samedi 28 juillet 2012

L'ordre symbolique de la monnaie


L’ordre symbolique de la monnaie

En 1975, la Fondation Thyssen, sise à Cologne en pays rhénan, avait abrité la tenue d’un colloque consacré à l’œuvre de Georg Simmel. J’ai lu, ces jours-ci, la conférence subtile prononcée à cette occasion par Hans Blumenberg, « La bourse ou la vie », dont on trouve la version écrite dans un volume paru l’année suivante aux Editions Klostermann (Ästhetik und Soziologie um die Jahrhundertwende. Georg Simmel). Blumenberg s’y demande : Pourquoi donc Simmel conçut-il une philosophie de l’argent (titre bien connu de la traduction française parue aux PUF en 1987) ? En quoi l’argent appelle-t-il une philosophie, donc la philosophie et les philosophes ? Réponse : entre la monnaie, expression hautement abstraite de la valeur des choses (objets ou prestations) qui se troquent, et la pensée philosophique gourmande de concepts dont le sens diminue à proportion directe de leurs applications effectives ou possibles, les affinités ne demandent pas qu’on les démontre, l’analogie s’impose dès qu’elle se révèle à l’intuition. Analogie manifeste entre la pièce de monnaie qui s’échange contre n’importe quel objet possible et les concepts de « sens », ou de « puissance », ou de « pensée », qui ont autant de significations qu’il y a d’ouvrages philosophiques pour les employer et de dictionnaires pour les… définir
En son temps déjà, la thèse de Simmel avait retenu l’attention, mais d’abord celle des philosophes et non celle des économistes, et pour la raison première que l’auteur, épris de ces difficultés qui seules fécondent l’esprit, avait cherché à donner des fondements solides à la « philosophie de la vie » par le biais d’un objet aussi énigmatique que le si multiforme argent. Tel le réputait du moins la culture romantique tardive de la génération de Simmel, et les pages fameuses que, de son côté, Péguy, de quinze ans seulement son cadet, a consacrées au métal frappé en monnaie qui symbolise l’échange de biens témoignent aujourd’hui encore de l’émotion extraordinaire qui entourait son symbole, le signe monétaire, métallique ou non. Relu aujourd’hui, l’ouvrage de Simmel n’a rien perdu de son originalité pour les philosophes, mais les économistes aussi se trouveront avant longtemps dans l’obligation de le méditer. Pourquoi ?
La « philosophie de la vie », qu’on se gardera de confondre avec les existentialismes français et allemands, avait surgi par impact du style romantique sur la discipline universitaire étiquetée « philosophie » et enseignée sous ce nom. Son motif cardinal, les familiers des écrits de Bergson le reconnaîtront sans peine : il tient à une exaltation raisonnée du « Vivant » – que cette philosophie tient pour la source inépuisable de sa propre régénération et de sa propre perpétuation, qu’elle présuppose communes à toutes les formes d’activité et de mouvement : humaines ou animales, économiques ou ludiques, mystiques ou érotiques, symboliques ou instrumentales, s’appliquant universellement à toute échelle, microcosmique ou macrocosmique. Il n’y a rien de plus profane que les formes de la vie, rien de plus sacré ou de plus saint que la Vie même (la « philosophie de la vie » ne manque pas d’accents religieux, elle est une théo-biologie). D’où la perplexité typique des philosophes : des formes de la vie, peut-on, en esprit, remonter à la Vie ?
Le motif propre de Simmel, dans ce contexte philosophique, Blumenberg l’a identifié avec précision : en rapprochant l’argent de la vie, Simmel a certainement espéré le dédiaboliser, en abréger le temps d’opprobre, non pas en montrant qu’il correspondrait à je ne sais quelles « fonctions » sociales rationnelles ou censées telles, mais au contraire en retrouvant en lui et dans le détail de ses formes financières l’expression de l’ « irrationalité » même du vivant. Car la « vie vivante », comme l’appellent les grands textes, a d’abord en propre de surgir envers et contre les formes établies, de créer du nouveau et de l’inattendu, de se dépenser sans compter. La philosophie de la vie, sous cet angle, ne fit que reprendre une distinction plus ancienne de la tradition philosophique, et décisive : celle de la nature naturée et de la nature naturante, distinction qui nous permet de conceptualiser le fait par ailleurs reconnu que nous habitons dans un « monde » en création continue (et non dans un « système » clos et à jamais identique à lui-même).
