mardi 25 février 2014

Amerikafka


« Dans l’espace, l’homme lui-même, sans conteste un animal diurne, étend son empire au-dessus du monde et, dans le temps, par-delà les heures qui ne lui appartiennent pas, sur la nuit. La nuit, comme le dit Murray Melbin, c’est the last frontier, l’ultime domaine que nous puissions encore coloniser », note Lucius Burckardt en 1989 (dans Le Design au-delà du visible). Et l’historien de l’urbanisation de revenir sur les grandes dates de cette rapide extension, du très court circuit de l’éclairage a giorno maillant la Terre d’un jour perpétuel : éclairage au gaz en 1803 (en manufacture, en Grande-Bretagne) ; introduction du manchon, qui multiplie la luminosité ; lampe à arc de Sir Davy, puis lampe à incandescence, un brevet d’Edison, citoyen du New Jersey par l’ingéniosité de qui le flambeau quitte l’Europe, brille, en 1878, dans le Nouveau Monde – à peu de chose près, en même temps que le jubilé du premier centenaire de l’Independence Day.

En avant-propos de sa retraduction du récit intitulé par Kafka Amerika. Le disparu, Bernard Lortholary évoque non sans joyeuse malice les spéculations, échevelées autant que nombreuses, suscitées par cette géographie parabolique : que diable l’homme de Prague allait-il donc chercher dans la lointaine galère d’outre-Atlantique ? De fait, Kafka semble avoir pris un vif plaisir à puiser dans le Dictionnaire des idées reçues sur l’Amérique et à émailler de ses poncifs le scénario, le script presque, qu’il crayonne à gros traits gras. Technique toute trouvée : accuser l’insignifiance de proscrit prolétarisé du personnage central, en le plongeant dans le gigantisme speed de toutes choses, qui ne l’en rendent que plus dérisoire. Et les accessoires ne manqueront pas, Kafka poussant la lucidité jusqu’à imaginer les autoroutes que le New Deal ne goudronnera que vingt ans plus tard, ou des standards téléphoniques organisés comme les transmissions des gigantesques corps d’armée de la Seconde Guerre mondiale. L’essentiel du dessein de Kafka, il n’en faut pas moins, on s’en doute, le chercher ailleurs : non pas dans ces plaisantes et faciles hyperboles, simples perspectives par passages à la limite, mais dans le malheur à peine visible du héros, qui, de mésaventure en déconfiture, trouve de moins en moins le temps de dormir – ce dont, trop empressés autour de lui, ses nombreux persécuteurs ne feignent pas de s’apercevoir, et ce dont il ne se plaint qu’à peine tant le tempo de l’american way of life le met peu à peu littéralement hors de lui. Face cachée et sérieuse de la parabole prodigue en effets grotesques : la vitesse croissante de la traversée de l’Amérique transforme le malheureux voyageur malgré en lui en un somnambule qui s’ignore.

Effet réel et fatidique du jet lag : tu ne dors plus. Tu ne rêves donc plus. Commence le cauchemar de la raison privée de sommeil et d’imagination au pays des songes – hypothèse de Kafka mise bien en évidence à l’opposé du sommeil de la raison de Goya, bien que les effets de cet état d’exception sur le champ de conscience se rejoignent en monstruosité. La perte progressive du sommeil, l’existence au fil des heures d’une interminable journée sans nuit, voilà l’éclairage qui fait office de filtre imperceptible pour le récit entier, et agit par la suggestion inverse, où nous retrouvons Kafka tel qu’en lui-même : à quelle Faute répond donc un tel supplice ?

Plus encore pourtant nous surprendra d’observer que Kafka n’aura pas été le seul Européen à penser l’Amérique comme la mère de la colonisation du temps et de l’obscurcissement de toutes choses provoqué par leur électrification extensive et intensive. En 1985, Jean Baudrillard traverse les États-Unis en voiture. Il atteint la côte ouest : « On arrête un cheval emballé, on n’arrête pas un jogger qui jogge. L’écume aux lèvres, fixé sur son compte à rebours intérieur, sur l’instant où il passe à l’état second, ne l’arrêtez surtout pas pour lui demander l’heure, il vous boufferait. Il n’a pas de mors aux dents, mais il tient éventuellement des haltères dans les mains, ou même des poids à la ceinture [...] Décidément, les joggers sont les véritables Saints des Derniers Jours et les protagonistes d’une Apocalypse en douceur. Rien n’évoque plus la fin du monde qu’un homme qui court droit devant lui sur une plage, enveloppé dans la tonalité de son walkman, muré dans le sacrifice solitaire de son énergie, indifférent même à une catastrophe puisqu’il n’attend plus sa destruction que de lui-même, que d’épuiser l’énergie d’un corps inutile à ses propres yeux [...] Toute cette société ici, y compris sa part active et productive, tout le monde court devant soi parce qu’on a perdu la formule pour s’arrêter. »

