dimanche 25 août 2013

De l'audace


Si elle se confirme, l’information militaire publiée le vendredi 23 août dernier, en première page, par le quotidien français Le Figaro aura rendu public ce que l’interminable agonie des transactions israélo-palestiniennes fait pressentir depuis… – depuis la sécession du Hamas à Gaza. (À vrai dire, elle le faisait pressentir depuis longtemps, mais en compliquait ou en retardait l’articulation, tant le contentieux israélo-arabe est infesté de non-dits, menaçant la dignité des protagonistes s’ils commencent d’en convenir à haute voix, alors même que leur identité est impossible sans préalable bienveillance réciproque.)

De quoi y va-t-il désormais ? La poussée récente de l’Armée Syrienne Libre dans les faubourgs de Damas s’expliquerait par la présence de troupes de choc aguerries sur ce front, et ce facteur lui-même, par l’encadrement de ces formations : des instructeurs américains à l'arrière, des commandos israéliens et jordaniens en première ligne.

Ce que le quotidien énonce au conditionnel présent, jaugeons-en donc la portée, et élucidons-en les conséquences de longue durée – à l’indicatif, et au futur simple. Mon propos ne vise pas la logique militaire en cause (l’ASL avait cessé de progresser sur le terrain en même temps que les défections de hauts gradés dans l’armée de Bachar El Assad), mais le bouleversement géopolitique qui transparaît dans la reprise de l’avantage par l’ASL nouvelle manière, au cœur du territoire, aux portes de la capitale.

Depuis des mois, Maghreb excepté, il est peu de pays arabes qui ne se soient militairement ingérés dans la guerre syrienne, de même que l’Iran, de son côté (sur le mode actif), ou que la Turquie (sur le mode passif). La Jordanie hachémite vient quant à elle de faire bien plus, elle vient de casser un tabou, le tabou structurel du géopolitique proche-oriental : marcher comme les sunnites et les wahhabites du Golfe, contre les alaouites alliés aux chiites ; mais en fraternité d’armes avec Israël – du jamais vu, pour le dire a minima.

Du jamais vu, mais pas de l’inouï si l’on s’avise que la guerre syrienne met pour la première fois le monde arabe devant l’évidence existentielle dont la dénégation alimente l'imaginaire politique depuis juin 1948, le jour où Israël se proclame souverain : elle plonge le monde arabe dans un conflit pour le moins dramatique, elle le soumet à des régressions de toutes sortes, et à toutes sortes de catastrophes de chair et d’esprit qui le mettent en cause lui, lui-même et non pas son sempiternel bouc émissaire Israël que, bien au contraire, soucie chaque jour un peu plus l’autodestruction de son environnement arabo-islamique.

