, ou à plier et déplier selon
tous ses angles obscurs. Travail de Pentecôte, car il y faut plusieurs langues.
Plusieurs souffles. Plusieurs commencements de l’homme. Ce que suggère, a contrario, cette singularité : l’histoire
d’un peuple ne construisant ni nation ni empire.
J.-L. Evard, 26
mars 2014
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