De l’inertie ainsi acquise par accélération continue, on passe, même innocent engrenage démoniaque que chez Kafka, à la nuit : « Tous ces survêtements, jogging suits, shorts vagues et cotonnades flasques, easy clothes : tout ça, ce sont des hardes nocturnes, et tous ces gens qui courent et marchent décontractés ne sont en réalité pas sortis de l’univers de la nuit – à force de porter ces vêtements flottants, c’est leur corps qui flotte dans leurs vêtements, eux-mêmes qui flottent dans leur propre corps. »

De la littérature de qualité et de ses anamorphoses, revenons à la physique qu’elle met en question : non seulement nos deux Euraméricains nous décrivent avec précision des effets psychophysiques de la colonisation intérieure, mais encore décrivent-ils l’intérieur de cette emprise. Il ne dénote pas augmentation de l’étendue, mais perpétuation de la durée par inertie, mise en boucle, puisque l’indistinction électrique et électronique du jour et de la nuit induit l’état second décrit par Kafka et Baudrillard : aube ou crépuscule, une immobile et obscure clarté fuligineuse, « l’univers de Blade Runner, [...] l’univers d’après la catastrophe ». The Day after.

L’avantage le plus net de ces incursions raisonnées dans le musée de notre imaginaire américain ? Dans les valeurs les plus fortes de la perception poétique, dans cet art de l’abrégé homérique du phénomène réel, chercher aussi des issues, un outillage mental pour échapper à l’état second et à la narcose induits par la colonisation intérieure – celle du for intérieur – entamée lors de l’électrification du jour et de la nuit. De l’américanisation du monde à la lumière de l’ampoule électrique puis du néon, vague plus puissante encore que celle de l’horlogerie nautique planétaire réglée sur le méridien de Greenwich, date la crise de l’espace humain coincé entre sa contraction tendancielle par accélérations successives et son immobilisation maligne par effet d’inertie. Car la colonisation intérieure, comme son aînée la colonisation métropolitaine des marges sauvages du cœur des ténèbres, procède sans le moindre souci rythmique : pour réguler, si possible, ses mouvements stochastiques, elle raisonne en statistique. Seules les pannes de ce moteur l’informent de son dérèglement constitutif d’animal désormais privé du sommeil du juste. Bonnes âmes de la décroissance, militez pour la restauration de la nuit !

J.-L. Evard, 26 février 2014

lundi 17 février 2014

Après le Léviathan, suite (6)


Une des singularités du récent regain des études géopolitiques tient à leur anachronisme tendanciel : par vocation et tradition, elles raisonnent en langage euclidien, par référence à un Espace ou un Grand Espace de type impérial classique où le facteur temps fait figure de parent très pauvre, à qui on concèdera tout au plus, sous la pression des stratégistes attentifs aux vitesses des mouvements de la guerre, un strapontin dans la construction des modèles de conflictualité. Comme une seconde nature, la spatialisation du temps la commande depuis longtemps et ne cèdera pas de sitôt. Le Gros Animal que voudrait gouverner le philosophe roi ou le Bon Pasteur peine ou renâcle, doit-on conclure, à percevoir l’accélération de ses traversées de l’espace, quand bien même les signes et les effets s’en multiplient et s’en accentuent. À la suite de Platon, inventeur du Gros Animal, père de cette allégorie de cachet aristocratique, les philosophes ont une part éminente de responsabilité dans cette torpeur. Car en perfectionnant, comme ils n’ont pas manqué de le faire, le bestiaire de La République, en généralisant l’usage de la métaphore animale dans le raisonnement politique, ils en ont à la longue eux-mêmes effacé et oublié le timbre ironique des commencements.

