vendredi 29 août 2014

Solitude de Kiev


Aux frontières orientales de l’Ukraine, depuis quelques jours, la percolation russe prend l’allure d’une marée irrésistible et met la solitude de Kiev sous le jour le plus cru. Évolution qui signifie qu’au Kremlin on juge pouvoir ignorer sans grands risques le train des mesures de rétorsion euraméricaines appliquées depuis quelques mois et jouer la carte politique la plus probable, l’effondrement prochain du gouvernement d’Arseni Iatseniouk, ou sa démission, par effet en retour direct des récents replis de l’armée ukrainienne. En renonçant maintenant au camouflage sous lequel son outil militaire avait progressé sur le terrain, autour de Donetsk et Lugansk, la Russie fait un calcul précis de situation politique : démissionnaire fin juillet, alors que l’armée ukrainienne marquait des points sur les sécessionnistes, le Premier ministre Iatseniouk maintenu à son poste contre son gré par le président Porochenko représente, à moins de quatre semaines des élections législatives prévues, le maillon le plus faible du dispositif de résistance au rouleau compresseur de la sécession régionaliste encadrée par la Fédération russe. Le rythme accéléré de leur offensive conjuguée et leurs gains en profondeur stratégique ne doivent rien au hasard : ils exploitent la fêlure provoquée par l’épisode de la démission ratée, sachant bien qu’elle et ses ondes de choc augmentent la crise de leadership qu’elle révélait, et diminuent d’autant les chances du rétablissement d’autorité escompté par Porochenko quand il décida de dissoudre le Parlement, comme pour effacer les dernières traces de la période Maïdan.

Il y va donc de la tranche de temps définie par ces deux dates : 24 juillet, démission (refusée) d’Arseni Iatseniouk – 26 octobre : scrutin national pour un nouveau Parlement (amputé des districts en guerre). L’art d’agir au moment opportun : kairos. Cet usage astucieux du calendrier politique ukrainien risque fort, néanmoins, de se retourner contre Moscou, à raison même de son habileté tactique : jouer sur l’affaiblissement puis l’affaissement de l’autorité centrale de Kiev revient certes à lui faire payer cash le prix de son absence d’une claire politique d’alliance à l’Ouest après le rétablissement de la souveraineté nationale en août 1991 (Moscou raflant aujourd’hui le fruit des vingt ans de tergiversations cumulées de Kiev et de l’OTAN). Mais si ce coup de poker russe suffit à ébranler toute la fragile structure politique ukrainienne, voire à la pulvériser – tel semble bien, désormais, l’objectif visé –, il n’aura que ce dévastateur effet de souffle, l’Ukraine entrant alors dans une sorte de dislocation prolongée. Les lignes de faille apparues à Kiev lors des journées de barricades du Maïdan réapparaîtraient alors à l’échelle du pays entier, le rendant pour longtemps ingouvernable, comme un cargo désemparé à la dérive entre les frontières polonaises de l’OTAN et les frontières russes armées de leurs satellites est-ukrainiens en possession du charbon national.

Admettons, par hypothèse limite, que Poutine, au moment où il décidait d’exploiter tout l’avantage considérable que lui donnait, fin juillet, la démission refusée d’Iatseniouk, ait envisagé même cette possibilité d’un foyer de chaos ukrainien de longue durée – en se disant que lui réussirait aussi en Ukraine ce qui lui avait réussi, par exemple, en Tchétchénie (pour ne pas parler du cas syrien, typique certes du maximalisme géopolitique propre au style Poutine, mais extérieur au champ européen en question dans le cas ukrainien). Si ce raisonnement se justifie quant aux signaux réguliers de consentement tacite donnés à Poutine par les Euraméricains, et depuis des années, il n’en résulterait pas moins d’une erreur substantielle : à la périphérie de la Fédération russe, l’effet de contagion d’un délitement de l’Ukraine se propagerait sous des formes incontrôlables, simultanées, qui plus est, dans les deux hémisphères, l’occidental et l’oriental.

Perspective qui n’en rend que plus tragique la solitude de Kiev : tenir bon, c’est accuser, à contretemps, les défauts de fabrication jusqu’à maintenant dissimulés ; reculer, c’est préluder aux futures variantes du même programme impérial panslave.

