mercredi 26 mars 2014

Ni nation ni empire


La Quinzaine géopolitique entre ces jours-ci dans sa troisième année. Anniversaire à cocher d’un écrit de plus : la parution en ce moment même, aux Éditions de la Différence, de notre Géopolitique de l’homme juif. On ne commet certainement pas de hors sujet en en résumant ici l’argument principal : l’homme juif n’a jamais fondé ni une nation ni un empire.

Un peuple peut-il s’inventer ? Nul n’en doute, l’histoire nous en offre tant d’exemples, à chaque fois surprenants bien qu’à chaque fois elle nous  parle de la même expérience jamais semblable, celle du commencement. Lisons Schiller ou Edgar Quinet : invention des Provinces-Unies et de la nation hollandaise. Lisons James Joyce : invention de la nation irlandaise, à égalité avec les peuples de Homère. Et Michelet détaillant les affres révolutionnaires de la naissance de la nation française. Écoutons le gospel : naissance du peuple noir pendant la naissance de la nation américaine. L’inouï du commencement souffle où il veut. Il fait aussi souffrir s’il se fait attendre : Goethe, Hölderlin, Nietzsche trouvèrent des mots sévères pour fustiger leur peuple.

Mais un peuple peut-il s’inventer plusieurs fois ? La question pourra indigner, elle rappelle celle posée il y a peu par Shlomo Sand et la lumière nouvelle sous laquelle il place l’écriture de l’histoire juive. Géopolitique de l’homme juif prend ce risque, et le prend d’abord pour apaiser une perplexité familière à quiconque traverse, aborde ou médite les destins juifs, leurs énigmes, lisibles dès les siècles hébreux retenus par les chroniques de la Bible et les livres sapientiaux. Il faut le prendre aussi pour tenir une gageure, sans laquelle il n’y a pas de vérité en l’esprit : on peut méditer l’histoire des Juifs sans pécher par judéo-centrisme, comme il faut le souhaiter à tout candidat à ce travail de Sisyphe. Bonne école pour apprendre à se décentrer, et pour apprendre le métier d’historien : en multipliant les sources du récit historique, en les recroisant, en les plaçant dans autant de perspectives – c’est du moins l’idéal – qu’il y a d’acteurs, de censeurs de leurs actions et de lecteurs des archives. Géopolitique de l’homme juif, dans cette intention, revient sur la genèse du sionisme : sur la sécularisation de la religion de l’histoire léguée aux Juifs du XIXe siècle par l’histoire de leur religion.

Le peuple juif s’est-il donc inventé plusieurs fois ? Sans guère de doute. Y aurait-il d’ailleurs une autre clef d’explication à son histoire ? à l’extrême difficulté de l’écrire, à proportion de la diversité des identités juives dans l’espace et le temps ?

Cette clef, si elle existe, ne se trouve ni dans les philosophies de l’histoire ni dans ses mythologies, mais à leurs carrefours : là où s’entrecroisent et s’enrichissent des méthodes d’existence élevées en tradition. Carrefours foyers de toute complexité, carrefours fréquentés depuis toujours par le peuple juif : son nom marque la sortie laborieuse hors de l’époque des polythéismes, il marque aussi bien la résistance éperdue à Rome premier empire universel que la résistance à sa propre invention judéo-chrétienne (paulinienne), il marque la durée dans l’exil et la diaspora, le renouveau dans l’assimilation des Lumières, dans la conversion au romantisme politique (Moses Hess, Heine, Graetz), dans la conversion du statut de peuple paria à celui de nationalité en attente, puis à la conquête d’une terre. Et d’une condition géopolitique atypique, comme le manifeste la question des frontières de l’État d’Israël et de la citoyenneté dans ce pays sans constitution en bonne et due forme.

Chaque fois que nous affrontons la complexité, elle a la bonté de nous inspirer aussitôt le désir sincère de la réduire sans la trahir. La clef utilisée dans ce livre pour interroger la singularité de la condition juive à toute époque, revient pour une part à Karl Jaspers, maître et ami de Hannah Arendt. Jaspers, pour méditer les philosophies de l’histoire, avait élaboré la notion de « période axiale », désignant par là, dans la vie spirituelle du genre humain, un tournant décisif –  comme on parle des révolutions néolithique ou industrielle –, celui de la maturité éthique atteinte avec l’expérience des religions universelles. Le nom du peuple juif est devenu un marqueur d’histoire universelle pour avoir condensé le long d’un seul et même axe – la Bible est cet axe figuré en écrits – un tel tournant du destin humain : fin des dieux, du sacrifice humain, de la pensée magique ; commencement simultané de l’écriture (à vocaliser), de la distance éthique, de l’autorité à la fois théologique et politique, art difficile de l’herméneutique.

         À quoi s’ajoute une seconde singularité : la position axiale des Juifs dans l’histoire des nations n’a cessé d’inspirer des rebelles parmi les Juifs eux-mêmes, transfuges, apostats, hérétiques en tout genre – et ce avec une telle constance, une telle régularité infaillibles à travers les siècles, qu’elles ne peuvent pas ne pas rentrer dans toute méditation de la complexité qui noue l’ensemble (ouvert) des destins juifs. « Axe » ne signifie pas orthodoxie, et non plus invariance ! mais liberté du retournement répété sur soi-même, selon la figure des études de Gershom Scholem consacrées aux énergies hétérogènes du destin juif : ses mystiques, ses faux prophètes, ses excentriques, ses détracteurs. Non pas errances de désaxés, mais passion des commencements. Passion non d’un jour, mais passion endurante. Qui a soif, qu’il étudie.

Les Juifs n’ont pas, tant s’en faut, le privilège de la position axiale. Ils occupent, par exemple, un autre axe, la diagonale qui, depuis l’Antiquité hellénistique et la traduction de la Septante au IIIe siècle av. J.-C., joint Athènes et Jérusalem. Or cet axe en longe en partie, ou en recroise un autre, celui nommé « la voie romaine » par Rémi Brague. Second axe et voie qu’il faut apprendre à parcourir en tous sens, ou à plier et déplier selon tous ses angles obscurs. Travail de Pentecôte, car il y faut plusieurs langues. Plusieurs souffles. Plusieurs commencements de l’homme. Ce que suggère, a contrario, cette singularité : l’histoire d’un peuple ne construisant ni nation ni empire.

J.-L. Evard, 26 mars 2014


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