L’ordre symbolique
de la monnaie
En 1975, la Fondation Thyssen,
sise à Cologne en pays rhénan, avait abrité la tenue d’un colloque consacré à
l’œuvre de Georg Simmel. J’ai lu, ces jours-ci, la conférence subtile prononcée
à cette occasion par Hans Blumenberg, « La bourse ou la vie », dont
on trouve la version écrite dans un volume paru l’année suivante aux Editions
Klostermann (Ästhetik und Soziologie um
die Jahrhundertwende. Georg Simmel). Blumenberg s’y demande : Pourquoi
donc Simmel conçut-il une philosophie
de l’argent (titre bien connu de la traduction française parue aux PUF en
1987) ? En quoi l’argent appelle-t-il une
philosophie, donc la philosophie et
les philosophes ? Réponse : entre la monnaie, expression hautement
abstraite de la valeur des choses (objets ou prestations) qui se troquent, et
la pensée philosophique gourmande de concepts dont le sens diminue à proportion
directe de leurs applications effectives ou possibles, les affinités ne
demandent pas qu’on les démontre, l’analogie s’impose dès qu’elle se révèle à
l’intuition. Analogie manifeste entre la pièce de monnaie qui s’échange contre
n’importe quel objet possible et les concepts de « sens », ou de
« puissance », ou de « pensée », qui ont autant de significations
qu’il y a d’ouvrages philosophiques pour les employer et de dictionnaires pour
les… définir
En son
temps déjà, la thèse de Simmel avait retenu l’attention, mais d’abord celle des
philosophes et non celle des économistes, et pour la raison première que
l’auteur, épris de ces difficultés qui seules fécondent l’esprit, avait cherché
à donner des fondements solides à la « philosophie de la vie » par le
biais d’un objet aussi énigmatique que le si multiforme argent. Tel le réputait
du moins la culture romantique tardive de la génération de Simmel, et les pages
fameuses que, de son côté, Péguy, de quinze ans seulement son cadet, a
consacrées au métal frappé en monnaie qui symbolise l’échange de biens
témoignent aujourd’hui encore de l’émotion extraordinaire qui entourait son
symbole, le signe monétaire, métallique ou non. Relu aujourd’hui, l’ouvrage de
Simmel n’a rien perdu de son originalité pour les philosophes, mais les
économistes aussi se trouveront avant longtemps dans l’obligation de le
méditer. Pourquoi ?
La
« philosophie de la vie », qu’on se gardera de confondre avec les
existentialismes français et allemands, avait surgi par impact du style
romantique sur la discipline universitaire étiquetée « philosophie »
et enseignée sous ce nom. Son motif cardinal, les familiers des écrits de
Bergson le reconnaîtront sans peine : il tient à une exaltation raisonnée
du « Vivant » – que cette philosophie tient pour la source
inépuisable de sa propre régénération et de sa propre perpétuation, qu’elle
présuppose communes à toutes les
formes d’activité et de mouvement : humaines ou animales, économiques ou
ludiques, mystiques ou érotiques, symboliques ou instrumentales, s’appliquant
universellement à toute échelle, microcosmique ou macrocosmique. Il n’y a rien
de plus profane que les formes de la vie, rien de plus sacré ou de plus saint
que la Vie même (la « philosophie de la vie » ne manque pas d’accents
religieux, elle est une théo-biologie). D’où la perplexité typique des
philosophes : des formes de la vie, peut-on, en esprit, remonter à la Vie ?
Le motif
propre de Simmel, dans ce contexte philosophique, Blumenberg l’a identifié avec
précision : en rapprochant l’argent de la vie, Simmel a certainement
espéré le dédiaboliser, en abréger le temps d’opprobre, non pas en montrant
qu’il correspondrait à je ne sais quelles « fonctions » sociales
rationnelles ou censées telles, mais au contraire en retrouvant en lui et dans
le détail de ses formes financières l’expression de
l’ « irrationalité » même du vivant. Car la « vie
vivante », comme l’appellent les grands textes, a d’abord en propre de
surgir envers et contre les formes établies, de créer du nouveau et de
l’inattendu, de se dépenser sans compter. La philosophie de la vie, sous cet
angle, ne fit que reprendre une distinction plus ancienne de la tradition
philosophique, et décisive : celle de la nature naturée et de la nature
naturante, distinction qui nous permet de conceptualiser le fait par ailleurs
reconnu que nous habitons dans un « monde » en création continue (et
non dans un « système » clos et à jamais identique à lui-même).