J.-L. Evard

mercredi 27 août 2014

Le Levant et ses échelles


L’islamisme ultra qui, sous le sigle de l’EIIL, s’emploie à aménager en vaste bastion le tiers nord de l’Irak, non sans viser au sud la prise de Bagdad, vient de s’ériger en puissance pétrolière régionale. Son contrôle du réseau de pipe line nord-irakiens lui permet d’alimenter depuis quelques semaines le marché gris de l’or noir, et il n’a pas encore renoncé à s’emparer, à Mossoul, d’un gros réseau hydro-électrique, objectif de combats acharnés avec les bataillons kurdes. Inspirée sans guère de doute par le « modèle » de la guerre civile libyenne qui se livre depuis des mois déjà autour des gisements pétroliers et des aéroports du pays, cette prise de capital en nature indique que le « califat » proclamé début juillet au moment du franchissement soudain de la frontière syro-irakienne entend maintenant défier les puissances protectrices même auxquelles il devait jusqu’alors tous ses antécédents de milice clandestine : il apparaît au grand jour (et non plus comme une des fractions en guerre intestine dans la mêlée syrienne), tel un mini rogue state, électron libre issu à la fois de la « tradition » Al Qaïda et des durs revers connus fin 2013 et début 2014 par les Frères musulmans en Tunisie et surtout en Égypte, ajoutés à ceux des communautés sunnites et des ex-baassistes d’Irak. L’extension au Moyen-Orient du « modèle » libyen a bien sûr une forte signification, touchant d’emblée l’ensemble des États arabes pétroliers gouvernés au nom d’une branche ou d’une autre de l’islam. En quelques jours, l’EIIL maintenant exportateur d’or noir leur a adressé dans ce sens un message et un pronostic des plus clairs. Une sorte de partie à trois niveaux vient de s’engager, entre un système (l’ensemble hier encore aux prises avec le « printemps arabe »), ses multiples sous-systèmes politiques ou théologiques, et, enfin, l’acteur à la fois connu et inattendu qui signe en ce moment « EIIL » (en quête d’allégeance auprès des groupes ultra opérant en Afrique sahélienne, en régions érythréennes et en Asie)

Les mondes arabe et musulman s’apprêtent ainsi à une recomposition générale de leurs strates et de leurs enchevêtrements. Indice net de ce basculement : ces derniers jours auront vu le local se régionaliser (l’Égypte et l’Arabie saoudite concerter de discrètes opérations aériennes sur les positions islamistes ultra en Irak-Nord, ou bien, la semaine dernière, les retranchements syriens et libanais du Hamas ouvrir le feu sur le nord israélien) et le régional s’internationaliser (livraisons d’armes françaises aux peshmergas kurdes, bombardements américains, tête-à-queue du régime syrien demandant un appui militaire occidental pour contenir la poussée de l’EIIL …). D’une part, les interfaces de la guerre viennent donc de se connecter entre elles à très grande échelle ; d’autre part, elles ramènent vers elles les puissances militaires qui venaient de s’en désengager comme d’un imbroglio par elles déclaré insoluble. L’islamisme ultra, dans cette partie à trois, détient, dirait-on, l’avantage de l’initiative ; c’est aussi que, contrairement aux deux autres ensembles de protagonistes, il n’est pris dans aucune logique d’alliance (il pèse même, grâce à ses récents succès militaires de « brigade » en quête d’un État, sur ses mécènes, qu’il entend lier directement à son combat contre les branches traditionnelles de l’islam, auxquelles ils servent aussi de source nourricière…). La froideur avec laquelle il étend le champ et la cruauté de ses exactions signale, non seulement qu’il le sait, mais surtout qu’il entend bien entretenir ce signe particulier – au nom du quatrième des djihad contre les trois autres (ceux du cœur, des œuvres et de la mission).

Elle signale aussi que, dans la génération aînée Al Qaïda dont sort l’EIIL, un vieux débat vient d’être tranché, qui en aucun cas ne pouvait l’être du vivant de Ben Laden. Depuis ses débuts, Al Qaïda se divisait en deux tendances : pour l’une, celle de Ben Laden lui-même, le djihad devait rester une entreprise nomade, hébergée certes ici ou là dans la géographie arabo-musulmane, mais pour de pures raisons logistiques, celles inhérentes à la guerre – planétaire – contre l’Amérique et Israël ; pour l’autre, la cause même du djihad par le sabre exigeait la conquête ou la reconquête d’une terre. Motifs théologiques et stratégiques s’entremêlent étroitement dans cette controverse, pour la raison qu’en terre islamique une seule nation s’est jusqu’à aujourd’hui orientée vers un modèle de société formellement laïc, et qu’elle n’est pas une nation arabe : l’ancien maître ottoman, la Turquie…

Enfin, les prochains épisodes de ces conflits en passe de s’articuler et de s’imbriquer en longue durée les uns dans les autres obéissent à une troisième logique de la complexité maximale : la territorialisation multiple du conflit (foyer libyen, foyer irakien et foyer sahélien) ne peut que parachever le processus des trois dernières décennies, la grande nouveauté, à savoir la transformation du « Terrorisme », passé maintenant au rang de fonction régulière du Nouveau Désordre Mondial. (« Fonction » ? Tout otage rescapé de sa captivité sait ce qu’il en est.) Sans s’attarder ici, par raisonnement d’historien, sur l’âge de cette nouveauté et son contexte (la fin de la Guerre froide, précipitée par les années Gorbatchev), on suggérera plus volontiers une hypothèse de stratégiste : la fonctionnalisation du Terrorisme (la majuscule voulant indiquer que sa forme – un sanglant message sans phrase – prévaut sur tous ses possibles contenus idéologiques, et qu’il opère, Frédéric Neyrat le notait à juste titre en 2011, comme étant « son propre média »),  la fonctionnalisation du Terrorisme oblige à penser le déclin manifeste du « monopole de la violence légitime ». Entre le regain du théologico-politique en terre d’islam et cette brèche dans le symbole historique de la souveraineté et de ses instruments, comment ne verrait-on pas les interférences fortes et leur actualité pour d’autres ensembles de conflictualité à niveaux et à intensités multiples ?