Il suffit de bien comprendre la portée d’une évidence philologique (je la dois à P.-E. Dauzat) pour comprendre ensuite la portée du livre profond de Simmel. Notre homme n’a pas tant pensé à une « philosophie de l’argent », comme le rend la traduction française, qu’à une philosophie de la monnaie – et « monnaie », le mot même renvoie en droite ligne à la puissance symbolique de l’objet monétaire puisqu’il vient du nom de Juno Moneta (« la monnaie se fabriquait dans le temple de cette déesse », nous rappelle le Dictionnaire étymologique de Bloch et Wartburg). L’épouse du dieu des dieux veille ainsi à la dignité de la frappe et en garantit le caractère sacré – on chercherait vainement message mythologique et théologique plus explicite. Notre commerce ne durerait pas une seconde s’il n’impliquait aussi un commerce avec l’ordre symbolique (je veux dire : en lui et avec lui). Lecteur attentif de Simmel, Blumenberg extrait d’ailleurs de l’ouvrage épais de sept cents pages la phrase qui résume au mieux l’effet de cette relation : « La monnaie (Geld) est l’unique composé culturel qui soit pure énergie (reine Kraft), le seul à s’être dépouillé de son support substantiel dans la mesure où il n’est, absolument, que symbole. » (Et de fait, en rétrospective historique, l’histoire de la monnaie, jusqu’à notre monnaie électronique, témoigne d’une évolution jamais interrompue vers des formes de plus en plus abstraites, de moins en moins « substantielles », la monnaie dite fiduciaire ayant elle-même connu la même trajectoire, jusqu’à son aboutissement provisoire, la banque numérique.) Le raisonnement de Simmel recoupe ici certaines démarches bergsoniennes : c’est précisément parce que la monnaie ne cesse de se dématérialiser que le phénomène monétaire (l’ensemble de ses concrétions matérielles au fil de son histoire) n’a de sens que par analogie avec les phénomènes du vivant. La vie ne peut vivre autrement : elle-même n’en passe que par cette perpétuelle dématérialisation d’elle-même, sans laquelle il n’y aurait jamais de Nouveau (et le mourant l’emporterait sur le vivant, Thanatos sur Eros).
La raison qui presse les économistes de donner toute sa place à cette philosophie-là n’échappera donc à personne de sensé : ce qui convainquait les Romains d’adjuger la frappe de la monnaie au patronage et à la protection de la redoutable Junon continue de prévaloir. En l’attribuant à une divinité parmi bien d’autres possibles (Vulcain, le dieu forgeron époux de Vénus, ou Mercure et son caducée, le dieu des négociants et des voleurs), il s’agit de prévenir le risque toujours possible de confusion du signe monétaire avec tout autre genre de signe. Moneta : le mot, en attribuant explicitement la chose à la déesse, signifie à qui l’emploie qu’elle n’est pas une médaille parmi d’autres, pas une icône, pas une amulette, pas un jouet – mais un opérateur de troc, prescrivant sans équivoque le genre de commerce qu’il active expressément : le commerce de valeurs. Il s’agit, en d’autres termes, de distinguer et de baliser l’opération spécifique sans laquelle la pagaille gagnerait le troc et rendrait ce commerce impossible. Que la pièce de monnaie puisse par ailleurs contenter aussi les collectionneurs, les faussaires ou les fétichistes – cela ne regarde que ses usages seconds, dérivés, inessentiels, privés, aléatoires. La consécration romaine de la monnaie vaut sanctification, et cette sanctification donne à la monnaie son efficacité parce qu’elle assigne à la chose – la pièce – sa rigoureuse identité fonctionnelle. Enlevez le dieu, la monnaie disparaît, ne reste que la verroterie. In God we trust : le dollar aussi le nomme, les Etats-Unis appliquent la technique romaine.