Cette altération se manifeste déjà chez les refondateurs de la pensée du politique. Pour figurer le Léviathan en  frontispice de son traité, Hobbes a choisi un géant composé d’homoncules : de l’animal biblique ne reste que le nom, mais la chimère qui lui succède n’en possède pas moins son genre de monstruosité puisqu’elle campe un homme lui-même fourmillement de petits hommes. Il y a là  l’ingénieuse mise en scène d’un dédoublement apparent, dont la portée conceptuelle n’a pas manqué son but : le tout – le corps de la collectivité humaine – rassemble tous les hommes mais ne se confond pas avec leur somme. En germe, Hobbes enseigne déjà ce qui plus tard s’appellera la division (du travail, ou la séparation des pouvoirs) : regroupés en corps articulé sous l’effet directeur de la solidarité mécanique ou organique, les individus composent un vivant doté de fins et de moyens, d’institutions et de coutumes, mais que menacent aussi des dangers permanents, discordes et conflits en tout genre, ou des fractures définitives, comme celle du temporel et du spirituel. Le géant qui figure la collectivité humaine tend donc au lecteur de Hobbes deux bras qui diffèrent sur un point capital : l’un brandit un glaive, l’autre une crosse épiscopale. Le Léviathan des Temps modernes nous apparaît comme un vivant divisé, un être dual du moins : s’il incarne un Nous, c’est de contenir le conflit de l’auctoritas et de la potestas en rangeant les hommes d’Église sous le sceptre de la République qui, de ce fait même, se compose, non d’un, mais de deux espaces, le public et le privé. Le corps composite légitimé par la délégation de volonté des sujets du Prince ne s’impose, ne se stabilise que de par cette subdivision. Dans le détail anthropologique du raisonnement, elle en présuppose une autre, sa clef véritable : ce que les hommes ont en commun avec les animaux, la prudence, ne leur suffit pas pour se gouverner, il leur faut de plus la sapience, ou sagesse (Éléments de loi, VI, 4). L’homme géant du Léviathan doit-il sa taille à ce supplément d’âme ? Dans la pensée moderne du politique, la référence rationalisée à l’animalité de l’homme n’a rien d’une aimable plaisanterie : elle a même chassé la référence ironique et mythologique des origines. Du moins en prend-elle la place et y tient-elle en apparence la même fonction – mais on n’entend plus rire en grec, exposer les ressorts du bon gouvernement ne se peut plus qu’avec componction. À bien lire La Fontaine, cet  Ésope contemporain de Hobbes – Pierre Boutang, dans La Fontaine politique, y songea certainement –, on l’entend s’en étonner en aparté.

Quelques lignes du Prince montrent bien qu’au XVIIe siècle cet événement était encore récent. « Sachez donc qu’il existe deux manières de combattre : l’une par les lois, l’autre par la force. L’une est propre aux hommes, l’autre appartient aux bêtes : mais comme très souvent la première ne suffit point, il faut recourir à la seconde. C’est pourquoi il importe qu’un prince sache user adroitement de l’homme et de la bête. Cette distinction fit enseignée en termes imagés par les anciens écrivains : l’éducation d’Achille et d’autres grands seigneurs fut jadis confiée au centaure Chiron, afin qu’il les formât à sa discipline. Et avoir ainsi pour précepteur un être double, demi-homme et demi-bête, n’a qu’une signification : la nécessité pour un prince de savoir user de ces deux natures, car l’une sans l’autre n’est point durable » (chap. XVIII).

Le Florentin maîtrise assez sa matière pour s’autoriser quelque gouaille et laisser filtrer dans son chef-d’œuvre une lueur d’antique : Homère, un centaure, le fils de Thétis et Pélée… Mais le sens de cette escapade ne prête pas à confusion : pour Machiavel, l’autorité ne s’exerce qu’en se divisant entre les deux règnes, l’animal et l’humain, qui, de l’intérieur, travaillent les agrégats sociaux. Division originaire, donnée de nature, et dont l’importance qu’elle prend dans les théorèmes de la souveraineté achève de marginaliser la grande métaphore animale de la tradition théologique et théocratique, celle du Bon Pasteur, pâtre suave et vigilant de brebis qui peuvent s’égarer, voire se dépraver, mais non rugir comme le lion ou ruser comme le renard – les deux animaux choisis par Machiavel pour emblèmes de l’art politique.

Que sont ces animaux devenus ? Tant que la raison politique ne révisera pas le vivier de ses métaphores et continuera de rapprocher nos sociétés de ses voisins d’antan, centaures, dauphins, fourmis ou castors, tant qu’elle n’intégrera pas à ses supputations nos moyens de transports et de communication réels, tant qu’elle ne saisira pas qu’en nous l’animalité diminue à mesure que la cybernétique progresse (laissant le champ libre à la bestialité), tant qu’elle méconnaîtra que l’espace-temps d’une société de cosmonautes et d’internautes se détache à tous points de vue de l’espace-temps des zèbres d’Afrique (et ravale d’ailleurs la bête domestique et sauvage des époques antérieures à l’état de vache folle en puissance), tant qu’elle ne comprendra pas que le règne de la vitesse de la lumière qui nous gouverne soumet le corps sensible et social du Gros Animal à une mutation généralisée parce qu’il soumet aussi à cette vitesse l’espace – le corps terrestre –  auquel se rapporte ce corps sensible et psychophysique, tant que la raison politique ignorera que, désormais, nos véhicules et nos bolides ne sont plus ni des chevaux avec ou sans vapeur ni des pigeons-voyageurs, mais des ondes, des vibrations, des corps semi-conducteurs, des tourbillons électroniques, des nuages particulaires, des bactéries programmées par ordinateurs, tant qu’elle retardera le moment de mesurer les conséquences de ce recul de l’animal au profit du robot –  