J.-L. Evard


vendredi 22 août 2014

Après le Léviathan (12) : transport et transmission


V

On compte presque autant de théories politiques que de systèmes philosophiques : toutes, cependant, ignorent ou brouillent les figures de l’empire, comme si, n’y voyant que des formes bâtardes ou contrariées de la domination, elles en avaient laissé l’anecdote aux historiens. Cette répugnance et ce préjugé invétérés respectent une apparence première : l’empire ne les concerne pas au premier chef, elles y subodorent une institution théocratique, sa légitimité parle par la bouche des mages, des brahmanes et des théologiens, tandis que les formes coutumières et juridiques du pouvoir appellent les offices profanes, civiques. Or l’empire veille sur le temple et le sanctuaire : à lui la garde et le sceau du trésor, il thésaurise ou enchâsse ce qui n’a pas de prix, échappe à l’évaluation ordinaire du troc ou du négoce, il parle au nom des héros qui dédaignent les marchands, l’abaque et la boutique car il vaut science de grand-prêtre expert des sacrifices. Graal, ce qu’on réserve, et offrandes, ce qu’on prodigue : par ces deux pôles inverses, d’égale dignité sacramentelle, il s’exclut des sphères et des cycles de l’économie, où l’on calcule et ne connaît que rendement et parcimonie. Il ne conçoit pas la prospérité comme le résultat attendu d’un emploi ingénieux de l’effort et de l’investissement, il y voit le signe propitiatoire de la sécurité obtenue dans la relation précaire avec les maîtres véritables du sanctuaire : les sacra, les biens inaliénables qu’il leur réserve, attestent de leur bienveillance pour ce don gratuit, la part des dieux, celle qui, pour les séduire, commande le reste, la part des hommes. Ainsi l’empire défie-t-il deux fois la cité et ses remparts : il y défie le lieu des lois civiques, comme le dux s’oppose au rex et le stratège au magistrat – il y ignore aussi le port, le marché, la basilique, comme la dépense sans mesure récuse la part à échanger et soupeser, comme l’incalculable précède toute comptabilité, comme les hauts lieux dominent les vallées et les deltas, ou les usines les campagnes. Pas d’impérialisme, pas d’emphase du grand espace et de son hégémonie sans ces insignes ou cette aura d’humanité hors normes, image exaltée de la cité se risquant hors ses frontières, ses pénates et son horizon : castes ou élites ordonnées à quelque mission plus noble, étrangère à la hiérarchie ordinaire des mérites ou des talents – mythologique ou sociologique, toujours la légitimation du règne aventureux de l’empire sur les nations en passe par cette sélection des athlètes de l’hégémonie. Dans l’arène de l’histoire, l’empire conjugue donc toujours deux genres antinomiques, l’épique et le prosaïque, la démesure et la règle, l’élite et la plèbe, la cruauté et le socialisme : pour contenir le régime, assez précaire déjà, du commerce et de l’industrie, il en appelle des exigences supérieures du vivant confié à sa protection, et de quelque droit naturel découvert pour l’occasion. Mais il ne parle ce langage aristocratique – héroïque, épique, rédempteur – que par fidélité secrète à ses origines théocratiques. À l’époque de la sécularisation qui voit les philosophes l’emporter sur les théologiens et les images du monde sur les dogmes ou les doctrines, elles se sont maintenues sous le régime des religions séculières, de même que les mythologies sous celui des idéologies.