C’est précisément ce qui, avec l'euro, se produit sous nos yeux : les douze étoiles mariales tissées dans la bannière bleue de l’Union européenne évoquent un dieu mort – malgré qu’il fût né d’immaculée conception. La devise qui a recherché son auguste autorisation se trouve donc aujourd’hui devant cette alternative : soit elle le ressuscitera, soit elle nous quittera. Je ne doute pas que Simmel eût préféré se tromper : qui ne rêve de duper Junon, la plus vindicative et la plus mesquine des femmes de l’Olympe ?
Jean-Luc Evard, 28 juillet 2012

mardi 24 juillet 2012

Bulletin de juillet (2)

Je me souviens encore du jour, près de deux ans après la réunification allemande, où un germaniste de mes collègues nous le confia avec une fière conviction, il avait hautement approuvé la sentence d’un dirigeant du Parti socialiste (et futur ministre de Lionel Jospin) qui justifiait ainsi la décision du chancelier Kohl d’étendre à l’est de l’Allemagne unifiée le deutschmark, sans en modifier le cours ni la valeur : « Ou bien toute l’ex-RDA venait chercher du travail à l’ouest, un exode économique massif – ou bien c’était la devise de la RFA imposée à cours constant aux cinq nouveaux Länder, comme il advint. » Mon collègue, l’admirateur du fonctionnaire ministrable, m’avait ému : je découvrais en lui une puérilité que je n’avais pas encore soupçonnée. S’il faut un peu de vanité pour distribuer des croix après une bataille où l’on n’a pas commandé, il faut plus de candeur encore pour ne même pas désirer de dissimuler cet enfantillage.
Plus de vingt ans après l’anecdote, je m’étonne plus encore de la facilité avec laquelle l’idée sous-jacente au raisonnement du décideur en herbe (raisonnement d’autant plus abrupt qu’il avait été tenu ex quo ante, au futur antérieur, le temps de prédilection des pompiers d’après l’incendie) – de la facilité avec laquelle cette idée paraît s’appliquer aussi bien aux péripéties euro-européennes qui nous attendent. Voici bientôt quatre ans que déferlent les crises de syncope de l’euro, et nous entrons dans la phase létale, qui guette, au-delà des fonctions financières et économiques, l’agrégat institutionnel lui aussi.
Qu’avait donc en tête l’ex-ministre auquel je pense ? La conviction bien assise qu’en période de désindustrialisation accélérée il ne faut pas hésiter à soumettre les régions relativement pauvres à la logique financière des régions relativement prospères par le truchement de l’outil monétaire simplifié qu’est une devise forte car elle est par nature synonyme de possibilités de crédit – lesquelles, à leur tour, conditionnent des perspectives de réindustrialisation… En langage simple : On ne prête qu’aux riches. Le « modèle » ainsi improvisé en antichambre par ce stratège économétrique proposait un mélange typique de monétarisme cru et de keynésianisme infinitésimal. Il décrivait d’ailleurs, et non sans une once de réalisme bien dosé, le processus de facto enclenché dans la moitié orientale de l’Allemagne unifiée : une « zone » pauvre entière, brusquement tout ouverte à l’investissement illimité et à très bas taux d’intérêt, avec une main d’œuvre déjà qualifiée et disciplinée, parlant la même langue que le management de l’ouest – un vrai pactole, une aubaine à saisir au vol par tout artiste de l’investissement, et qui, dans l’ensemble de l’Europe sortie du glacis soviétique, s’offrait aussi, dans des conditions assez comparables, au savoir-faire des entrepreneurs et banquiers allemands. Ils hésitèrent si peu à pratiquer cette médecine que le deutschmark, en effet, irrigua toute cette Europe-là, centrale et orientale. Quelle était la monnaie en circulation dans Sarajevo pendant le siège de la ville par l’armée serbe ? Le deutschmark. Il y fit recette. Le capitalisme dit rhénan sut prospérer outre l’Elbe et le Danube.