Dans ce contexte, la décision hachémite de coopérer ouvertement avec Tsahal dans une telle guerre arabo-arabe ne peut avoir qu’une signification, et une seule – signification non seulement immense, mais en elle-même facteur de paix à long terme : une fois le régime alaouite débouté par cette coalition sans précédent, et au moment de parler haut et fort au nom des vainqueurs parce que figurant parmi eux, la Jordanie proposera à Israël, à l’Autorité palestinienne et à l’opinion publique (y compris aux troupes et aux partisans du Hamas dans la bande de Gaza) d’ériger les actuels « territoires occupés » en province jordanienne, province éventuellement autonome ou fédérée rattachée à Amman où l’ensemble des Arabes palestiniens parqués aujourd’hui dans les camps de réfugiés fonderait la nation de leurs rêves, dirigée par les dirigeants de son choix. Ce coup diplomatique hardi n’aura que des avantages, et de poids :
- désarmer le double langage manipulateur et meurtrier des « colonisateurs » israéliens et des « révolutionnaires » palestiniens ; la monarchie hachémite, par une telle initiative digne de celle d’Anouar El Sadate en son temps, donnera au « camp de la paix » israélien toute l’autorité morale et politique qu’il a perdue depuis l’assassinat d’Itzhak Rabin. L’objectif réel, sous cet angle, n’est pas tant d’agir de l’extérieur sur le pacifisme (d’ailleurs relatif, et exsangue) des dernières rares « colombes » israéliennes, ni non plus sur l’irrédentisme post-fedayin foyer de guerre sans fin, mais de construire le cadastre judéo-arabe de l’avenir : tracer une frontière substantielle, celle qui, du côté palestinien et arabe, pèsera dix fois plus lourd que toute verbeuse déclaration de reconnaissance en légitimité de l’État d’Israël ;
- dans l’esprit géopolitique « raisonnable » des accords d’Oslo, elle accélérera le « retour » aux frontières de 1967, lesquelles, sur le Jourdain, dessinaient à peu de chose près, les frontières premières de 1948 ; elle facilitera ainsi la grande conversion de l’État d’Israël sur soi-même, en lui donnant l’outil géopolitique le précieux, à savoir une frontière de nation, une frontière réciproquement convenue (car l’exception géopolitique d’Israël, État sans frontières depuis le premier jour, fait aussi son plus grand péril) ;
- la réparation symbolique des massacres de septembre 1970, qui, en faisant de la Jordanie le bourreau du Réfugié palestinien sur la frontière orientale d’Israël, ont par contrecoup donné à l’exigence (par ailleurs contre-productive) du « Retour » des Arabes sur leurs terres d’origine la valeur symbolique d’une revendication non négociable – et par conséquent impolitique.

 Il va de soi que, vues d’aujourd’hui et dans le contexte de la guerre arabo-arabe en cours en Syrie, ces perspectives paraîtront démentes. En réalité, et nous y reviendrons ici bientôt point par point, elles balisent l’ensemble des lignes de faille du séisme permanent qu’est devenu le Proche-Orient depuis maintenant un siècle. Le père de l’actuel roi jordanien ne faisait pas mystère des vues de la dynastie hachémite sur Jérusalem (il avait financé la rénovation du dôme du Rocher, sur l’Esplanade qui surplombe le mur du Temple) : que son fils renonce solennellement au sanctuaire comme, de son côté, Israël renonçant aux territoires « occupés » – et le litige le plus empoisonné, celui qui a priori paralyse toute interaction géopolitique et théologico-politique dans la région, aura vécu.

Qui se souvient de la déclaration d’Obama devant la convention du Parti démocrate de 2007 qui allait le désigner comme son leader aux présidentielles de 2008 (« Je considère Jérusalem comme la capitale de l’État hébreu ») sait aussi comme un tel coup d’audace trouvera l’appui de Washington.

J.-L. Evard, 25 août 2013

jeudi 15 août 2013

L'impasse des surfaces


Sur les tableaux de David, nous voyons la Révolution française dans les habits de la Rome républicaine, les jacobins sous les traits de Brutus et de Caton. De même, Napoléon, l'oncle, se joue en majeur (et d’abord en consul à vie), ou, le neveu, en mineur (et en empereur bis) – comme les révolutions (anglaise, américaine, française, italienne) imaginent se tendre la main, diffuser parmi les nations le principe théologique de l’autorité de représentation théorisé par Richer, le janséniste gallican. Tout événement à visée fondatrice se présente sur la scène d’une répétition mythique : Rome et Troie, Washington et Rome, Moscou la « troisième Rome ». Toute légalisation d’un pouvoir légitime passe par une stratégie des simulacres.