Il
suffit de bien comprendre la portée d’une évidence philologique (je la dois à
P.-E. Dauzat) pour comprendre ensuite la portée du livre profond de Simmel.
Notre homme n’a pas tant pensé à une « philosophie de l’argent »,
comme le rend la traduction française, qu’à une philosophie de la monnaie – et « monnaie », le
mot même renvoie en droite ligne à la puissance symbolique de l’objet monétaire
puisqu’il vient du nom de Juno Moneta
(« la monnaie se fabriquait dans le temple de cette déesse », nous
rappelle le Dictionnaire étymologique de
Bloch et Wartburg). L’épouse du dieu des dieux veille ainsi à la dignité de la
frappe et en garantit le caractère sacré – on chercherait vainement message
mythologique et théologique plus explicite. Notre commerce ne durerait pas une
seconde s’il n’impliquait aussi un commerce avec l’ordre symbolique (je veux
dire : en lui et avec lui). Lecteur attentif de Simmel,
Blumenberg extrait d’ailleurs de l’ouvrage épais de sept cents pages la phrase qui résume au mieux l’effet de
cette relation : « La monnaie (Geld)
est l’unique composé culturel qui soit pure énergie (reine Kraft), le seul à s’être dépouillé de son support substantiel
dans la mesure où il n’est, absolument, que symbole. » (Et de fait, en
rétrospective historique, l’histoire de la monnaie, jusqu’à notre monnaie
électronique, témoigne d’une évolution jamais interrompue vers des formes de
plus en plus abstraites, de moins en moins « substantielles », la
monnaie dite fiduciaire ayant elle-même connu la même trajectoire, jusqu’à son
aboutissement provisoire, la banque numérique.) Le raisonnement de Simmel
recoupe ici certaines démarches bergsoniennes : c’est précisément parce
que la monnaie ne cesse de se dématérialiser
que le phénomène monétaire (l’ensemble de ses concrétions matérielles au
fil de son histoire) n’a de sens que par analogie avec les phénomènes du
vivant. La vie ne peut vivre
autrement : elle-même n’en passe que par cette perpétuelle
dématérialisation d’elle-même, sans laquelle il n’y aurait jamais de Nouveau
(et le mourant l’emporterait sur le vivant, Thanatos sur Eros).
La
raison qui presse les économistes de donner toute sa place à cette
philosophie-là n’échappera donc à personne de sensé : ce qui
convainquait les Romains d’adjuger la frappe de la monnaie au patronage et à la
protection de la redoutable Junon continue de prévaloir. En l’attribuant à une divinité parmi bien d’autres
possibles (Vulcain, le dieu forgeron époux de Vénus, ou Mercure et son caducée,
le dieu des négociants et des voleurs), il s’agit de prévenir le risque
toujours possible de confusion du signe monétaire avec tout autre genre de
signe. Moneta : le mot, en
attribuant explicitement la chose à la déesse, signifie à qui l’emploie qu’elle
n’est pas une médaille parmi d’autres, pas une icône, pas une amulette, pas un
jouet – mais un opérateur de troc, prescrivant sans équivoque le genre de
commerce qu’il active expressément : le commerce de valeurs. Il s’agit, en
d’autres termes, de distinguer et de baliser l’opération spécifique sans
laquelle la pagaille gagnerait le troc et rendrait ce commerce impossible. Que la pièce de monnaie puisse par ailleurs
contenter aussi les collectionneurs, les faussaires ou les fétichistes – cela
ne regarde que ses usages seconds, dérivés, inessentiels, privés, aléatoires.
La consécration romaine de la monnaie vaut sanctification, et cette
sanctification donne à la monnaie son efficacité parce qu’elle assigne à la
chose – la pièce – sa rigoureuse identité fonctionnelle. Enlevez le dieu, la
monnaie disparaît, ne reste que la verroterie. In God we trust : le dollar aussi le nomme, les Etats-Unis appliquent la technique romaine.
C’est
précisément ce qui, avec l'euro, se produit sous nos yeux : les douze étoiles mariales
tissées dans la bannière bleue de l’Union européenne évoquent un dieu mort –
malgré qu’il fût né d’immaculée conception. La devise qui a recherché son
auguste autorisation se trouve donc aujourd’hui devant cette alternative :
soit elle le ressuscitera, soit elle nous quittera. Je ne doute pas que Simmel
eût préféré se tromper : qui ne rêve de duper Junon, la plus vindicative
et la plus mesquine des femmes de l’Olympe ?
Jean-Luc
Evard, 28 juillet 2012