VI

Le monde de la cité – ses remparts – et celui de l’économie – les murs du foyer – commencent l’un et l’autre avec le tracé d’une frontière et d’une clôture, nomos, dont l’empire met toujours la transgression en perspective. Ce qu’ils délimitent, par une ligne ou par les lois, il y passe outre. Ce dont ils se retranchent, il s’y aventure en s’éloignant des sépultures et des cultes. S’affranchissant de leurs termes, il passe alors pour la puissance de démesure par excellence, celle même que retient au dehors, à son seuil, la ligne protectrice et dissuasive du nomos : l’extérieur où elle la relègue et la refoule abrite ainsi l’étranger à qui elle oppose sa règle, sa constance, son identité. La pulsion d’empire tracasse ainsi de l’intérieur les espaces-temps raisonnés, mesurés, pondérés par le retranchement du nomos, car le geste qui départage un intérieur et un extérieur, une demeure cultivée et un lointain inculte ne peut penser leur coupure que comme l’horizon variable, la distance provisoire, l’écart réductible qu’il aura anticipés. La légende de la fondation de Rome donne la clef symbolique de cette ligne du politique : Romulus tue son frère Remus parce que son jumeau, pour le défier, vient d’enjamber par dérision le sillon marque des futurs remparts. Le nomos enferme et exclut donc moins qu’il ne coordonne et n’oriente la vie sédentaire en regard de ses expéditions et de leur durée, l’actuel en regard du virtuel, le local en vue du lointain : elle se fixe à portée du sanctuaire (lieu du trésor) et en fonction du domaine (lieu des stocks), mais les ressources qu’elle y achemine impliquent leur parcours, irrigations, caravanes, lignes et vecteurs  de leurs flux. Elle a renoncé au déplacement saisonnier perpétuel de la vie nomade pour se fixer, mais, en sens inverse, n’invente pas l’habitat sans prévoir le transport, et elle en aménage la synergie de tissu élastique, l’habitat comme espace clos et le transport comme espace traversé, l’un comme niche et l’autre comme passage, l’un comme cellule et l’autre comme artère – fonction double qui fait la différence élémentaire de la ville et du village, ou celle, plus tard, de la capitale et de la province. Le mouvement moindre dont elle s’abstient en s’enracinant, elle le décuple en attelant la bête de trait ou de bât et en asservissant l’homme porteur de l’homme, l’esclave premier moteur des litières et des galères. À la condensation et à l’immobilité de l’espace centré autour du sanctuaire répondent la fluidité et la mobilité de l’espace mis en mouvement vers ses ressources. (Quand, de plus, le soin du transport des choses à travers l’étendue se communique au transfert des connaissances à travers le temps, elle devient transmission, tradition écrite ajoutée à la tradition orale – la révolution néolithique vient de commencer.) En traçant le nomos qui délimite une cité – unité politique – et un foyer – unité économique –, on créait moins une ligne – un état, une découpe – qu’une fonction – un opérateur, une combinatoire –, la relation d’un pôle d’inertie (l’accumulation des stocks) et dun pôle d’énergie (le brassage des flux), le couple tout nouveau de l’homme animal qui se déplace et de l’homme animal qui se transporte. Du mouvement élémentaire de tout animal on passait ainsi aux potentiels et aux exponentielles de mouvement induits par la domestication, la domination et la mécanisation. La démesure inspirée aux cités par la passion d’hégémonie impériale ne force donc ni ne trahit leurs lois, elle modifie la composition et la régulation de mouvements qui les fondent dès l’origine selon la proportion de l’espace cultivé et du temps mis à le traverser – elle se lie à une cinétique (celle de la monture, par exemple), plus tard à une dynamique (celle des moteurs). Une cité s’insère dans le réseau de transport de ses convois (dyade de l’offre et la demande), un empire maîtrise de plus le réseau de transmission de ses messages (dyade de l’émetteur et du récepteur). Le préposé au courrier, ange des révélations ou télégraphiste des urgences, a toujours été le maître des maîtres du monde. « Les courriers chinois à cheval, porteurs de clochettes, foncent par la voie terrestre. Dès que le prochain messager entend la clochette de celui qui arrive, il bondit pour prendre le relais. La poste chinoise surclasse autant la poste anglaise, que la flotte anglaise surclasse la flotte chinoise. Trois siècles déjà que, sur les mers, la Chine s’est endormie. Depuis le XVIe siècle, l’Angleterre a fait le choix de la mer ; la Chine, celui de la terre. Leurs exploits respectifs, dans le domaine de leur préférence, sont inégalés » (A. Peyrefitte, L’Empire immobile, 1989). Double opposition pertinente : celle des deux éléments (terre et mer), celle des deux transferts (transport et transmission) – telle quelle, elle réapparaîtra au début du XXe siècle avec la conquête des airs (nouveau milieu du transport) et celle de l’énergie électrique (nouveau support de la transmission), culminant dans l’implacable guerre des codes de la Seconde Guerre mondiale qui voit les techniques de la transmission prendre le dessus sur celles du transport et, fait décisif dans l’histoire de l’empire, donner l’avantage, sans aucun doute définitif, au flux sur le stock.

J.-L. Evard


jeudi 21 août 2014

Le cintre et le croissant


Prises d’otages, attentats kamikaze et violence iconoclaste : de l’extérieur, et à ne s’en tenir qu’à ces trois constantes bien visibles de l’islamisme ultra sans interroger ou supputer ses motifs, la réflexion peut se construire tout d’abord en surface, par une perception cartographique de cet espace-temps musulman en proie à la guerre théologique. En s’attaquant en mars 2013 aux manuscrits vénérables conservés à Tombouctou, la ville sainte du vieil islam d’Afrique noire, l’islamisme ultra a prolongé la longue ligne qui traverse en diagonale deux continents et s’appuie, à l’antipode, sur les vallées afghanes, celle de Bâmyân en particulier, où en mars 2001 il dynamita quelques statues géantes de bouddhas. À mi-parcours exact de cette plage d'espace-temps, en 2006, en Irak : la destruction de la mosquée chiite de Samarra. Le médian géométrique de cette ligne de faille se repère aussitôt : le Proche-Orient ; sa forme d’ensemble aussi, qui évoque comme une sorte de cintre posé de guingois, par une pointe à l’ouest sur le Sahel et par l’autre à l’est sur les verrous montagneux qui séparent de l’Asie la péninsule arabique et l'étendue iranienne. À peu de chose près, cette ligne de faille en cintre sinue de manière continue d’un bout à l’autre de ce grand arc arc afro-asiate – du moins, depuis l’intrusion récente des bases islamistes ultra dans tout le Sahel, non loin des frontières du sud algérien, et à la suite de l’effondrement du régime de Kadhafi. Cette ligne ne fait d’ailleurs que schématiser elle-même les tensions moins visibles d’un champ plus profond, distribuées de manière inégale, tantôt ouverte (cas de la Syrie), tantôt rampante (cas du Yémen ou de l’Arabie saoudite). Lui-même, ce champ comprend deux niveaux distincts de conflictualité : d’une part, des foyers nettement localisés, au cœur de territoires nettement délimités par des frontières reconnues (à l’exception notable du conflit israélo-palestinien) ; d’autre part, un tissu sans frontières précises, qui ne se confond pas avec le monde arabe (puisqu’il comprend, par exemple, le monde persan voire le monde turc) et s’insère aussi dans le nord-ouest euraméricain. « Al Qaïda » : la « base » – comme on traduit ce nom – vagabonde et, sous des labels variés,  prolifère sans patries ni frontières.

