mardi 21 mai 2013

Syrie : essai d'hologramme

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En quelques heures, la « miniature » de guerre mondiale qui servait de titre au troisième billet de mai de La Quinzaine géopolitique – « Syrie, la guerre mondiale en miniature » – vient de changer d’envergure. Refus français d’une participation iranienne à la prochaine conférence internationale de Genève, revers de l’Armée Syrienne de Libération dans la région (stratégique) d’Homs, entrée en guerre ouverte des milices du Hezbollah aux côtés du régime syrien bénéficiaire des livraisons d’armes russes, replis diplomatiques américains, replis militaires kurdes en deçà de la frontière turque…  – pendant que, du côté irakien, égyptien, tunisien, les tensions endogènes se renforcent sans cesse… et les attentats aussi…
         Aucun doute : en Syrie, le schéma de guerre du premier jour n’a pas changé de nature (un conflit d’ambiance local élargi à l’échelle régionale et  confessionnelle, mécaniquement répercuté sur la vieille scène russo-américaine, fantôme de la bipolarité Est-Ouest de jadis), mais sa nouvelle intensité géopolitique indique que, de fait, une page se tourne. Le pronostic en devenant donc d’autant plus précaire, on se contentera ici de quelques observations de surface, dans le seul souci du long terme qui oriente trois questionnements.
1) Le silence américain vaut-il confirmation de la tendance rendue virtuelle dès avant la mi-mandat de la première présidence Obama (éclipse d’une politique américaine au Proche-Orient, suite au tournant asiatique et pacifique amorcé en début de présidence Obama I), ou exprime-t-il tout prosaïquement l’immobilisme accusé depuis quelques mois par la Maison-Blanche que paralysent les initiatives des Républicains en guerre budgétaire permanente avec elle ? Ou encore : au Proche-Orient, les Américains subissent-ils la pression russe, ou la tolèrent-ils comme la contrepartie, inglorieuse mais rentable, d’un marchandage stratégique dont la longue portée ne nous est pas encore visible ? Pour les Russes, l’herméneutique idéale de la guerre syrienne est beaucoup plus simple que pour les Américains : ils ont toujours été la base arrière inconditionnelle de la Syrie, depuis les premiers jours du parti Baas – tandis que la lecture américaine de la guerre syrienne sera tantôt « turque » (Ankara pilier de l’OTAN), tantôt « israélienne » (Israël, seul invariant réel de la politique proche-orientale de Washington depuis la fin de la guerre des Six Jours).
2) L’exacerbation du conflit théologico-politique, entre sunnites et chiites, non seulement devient la dominante de la guerre syrienne, mais tend désormais à influer directement sur l’aile asiatique (pakistanaise, indienne…) du conflit. Curieusement, son extension arabo-musulmane, du Maghreb à l’Asie occidentale, pourrait sembler décharger l’Occident de ses habituelles missions de police universelle, les fiascos afghan et irakien après intervention militaire américaine faisant office de « leçon » en la matière. Mais le rentrant de l’Islam dans le flanc sud-ouest du sous-continent russe interdit un tel abstentionnisme : à grand peine, Moscou a maté la Tchétchénie, mais trébucherait en cas de nouvelles rébellions. Moscou peut évidemment compter sur l’Ouest pour l’aider à maintenir ce statu quo – évidence qui, dès maintenant, pèse lourd, au détriment, bien sûr, de toutes forces ou poussées centrifuges, et la « révolution » syrienne en est une. L’appui russe à Bachar el Assad se nourrit discrètement de cette logique de jeu de mikado : « ne rien faire qui menace le maintien et la contenance de l’ours russe », se dit l’Ouest ­– or notre ours slave, auquel, moyennant traité, le port syrien de Latakié sert de rade, ne lâchera pour rien au monde cette fenêtre méditerranéenne.
3) Combien de temps encore l’islam waabite s’abstiendra-t-il de surgir au grand jour dans la partie en cours ? Le plus longtemps possible, et ce pour la raison que depuis le tout début des commotions du monde arabe et musulman (à la fin, à peu près, des années de guerre civile en Algérie), le monde waabite – Arabie Saoudite, émirats – occupe une double position clef : d’une part, il se considère comme foncièrement étranger à la querelle entre sunnites et chiites (La Mecque réclame pour elle seule toute la légitimité théologique et prophétique), il agit donc en entité théologico-politique souveraine, depuis des siècles hostile à tout ce qui n’est pas waabite ; d’autre part, le même bloc waabite, enclave hypermoderne dans le Moyen-Orient et môle pétrolier vers l’Euramérique, opère en investisseur infatigable sur les marchés occidentaux (le marché du football français en dit long à cet égard). Ces deux particularités en font le sésame de la situation.