Cette règle d’authentification du Nouveau par l’Ancien vaut aussi pour les contre-pouvoirs en armes : le partisan et franc-tireur, le maquisard ont pour ancêtre le guérillero espagnol qui défend une tradition de monarchie dynastique contre un envahisseur à visage d’usurpateur. Elle vaut donc aussi pour la mutation de puissance géopolitique que nous connaissons sous le double signe oraculaire de la « globalisation » (version anglo-saxonne) et de la « mondialisation » (version latine). D’où le trompe-l’œil : par alibi, elle parle diminution des surfaces (accélération des vitesses, réduction des distances), alors que son moment, son lieu, c’est une composition, une multiplication d’espace-temps (de corps, de volumes, de durées). Aucun concept de cette mutation ne pourra opérer sans cette distinction première de son lieu et de son alibi, sans cette distinction du site et du mythe, du réel et du simulacre.

En 1974, J.-F. Lyotard, dans son Économie libidinale, risque une analogie entre l’histoire de la mathématique (d’Euclide à Hilbert) et celle de l’Occident. L’occidentalisation du monde, dit-il, a toujours obéi au même principe invariant : délimitation géométrique d’un territoire, puis transgression de ce limes, les théories économiques, depuis Smith, assimilant ce modèle (en version hégélienne : « Tracer une frontière, c’est la franchir »), de manière à ce que les évaluations de l’utilité, traduites en valeurs d’échange, puissent constamment changer sans jamais s’immobiliser dans une quelconque utilité convenue ou normative. Ce changement est un change, l’échange dit marchand se fondant sur la circulation des valeurs dont le circuit même dit la spatialité de boucle. (De cette reconstitution du mouvement sans fin de la valeur dans l’espace clos des utilités, Lyotard espère tirer par contrecoup une théorie des « intensités libidinales » : comme les « flux » deleuziens, les « intensités » de Lyotard, telles les pulsions du dernier Freud, n’ont pas de fin assignable : elles électrisent les corps par pure jouissance équivoque d’elles-mêmes, non par efficacité au service d’une fonction telle ou telle.) Ces « déplacements sans fin » des imaginations mathématiques et des normes de l’utilité, « s’ils forment une histoire, c’est comme il y a une histoire de la nation, ou de l’Europe, ou de l’Occident : c’est une Bildung, c’est le mouvement de la conquête, le voyage accumulateur de soi, le périple d’apprentissage qui est aussi la phénoménologie de l’esprit. L’irréversibilité, toute secondaire, du temps de cette histoire, son “progrès”, est, comme Cavaillès le disait de celle des mathématiques précisément, l’essence même du corps de la science : elle n’est rien que la marque, dans son espace-temps propre, du processus de capitalisation des énoncés prononçables et de conquête d’énoncés d’abord mathématiquement barbares. Ce progrès est dans le temps ce qu’est dans l’espace de l’impérialisme le report des frontières de l’empire : déplacement d’une bordure (d’un abord) au-delà de laquelle il est convenu que c’est inaudible » (p. 300)

Trait remarquable de ces lignes : elles n’hésitent pas à calquer l’historicité des concepts sur l’extensivité du territoire démarqué par le limes et résultant de ces opérations de conquête et de colonisation. (Pour cette raison, d’ailleurs, elles traitent l’empire et l’impérialisme comme des synonymes – première approximation – et elles rabattent la spontanéité de l’imaginaire mathématique sur le schéma linéaire d’une progression continue – seconde approximation, qui fait fi, entre autres, de l’histoire mouvementée de la mathématique post-euclidienne). La durée de la pensée mathématique – dont chaque nouvelle invention transforme rétroactivement le passé et ses significations – est ici assimilée à l’extension simple d’une surface elle-même calculée comme la fonction d’une ligne (elle-même intersection de deux surfaces, ce qui rend cette géométrie redondante). On ne saurait mieux pratiquer ce qu’en son temps Bergson avait déjà déjoué in flagranti : le pouvoir de nos mécaniques sur l’intelligence nous conduit à spatialiser à notre insu les valeurs de durée et à rabattre le virtuel sur l’actuel.