« Raison » signifie ratio : proportion, donc rapport. Si le corps du Gros Animal ne perçoit pas que ses animaux de référence ont changé, s’il ne saisit pas que sa vitesse n’est plus celle de la locomotion, mais celle de la propulsion, celle de l’irradiation, celle de la fission ou de la fusion nucléaire, celle de la contamination informatique – alors il ne peut pas non plus percevoir le reste : la subversion de son espace par la traversée de cet espace, la transformation de cet espace en une batterie de rampes de lancement dressées pour y échapper, en support de ses accélérations à répétition, et il ne peut pas non plus percevoir le reste de ce reste : que son corps à lui, le Gros Animal, n’y survit, à cette mutation, que moyennant narcoses, psychotropes et implants en tous genres.

J.-L. Evard, 17 février 2014

dimanche 16 février 2014

Après le Léviathan, suite (5)


Que vise au juste, dans l’hyperpolitique de Sloterdijk, le préfixe ? Une dimension, dit-il souvent lui-même : le « Grand », l’immensité des étendues de l’hégémonie, l’heure venue, dit-il encore en citant Nietzsche, d’une politique à l’échelle de la Terre (de même pourrait-il, selon cet argument, de même devrait-il citer Carl Schmitt, un des premiers théoriciens d’un modèle systématique de ce « Grand », de cette Grande étendue, pour laquelle il ébauche le « nomos de la terre », le titre de son livre de 1950). Le préfixe ainsi préposé au politique vaut aussi un déictique, il pointe le doigt vers les débuts de cette Grande politique et de son Grand espace de référence : 1494, traité de Tordesillas, la première forme juridique internationale destinée à valider l’échelle globale, tellurique, du politique au moment du partage du monde entre les Grandes puissances de l’époque, l’Espagne et le Portugal acceptant l’arbitrage du Vatican pour délimiter leurs aires d’hégémonie respectives aux bords américain et africain de l’espace atlantique. Ultime service rendu par l’empire romain à l’histoire universelle : au moment de mourir (moins de trente ans avant les débuts du schisme luthérien), la catholicité fait office de médiateur entre les jeunes empires qui lui succèdent et postulent l’empire du Nouveau Monde.

De la manière la plus claire et la plus convaincante, l’hyperpolitique prolonge donc la longue tradition de spatialisation qui, depuis l’âge gréco-romain du politique, conçoit la fonction du pouvoir souverain dans son rapport civique à une frontière et l’histoire génétique de sa croissance, mesurée au lieu du tracé de cette ligne : tracé local des remparts de la cité antique, tracé régional et continental des frontières de l’État des Temps modernes, extrémité transcontinentale, et aérospatiale des zones d’hégémonie du Grand Espace thématisé par les stratèges américains et allemands dès avant la Première Guerre mondiale. La transcroissance du politique en hyperpolitique ne leur avait pas échappé : en juillet 1943, en pleine guerre mondiale, dans la revue Foreign Affairs, Mackinder publie « The Round World and the Winning of the Peace », dont les douze pages récapitulent avec une grande précision les étapes importantes de l’enchaînement qui mène d’un format politique à l’autre, du format romain au format américain – et anticipent, en montrant comment les Alliés préfigurent déjà, dans leur coalition contre les puissances dites de l’Axe (Allemagne, Italie et Japon), la base d’un gouvernement du globe. Bien entendu, du point de vue atlantique des Alliés et de Sir Halford J. Mackinder, ce gouvernement a pour objectif vital de contenir la masse continentale russe dans ses frontières du moment, de manière à ce que l’empire atlantique se réserve le contrôle exclusif du passage et de la circulation en espace méditerranéen, pacifique et baltique. Cet objectif « atlantique » de la Grande stratégie sous leadership anglo-américain ne change rien au raisonnement hyperpolitique, il le confirme, la Grand stratégie russe l’applique de son côté, partant d’une autre construction spatiale, complémentaire et rivale de sa version, de son versant atlantique. Et les historiens de la stratégie dateront donc de juillet 1943 le commencement de la guerre froide : un an avant le débarquement sur les côtes de Normandie, Mackinder ébauche l’alliance d’après-guerre, celle instaurée avec le traité de l’Atlantique Nord et la création de l’OTAN, que suivra sa symétrique, celle du Pacte de Varsovie.