Sésame d’un maniement de plus en plus délicat : à l’heure où se déstabilise en profondeur l’ensemble des frontières interarabes dessinées par les diplomaties franco-anglaise de 1920 (Liban et Syrie) et anglo-américaine de 1943 (Arabie saoudite, Irak et Jordanie), deux facteurs pèsent de plus en plus sur la configuration des forces en présence : 1) la farouche résolution russe de ne pas céder un millimètre des restes (syriens) de l’ancien empire sur sa façade méditerranéenne 2) la résolution patiente du monde waabite de prendre le leadership sur l’ensemble arabo-musulman, à la faveur de sa discrète position de force économique à l’intérieur de l'Occident géopolitique. À quoi s’ajoute que cette constellation rentre – mais par effet pervers – dans les calculs muets du club nucléaire (le groupe, informel mais factuel, des détenteurs de l’arme et de sa balistique) impuissant à enrayer l’effort iranien qui va bientôt toucher au but, et que, à courte vue et pour justifier par avance cet échec, ne peut que soulager la perspective d’un contrepoids waabite à l’imminent armement nucléaire iranien.
Il ne manque désormais plus rien à l’obscur magnétisme des ondes courtes ou longues qui font de la Syrie la spirale de tornades où la fiction machiavélienne de l’équilibre des puissances perd son efficacité de vieil outil de la domination.
J.-L. Evard, 21 mai 2013

samedi 18 mai 2013

La guerre en trompe-l'œil

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Entre autres raisons constantes de l’autorité universelle de l’Art de la guerre, le plus ancien traité connu en la matière, considérons celle dont les commentateurs font le moins état : le sens plastique aigu de l’auteur, Sun Tse, son souci du beau en toutes occasions, sa volonté de conformer nos talents techniques aux qualités subtiles des cinq éléments cosmiques du vivant (la Terre, l’Eau, le Bois, le Feu et le Métal). Quoique le mot n’apparaisse jamais sous sa plume, d’un tel technicien, en Occident, depuis des siècles, nous parlons sans hésitation comme d’un artiste – soit qu’il élève la maîtrise des « arts mécaniques » à la hauteur des « beaux-arts » (et nous raisonnons alors comme les Anciens et comme s’ils réconciliaient le démiurge et le poète, l’habile ouvrier et l’inspiré), soit qu’il considère l’État comme une œuvre d’art. Nous guide alors un motif moderne, celui popularisé, par exemple, par Schiller (« la plus parfaite de toutes les œuvres de l’art, l’édification d’une vraie liberté politique » – ainsi la deuxième des Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme esquisse-t-elle, en 1794, son projet anti-platonicien : la synergie  des beaux-arts et du politique).
Le rapprochement s’impose à tous points de vue : le point de vue spécialiste des experts de la guerre stratégique (« semblable à un art politique rationnel », note Alain Joxe dans son propre commentaire de Sun Tse), mais aussi le point de vue généraliste des… humanistes, eux pour qui le beau ne se sépare en aucun cas du vrai et du bon – et en matière de guerre aussi ? faut-il alors se demander. Pourtant, le même rapprochement qui, ici, réduit l’écart d’expertise stratégique de l’Orient et de l’Occident décèle et dénonce aussi le défaut secret de l’humanisme que ce parallèle réjouissait tant (et qui, d’un jésuite justement, fit le premier traducteur de Sun Tse) : l’Occident fait grand cas de Leonardo da Vinci ingénieur militaire et peintre magistral, mais cet inspiré fait l’exception plus que la règle. Nous prétendons nous partager entre ces deux vocations, nous n’en savons pas moins que, si l’esthète règne, l’utilitariste gouverne. Et cette inégalité flatte la conscience morale, souvent paresseuse, mais la rend suspecte de mauvaise foi : la quantité de cautèle nécessaire aux prouesses du stratège ne fait bon ménage ni avec la morale ni avec la vérité, c’est ce qu’il faut comprendre pour que l’humanisme ne dégénère pas en hypocrisie ou en posture. De ce mystère, il n’est jamais question qu’à demi-mot, il a la peau dure, le cuir bien tanné. À quelles conditions le grand stratège qui ruse pourra-t-il donc passer à juste titre pour un grand artiste qui enseigne ?
« Soyez victorieux ou mourez glorieusement », s’écrie Sun Tse à l’adresse des généraux qui le lisent, en stratège aux accents cornéliens : « S’il y a des hasards à affronter, que vos soldats ne les affrontent pas seuls, mais à votre suite ; s’ils doivent mourir, qu’ils meurent, mais périssez avec eux. » En somme, la beauté de la stratégie, technique rationnelle de la guerre, dépend de la conscience que nous cultivons de son possible échec – notre défaite devant l’adversaire – et du jugement qu’alors nous nous appliquons : un vaincu se refuse le droit de survivre. Une telle alternative – vaincre ou mourir – peut-elle passer telle quelle pour rationnelle et pour rationaliste ? Corneille donne-t-il leçon d’héroïsme ou de stratégie, de style ou de sens pratique, de grandeur ou de servitude ? L’éthique du stratège enseignée par Sun Tse ne concerne-t-elle que le métier de soldat ou aussi bien la condition de citoyen ?