Second exemple : près de trente ans plus tard, partant des analyses de la « déterritorialisation » thématisée par G. Deleuze et F. Guattari, M. Hardt et T. Negri entreprennent d’énoncer une théorie de l’Empire (recomposé et métamorphosé, disent-ils, après le « siècle de l’impérialisme »). Trait le plus significatif de cet essai de réactualisation de la figure de la domination impériale : bien qu’il mette lui-même en rapport le vieux processus historique de la « mondialisation » au début des Temps modernes et le récent avènement de la « déterritorialisation » et bien que le lecteur  s’attende, par voie de conséquence directe, à une théorie de la « temporalisation » de l’autorité au moment où elle abandonne l’espace, il procède au contraire à une réaccentuation des valeurs d’espace de l’opérateur de la domination : « Le concept d’Empire est caractérisé fondamentalement par une absence de frontières : le gouvernement de l’Empire n’a pas de limites. Avant toute chose, donc, le concept d’Empire pose en principe un régime qui englobe la totalité de l’espace ou qui dirige effectivement le monde “civilisé” dans son entier. Aucune frontière territoriale ne borne son règne. Deuxièmement, le concept d’Empire se présente lui-même non comme un régime historique tirant son origine d’une conquête, mais plutôt comme un ordre qui suspend effectivement le cours de l’histoire et fixe par là même l’état présent des affaires pour l’éternité. Selon le point de vue de l’Empire, c’est la façon dont les choses seront toujours et la façon dont elles étaient pensées de toute éternité. En d’autres termes, l’Empire présente son pouvoir non comme un monument transitoire dans le flux de l’histoire, mais comme un régime sans frontières temporelles, donc en ce sens en dehors de l’histoire ou à la fin de celle-ci » (Empire, p. 19)

On ne saurait parler plus clair : l’Empire que Hardt et Negri définissent comme la technique de domination universelle appelée par l’époque du « biopouvoir » et des réseaux communicationnels se présente, comme sa forme antérieure, comme une modalité d’espace sans frontière : on avait déjà la fin de l’histoire, s’y ajoute la fin de la géographie, régime hyper-hégélien d’une post-histoire où il n’y a plus que de l’espace et d’où le donné temporel, la durée auparavant quantité déjà négligeable, s’est dissipé dans « l’éternité ». L’espace et le temps « sans frontières » de Hardt et Negri présentent plus d’une affinité spécifique avec les « bulles » de Peter Sloterdijk : la schématisation sphérique, typique des constructions allégoriques depuis l’Antiquité grecque, s’y reconnaît dans les deux cas – ce qu’il faut ici souligner pour rappeler que le genre allégorique et le genre analytique s’excluent l’un l’autre et ne peuvent composer ensemble de méthode « mixte ». Or, c’est le trait distinctif du raisonnement de Negri et Hardt : se réclamant (en philosophes) du genre « théorique » par opposition au genre « analogique » des historiens de l’Empire, ils construisent en réalité une allégorie – la figure de bulle d’un empire à la fois atopique (il est partout) et anhistorique (il s’institue comme éternel).

Non seulement nos auteurs pratiquent une géométrie et une géophysique allégoriques (leur sphère impériale correspond soit à un espace de simultanéité universelle, soit à un espace d’éternité elle aussi accomplie), mais encore leurs images du monde géopolitiques, loin de conserver l’opérateur d’espace-temps inhérent à la tradition romano-chrétienne qu’ils revendiquent, l’ignorent : chez Lyotard, par prédilection « néo-païenne »  pour l’espace  (pour l’espace d’émancipation, amorphe ou anarchique,  des intensités – chez Hardt et Negri, par historicisme bien compris : l’Empire ne peut succéder aux impérialismes qu’à la condition de montrer qu’il est le dernier empire possible : en lui, la fin des temps se consomme ainsi par avance et comme pour justifier l’érosion technologique et cosmopolitique des frontières d’espace). L’espace sphérique de nos géopoliticiens a pourtant bien un trait commun au moins avec l’empire de Charles Quint : s’il peut se passer des durées et transférer toutes les valeurs de temps sur le registre des valeurs d’espace, c’est que jamais le soleil ne cesse d’éclairer un territoire au moins de l’Empire vaste comme le globe terrestre. Ce qui, en effet, d’un point de vue non pas géopolitique, mais astropolitique, revient à dire que l’Empire ne connaît qu’un présent immédiatement perpétuel. Suprématie qui, jusqu’à maintenant, ne revenait qu’à la Cité de Dieu.