L’euro, la devise européenne du début des années 2000, ne fut pas conçu autrement, et il le fut d’ailleurs par une classe économique éduquée à la même vision, comme si, à l’heure des grandes décisions, comptaient moins les divergences d’école (les « monétaristes » contre les « consuméristes », Friedman contre Galbraith) que le style homogène qu’une génération imprime aux choses, le temps qu’elle en répond, trente ans durant. La génération des sexagénaires confirmés dont je parle rassemble – je parle là en pure chronologie – les petits-fils des « Pères de l’Europe ». Elle n’a pas seulement hérité de leur style (« l’Europe par l’économie » du charbon et de l’acier), elle eut aussi à se prononcer, au moment de l’effondrement du bloc soviétique, sur les conceptions sociologiques dites néo-libérales enseignées par l’école de Friedman et de Hayek. Elle eut donc à se prononcer sur ce que ce style de pensée économique reconnaissait ou refusait de souveraineté à l’agir politique, à la conduite des hommes en tant qu’ils vivent dans la cité et non dans un supermarché. L’idéologie européenne, tournant le dos à l’éducation européenne conçue par Romain Gary, n’eut donc aucun mal à recruter ses adeptes en milieu social-démocrate aussi bien qu’en territoire démocrate-chrétien, puisque d’un côté comme de l’autre on avait déjà subrepticement renoncé à défendre la dignité propre du Politique face à son instrumentalisation par l’utilitarisme contemporain.
Il suffit que, comme aujourd’hui, des fonctions sociales se dérèglent plus que de raison pour que s’impose une perception critique plus exigeante de leurs apparences : s’il y a des discordes entre les écoles de pensée économique, le conflit véritable et pertinent oppose quant à lui les esprits égarés dans le fétichisme des faits économiques et ceux qui savent que les signes de l’activité économique ont perdu toute spécificité dans le flux de l’activité sémiotique contemporaine. Je ne suis pas le premier à placer ainsi notre époque sous le signe de la pansémiotique. Mais j’ajoute qu’elle n’a pas encore commencé d’en construire la méthode.
Ce qui donne toutefois au drame en cours sa note réellement pathétique tient moins à la raideur mécanique avec laquelle cette génération semble résister à la faillite de sa vision qu’à son refus de reconnaître, à travers les formes économiques et financières de l’événement, la disparition de la logique économique convenue qui a nourri sa pensée. De même que ses maîtres avaient professé des techniques de management économique exclusivement dérivées de raisonnements comptables (d’origine bancaire et fiscale), de même va-t-elle aujourd’hui répétant qu’il faut « émanciper » ou « séparer » l’économie de la finance. Ce lieu commun a un avantage psychologique de court terme : il réactive la vieille simplification de toujours qui, de la différence fonctionnelle du capital et du travail, en conclut à un antagonisme générique et pathogène. Cet increvable lieu commun a un inconvénient irréparable : il réduit l’économie au réseau des travaux utiles, au mépris de l’évidence anthropologique : les hommes ne s’adonnent à des activités réputées utiles que dans l’espoir d’y trouver des raisons vraiment passionnantes d’y consacrer leur vie. Les formes économiques de la maladie européenne traduisent, voici où je veux en venir, deux grandes tendances de long terme : 1) les travaux réputés utiles à la collectivité sont aussi mortellement ennuyeux que tout travail émietté, et l’économie périt elle-même de l’aversion qu’elle suscite en l’homme cloué dans des tâches à la valeur douteuse 2) la perspective naïve de libérer le travail dit productif de la « finance » qui le grugerait n’est pas seulement provinciale, mais aussi anachronique : la circulation des signes monétaires n’est plus un processus économique depuis la généralisation des sémiotiques industrielles et communicationnelles, les monnaies circulent désormais comme circulent les impulsions électroniques lisibles sur nos écrans. Les ondes hertziennes ont fini par rejoindre et dilater le grand fleuve de la sémiotisation universelle qui avait pris son cours et sa source il y a quelque six mille ans, quand furent inventées, en même temps et dans les mêmes lieux, la monnaie et l’écriture alphabétique. Paraphrasons le titre d’un livre qui date – déjà – de 1987 : « invisible », l’argent l’est devenu en s’effaçant dans les flux électroniques. Il compte désormais au nombre des « immatériaux » qui nous entourent, ces objets et ces choses dont il ne nous reste, comme indice de réalité, que la trace. Quand ils nous apparaissent, ils ont déjà cessé d’être. Mais de la cendre au diamant, l’histoire nous échappe à jamais.