Que Sun Tse n’imagine pas un stratège captif après sa défaite nous semble cohérent : à aucun moment son traité n’envisage ne serait-ce que l’éventualité de soldats faits prisonniers. À plus forte raison leur chef aura-t-il pour devise : « La victoire ou la mort. » En s’exposant comme ses hommes et à égalité avec eux (ses « enfants », écrit Sun Tse), il s’en déclare ainsi inconditionnellement solidaire. Mais la beauté qui se manifeste dans cette volonté d’égalité devant la mort où se compense l’inégalité accentuée de toute hiérarchie militaire – cette beauté s’impose comme celle d’un style, non comme celle déduite par équivalence rationaliste avec les deux autres valeurs, le vrai et le bon. L’autorité du stratège sur ses hommes naît de son désintéressement, dont il atteste en liant sans conditions sa vie à celle de la collectivité à laquelle il commande. Non le calcul rationnel des conditions de possibilité de la victoire, mais la volonté de partager la gloire qui suit les épreuves de la guerre – voilà l’éthique mise au préalable de toute l’économie politique de la guerre et de la paix, et sous la forme décisionnelle du « vaincre ou mourir ». Éthique si impérieuse qu’elle contredit ouvertement le rationalisme intégral de la stratégie de Sun Tse (le calcul des proportions à respecter entre les fins visées et les moyens utilisés). Un élément non calculable, le pacte d’égalité symbolique passé par le général avec ses soldats, commande le reste – et le commande inconditionnellement. La beauté du style n’exprime rien d’autre que ce mystère mal intelligible au rationalisme des stratégies : elles ne valent, elles ne s’appliquent, elles n’opèrent leurs divers miracles d’efficacité que si religieusement respectée la clause éthique de l’égalité des sujets de l’agir politique. Cachée sous les apparences de la paix, le théâtre de la guerre la met en évidence. La rationalisation intégrale de la guerre fait le principe commun à l’œuvre écrite de Sun Tse et à celle de Clausewitz ? Oui, mais cette entreprise n’est elle-même rendue possible que par l’affirmation d’une grandeur incalculable, parce que toute symbolique.
Il y a fort à parier que L’Art de la guerre de Sun Tse, rédigé il y a quelque vingt-cinq siècles, connaît une gloire égale à celle de son équivalent européen, le De la guerre de Clausewitz, pour cette raison, et pour cette raison seulement : il élève à un degré d’apparent paradoxe extrême ce qu’il est par ailleurs censé réduire à une ingénieuse horlogerie des paramètres de terrain, de météorologie, de balistique et de logistique. D’un tel rationalisme on dira donc qu’il refuse de s’en laisser conter : il a beau donner au technicien la suprématie définitive (et l’enlever à Don Quichotte, à Matamore et autres héros homériques), il a beau pousser la modestie jusqu’à suggérer au général en campagne chez l’ennemi de s’entourer de partisans, comme si décidément la guerre la plus savante ne pouvait rien sans la guérilla à ses alentours, il n’oublie pas, le moment venu, de s’effacer devant plus fort que soi : « divine célérité », s’écrie Sun Tse, ou son commentateur Chang Yu (chapitre XI), pour mieux persuader son lecteur que, dans les techniques de la guerre, se cache l’art de la vitesse (savoir accélérer, savoir s’immobiliser). Art si subtil, si hors du commun des arts de l’artisanat, qu’il faut alors le dire, au juste – « divin ». Oui, l’art de la vitesse nous met dans le secret des phénomènes qui font notre monde : apparaître, disparaître – à ceci seulement tient tout phénomène. Est exquis tout ce qui nous rapproche de leur fulguration.
On n’admirera jamais assez la singularité de l’agir politique ainsi modestement médité – médité selon son mode propre, son secret aussi bien : flanqué, d’un côté, de la clause symbolique d’égalité des inégaux par excellence que sont les soldats, les officiers et le général en chef, le voici flanqué de l’autre côté de sa promesse de beauté et de perfection (car « divin », en grec, depuis Homère, nomme notre émotion devant la perfection entrevue des phénomènes les plus fugaces, leur grâce).
Chez Sun Tse le stratège confucéen, l’art de la vitesse se contemple dans l’eau (« Tombez sur l’ennemi avec la force du torrent qui se précipiterait de la hauteur de mille jin »). Chez nous, les fils d’Électre, son élément de référence se lit dans l’électricité : de Boulogne à Austerlitz, quelque 1800 km, l’armée napoléonienne fonce en vingt-neuf jours, comme la foudre à laquelle les littérateurs comparent l’empereur. Ici et là-bas, même noblesse de la matière que sa propre lenteur agace, que son feu intime séduit. Sans ce style, nous saccagerions les cinq éléments cosmiques avec la puissance desquels la nôtre rivalise. Ils lui renvoient son image ; en elle et sa limpidité ils trouvent ce qui rachète la foule d’illusions grâce auxquelles le stratège manipule les hommes. Artiste ou politique ? À chacun son trompe-l’œil.