D’où la question qui s’impose : pourquoi la pensée stratégique paraît-elle à ce point pensée de l’espace, pourquoi semble-t-elle à ce point indifférente à la réalité physique élémentaire qui veut que de tels changements en extension – la dilatation de l’étendue du pouvoir le ralentit – entraînent leurs effets corrélatifs d’intensité – l’accélération du pouvoir corrige le ralentissement de son application à un espace toujours plus vaste –, pourquoi la pensée stratégique paraît-elle réussir à occulter à ce point l’avantage pris par la synchronie sur la diachronie à l’époque de la maîtrise cybernétique de l’espace politique ? Pourquoi semble-t-elle indifférente à l’impensé de cette spatialisation du temps – indifférente au fait évident que l’accélération du franchissement des distances d’espace anéantit tendanciellement cet espace et en induit un tout autre ?

« Tout problème philosophique n’est que le désir refoulé de recevoir une réponse certaine déjà donnée dans la question », note Spengler dans les préliminaires du Déclin de l’Occident. Telle est bien l’intention de la question ici posée à l’hyperpolitique : l’amener à nous préciser à quelles conditions elle prévoit de forcer l’évidence – à quel prix elle envisage de maintenir cette suprématie anachronique de l’espace sur le temps et par là de faire violence aux durées. Sa réponse, certes, dépend de l’agent hyperpolitique tel ou tel à qui nous posons la question.

Dans le cas de Peter Sloterdijk, cette réponse ne se fait pas attendre : « En faisant abstraction des nuances toujours nécessaires dans une telle argumentation, je dirais que la souveraineté est le pouvoir ou la capacité d’utiliser les êtres humains comme des moyens », écrit-il dans son Essai sur l’hyperpolitique. Clair langage ! Au souverain hyperpolitique incombe de choisir de tels moyens. En vue de quelle fin ? Nécessité faisant loi, en vue de construire la cité hyperpolitique, celle qui voit l’espace de l’habiter anéanti par l’accélération généralisée du pouvoir, c’est-à-dire du transport et du confinement (le « parc humain », dit Sloterdijk citant Platon). On connaît la suite et la chanson, nous l’avons sous les yeux et dans l’oreillette : la tyrannie du transport sur le port, du cargo sur le havre, du touriste sur le citadin, de la monnaie électronique sur la valeur d’usage, du téléphone sur l’amitié, du bidonville sur le désert, de la statistique sur la responsabilité.

Mais à poser la même question, celle des fins de l’hyperpolitique, à la poser à qui ne réduit pas la nécessité de la loi à la loi de la nécessité –, peut-on envisager une autre réponse que celle de l’hypothèque platonicienne des moyens suggérée par Sloterdijk ? Oui si l’on commence par convenir que la raison politique ne se confond pas avec la raison d’État, et que c’est précisément dans cet écart que travaille toute pensée stratégique, et pour le maintenir, le sauvegarder face à la loi – toujours expédiente et expéditive  – de la nécessité du jour : pour mettre en sursis une telle nécessité, et même pour la déplacer, pour passer d’une nécessité lourde à une nécessité moins lourde, pour changer de levier avant qu’il ne rompe, ou de point d’appui avant qu’il ne cède. Or la première et grande nécessité du réel hyperpolitique ne touche pas, c’est l’évidence, ses moyens, mais, par priorité élémentaire de raison stratégique, sa perception (en fonction de quoi on envisage ensuite les moyens requis par la fin). Or c’est la spatialisation de l’espace-temps hyperpolitique qui en fausse la perception stratégique – l’erreur étant commise par Mackinder le premier quand il confond les grandeurs d’échelle et compare, dans les premières lignes de son essai de 1943, le futur gouvernement du globe par l’Alliance atlantique à l’état du monde après la défaite russe en Crimée et la défaite française de 1870 à Sedan – deux défaites propices à l’hégémonie de l’hémisphère atlantique sur le continent eurasiatique. Imaginons un tournoi d’échecs dont, à l’insu des joueurs, l’horloge avancerait trois fois plus vite pour les blancs que pour les noirs : les deux adversaires ne se déplacent pas dans le même espace-temps, disparité qui, en toute certitude, mène les noirs à la défaite pour cause d’inconscience. Les stratèges qui, comme Mackinder ou Sloterdijk, négligent l’hétérogénéité de l’espace-temps courent des risques analogues, et pour une raison identique : ils confondent le tournoi avec l’étendue géométrique de l’échiquier, ils raisonnent à surfaces constantes dans un univers à durées variables.