En perception de surface, il ne manque donc rien à cet ensemble topographique pour qu’on y reconnaisse les traits d’une guerre « mondiale ». Pour éviter tout malentendu, il faut aussitôt préciser qu’elle a lieu, à la différence des trois précédentes (la Première, la Seconde et la Guerre froide), dans un monde sans frontières, et ce à ses deux niveaux : celui du foyer (Israël n’a pas de frontières dûment établies, les Palestiniens vivent dans deux territoires distincts, les Kurdes dans quatre), et celui du tissu transfrontalier et transcontinental du recrutement islamiste ultra. Appelons donc cet ensemble disparate et poreux un monde amorphe : son champ visible s’étend sur des dizaines d’États (dynastiques et constitutionnels), mais aujourd’hui deux au moins de ses foyers principaux (le Proche-Orient israélo-palestinien et l’Irak disloqué) ne sont pas, ou plus, ou pas encore circonscrits par des frontières, tandis que le mode de guerre de l’islamisme ultra ne vise pas des territoires, mais la vie nomade et masquée de la tradition nihiliste.

De la surface de ce monde amorphe, la réflexion passera ensuite à ses interfaces : l’interface classique du religieux et du politique, bien sûr, mais aussi toutes les interfaces nouvelles de l’économie sécuritaire propre au régime du « Ni guerre ni paix » survenu avec la Guerre froide – et en particulier le transfert de ses logiques militaires de dissuasion (de l’attaque nucléaire) à des logiques policières de prévention (de l’attaque terroriste), avec toutes leurs conséquences en cascade sur le plan juridique (exemple de Guantanamo et de ses succursales européennes) et sur le plan technique (dans l’espace-temps zéro de la communication numérique). Trait commun à ces interfaces : par nature, leurs articulations se maîtrisent mal, elles aussi chevauchent les frontières, permutent les fonctions. Qui dira, par exemple, si la confrérie des Frères  musulmans relève décidément du politique ou du religieux, du palais ou de la mosquée, alors que cette alternative tranchée commande l’univers laïc de la chrétienté sécularisée ? De même, qui définira jamais les compétences formelles et les prérogatives réelles des responsables de la politique sécuritaire ? L’identité majestueuse du souverain des surfaces n’échappait à personne : même en despote, du moins régnait-il à l’altitude même où ses sujets en reconnaissaient ou en contestaient l’autorité. Le souverain des interfaces s’est éclipsé dans les profondeurs insondables de la collectivité électronique et statistique, comme si le déclin des passions autoritaires avait été rendu possible par le progrès des passions sécuritaires. Nécessairement, entre l’homme, surréaliste ou pas, qui annonce vouloir tirer au hasard dans la foule et celui qui entend prévenir son passage à l’acte, un lien silencieux et symbolique se noue, un non-dit de la sécurité impossible, son style, son travail de deuil, le lien froid et muet qu’entretiennent toute foule, fataliste comme les victimes, et tout kamikaze, nihiliste comme les sacrilèges.

Entre cette surface cintrée de l’islamisme ultra et ces interfaces de l’amorphe, l’EIIL, l’État islamique en Irak et au Levant, répond à toutes les logiques ici énumérées. Comme un cintre, il doit servir de support à des vêtements qu’il ne peut pas lui-même porter : un califat de restauration de l’unité musulmane situé ailleurs qu’à La Mecque, seul berceau incontesté des origines aujourd’hui en terre wahhabite, porte, en revanche, tous les stigmates du défaut de fabrication rédhibitoire et de la passion schismatique. Comme principe de passage virulent  des interfaces, délié de tout territoire, rétif à toute stratégie, hostile au grand jour de tout espace public autre que l’image spectrale des écrans vidéo, comme cellule compatible avec la seule forme furtive du réseau (financier ou numérique), il a trouvé un biotope durable, conçu une plastique apte à la déformation extrême. Il travaille à la masse, à l’explosif, mais sa propre résilience bat les records. Seul compte l’attirail de choix ainsi réuni – moins les sourates du Coran que l’ombre du Croissant – un cintre.

