« Dans l’espace, l’homme
lui-même, sans conteste un animal diurne, étend son empire au-dessus du monde
et, dans le temps, par-delà les heures qui ne lui appartiennent pas, sur la
nuit. La nuit, comme le dit Murray Melbin, c’est the last frontier, l’ultime domaine que nous puissions encore
coloniser », note Lucius Burckardt en 1989 (dans Le Design au-delà du visible). Et l’historien de l’urbanisation de
revenir sur les grandes dates de cette rapide extension, du très court circuit de l’éclairage a giorno maillant la Terre d’un jour
perpétuel : éclairage au gaz en 1803 (en manufacture, en Grande-Bretagne) ;
introduction du manchon, qui multiplie la luminosité ; lampe à arc de Sir Davy,
puis lampe à incandescence, un brevet d’Edison, citoyen du New Jersey par l’ingéniosité de qui le flambeau quitte l’Europe, brille, en 1878, dans le Nouveau Monde – à peu de
chose près, en même temps que le jubilé du premier centenaire de l’Independence Day.
En
avant-propos de sa retraduction du récit intitulé par Kafka Amerika. Le disparu, Bernard Lortholary
évoque non sans joyeuse malice les spéculations, échevelées autant que nombreuses,
suscitées par cette géographie parabolique : que diable l’homme de Prague
allait-il donc chercher dans la lointaine galère d’outre-Atlantique ? De
fait, Kafka semble avoir pris un vif plaisir à puiser dans le Dictionnaire des
idées reçues sur l’Amérique et à émailler de ses poncifs le scénario, le script presque, qu’il crayonne à gros
traits gras. Technique toute trouvée : accuser l’insignifiance de proscrit
prolétarisé du personnage central, en le plongeant dans le gigantisme speed de toutes choses, qui ne l’en
rendent que plus dérisoire. Et les accessoires ne manqueront pas, Kafka
poussant la lucidité jusqu’à imaginer les autoroutes que le New Deal ne
goudronnera que vingt ans plus tard, ou des standards téléphoniques organisés
comme les transmissions des gigantesques corps d’armée de la Seconde Guerre
mondiale. L’essentiel du dessein de Kafka, il n’en faut pas moins, on s’en
doute, le chercher ailleurs : non pas dans ces plaisantes et faciles
hyperboles, simples perspectives par passages à la limite, mais dans le malheur
à peine visible du héros, qui, de mésaventure en déconfiture, trouve de moins
en moins le temps de dormir – ce dont, trop empressés autour de lui, ses
nombreux persécuteurs ne feignent pas de s’apercevoir, et ce dont il ne se
plaint qu’à peine tant le tempo de l’american way of life le met peu à peu
littéralement hors de lui. Face cachée et sérieuse de la parabole prodigue en
effets grotesques : la vitesse croissante de la traversée de l’Amérique
transforme le malheureux voyageur malgré en lui en un somnambule qui s’ignore.
Effet
réel et fatidique du jet lag :
tu ne dors plus. Tu ne rêves donc plus. Commence le cauchemar de la raison
privée de sommeil et d’imagination au pays des songes – hypothèse de Kafka mise
bien en évidence à l’opposé du sommeil de la raison de Goya, bien que les
effets de cet état d’exception sur le champ de conscience se rejoignent en
monstruosité. La perte progressive du sommeil, l’existence au fil des heures
d’une interminable journée sans nuit, voilà l’éclairage qui fait office de
filtre imperceptible pour le récit entier, et agit par la suggestion inverse,
où nous retrouvons Kafka tel qu’en lui-même : à quelle Faute répond donc
un tel supplice ?
Plus
encore pourtant nous surprendra d’observer que Kafka n’aura pas été le seul
Européen à penser l’Amérique comme la mère de la colonisation du temps et de
l’obscurcissement de toutes choses provoqué par leur électrification extensive
et intensive. En 1985, Jean Baudrillard traverse les États-Unis en voiture. Il
atteint la côte ouest : « On arrête un cheval emballé, on n’arrête
pas un jogger qui jogge. L’écume aux lèvres, fixé sur son compte à rebours
intérieur, sur l’instant où il passe à l’état second, ne l’arrêtez surtout pas
pour lui demander l’heure, il vous boufferait. Il n’a pas de mors aux dents,
mais il tient éventuellement des haltères dans les mains, ou même des poids à
la ceinture [...] Décidément, les joggers sont les véritables Saints des Derniers
Jours et les protagonistes d’une Apocalypse en douceur. Rien n’évoque plus la
fin du monde qu’un homme qui court droit devant lui sur une plage, enveloppé
dans la tonalité de son walkman, muré dans le sacrifice solitaire de son
énergie, indifférent même à une catastrophe puisqu’il n’attend plus sa
destruction que de lui-même, que d’épuiser l’énergie d’un corps inutile à ses
propres yeux [...] Toute cette société ici, y compris sa part active et
productive, tout le monde court devant soi parce qu’on a perdu la formule pour
s’arrêter. »
De
l’inertie ainsi acquise par accélération continue, on passe, même innocent
engrenage démoniaque que chez Kafka, à la nuit : « Tous ces
survêtements, jogging suits, shorts
vagues et cotonnades flasques, easy
clothes : tout ça, ce sont des hardes nocturnes, et tous ces gens qui
courent et marchent décontractés ne sont en réalité pas sortis de l’univers de
la nuit – à force de porter ces vêtements flottants, c’est leur corps qui
flotte dans leurs vêtements, eux-mêmes qui flottent dans leur propre
corps. »
De
la littérature de qualité et de ses anamorphoses, revenons à la physique
qu’elle met en question : non seulement nos deux Euraméricains nous
décrivent avec précision des effets psychophysiques de la colonisation intérieure,
mais encore décrivent-ils l’intérieur de cette emprise. Il ne dénote pas
augmentation de l’étendue, mais perpétuation de la durée par inertie, mise en
boucle, puisque l’indistinction électrique et électronique du jour et de la
nuit induit l’état second décrit par Kafka et Baudrillard : aube ou
crépuscule, une immobile et obscure clarté fuligineuse, « l’univers de Blade Runner, [...] l’univers d’après la
catastrophe ». The Day after.
L’avantage
le plus net de ces incursions raisonnées dans le musée de notre imaginaire
américain ? Dans les valeurs les plus fortes de la perception
poétique, dans cet art de l’abrégé homérique du phénomène réel, chercher aussi
des issues, un outillage mental pour échapper à l’état second et à la narcose
induits par la colonisation intérieure – celle du for intérieur – entamée lors
de l’électrification du jour et de la nuit. De l’américanisation du monde à la
lumière de l’ampoule électrique puis du néon, vague plus puissante encore que
celle de l’horlogerie nautique planétaire réglée sur le méridien de Greenwich,
date la crise de l’espace humain coincé entre sa contraction tendancielle par
accélérations successives et son immobilisation maligne par effet d’inertie.
Car la colonisation intérieure, comme son aînée la colonisation métropolitaine
des marges sauvages du cœur des ténèbres, procède sans le moindre souci
rythmique : pour réguler, si possible, ses mouvements stochastiques, elle
raisonne en statistique. Seules les pannes de ce moteur l’informent de son
dérèglement constitutif d’animal désormais privé du sommeil du juste. Bonnes
âmes de la décroissance, militez pour la restauration de la nuit !
J.-L.
Evard, 26 février 2014