J.-L. Evard, 18 mai 2013

mercredi 15 mai 2013

Syrie, la guerre mondiale en miniature

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Par « relations internationales » on entend l’art d’évaluer les coûts matériels et symboliques de l’hégémonie entre États depuis la fin de la guerre de Trente Ans (1648). De cette période en effet date pour les appareils politiques nés de la sécularisation (ou transformés par elle) la nécessité vitale de réguler l’anomie inhérente à « l’état de nature », tel étant le nom alors donné aux relations interétatiques par les juristes et les philosophes. Cent cinquante ans plus tard, les guerres en chaîne déclenchées sur le continent européen par la Révolution française, confirmèrent que, décidément, cette première sécularisation du politique serait définitive. À ce nouveau régime de la guerre et de la paix – l’infaillible enchaînement rétroactif des guerres civiles et des guerres entre États –  il faudrait donc appliquer un ensemble lui aussi nouveau de techniques et de catégories spécifiques, à commencer par la notion d’ « équilibre des puissances », la seule véritable pierre de touche de la pratique des « relations internationales ».
Comment définir au mieux cette si creuse notion géopolitique d’« équilibre » ? Elle ne fait sens, en vérité, cette grandeur fonctionnelle, que par opposition sous-jacente à son antipode conceptuel, la catégorie de « l’état de nature », autrement dit la guerre (par nature, sans règles aucunes) entre États : étant entendu (par le sens commun en matière politique) qu’il importe à tout prix, soit d’éviter cette anomie et ses risques, soit de ne s’y exposer qu’en vue de gains censés compenser les destructions qu’elle entraîne, la métaphore de l’« équilibre » exerce là toutes les vertus pragmatiques possibles. La guerre aggravant par nature et par intention les déséquilibres qui la provoquent, on s’accorde pour nommer « équilibre » toutes les mesures susceptibles de la prévenir : censées corriger les frictions et les tensions belligènes avant l’inéluctable éclatement du conflit que ne dénouerait plus alors que l’incontrôlable raison du plus fort, la volonté du vainqueur. « Équilibre » désigne donc, en langage géopolitique, une authentique économie de la guerre et de la paix : tout État se donnant par définition, puisqu’il est de jure souverain, comme un foyer virtuel de guerre dans la communauté des États, celle-ci doit penser d’avance le risque d’anomie qui lui est inhérent et immanent. La pragmatique dite des relations internationales désigne génériquement cette anticipation et ses pratiques spécifiques (droit international, diplomatie, statistiques, etc.). À la menace de l’anomie (la guerre), l’intelligence géopolitique ici à l’œuvre se propose donc d’opposer l’outil fonctionnel qu’est l’échelle des intensités de l’anomie, selon une méthode probabiliste comparable à celle de toutes les applications du principe de prévention ou de précaution : pensant qu’une intensité extrême n’est qu’une grandeur plus grande qu’une intensité moyenne ou réduite, on espère agir efficacement sur les désordres définis comme de faibles niveaux d’anomie, et non plus comme de purs et simples manifestations du Désordre. Implicitement, cette pratique rend caduque toute idée normative possible d’un ordre politique quel qu’il soit : y prend valeur prescriptive d’ordre tout ce qui contribue à réduire le désordre, variable mais constant, qui caractérise toute société. La où règne cette pratique (et elle ne cesse de s’universaliser), là se taisent les idéologies et les provincialismes.