J.-L. Evard

jeudi 14 août 2014

Après le Léviathan (11) : vitesses fractales


I

Classique, le projet géopolitique afficha sa volonté crue de doctrine et de puissance le jour où ses écrivains n’ont plus recherché les conditions de la vie des républiques qu’au-delà de leurs frontières, dans le seul contrôle de leurs ressources extraterritoriales et des voies de fret qui y relient. Ainsi s’est-il détaché de sa moitié complémentaire, l’idée régulatrice de l’ « équilibre des puissances » en concurrence pour l’hégémonie : une fois ancrée au-delà des frontières de l’État, une fois déliée outre-mer, l’énergie liée du souverain baroque s’affranchit de cette main invisible, elle se comprend surtout comme l’art prédateur de les passer à volonté. Elle s’écarte ainsi de l’axiome politique ajustant en tradition les voisinages durables entre communautés politiques, cité antique, principauté ou État territorial. Elle lui substitue la technique instable de la connexion fluide, transcontinentale, où les parcours intrusifs de l’hégémonie impériale – sa gloire – ignorent le discours normatif de la souveraineté – l’honneur –, à l’image du roi d’Angleterre se proclamant « souverain des mers » dès le XVIIe siècle. Du politique, champ clos de l’identité nationale, au géopolitique, champ ouvert de l’identité impériale, l’accentuation change, la statique de l’équilibre le cède à la dynamique de l’hégémonie, le droit contractuel des pactes – do ut des – à la règle outlaw du challenge – vae victis. L’équilibre des puissances continentales n’avait pas bridé leur concurrence quand la vieille Europe, en se lançant de la Méditerranée vers l’Atlantique, avait connu une première dilatation océanique et transcontinentale de son espace-temps romano-byzantin. Une seconde percée l’amplifie, l’exploration nord-américaine du Pacifique et ses premières conséquences au Japon, prélude de l’espace-temps euraméricain en gestation pendant la Grande Guerre, où à la conquête horizontale des océans vient s’ajouter celle, oblique, des airs et des profondeurs sous-marines. Mers et territoires ne délimitent plus un théâtre d’opérations, ils composent une turbulence de disparates, interface de milieux divers, aux physiques différentes. Se révèle un horizon jusque-là inconnu, celui, plastique, de la profondeur stratégique et de ses radiales multiples, diffractées par l’espace-temps électrique et hertzien. En moins de quatre siècles, la vieille figure et l’horizon courbe de l’empire auront ainsi changé deux fois d’échelle : continentale, puis transcontinentale (océanique), puis atmosphérique et stratosphérique. Dès la fin du XIXe siècle, les deux supports dynamiques de l’hégémonie impériale réordonnent par accélérations répétées l’espace-temps qui succède aux Grandes Découvertes : les moteurs thermodynamiques accélèrent la vitesse de transport, les moteurs électriques celle des transmissions. Le câble de la télégraphie et l’onde radioélectrique inaugurent l’époque de l’empire espace-temps zéro. Hermès, le génie des ondes hertziennes, détrône Neptune, le souverain des mers. L’espace semble se dilater et le temps se contracter : chiasme que, sur terre, la géopolitique, pure spatialisation des durées, s’interdit de voir, quand le télescope de Hubble peut le mesurer dans le ciel astrophysique.



II

Relative aux vitesses de traversée et d’effraction du grand espace hertzien, la profondeur stratégique résulte des pratiques d’accélération industrielle du transport et de la communication à distance : en 1914, les empires s’étendent encore par augmentation de leur surface, mais la réduction électrique des durées d’espace-temps tend à altérer cette vieille règle de la domination extensive et orbitale. L’hégémonie ira désormais non à l’empire tridimensionnel qui va le plus loin, mais à celui, quadridimensionnel, qui y va le plus vite. La profondeur qui définit l’espace-temps géopolitique obéit elle-même aux effets de cette contraction électrique de l’espace, et d’abord au plus décisif : l’espace-temps zéro de la télécommunication opérant à la vitesse fractale de la lumière. Sur ce paysage d’un empire universel de la simultanéité électrique, de ses antennes et de ses câbles se projette l’ombre théologico-politique du maître romano-byzantin du monde, le globe terrestre dont il empoignait l’insigne sphérique et évangélique de bronze. À la profondeur stratégique, cette réminiscence ajoute sa profondeur mythologique, l’étayage passionnel du projet géopolitique, son alibi civilisateur, son pathos racial ou humaniste. Le franchissement hertzien des frontières de la souveraineté ne nargue pas seulement l’opération classique de délimitation et de bornage des territoires, il le double d’un réseau : il inféode l’espace politique discontinu des parcelles de la souveraineté au temps continu du champ vibratoire hertzien. Le mythe impérial romain se réactive, mais parce qu’on change d’espace-temps : l’hégémonie n’aspire plus à la maîtrise extensive de l’espace euclidien que par la contraction intensive des durées. L’ensemble fluide de ce champ vibratoire, voilà le second milieu naturel de l’espace-temps géopolitique, son écosystème, son destin d’arc et de cage électriques, la toison de méridiens enveloppant les nations, le médium de leurs échanges, leur circuit le plus court. De l’hélice qui propulse dans les ondes à l’antenne qui les capte, l’accélération préméditée du transport et de la transmission aura coup sur coup passé deux seuils en un siècle bref. S’ouvre une nouvelle époque de l’hégémonie, de sa mobilité : comment l’espace-temps hertzien et électronique entend-il se soumettre l’espace-temps lourd et lent du politique qu’il irrigue ? Comment l’horizon de ductilité du réseau commande-t-il l’horizon de position du souverain ? D’un mode d’empire à l’autre survient une différence plus décisive encore : l’élan de la conquête pouvait se tarir, heurter quelque verrou – désert, jungle ou cordillère –, quelque rival massif ou coriace, le règne des accélérations hyperboliques, en revanche, ne connaît ni trêve ni sursis, il se diffuse et se propage à la vitesse fatale de la lumière, vitesse d’irradiation contagieuse d’une déflagration apte à brûler son propre support. Pas de milieu sans ses parasites prédateurs : le parasite des tissus électriques et électroniques, c’est le virus ; la pathologie de la puissance en réseau, c’est la virulence des pannes, des paniques et des épidémies ; le mirage de l’espace-temps zéro, c’est la confusion du message et du médium, du stock et du flux, du signe et du signal, du local et du global.