Bloquer la dislocation du tissu monétaire européen à coups de mesures économiques revient donc à rosser la mer pour effaroucher l’orage qui vient, ou à prier les vents de ne pas disperser le nuage de Tchernobyl plus loin que le site de l’explosion. La génération des petits-fils des Pères de l’Europe aura donc un honneur insigne : lorsqu’elle renoncera au déni de réalité qui, comme à une promotion de grande école devant quelque épreuve de vérité, lui sert de signe de ralliement et de solidarité, elle réfléchira à l’emprise insoupçonnée de la pensée magique sur la soi-disant « science » économique. À cette condition seulement elle pourra désarmer les mômes cupides  et les trader boutefeux qui jettent leurs titres à la corbeille comme d’autres leurs jetons sur le tapis vert des casinos.
JL Evard, 24 juillet 2012

samedi 21 juillet 2012

Bulletin de juillet (1)

Un livre de Paul Quilès (Nucléaire : un mensonge français) et une foucade de Michel Rocard : ce qui donne à ces récentes interventions en matière de dissuasion nucléaire leur note particulière ne tient pas tant au poids et à la carrière politiques de leurs auteurs qu’au moment par eux choisi pour se faire entendre : peu après le vote de la confiance exprimée par l’Assemblée nationale au gouvernement Ayrault II, et, au plan international, dans la phase finale des négociations appelées par la signature prochaine du nouveau Traité sur le commerce des armes. À l’arrière-plan géostratégique international se pose depuis plusieurs années la même question ardue et insistante : la politique nucléaire iranienne, et ses effets progressifs sur la réflexion stratégique née avec la « bombe ». À l’échelle européenne, la mésentente apparue depuis plusieurs années entre Paris et Bonn, et récemment sur la question du nucléaire, entre bien sûr en ligne de compte (« L’Allemagne cherche à délégitimer le nucléaire en Europe en général », déclarait Hubert Védrine le 6 décembre dernier, dans un entretien avec Les Échos). Dans la réalité, celle des décisions,  on ne saurait considérer séparément les trois plans ainsi discernés (national, continental et international), il faut au contraire les articuler. L’analyse les distingue et peut tout au plus apprécier, cas par cas, leur importance spécifique dans la prise de décision. Dans le cas français, il faut raisonner à partir d’un invariant : créée pour des raisons purement « nationales », la force de frappe manifeste d’autant plus son inadaptation relative que nous entrons dans l’ère de la multipolarité géopolitique et des guerres dissymétriques. Même la valeur « symbolique » que lui avait donnée la vision gaullienne en souffre, et surtout depuis le retour français dans le commandement intégré de l’OTAN.
Les deux anciens ministres auraient certainement évité d’interpeller publiquement le gouvernement s’ils n’avaient eu la certitude de se faire les porte-parole d’un courant de réflexion dont les ressources intellectuelles sont beaucoup plus considérables que la reconnaissance institutionnelle. Arsenal nucléaire « moyen », la France subit moins bien que les « grands » les conséquences de long terme de la fin de la guerre froide. L’entretien de cet arsenal, depuis la disparition du glacis soviétique, peine à produire les mêmes justifications que naguère, et l’extension des guerres dissymétriques sur les continents asiatique et africain a bien sûr beaucoup pesé sur ce processus lent de disqualification de l’arme nucléaire. Pour bien mesurer en quoi la naissance du monde multipolaire où nous entrons prend l’intelligence stratégique à contrepied, il suffit ici de rappeler une des hypothèses les plus sérieuses et les plus inattendues du war game des théoriciens de la dissuasion nucléaire jusqu’en 1990 : pour beaucoup d’entre eux, la multiplication d’Etats détenteurs de l’arme atomique devait jouer dans le sens d’une diminution des risques d’un conflit généralisé car elle impliquait mécaniquement que les deux puissances leader d’alliances verraient diminuer leurs obligations de « parapluie » de leurs zones d’influence respectives. Cet audacieux raisonnement avait été présenté, du côté français, par le général Gallois, dans son ouvrage de 1960, Stratégie de l’ère nucléaire. Mais aujourd’hui, l’argument inverse est invoqué par le « club nucléaire » pour freiner ou endiguer l’armement nucléaire iranien : aux mains de Téhéran, il signifie l’entrée dans l’incontrôlable, un genre de politique que qualifie si bien l’image du « rogue state » – hydre bicéphale qui vit sur un pied de légalité mal contestable tout en ravitaillant d’opportunes filières terroristes.