Du Congrès de Vienne de 1815 aux conventions de Potsdam en 1945, les relations internationales avaient donc conformé la régulation des conflits interétatiques au modèle bien rodé des trois paliers d’intensité. Elles distinguaient trois niveaux de conflictualité : local, régional et transnational, modèle faisant consensus sous la réserve tacite que la constellation des hégémonies cristallisée à l’instant de la chute de l’Empire français héritier de la Révolution ne se modifierait plus (résolution commune à Metternich et à Talleyrand). Une fois les puissances européennes débarrassées de la menace d'hégémonie française sur le continent, elles admettaient l’hégémonie britannique d’après Waterloo comme l’équivalent d’un retour à l’ordre des choses qu’avait bouleversé la tempête commencée en 1792 – réalisant ainsi le compromis entre la fin de l’Ancien Régime et les débuts du Nouveau Monde européen. Figure fictive et double langage de diplomate, certes, puisque ledit « équilibre » n’était, par convention tacite, invoqué par les chancelleries que pour suggérer la réalité inverse – la montée en puissance hégémonique d’États nationaux auparavant inconnus, à commencer par la Prusse, ou, plus tard, par l’Italie du risorgimento ; mais fiction efficace tant qu’elle restait un lieu commun (commun aux nations) : tant qu’elle permettait, devant tout conflit potentiel ou actuel, de s’entendre à demi-mots quant à sa place réelle ou idoine sur l’échelle des intensités de la paix et de la guerre. Les trois échelons de la conflictualité interétatique s’appliquaient donc en vertu de la logique binaire simple des « intérêts vitaux » : passait pour « local » tout conflit ne menaçant d’aucune manière lesdits intérêts d’aucune puissance ; pour « régional », tout conflit dont l’endiguement pourrait faire l’objet d’une transaction entre grandes puissances ; enfin, s’avérait « international » tout conflit censé, par un de ces États, menacer directement ses intérêts tels qu’unilatéralement compris par lui. Exemple de conflit violent à basse intensité géopolitique : la question irlandaise, la question grecque – de conflit violent à intensité géopolitique moyenne : la question polonaise ; de conflit violent à haute intensité géopolitique : les échelles du Levant. C’est d’ailleurs la précision indiscutable de cet outil des relations internationales qui explique que, la montée en puissance des États se poursuivant en tout état de cause, une même région pouvait changer d’affectation sur la carte des intensités géopolitiques : les puissances coloniales négocient aisément les frontières de leurs zones d’influence en Afrique noire au moment de la Conférence de Berlin (1885), mais ne s’entendent plus à ce sujet vingt ans plus tard (crise de Tanger en 1905). De même pour les contrées flamandes « sanctuarisées » par Londres dès le XVIIIe siècle, et jusqu’en 1914 (niveau 3) – stratégiquement déclassées après la Première Guerre mondiale ; ou, au contraire, promotion du Proche-Orient de la classe 2 à la classe 3 une fois consommée la chute de l’Empire ottoman.
En 1945, au moment du passage de la Seconde Guerre mondiale à la guerre froide, deux des conditions d’application de ce régulateur disparurent : la fin du conflit ne fit l’objet d’aucun traité entre vainqueurs et vaincus et, simultanément, le niveau 3 de la conflictualité géopolitique n’a pas survécu au surgissement de la dissuasion nucléaire et à son principe inouï de « guerre à mort » et de « stratégie anti-cités » avant la lettre (mais héritière directe des « tapis de bombes » de la Seconde Guerre mondiale). Deux événements d’ailleurs concomitants et interactifs : la pratique juridique et diplomatique traditionnelle qui symbolisait la volonté commune des contractants d’éviter en tout état de cause la chute dans « l’état de nature », l’anomie incontrôlable (ce qu’exprimait le droit international comme ensemble normatif permettant l’administration  concertée d’un état d’« équilibre ») périclite au moment même où les techniques de « l’équilibre par la terreur » nucléaire se substituent aux vieux binômes (la différence de la guerre et la paix, tradition romaine, la différence de la guerre absolue et de la guerre totale, conçue par la tradition Clausewitz). L’entrée dans l’époque nucléaire débouche sur cet effet inattendu : toute guerre, du moment qu’elle n’est pas nucléaire, a désormais valeur de « moindre mal », effet inattendu en raison directe duquel l’époque nucléaire fut dès le premier jour celle aussi des « sales guerres », celles dont les juristes n'aiment guère s’occuper parce qu’elles manifestent à leur manière à la fois sournoise et éclatante que la pensée politique et juridique n’est plus apte à construire la différence catégorielle de la paix et de la guerre. (Autre effet typique, et tout aussi extrême, du deterrent : « lieber rot als tot », « plutôt les soviets que la guerre nucléaire », selon le mot d’ordre du pacifisme ouest-allemand au moment des négociations russo-américaines sur les missiles continentaux dits SS 20 – la seule perspective du risque nucléaire rendant ainsi aimable même le totalitarisme, selon la même rationalisation pacifiste du « moindre mal » dont l’empire sur les esprits remonte aux premières épreuves des populations civiles exposées sans défense aux horreurs de la guerre hyperbolique où elles meurent en bien plus grand nombre que les militaires.)
C’est l’ensemble des seuils de conflictualité qui a été ainsi bouleversé par l’issue de la Seconde Guerre mondiale – à l’échelle de l’histoire des Temps modernes, une nouveauté inouïe, celle désignée, me semble-t-il, par la locution ironique que, dans les années 1980-1990, propose Paul Virilio parlant du régime de la « paix totale ». Développée avec méthode, c’est-à-dire entendue comme reprise parodique de la « guerre totale » théorisée par Ludendorff entre 1915 et 1920, elle signifie ceci : de même que la « guerre totale », visant une victoire « écrasante » d’anéantissement de l’adversaire, effaçait la différence juridique et symbolique de la guerre et de la paix en économie d’ « équilibre », de même le régime de la dissuasion nucléaire défigure-t-elle les figures connues et reconnaissables de la guerre et de la paix (car, implicitement, elle transforme toute paix en impossibilité de faire la guerre, en paix par défaut de guerre, pour cause de terreur préventive et généralise l’indifférenciation de la guerre et de la paix qui pointait déjà en germe dans l’intention stratégique de la « guerre totale »).