Ainsi parle l’allégorie de la « globalisation » : par sa fascinante ressemblance avec son mythe premier. Par la simulation de ses origines.

J.-L. Evard, 15 août 2013


mardi 13 août 2013

Surfaces, interfaces


S’imaginer aux commandes du vivant relève des illusions auxquelles l’intelligence doit l’efficacité de son charme puissant et envié. Comment s’expliquerait-on autrement les prestiges du savoir et du clerc ? Des millénaires durant, nous avons vécu selon des cosmos, des physiques, des biologies qui, pour finir, ont connu le sort des Indes de Christophe Colomb. Une fois l’Amérique reconnue, identifiée à un objet nouveau et inconnu qu’il n’était jusqu’alors même pas venu à l’imagination d’envisager sinon comme extravagant, tout bascule. La difficulté change de signe, l’esprit souriant maintenant d’avoir pu seulement vivre en Huron ou en Persan. Qu'on se rassure, l’immodestie ne fait que son moindre défaut.

         Il en ira un jour du pathos de la « globalisation » comme de la géographie de Ptolémée. Le sens commun la perçoit en surface, alors qu’elle signale au contraire que le genre humain, après avoir longtemps vécu à la surface des terres et des mers, pénètre désormais l’époque des interfaces. Il continue donc de se représenter son monde avec les lunettes d’Euclide : selon le plan où se dessinent les figures plates et les intersections de lignes de la géométrie grecque. Il lui faudra encore un moment – quelques générations – avant de reconnaître dans l’espace-temps de la « globalisation » le site plastique, la situation dynamique où se prennent et se transforment des corps et des volumes. D’où ces guillemets : pour le sens commun, le globe de la « globalisation » ressemble à une surface en forme de sphère, à un plan en forme de boule, à l’image de la sphaira que tient dans la main la statue des derniers empereurs romano-byzantins maîtres du monde (méditerranéen). Il n’a pas encore assimilé la physique réticulaire de la connexion généralisée : les véhicules de la circulation continentale, océanique et stratosphérique, les corps des émissions hertziennes ne se déplacent pas comme des fourmis à la surface inerte d’une peau, ils décrivent des interfaces et ils ne cessent de les réarticuler. Les media sont des immedia : non seulement le message c’est le medium même, mais, au-delà du célèbre raccourci (the medium is the message), l’espace-temps de cette connexion, c’est celui de la commutativité organique et de l’auto-réticulation neuronale, où le port, le transport et le support ne forment plus qu’une seule et même interface illimitée. La figure paradoxale de la géométrie pascalienne n’est plus une fiction, le cercle dont le centre se trouve partout et la circonférence nulle part décrit aujourd’hui le principe cosmologique de cette reproduction exponentielle et acéphale des structures réticulaires communes au codage biologique (ADN et ARN) et au codage numérique (langages binaires). Il suffit de réaliser que le cercle pascalien n’en est pas un (de même que le couteau sans manche et qui n’a pas de lame n’est pas un couteau), mais qu’il se structure comme un fragment d’éponge ou de cristal, à l’image de nos bronches ou de nos cités-dortoirs (qui ne sont pas des « villes), pour mieux approcher la réalité de la « globalisation » – et en tout cas pour s’armer d’outils mentaux plus conformes aux arcanes de notre mode de vie.