III

Si la contraction électrique de l’espace-temps ressuscite elle aussi la nostalgie d’une ville éternelle, elle ne le doit pas qu’à l’imaginaire orbital et théocentrique de l’empire pagano-chrétien, à la cosmo-théologie du souverain universel qui inspirait encore les dynastes de l’Ancien Régime. L’empire romain héritait lui aussi, reprenant la technique égyptienne et phénicienne du transport et du déplacement, un art de penser et de relier la niche isolée du port fluvial ou marin à l’échangeur vasculaire d’un système de circulation pendulaire. La ville-monde, l’urbs sanctuaire capitalise, concentre, entrepose, elle applique un principe métropolitain de stockage, de comptage et de dissipation des ressources d’un arrière-pays – l’empire en passe et en repousse l’anneau, il répand son principe fluide de transfert et de transport de ses armes, de ses colons, de ses monnaies, au-delà des campagnes il aborde les sauvages, le désert et l’inculte. La voie romaine exporte la pax romana en diffusant la même machinerie d’inspiration hydraulique, fondatrice de toutes les figures d’empire : la vitesse d’approvisionnement et d’information de la capitale, la vitesse de déplacement de ses légions et de ses légats, le réglage d’écluse du flux sur le stock, la noria de ses courriers – tout un différentiel, autant de performances cinétiques et postales, de mouvements combinés par l’art du terrassement standard, qui projette loin dans l’illimité et l’inhabité la concavité urbaine première (le plan cruciforme du camp où se retranche la légion en campagne). Axis mundi : mise en croix de toutes les pistes viables, à l’intérieur du camp comme au cœur des remparts, puis, à grande échelle, réplication de cette croix par la croisée des voies de port à port, de fort à fort, sous régie bureaucratique. Le motif romain de l’axe et de la croix aboutit à une première contraction systémique d’espace-temps, suivie d’un effet en sens contraire, la décélération et la désactivation progressives du pouvoir le long du limes, la transformation d’une machine de transport à longue portée en un empire immobile à la chinoise, hiérarchie saturée par la stratégie même qui le conçut. Testament de l’hégémonie à la romaine : l’anticipation stratégique appuyée sur l’art de la navette, transfert et transport qui abrège les durées de ville à ville et du centre à la périphérie comme la meule abrège le travail de la terre céréalière. À Rome, la forme empire, bien avant le principat, surgit et se potentialise tel un vaste cadastre grandeur nature, réalisant la méticuleuse vision euclidienne de coordination réticulaire de lieux intersections de lignes elles-mêmes trames de plans. Qui canalise les flux nappant les provinces du monde cloisonné, domine ce bassin. Ni la Royal Navy ni la Société de Jésus et sa messagerie modèle ne feront mieux que ces viaducs. De la Grèce à Rome, de la cité à l’empire, cette isonomie de la domination connaît un premier changement d’échelle. De Rome aux Temps modernes, elle connaîtra de plus un changement de milieu : lorsque les escadres chrétiennes affrontent la flotte ottomane à Lépante en 1571, elles se forment face à elle en croix grecque, insigne impérial que ce jour plante sur les eaux. L’empire avait entouré la mer. Il s’invagine, désormais les mers cerneront l’empire. Rome se reconstruit en île britannique ancrée à la limite eurasienne de trois océans. Cette permutation se renouvellera au moment de la conquête des airs : cet empire se propulsant à haute altitude surplombe maintenant l’empire des terres situées au milieu des mers, au moment même de la seconde grande contraction d’espace-temps provoquée par l’électrification du monde. Fin de la thalassocratie gouvernant les surfaces des territoires, débuts de l’empire par les interfaces de milieux. L’histoire de l’empire comme infiltration progressive de tous les milieux par le transport se réglera alors sur leur connexion simultanée par la télécommunication, la transmission réglera le transport, puis la production quand elle transformera l’excès sériel des stocks en moyennes de flux tendus. Dans l’empire des surfaces, transport et transmission ne se séparaient pas, le cheval et le postillon ne faisant qu’un. Dans l’empire des interfaces, transport et transmission s’écartent l’un de l’autre, le message conquiert ses supports exclusifs, le câble cesse de longer le rail, l’antenne le libère du sol de la terre et du fond des mers. L’hégémonie impériale résulte désormais de ce resserrement de l’étendue soumise au temps zéro du signal radioélectrique et électronique, le plus rapide de tous les moyens de transfert. L’empire se donne un nouveau canal : à l’aqueduc et à la route maritime ou aérienne s’ajoutent la bande de fréquence et ses impulsions. Le support du signal ceinture le transport du fret ; l’empire électronique s’assurant de l’empire mécanique, le plus rapide colonisant le plus lent. Changeant de moteurs, l’hégémonie change aussi de mobiles et de motifs, comme elle a changé de milieu et d’époque.