C’est dans ce contexte que la guerre syrienne, conflit d’abord intra-arabe, a pu devenir une guerre mondiale en miniature : d’abord locale, aujourd’hui régionale, elle a aussi désormais, de toute évidence, valeur d’ombre projetée de la question iranienne, de la question du nucléaire militaire iranien en tant que question rendue diplomatiquement insoluble par la position russe et chinoise au Conseil de Sécurité des Nations Unies. Et c’est hélas la raison pour laquelle elle dure et va durer comme avait duré la seconde guerre d’Irak (que, là-bas, d’un attentat à l’autre, personne ne se hasarderait d’ailleurs à déclarer « terminée »). Non seulement elle ne menace aucun des intérêts du niveau 3 d’aucune grande puissance, mais encore permet-elle de laisser se poser sur le flanc iranien un abcès de fixation, une dérivation de violence dont on escompte une mise en veille, un stand by de la question nucléaire, centrale, elle, et pour l’ensemble du Moyen-Orient et pour le jeu intercontinental des grandes puissances. Et sur ce calcul, dans ces termes mêmes, à mots couverts, les deux camps qui se sont mesurés au Conseil de Sécurité, Chine et Russie d’une part, l’Ouest d’autre part, peuvent s’entendre sans paraître pour autant céder sur leurs positions respectives. Toutes proportions gardées, c’est selon le même dispositif que les guerres balkaniques purent longtemps rester des conflits régionaux jusqu’en 1914, l’année où tout bascula et où les États en conflit passèrent progressivement du régime de la guerre absolue (guerre clausewitzienne de retour à l’état d’« équilibre » défini en 1815) au régime de la guerre totale à partir de 1917 (retour à l’anomie, à l’enchaînement des guerres et des révolutions).  L’outil nucléaire a puissamment accusé les asymétries technologiques et stratégiques entre communautés politiques. Sous son signe se pose donc à propos de la Syrie la question décisive, dont il semble de plus en plus que l'Ouest euraméricain hésite à la penser dans sa profondeur d'époque, à la lumière si trouble du ni paix ni guerre que 1945 nous laissa en héritage.
J.-L. Evard, 15 mai 2013


dimanche 12 mai 2013

La religion asymétrique

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Récemment interrogé en direct sur ce que lui, l’ancien candidat à la présidence de la République, dirait – à la place de François Hollande en visite à Pékin – aux dirigeants chinois, en matière de droits de l’homme, J.-L. Mélenchon se fit d’abord prier avant de cesser de feindre qu’il n’entendait pas la question. Puis, à la troisième reprise insistante des journalistes, lui vint la trouvaille, celle qui distingue les étoiles de tous les chapiteaux. Haussant les épaules, et affichant moue dédaigneuse car, à lui, vous savez bien, on ne la fait pas, il asséna : « Pourquoi voulez-vous que je m’inquiète du sort d’une théocratie ? Le Tibet fait partie (légitime) de la Chine populaire depuis toujours. » Moment édifiant, et du plus vrai comique : en plein siècle de la religion civile universelle des Droits de l’Homme, on voyait surgir du musée Grévin un grand déchristianisateur millésime 1793 qui, pris en flagrant délit d’anachronisme, préfère imaginer le peuple tibétain désossé par Pékin plutôt que de passer peut-être pour un suppôt des prêtres et des lamaseries.
         L’anecdote se corse du fait de sa quasi-simultanéité avec les péripéties qui émaillent le règne commençant du Dalaï Lama de Rome. Avec ou sans intention de pittoresque, le pape François, il y a quelques jours, avait prié les media d’assister à l’installation de son prédécesseur Benoît dans sa résidence de monarque pensionné, à la retraite après démission : l’ancien et le nouveau détenteur des Clefs, tous deux domiciliés sur le territoire du Vatican, s’entretinrent aimablement devant une tasse de thé et se promirent de se rendre visite, en bons voisins qui cultivent le même jardin.