À l’encontre de ses propres intentions propédeutiques, la vulgarisation expéditive de certains modèles mathématiques de date récente maintient cet écart entre nos pratiques acquises et nos coordonnées mentales et illustre à son insu, à son corps défendant, comment nous entrons à cloche-pied dans l’époque de la « globalisation » – de même que Colomb abordant l’Amérique. Dans l’essai qu’il consacre en 2011 aux formes nouvelles de l’hyperviolence politique, Frédéric Neyrat note à juste titre que la « globalisation change le rapport à l’espace-temps » (Le terrorisme. Un concept piégé, p. 172) – pour ajouter aussitôt que ledit espace-temps se présente comme « un ruban de Möbius », une « surface topologique que l’on nomme “unilatère”, où l’on passe sans cesse du dessus au dessous et du dessous au dessus ». Exemple type, cas d’école de la perception euclidienne et de son anachronisme spontané : du ruban de Möbius (utilisé par Lacan dès les années 1960 pour représenter l’amorphisme de l’inconscient freudien qui ne connaît ni le temps ni la négation), du célèbre ruban on peut tout dire – sauf à l’assimiler à une « surface », serait-elle « topologique ». Möbius l’avait imaginé dans l’intention expresse d’en finir avec les présupposés euclidiens : de libérer l’espace-temps de sa fonction première de mesure de la terre (d’opération géo-métrique), de le traduire en termes d’illimitation immanente, comme c’est le cas, et magistral, du fameux anneau « en huit » tordu qu’il dessine en conformité parfaite à sa signification post-euclidienne (il n’a ni avers ni revers, ni dedans ni dehors). Möbius nous initie ainsi avec une impeccable efficacité aux effets surprenants de notre découverte relativiste des corps en mouvement : alors que la géométrie (euclidienne, cartésienne, eulérienne) se représente les corps « dans » un système de référence abstrait, extérieur à leur surface et à leur volume (l’a priori fixe des coordonnées de la géométrie analytique), nous saisissons au contraire (avec la génération Poincaré) l’illusion projective de cette perception géométrique grecque (perception « superficielle », dans tous les sens du terme). Et nous apprenons à reconnaître les corps, non plus « dans » un système de coordonnées (en les coordonnant à un corps arbitraire et qui n’existe nulle part ailleurs que sur la feuille de calcul et dans l’imagination sans corps du géomètre), mais comme rapportant leurs mouvements les uns par rapport aux autres – dans l’espace-temps de leur relativité généralisée.

Le ruban de Möbius a connu les feux de la rampe et de la vulgarisation pour l’heureuse simplicité avec laquelle il nous a conduits de l’époque euclidienne des surfaces à l’époque einsteinienne et quantique des interfaces. Grâce à lui, nous ne vivons plus à la surface du globe, nous « voyons » que nous ne cessons de traverser nos propres trajectoires à n dimensions. Nous avons commencé de pouvoir calculer comment les mouvements de notre propre corps affecte celui des corps qu’il rencontre – et comment seul l’ensemble instable de ces mouvements définit leur commun système de coordonnées. Que cette découverte capitale de la physique autoréférentielle date de la construction en série du premier réseau « global » de télécommunications ne tient pas,  bien sûr, du hasard : à Henri Poincaré, l’intuition de la relativité restreinte vient au moment où il recherche l’explication des décalages de mesure de l’heure aux deux extrémités (l’européenne et l’américaine) des câbles télégraphiques sub-océaniques.