Tant que la raison stratégique persistera à spatialiser les durées, elle imaginera des moyens inadéquats en vue d’une fin chimérique. La Terre n’est pas un échiquier. Pour s’affranchir de cette servitude, pour résilier son obédience à l’espace euclidien, elle doit donc réformer du tout au tout sa perception première de la réalité physique : faire l’apprentissage des durées implique qu’elle cesse de mesurer de l’étendue avec des grandeurs d’espace et qu’elle apprenne à la rapporter au temps mis à la traverser. Ce que Mackinder ne pouvait pas tout à fait prévoir, c’est la dynamique de la dissuasion par la vitesse : dans notre espace-temps stratégique et logistique, celui des télécommunications numériques, les protagonistes ne sont plus contraints de se déplacer pour échanger des signaux et des messages, y compris le signal politique qu’est, dans un conflit, une escarmouche ou une bataille en règle. Le temps de transport du message a disparu du théâtre de la conflictualité, avec la conséquence formidable que l’acteur et le spectateur du conflit, la troupe des comédiens et la foule du public, sont désormais une seule et même personne, une seule et même foule indistinctement émetteur et récepteur (de même le facteur qui distribuait nos lettres est-il un métier disparu, et l’ambassadeur aussi, périmé par le soft power du téléphone et de la vidéosphère). En termes stratégiques conventionnels : là où le temps logistique de la circulation des messages se réduit à rien, le réseau de communication hyperpolitique s’est substitué au théâtre de la représentation politique. (L’erreur d’anachronisme commise par Mackinder en 1943, Sloterdijk l’a d’ailleurs répétée cinquante plus tard en écrivant Le Penseur sur scène : là où il n’y a plus que du réseau, de l’espace zéro, du temps statistique, il perçoit encore une salle de théâtre, un forum, un parc, ses cirques et ses provinces.)

Il faut donc même envisager, et dès maintenant, une hypothèse limite : l’effondrement du temps de circulation des messages préfigure ou signale l’effondrement de l’espace politique aussi – ce qui signerait l’acte de naissance de l’hyperpolitique tel qu’en lui-même, à la limite, comme on voit, de l’hyperpanique : du vertige insidieux qui s’empare du Grand Animal dépossédé de son espace-temps newtonien, otage du temps universel réduit à l’instant zéro et à l'écran plat de la communication.

J.-L. Evard, 16 février 2014

dimanche 9 février 2014

Syria or Sotchi : S.O.S. !


Imaginons un instant non pas l’utopie, mais le possible, donc le réel – à une échelle modifiée : imaginons que, samedi prochain, le 15 février, non pas deux cents, comme la semaine dernière, mais deux cent mille Syriens affamés montent, sous la protection de Casques bleus et d’officiers de la Croix Rouge internationale, dans des convois automobiles et aériens qui les arrachent à l’incendie et à la mort lente ou violente répandue sur Homs ou Alep, et les déposent, pour commencer, dans des camps installés pour eux dans les pays avoisinant le théâtre de la guerre, voire plus loin. Imaginons que, pour abréger autant que possible le séjour dans de tels lieux de survie provisoires (toujours menacés de se transformer en « bidonvilles » à perpétuité), on lance en même temps, mieux que de vagues signes dispersés de solidarité, une vaste campagne d’accueil à ces rescapés, les nantis que nous sommes s’engageant d’avance à parrainer, chacun à hauteur de ses moyens propres, tous les malheureux qui, voyant la guerre civile s’éterniser, renonceraient – n’ont-ils pas des enfants à élever ? – au retour et se prépareraient à quitter une patrie sinistrée, de toutes manières devenue inhabitable pour longtemps. Voilà pour l’objectif, le plan d’ensemble, qui n’a rien d’extravagant ni de loufoque – ce qui vient de réussir pour deux cents âmes faisant ballon d’essai convaincant ; quant au parrainage, à aménager dans ses détails pratiques et juridiques, il bénéficiera lui aussi d’un précédent, la journée du Ruban blanc qu’avaient organisée il y a un an environ des précurseurs peu suivis parce que trop discrets dans leur publicité.
Quant aux moyens ? J’en vois de deux sortes. L’un consiste, sur la frontière sud de la Turquie, à obtenir d’Ankara la définition d’un couloir humanitaire sous protection militaire des Nations-Unies – bandeau de territoire suffisamment vaste pour y monter des villages de toile qui serviront de première base provisoire aux rescapés. Pourquoi la Turquie ? Parce que les frontières sud de la Syrie sont déjà rongées par la guerre, et parce que l’opération ne peut garantir un minimum de sécurité à une telle première vague d’émigration organisée dans l’urgence qu’en s’éloignant autant que possible des lignes arrière du conflit, donc de la zone libanaise, irakienne et iranienne.
L’autre moyen s’offre au nord de la Turquie, au bord de la mer Noire. La gentry sportive internationale réunie à Sotchi pour quelques jours a largement les moyens de négocier avec Moscou le principe d’une démarche visant à réunir d’urgence le Conseil de Sécurité des Nations-Unies et à y faire adopter le programme d’intervention ci-dessus esquissé – face à l’évidence du massacre en cours (il se situe à mi-chemin du crime de guerre et du crime contre l’humanité) et à la certitude que cette guerre civile syrienne, non seulement va durer, mais risque même chaque jour de s’étendre. Disons-le nettement : de par son capital de prestige, de beaucoup supérieur à celui des plus grands noms de l’art ou de la science, la petite élite bien vitaminée des patineurs et des skieurs en villégiature olympique en Géorgie a, pour agir avec efficacité et sobriété auprès des responsables russes, beaucoup moins de temps mais beaucoup plus de poids que n’importe quel « grand dirigeant ». Tout aussi nettement, disons aussi ceci : sollicitée par la Russie, et venant aujourd’hui, la saisine du Conseil de Sécurité, chacun le comprend sans peine, ne se fera pas attendre, ses résultats non plus.
Sportifs de Sotchi, faites le premier pas ! Aidez la société civile broyée par la guerre et le fatalisme !
J.-L. Evard, 9 février 2014