Second volet, donc, de mon tryptique : l’Église apostolique et romaine fait montre – parade ? – de ses deux papes, comme d’une réjouissante ou rassurante singularité après tant siècles passés dans la hantise et la répression du schisme et de la simonie. La Quinzaine géopolitique avait déjà noté la portée considérable de la décision de Benoît XVI démissionnant comme un simple magistrat, et comme de nos jours on laisse tomber n’importe quel job. Nous étions décidément encore en dessous de la chose et de la cause – puisque, avec l’appui énergique de la Compagnie de Jésus aujourd’hui sur le trône de Pierre, l’Église ne recule devant aucun moyen pour tenter de se fondre dans la masse des gens ordinaires, que ne distingue, croient-ils, aucun apostolat, aucune autorité, aucun héritage. Tout indique qu’elle se promet de rattraper le temps perdu – perdu à œuvrer en sens exactement contraire –, et tout indique qu’elle y perd sa peine ; car ce qui indispose, dans les appareils religieux, et ce depuis l’institution chrétienne de la séparation des royaumes il y a vingt siècles, c’est, précisément, la confusion des pouvoirs. Il n’en est que plus captivant de la voir la commettre le pape de qui, puisque jésuite émérite, on aurait le moins attendu qu’il trébuche sur ce point capital de sagesse politique. Et confusion il y a ici puisque par souci de « modernité » on nous sert une tarte à la crème de plus (« le pape est comme tout le monde », pauvre alibi démocratique peu ragoutant pour tout républicain qui sait qu’un dignitaire n’est pas une star). Le simulacre de dyarchie concocté par le Vatican (un pape qui trime, un pape qui bulle) en dit donc long sur l’inconscient institutionnel : jamais un appareil de pouvoir n’est plus menacé d’indignité et de révocation qu’au moment où il singe son Autre. Louis XVI avait saboté la monarchie et l’Ancien Régime, non pas en tentant de fuir, mais bien au contraire en coiffant le bonnet phrygien à l’Hôtel de Ville, le 20 juin 1791. Le bouffon tue le roi – mais ne le peut que s’ils se confondent, erreur que ne commettent, ou pas, que les rois.
Je n’ai choisi ces pasquinades que pour introduire à une hypothèse philosophique, et à la nécessité de la nuancer pour l’enrichir. Nous pour qui le siècle des guerres et des révolutions commencé en 1914 et achevé en 1991 se lit comme celui des religions politiques et de la domination charismatique (la domination infernale des rédempteurs idéologiques), nous devons bien admettre, dans l’empirie, ce qui contredit notre interprétation : qu’un possible ministre de la République française juge utile la persécution de la théocratie bouddhique au pouvoir (dans l’Himalaya !), et que des théologiens sous la tiare s’excusent si laborieusement des conditions institutionnelles de leur ministère – voilà qui suffit bien à nous démontrer avec netteté que nous ne savons toujours pas nommer l’enjeu de l’époque. Le pouvoir méconnaît ce dont il se déclare le nom ? Soit – on le sait, c’est là sa condition de possibilité première et constitutive. Mais nous qui le dévisageons comme de l’extérieur, en savons-nous beaucoup plus ? – puisque, des religions politiques en cause dans le discours de ceux qui les détractent et de ceux qui les pratiquent, nous voyons surtout qu’elles concrètent des religions asymétriques qui ne présentent aucune homogénéité, aucune unité de sens. Tel croit les combattre en brandissant quelque instable concept – « théocratie » – dont très manifestement le sens lui échappe, et tel autre espère les réformer en bricolant le standing des mandarins du culte. Entre leurs idées respectives du religieux (pour l’un, c’est la calotte ; pour l’autre, c’est le pathos de l’humilité), il y a autant d’unité qu’entre le culte vernaculaire d’une nappe d’eau féconde et la prise de voile d’une carmélite espagnole.
On rirait s’il n’y avait pas là le symptôme d’une parfaite indifférence à la vérité de l’époque (sa vérité ? oui, le sort des Tibétains nous tient à cœur parce que le colosse chinois en a fait les otages d’élite de son ascension au faîte de la puissance impériale ; non, les subtilités scénographiques du Saint Siège ne cachent à personne que, les passions religieuses de l’Occident passant de nos jours par l’autel sexuel et non plus par l’autel sacrificiel, l’Église tombe au rang d’ONG peu performante). Remarquable retour de la scène des religions politiques ! Face au contempteur irréfléchi de « religions » mortes depuis longtemps (les théocraties), le hiérarque et pontife d’une religion en voie de désacralisation accélérée… Les deux hommes, on s’en doute, ne s’étaient pas donné le mot – mais nous qui les voyons opérer sur le même écran de télévision, à travers la même lunette télescopique, nous ne bouderons pas notre plaisir philosophique de Micromégas convié au spectacle du monde.
On rirait, or nous n’en avons pas la moindre envie. Car déjà réapparaît le vieux cauchemar du rhinocéros d’Ionesco : non seulement nos conflits nous divisent, mais encore voyons-nous s’agiter des hommes qui, ni ne savent au juste ce qui les divise, ni à vrai dire ne désirent le savoir. Laissons-leur la pacotille, et retenons la leçon : comme il y a de nos jours la guerre asymétrique, il y a aussi la religion asymétrique. Asymétrie factuelle des perceptions du geste religieux, d’une part, et, d’autre part, asymétrie dans l’imaginaire de ceux qui le dénigrent (les « iconoclastes ») comme de ceux qui l’administrent (les « idolâtres ») : donc, flagrant anachronisme objectif et subjectif du fait religieux à sa surface. La philosophie méritera son nom si, de cette analogie avérée entre deux des traits marquants de notre époque, elle peut rendre un compte intelligible et tirer un enseignement raisonnable.