Il va de soi que l’entendement géopolitique mettra encore longtemps avant de congédier les surfaces et de s’initier aux interfaces. Aussi longtemps que possible, et avec la méchante énergie crispée de toutes les sciences anachroniques, il résistera à la puissance de l’espace-temps « relativiste » pour une raison en particulier : il a été élaboré comme un outil de la domination impériale, et d’abord pour rationaliser le fait politique par excellence (le tracé des frontières de la souveraineté) à l’horizon intempestif de la transgression des territoires par le transport accéléré et « global » des marchandises, des hommes et des messages. La géopolitique a longtemps passé pour un alibi impérialiste (et servi ainsi d’exutoire idéologique à la rivalité des derniers grands empires de l’époque de la colonisation). Ce procès exprimait en le déformant l’avènement des interfaces de la domination : la géopolitique, en justifiant l’usage de la transgression par un empire des frontières juridiques de l’État-nation, au nom du contrôle de ses frontières de puissance stratégique dite pour l’occasion « zone d’influence » (Mahan), ou « espace vital » (Ratzel) ou « nomos de la terre » (Carl Schmitt), signalait déjà, dans son langage propre, l’obsolescence de la surface et la prise du pouvoir par les interfaces.

L’époque des interfaces, la nôtre, adresse aux empires historiques, ceux qui vivent de l’hégémonie par transgression des frontières territoriales, un mene tekel phares sans ambiguïté, car ce sont, comme l’empire romain, des empires de la surface, aptes à la police de la sphaira byzantine, mais inaptes à la réticulation en ruban de Möbius. De là vient le danger : de l’illimité des interfaces et de leur relativité généralisée. De là aussi vient le salut.

J.-L. Evard, 13 août 2013

dimanche 11 août 2013

D'une pierre deux coups


Présentant sa traduction de L’Art de la guerre, l’ouvrage de Sun Tzu, il vient à Jean Lévi une formule lumineuse, aussi dense que la prose qu’il commente : « La stratégie suppose l’investissement du temps par l’espace ; la tactique, elle, se meut dans l’instant. »

De l’art subtil de faire d’une pierre deux coups : non content de pointer la raison précise pour laquelle Sun Tzu s’impose comme le premier des stratèges dans l’histoire de la discipline (et de montrer comment il la fonde), Jean Lévi suggère aussi, plus généralement, comment aborder au juste l’objet stratégique lui-même. Familier au sens commun s’il s’agit de la distinction triviale (durées brèves de la tactique, longues durées de la stratégie), cet objet lui échappe, en revanche, s’il s’agit de saisir, dans cette différence de rythme, l’unité d’une fonction. Qui dit rythme dit cadence ; qui dit temps dit espace puisque par cadence on entend l’incidence récurrente d’un événement sur un autre. Tout rythme désigne ainsi le pli selon lequel tout temps se plie en un espace, tout espace en un temps (dans Sun Tzu, on met ici, pourquoi pas, un peu de Leibniz).

Opposer le temps court de la tactique au temps long de la stratégie ne mène pas loin. Pour aller un peu plus loin que le sens commun il suffit habituellement de quelque réflexion. Ce qui se réfléchit dans la différence rythmique des deux périodes, la tactique et la stratégique, est aussi ce qui s’y cache : l’unité fractale de la fonction espace-temps.

Pour déceler cette fonction réversible de l’espace sur le temps (du temps sur l’espace) dans l’opposition d’un rythme bref et d’un rythme long, il suffit d’expliciter la figure concise ramassée dans la thèse de Sun Tzu et Jean Lévi : elle semble suggérer que l’instantanéité du moment tactique l’isole des contraintes imposées par l’espace au moment stratégique. Or c’est le tour donné par l’auteur à sa proposition qui crée cette asymétrie illusoire de la tactique et de la stratégie : ce que peuvent la rhétorique et l’esthétique – présenter le temps et l’espace par effet de parallèle à l’opposition de la tactique et de la stratégie –, voilà précisément le trompe-l’œil métaphorique dont l’esprit doit apprendre à éviter le prestige et la séduction. Le bon sens vient ici au secours du sens commun abusé par une fausse fenêtre : il sait que la différence du tactique et du stratégique corrèle et conceptualise des degrés de déformation réciproque de l’espace par le temps, du temps par l’espace. Tactique et stratégie correspondent donc à des valeurs différentes – au différentiel et aux variations d’une seule et même fonction espace-temps.