vendredi 7 février 2014

La concurrence des spectres




Dans les dernières pages du Léviathan, Hobbes, satisfait sans doute d’achever le vaste ouvrage, n’hésite pas à lâcher la bride au polémiste que jusque-là le théoricien avait à peu près tenu en laisse. « Et si l’on considère l’origine de ce grand Empire ecclésiastique, on s’apercevra aisément que la papauté n’est rien d’autre que le spectre du défunt Empire romain, assis couronné sur sa tombe » (chap. XLVII). On peut dater de ces lignes l’usage régulier des figures de spectres dans la pensée stratégique. En digne champion des Lumières, Hobbes juge que ses lecteurs apprécieront la métaphore comme elle lui vient à lui-même, dans tout le savoureux mordant qu’elle répand un demi-siècle après les premières représentations de Hamlet. Passant des tréteaux aux livres savants, le Spectre nous signale avec prévenance qu’il cesse de nous hanter comme mort vivant, de tracasser la perception, et qu’il commence de nous accompagner comme image de l’imaginaire, image exponentielle, spectre de spectre qui admettra avec bonhomie que les physiciens et les photographes recourent à ses services, l’assujettissent à leurs besognes. Quant aux spirites, il les contentera en leur parlant à l’oreille et dans leurs cénacles, ils ne réclameront plus qu’il apparaisse en personne, et n’importe où. La domestication des spectres touche à son terme. Le bilan s’impose donc : on peut désormais, dès la première moitié du XVIIe siècle européen, d’autant mieux confier les spectres à la littérature qu’ils n’inquiètent plus le réel. Processus contemporain de la désuétude où, de leur côté, vont aussi tomber les sorcières (les derniers bûchers datent eux aussi du début du XVIIe siècle).

La question ne s’en pose qu’avec plus d’insistance de comprendre la raison de la seconde carrière des spectres : pourquoi reviennent-ils en force, une fois dissipées les brumes de la superstition et une fois la nuit chassée de la Terre par l’éclairage électrique a giorno ? Et pourquoi fréquentent-ils avec tant d’assiduité les allées du pouvoir ? Car Hobbes, en les admettant parmi les ressources littéraires de son argumentation anthropologique, ne fait que libérer une tendance qui n’attendait que des circonstances propices pour se donner tout son libre cours. Pour justifier son usage politique de l’histoire romaine, Machiavel, plus d’un siècle avant Hobbes, dans l’Avant-propos de son Discours sur la première décade de Tite-Live, n’hésite pas à interpeller la passion de son lecteur pour les vestiges de l’Antiquité : « Si on considère le respect qu’on a pour l’antiquité, et, pour me borner à un seul exemple, le prix qu’on met souvent à de simples fragments de statue antique, qu’on est jaloux d’avoir auprès de soi ; d’en orner sa maison, de donner pour modèles à des artistes qui s’efforcent de les imiter dans leurs ouvrages, si, d’un autre côté, l’on voit les merveilleux exemples que nous présente l’histoire des royaumes et des républiques anciennes ; les prodiges de sagesse et de vertu opérés par des rois, des capitaines, des citoyens, des législateurs qui se sont sacrifiés pour leur patrie […]. » Les statues de marbre évoquées par Machiavel exercent dans son propos la même fonction, indirecte mais corrosive, que le spectre du texte de Hobbes : ce qui tombe sous le sarcasme rationaliste de l’Anglais (le pape fantoche de César, le fantôme d’un pseudo-pouvoir par succédané) attire au contraire l’éloge de l’héroïsme authentique d’antan sous la plume de l’Italien, et le pousse d’ailleurs à emprunter aux passions religieuses, leurs atours et leur langage : « On ne peut donc laisser perdre cette occasion de voir, après une si longue attente, surgir le rédempteur de l’Italie. Les mots me manquent pour décrire avec quelle passion il serait accueilli dans toutes ces provinces éprouvées par les invasions étrangères, avec quelle soif de vengeance, quelle foi obstinée, quel dévouement, quelles larmes ! » (péroraison du dernier chapitre du Prince). Entre les marbres du Vatican raillés par Hobbes et ceux des collections patriciennes évoqués par Machiavel, la différence n’est pas tant celle du mort définitivement mort et du mort en attente de résurrection que celle du spectre du passé (pour Hobbes, l’empire romain ne sera pas restauré) et du spectre du présent : pour Machiavel, il urge de le restaurer, la grandeur de l’Italie ne dépend de rien d’autre.