J.-L. Evard, 12 mai 2013

jeudi 2 mai 2013

Noble désinvolture

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Dans un récent commentaire de la méthode de Thucydide, il vient à François Hartog une formule lumineuse : « Ainsi l’empire athénien (avec ses trois composantes que sont les remparts, la flotte et l’argent) sert de modèle pour retracer l’histoire du passé » (Évidence de l’histoire. Ce que voient les historiens, Gallimard, 2007, p. 77]. L’exégète veut montrer quel « historicisme » avant la lettre oriente le récit de l’écrivain grec, mais détournons plutôt ce retournement critique : peut-on dire avec plus de concision à quoi tient le principe empire !
Des trois facteurs ici retenus pour définir le primum movens de l’hégémonie montante d’Athènes sur le monde grec (sur le moment grec du monde méditerranéen), un seul ressortit de l’étendue, les deux autres relèvent de la fluidité, celle des flots et celle des drachmes. Et encore la dimension d’espace n’occupe-t-elle en réalité dans cet ensemble que la place la plus modeste : les remparts d’Athènes n’ont rien de particulier (toute cité s’identifiant à cette fonction refuge garante de sa liberté et de ses lois), et encore ne dessinent-ils d’espace que de circonscrire une enceinte – ligne, limite, frontière, à partir desquelles de l’espace devient calculable (une surface), et concevables un territoire et un sanctuaire (une juridiction, un nomos).
La subtilité du commentaire enchantera les amateurs d’histoire grecque : la flotte athénienne n’est-elle pas justement, depuis la victoire de Salamine et grâce à l’intelligence de Thémistocle, le véritable rempart de la cité puisque ce stratège convainquit ses concitoyens d’abandonner la cité pour forcer l’ennemi au combat sur mer où l’emportait la probabilité de l’avantage grec ? Athènes elle-même ne fétichisait donc pas ses murailles, et défit le Perse plus nombreux parce qu’elle sut passer à temps de la terre à la mer et transformer la masse immobile de ses fortifications en un gain de mobilité pour ses escadres. De cette double profondeur stratégique (profondeur de décision de l’intelligence et profondeur de l’onde de choc durant la bataille navale) date la fondation par Athènes de ce mode d’empire qu’on appela thalassocratie. Athènes, Venise ou Londres – l’empire du monde allait à l’île dont la flotte transforme les mers en remparts. En juin 1940, le repli des forces françaises en territoire impérial eût mis l’effort de guerre sous l’abri de la Méditerranée et de la Royal Navy.
Dans la composition de puissance propre à Athènes, ce sont donc bien a fortiori les deux autres facteurs qui déterminent d’emblée l’usage stratégique des ressources de l’hégémonie. La flotte, non seulement peut se substituer avantageusement aux remparts, mais encore est-elle en affinité directe avec l’argent : l’un et l’autre concrètent mieux que tout autre l’élément originaire – qu’on nous permette un mauvais jeu de mots : ils matérialisent tous deux le liquide du pouvoir. Navires et monnaie composent ainsi un ensemble homogène du type le plus pur : celui des moyens de transport de la volonté de puissance. La leçon de philosophie administrée par Thucydide et F. Hartog ne tolère aucune complaisance pour les idoles de cette volonté : liquides, fluides, ductiles, mobiles, la puissance et l’hégémonie, en dépit des apparences, ne visent pas la possession, elles enseignent l’art de traverser (traverser un isthme, les mers, le dessein présumé de l’ennemi, traverser la peur de son propre peuple en renversant les rôles de l’assiégeant et de l’assiégé). Or l’art stratégique de la traversée des apparences suppose un désintéressement rarement compatible avec l’exercice de la puissance : quand Thucydide rédige La Guerre du Péloponnèse, c’est en vaincu qui se ressouvient. Même destin pour Machiavel, un des pères nourriciers de la philosophie du politique.
Nul doute, on touche ici aux limites les plus actuelles de la conceptualisation stratégique. Derrière la simple image historique et historienne des empires, il nous faut donc apprendre à déchiffrer le jeu et les effets d’un principe et d’un paradoxe constamment actifs, et qui, sous la plume des stratèges les plus conséquents, se manifeste à la fois comme une pragmatique résolue (un souci d’efficacité idéale) et comme une désinvolture souveraine. La pragmatique va à la définition des moyens, mais elle n’y excelle qu’à la condition de ne jamais les confondre avec les fins de l’agir. Il est étrange qu’aboutissant à ce degré de tension et d’antagonisme entre fins et moyens la réflexion stratégique retrouve l’économie théologique de la pesanteur et de la grâce. C’est là certainement la raison la plus secrète et la plus impérieuse qui mena un penseur chrétien comme René Girard à lire et à commenter Clausewitz. Tous ceux qui n’ont rien autant à cœur que de ne pas confondre la fin et les moyens forment, quelles que soient leurs allégeances, comme une grande société fraternelle. Leur royaume est-il de ce monde ? Oui, et seulement si l’on convient que la différence des fins et des moyens commande toutes les autres.
J.-L. Evard, 2 mai 2013