Plus le temps passe, et plus l’arme nucléaire verra donc se compliquer et s’obscurcir les controverses qu’elle suscite. Conçue dans l’esprit purement symétrique de la dissuasion, elle voit non seulement se répandre partout les formes sans précédent des guerres dissymétriques, mais encore son imaginaire, nourri par le souvenir affreux de Hiroshima et Nagasaki, occulte-t-il les formes de guerre « blanche » qui, techniquement, lui sont étroitement liées mais n’agitent que peu l’opinion publique. Cachées derrière le « vieux » spectre de la vitrification par le feu nucléaire, il y a, par exemple, les inconnues de la guerre mafieuse ou de la guerre informatique, dont les intensités n’ont rien à envier à celles des conflits énergétiques et qui, en outre, obéissent à des logiques transnationales. L’imbroglio s’aggrave encore du simple fait que l’arsenal nucléaire perçu comme une lourde charge par une puissance moyenne comme la France passera au contraire pour une précieuse ostension de puissance aux yeux d’un pays émergent.
Autant de données de fait qui autorisent un premier mode d’évaluation : la dissuasion nucléaire impose des charges et des impondérables de toute nature, dont le coût ne paraît « légitime » qu’aux puissances de rang impérial ou à celles qui y aspirent. Elles seules peuvent et doivent raisonner simultanément sur les trois niveaux de réalité stratégique que j’ai distingués. Inversement, pour tous les autres Etats, la dissuasion nucléaire oblige d’abord à restreindre par le raisonnement le champ des possibles et à méditer le nouvel axiome de toute stratégie nucléaire : depuis la disparition de l’Union soviétique, le coût déjà lourd de la dissuasion a été multiplié dans une proportion incalculable puisque l’arsenal nucléaire n’a de sens qu’à l’horizon d’une guerre des blocs fort improbable. Sa maintenance retarde de plus l’adaptation urgente aux formes de guerre dissymétrique.
Dans le cas français, la situation devient d’autant plus préoccupante que l’érosion des politiques européennes communautaires accuse par contrecoup l’isolement de l’arsenal nucléaire. Ouvertement décrié en Allemagne, il tente certes quelques timides mesures de mutualisation avec son homologue britannique : l’ancrage atlantique de la Grande-Bretagne rend d’avance impossible la transformation de ce modeste partenariat en une véritable alliance stratégique. La reconversion de la dissuasion nucléaire française en une arme européenne eût été possible durant les années Delors de l’Union européenne, période d’euphorie qui laissa, pendant quelque temps, la porte ouverte à de fortes initiatives géopolitiques. Nous en sommes désormais bien loin.
Déconvenue ? Mais au moins peut-on ainsi mieux cerner les magnétismes forts du nouveau paysage géopolitique : 1) l’Alliance atlantique a survécu à la guerre froide mais n’est opérationnelle que comme arsenal conventionnel ; 2) l’arsenal nucléaire français perd ses finalités dans le contexte des guerres dissymétriques et de l’affaiblissement de l’Union européenne.
La dissuasion nucléaire avait inspiré, à ses débuts, l’image de la « paix totale » : par allusion à l’époque de la « guerre totale », cette formule résumait le raisonnement convenu selon lequel l’équilibre instable de la terreur avait épargné au monde le basculement dans une troisième guerre mondiale pourtant menaçante. C’est précisément de cette période de la « paix totale » que nous sommes définitivement sortis, alors même que nos arsenaux nucléaires ne cessent de se perfectionner (comme le montre l’adoption des techniques de l’explosion nucléaire simulée en laboratoire). Et l’argument suprême des stratèges selon lequel le nucléaire garantissait la paix du monde tend lui aussi à se périmer depuis le retour de la « guerre sainte » dans les relations internationales.
Le « ni paix ni guerre » de Raymond Aron trouve là de quoi puiser de toutes nouvelles significations.
J.-L Evard, 21 juillet 2012