La lecture comparée de ces deux scènes stratégiques du pouvoir des spectres jette alors un utile clair-obscur sur une troisième et tout aussi célèbre exploitation du Spectre par la pensée politique : deux siècles après l’édition du Léviathan, en 1848, deux jeunes néo-hégéliens, comme on sait, mettent le communisme à l’ordre du jour au nom du spectre qui hanterait l’Europe. Que penser au juste de leur intention profonde quand ils choisissent de placer le communisme du côté du spectral ? Gardons-nous de trancher trop tôt, remarquons seulement qu’ils ajoutent, au passé et au présent du Spectre déjà établi en tradition, le mode d’un futur, celui d’une « puissance », disent-ils eux-mêmes dans le préambule du Manifeste communiste. Tout indique, néanmoins, que cette attribution téméraire ne suffira pas au spectre du communisme conjuré par nos jeunes-hégéliens. En avril 1993, quand Derrida prononce en Californie la conférence qu’il intitule Spectres de Marx, il la dédie à Chris Hani, un militant communiste de la lutte contre l’Apartheid qui vient d’être assassiné, « un communiste comme tel, un communiste comme communiste », insiste et souligne Derrida pour le distinguer des autres courants antiségrégationnistes, et, vieil argument de toutes les églises persécutées, comme si la vérité d'une doctrine se proportionnait ipso facto à la persistance des martyres perpétrés en son nom. Quant à la conférence elle-même, elle s’intégrait dans un colloque consacré au « dépérissement » du marxisme – précise l’auteur.

Que de morts, soudain ! que de fins pour une « puissance » de l’avenir ! Comme si la seconde carrière du Spectre, lancée par Hobbes, s’achevait par quelque fin interminable où les valeurs de temps – passé, présent et avenir – glissaient dans une sorte d’indistinction ectoplasmique, et y glissaient même non sans une étrange indifférence ; comme si l’imprudence romantique allemande de 1848 (conjurer un spectre de l’avenir !) se payait, un  siècle plus tard, de l’impossibilité fatale de discerner ce qui fut et ce qui vient. Il est vrai que, du vivant même de l'inventeur du spectre de l'avenir et comme si tel avait été son objectif secret, la Nuit où tous les chats ont droit au gris souris de la politique machiavélienne s'était déjà partout répandue : Marx soutenant Bismarck en 1870-71 au nom de l'unité allemande détestera d'abord les communards parisiens dont le patriotisme de desperados retarde à son goût le dénouement souhaité par madame l'Histoire Universelle. Le spectre de 1848 n'avait donc servi que d'estafette mal fardée à la loi d'airain de l'industrialisation exigeant que s'accomplisse la seule volonté de l'industrie la plus lourde. Le raisonnement servira encore un siècle, inusable, à chaque nouvelle hystérie sidérurgique, hauts fourneaux russes ou chinois. Et l'acier fut trempé et les Orages d'acier témoignent de même, par leur promotion pathétique du même métal, de l'indistinction spectrale la plus significative de l'époque, celle des « guerres et des révolutions en chaîne » comme les deux faces jumelles du même phénomène éruptif universel.

Gardons-nous toutefois de toute arrière-pensée malveillante pour la carrière désormais erratique de nos spectres. Contrairement au héros de Shakespeare, tout le monde n’a pas la chance d’avoir son petit spectre à soi. Certes, s’ils fourmillent dans nos pensées comme les romans dans le crâne d’Emma Bovary ou comme les musées dans celui de Salvador Dali, la faute en est aux poètes qui en abusent et à Don Quichotte qui les fréquente. Mais comment les éviter, dans le monde de trouble aloi où brillent pour nous des étoiles anéanties depuis longtemps au firmament et où, même au ciel des fixes et des années-lumière, notre espace-temps ne nous indique aucune orientation que projective de nos rêves diurnes ou nocturnes ? Il faudrait commencer par sortir de l’hypnose et du labyrinthe où nous plonge la passion morbide des Temps modernes pour les spectres. En finir avec les transes et les somnambules.

J.-L Evard, 7 février 2014