En quelques heures, la
« miniature » de guerre mondiale qui servait de titre au troisième
billet de mai de La Quinzaine
géopolitique – « Syrie, la guerre mondiale en miniature » – vient
de changer d’envergure. Refus français d’une participation iranienne à la
prochaine conférence internationale de Genève, revers de l’Armée Syrienne de Libération dans la région (stratégique) d’Homs, entrée en guerre ouverte des
milices du Hezbollah aux côtés du régime syrien bénéficiaire des livraisons
d’armes russes, replis diplomatiques américains, replis militaires kurdes en
deçà de la frontière turque… – pendant
que, du côté irakien, égyptien, tunisien, les tensions endogènes se renforcent
sans cesse… et les attentats aussi…
Aucun doute : en Syrie, le schéma de guerre du premier
jour n’a pas changé de nature (un conflit d’ambiance local élargi à l’échelle régionale
et confessionnelle, mécaniquement
répercuté sur la vieille scène russo-américaine, fantôme de la bipolarité
Est-Ouest de jadis), mais sa nouvelle intensité géopolitique indique que, de
fait, une page se tourne. Le pronostic en devenant donc d’autant plus précaire,
on se contentera ici de quelques observations de surface, dans le seul souci du
long terme qui oriente trois
questionnements.
1)
Le silence américain vaut-il confirmation de la tendance rendue virtuelle dès
avant la mi-mandat de la première présidence Obama (éclipse d’une
politique américaine au Proche-Orient, suite au tournant asiatique et pacifique
amorcé en début de présidence Obama I), ou exprime-t-il tout prosaïquement
l’immobilisme accusé depuis quelques mois par la Maison-Blanche que paralysent
les initiatives des Républicains en guerre budgétaire permanente avec
elle ? Ou encore : au Proche-Orient, les Américains subissent-ils la pression russe, ou la tolèrent-ils comme la contrepartie,
inglorieuse mais rentable, d’un marchandage stratégique dont la longue portée
ne nous est pas encore visible ? Pour les Russes, l’herméneutique idéale
de la guerre syrienne est beaucoup plus simple que pour les Américains :
ils ont toujours été la base arrière inconditionnelle de la Syrie, depuis les
premiers jours du parti Baas – tandis que la lecture américaine de la guerre
syrienne sera tantôt « turque » (Ankara pilier de l’OTAN), tantôt « israélienne »
(Israël, seul invariant réel de la politique proche-orientale de Washington
depuis la fin de la guerre des Six Jours).
2)
L’exacerbation du conflit théologico-politique, entre sunnites et chiites, non
seulement devient la dominante de la guerre syrienne, mais tend désormais à
influer directement sur l’aile asiatique (pakistanaise, indienne…) du conflit.
Curieusement, son extension arabo-musulmane, du Maghreb à l’Asie occidentale,
pourrait sembler décharger l’Occident de ses habituelles missions de police
universelle, les fiascos afghan et irakien après intervention militaire
américaine faisant office de « leçon » en la matière. Mais le
rentrant de l’Islam dans le flanc sud-ouest du sous-continent russe interdit un
tel abstentionnisme : à grand peine, Moscou a maté la Tchétchénie, mais
trébucherait en cas de nouvelles rébellions. Moscou peut évidemment compter sur
l’Ouest pour l’aider à maintenir ce statu
quo – évidence qui, dès maintenant, pèse lourd, au détriment, bien sûr, de
toutes forces ou poussées centrifuges, et la « révolution » syrienne
en est une. L’appui russe à Bachar el Assad se nourrit discrètement de cette
logique de jeu de mikado : « ne rien faire qui menace le maintien et
la contenance de l’ours russe », se dit l’Ouest – or notre ours slave,
auquel, moyennant traité, le port syrien de Latakié sert de rade, ne lâchera
pour rien au monde cette fenêtre méditerranéenne.
3)
Combien de temps encore l’islam waabite s’abstiendra-t-il de surgir au grand
jour dans la partie en cours ? Le plus longtemps possible, et ce pour la
raison que depuis le tout début des commotions du monde arabe et musulman (à la
fin, à peu près, des années de guerre civile en Algérie), le monde waabite –
Arabie Saoudite, émirats – occupe une double position clef : d’une part, il
se considère comme foncièrement étranger à la querelle entre sunnites et
chiites (La Mecque réclame pour elle seule toute la légitimité théologique et
prophétique), il agit donc en entité théologico-politique souveraine, depuis
des siècles hostile à tout ce qui n’est pas waabite ; d’autre part, le
même bloc waabite, enclave hypermoderne dans le Moyen-Orient et môle pétrolier
vers l’Euramérique, opère en investisseur infatigable sur les marchés
occidentaux (le marché du football français en dit long à cet égard). Ces deux
particularités en font le sésame de la situation.
Sésame
d’un maniement de plus en plus délicat : à l’heure où se déstabilise en
profondeur l’ensemble des frontières interarabes dessinées par les diplomaties
franco-anglaise de 1920 (Liban et Syrie) et anglo-américaine de 1943 (Arabie
saoudite, Irak et Jordanie), deux facteurs pèsent de plus en plus sur la
configuration des forces en présence : 1) la farouche résolution russe de
ne pas céder un millimètre des restes (syriens) de l’ancien empire sur sa
façade méditerranéenne 2) la résolution patiente du monde waabite de prendre le
leadership sur l’ensemble arabo-musulman, à la faveur de sa discrète position
de force économique à l’intérieur de l'Occident géopolitique. À quoi s’ajoute que cette
constellation rentre – mais par effet pervers – dans les calculs muets du club
nucléaire (le groupe, informel mais factuel, des détenteurs de l’arme et de sa
balistique) impuissant à enrayer l’effort iranien qui va bientôt toucher au
but, et que, à courte vue et pour justifier par avance cet échec, ne peut que
soulager la perspective d’un contrepoids waabite à l’imminent armement
nucléaire iranien.
Il
ne manque désormais plus rien à l’obscur magnétisme des ondes courtes ou
longues qui font de la Syrie la spirale de tornades où la fiction
machiavélienne de l’équilibre des puissances perd son efficacité de vieil outil
de la domination.
J.-L.
Evard, 21 mai 2013