L’histoire de la pensée stratégique exige ainsi une opération philosophique, un passage imaginaire par le laboratoire de la techno-science : comme en physique, elle consiste à évaluer le degré de plasticité de l’espace et du temps, plasticité que synthétise la fonction découverte par le stratège chinois. Au fil de l’histoire de l’empire, au fur et à mesure que le combat s’organise en guerre, la synergie de l’espace et du temps donne la clef de l’économie et de l’ergonomie du pouvoir impérial, celui qui apprend à s’accumuler en durée et en étendue, à se réserver plutôt que de se dépenser dans le duel, la razzia ou le brigandage. La violence politique peut alors relayer la violence primordiale : elle se dote des moyens matériels de contrôler la fonction espace-temps, au sens précis où, de Londres, l’Amirauté britannique contrôle les océans grâce à la technique du méridien et de l’horloge nautique, et réalise ainsi à l’échelle du globe l’opération d’adunation inaugurée à l’échelle nationale par les Lumières françaises. (L’adunation est le nom donné en 1791 par l’abbé Sieyès à la technique géographique et isonomique par laquelle les législateurs de la Révolution distribuent le territoire national en un damier de départements, la surface d’un département se calculant par rapport au temps moyen nécessaire à un électeur à cheval pour se rendre au lieu du suffrage le plus proche de son domicile.)

Sun Tzu découvre en son temps une vérité et une réalité physiques qui sont toujours les nôtres des siècles plus tard – la distinction première du tactique et du stratégique s’étant progressivement enrichie de distinctions secondes, résultats des transformations de l’espace-temps sous l’empire de la technique qui le mesure et qui le franchit (elle s’en affranchit, par exemple, par l’outil de l’accélération, qui par nature modifie les proportions et les coefficients respectifs de l’espace et du temps dans leur indivisible unité fonctionnelle). En matière militaire, la technologie donne un nom précis à ces distinctions secondes : à la différence première de la tactique et de la stratégie se sont récemment ajoutés le moment logistique (guerres napoléoniennes) et le moment opérationnel (guerre dite totale). Les historiens montreront un jour sans peine comment cette segmentation accrue des techniques de la conflictualité politique et militaire traduit les effets de la grande accélération universelle engendrée par la motorisation du transport et de la communication : accélérer, c’est subordonner les stocks aux flux – au risque, toutefois, de perdre la maîtrise du choc, la finalité même de toute pensée stratégique et politique.

Chez Sun Tzu, la maîtrise du choc sans laquelle le tumulte du combat interdirait l’art de la guerre devient possible grâce à la métaphore taoïste de l’eau : pratique la stratégie le combattant qui apprend à organiser la multitude des soldats en une société organisée comme la pluie de l’orage dévale la pente de la montagne (la phalange, la légion, l'escadron). Le choc de la guerre indique ainsi la valeur limite de la fonction espace-temps. Choc en retour, conflagration si dangereuse que Sun Tzu en déduit la règle éminente de la stratégie : s’imposer à l’ennemi sans livrer bataille, gagner la guerre en évitant le cataclysme de la bataille, sa déflagration à peine calculable. (Mais quel empire peut-il dominer la guerre sans s’y risquer ? Un général qui rêve de ne jamais devoir entrer en guerre est-il plus lucide qu'un pacifiste rêvant de la paix perpétuelle ?)

À cela même tient l’actualité de Sun Tzu le stratège taoïste : exposés à l’accélération numérique des flux, nous nous approchons de la valeur limite de notre espace-temps comme, de nuit, un navire désemparé en dérive vers des récifs affleurants. Grâce à lui, dans le danger, nous retrouvons la métaphore de toujours, le vaisseau de l’État : même à la vitesse de la lumière, gouverner, c’est piloter.

J.-L. Evard, 11 août 2013