IV

Malgré son prestige en Occident, la forme sphérique originaire de l’empire idéal n’aura été qu’un système de référence parmi d’autres possibles, un outil mental suffisant mais pas plus nécessaire que le vaste carré des terres dont l’empire mandchou s’imagine occuper le milieu et aux bords duquel il situe tous les autres pays soumis à sa céleste férule. La Chine n’occupe-t-elle pas d’ailleurs aussi le centre hydraulique de l’univers, vaste rizière lovée en nombril dans une immense carapace de tortue ? Toutes ces figures de conques modulent un même schéma de clôture de l’espace-temps, celui qui veut qu’on n’a jamais vu d’idée impériale que ne rationalise un mythe de la fin de l’histoire : mythe virgilien de l’Enfant rédempteur du monde antique, mythe hégélien de l’Europe synthèse finale du spirituel et du temporel, mythe asiate de l’immobilité cultivée au pied des Montagnes célestes. Empire du transport ou de l’enracinement, appareil mobile ou demeure immobile, la même intention pieuse et circulaire s’affirme : doubler le milieu naturel d’un milieu artificiel facteur et vecteur d’une sécurité fœtale, obtenue à force de discipline autarcique et d’ostracisme. Que la forme empire oppose ses dynamiques à la statique de la souveraineté, elle n’en vise pas moins à mettre la vie humaine en boucle, hors espace-temps : l’empire l’arrache à son milieu d’origine, la détache du natal, du local, mais ne la déracine qu’en lui promettant l’éternité insulaire du cocon, à l’abri de tout déclin, la vie végétative du « dernier homme » ne pouvant prospérer, de fait, qu’à la fin de l’histoire, quand Rome ressuscite Troie et la recommence. En Occident, l’idée d’empire s’oppose à celle de souveraineté, comme celle d’hégémonie à celle de domination ; cependant on n’y fonde d’empire, au-delà des remparts de la cité, que pour reconstituer un monde clos sur lui-même, une niche humanitaire élargie au mètre de l’univers et transportée, plus ou moins vite, jusqu’à ses extrémités, pour s’y superposer comme une seconde nature sur la première. L’empire électronique de l’espace-temps zéro configure l’archipel des empires et des nations, il flotte sur l’empire du transport transcontinental et le coiffe, il se fête lui-même dans la sentimentalité bienveillante des sphères de P. Sloterdijk, du village planétaire de McLuhan ou du mondialisme unipolaire de T. Negri. Il résiste au déclin entropique des empires mécaniques, lui oppose une physique et une éthique purgatives du recyclable postdiluvien. Boucler sa boucle le ramène à son insu au monde et à l’immonde des empires immobiles : clos sur eux-mêmes, telle la cité grecque idéale, cette ruche autarcique de la vie bienheureuse interdite à l’esclave, ce foyer où, confondues, l’enclave et son enveloppe s’unissent dans une pure durée d’éden prénatal. Gnose tiède pour globe-trotter de tous les pays, les mythes de la fin de l’histoire éventent ce secret de l’inceste de l’essaim humain avec lui-même, ils lui inculquent ses superstitions d’animal phénix. Pas d’île sans monade. Pas de miel sans opium. Pas d’accélération sans son déchet équivalent d’inertie et d’utopie.

J.-L. Evard

vendredi 8 août 2014

Retours sur la Grande Guerre (9) : les noms du pouvoir


Récemment, par allusion à l’effondrement des régimes russe, en février 1917, allemand et autrichien, à l’automne 1918, j’ai noté que la Grande Guerre avait confirmé et la fin de l’âge des « légitimités dynastiques » et l’avènement des « légitimités idéologiques », comme si elle substituait une fois pour toutes celles-ci à celles-là. L’idée s’appuie sur une perspective connue d’histoire européenne : l’impact de la défaite sur les trois monarchies impériales entrées en guerre trois ou quatre ans plus tôt, se situe dans un contexte de longue durée, le « siècle des guerres et des révolutions », apparu une première fois entre 1791 et 1815, pour l’ensemble du continent. Autre spectre possible du même événement : à une extrémité, 1776, année de la proclamation d’indépendance américaine ; à l’autre, 1815, lorsque les troupes russes défilent dans Paris. Où situer le pivot du déploiement de ce spectre, où placer l’an I du siècle qui met en chaîne les guerres et les révolutions – à l’heure américaine ou à l’heure française ? –, sur ce point divergent les avis, pas sur le sens de l’époque.

Par analogie, on incline à trancher qu’à son tour la disparition du régime communiste russe annonce la fin de l’âge des « légitimités idéologiques » : si s’effondre la Russie soviétique, la dernière héritière de la Révolution déferlante qui, de l’Independence américaine à la République de 1792-1804 en France, avait détruit le principe dynastique et institué celui de la légitimité idéologique, alors un tel événement concerne par nature l’ensemble des nations destinataires des Droits de l’Homme et du  Citoyen, appelées par eux à ne reconnaître de souveraineté qu’au nom propre d’un peuple un – nom défini par la convocation de tous les noms propres moins un : tous les Français sauf les Bourbons, tous les Russes sauf les Romanov, etc. Pourquoi dire « idéologique » ce principe de légitimité ? Pour deux raisons : il ne convoque pas sans exclure un nom propre (il le dit en surnommant « Capet » le Bourbon seizième du nom, mais le dit ailleurs que dans l’acte même de la convocation), et il suppose comprise de tous la langue de cette convocation (comme la loi, nul n’est censé l’ignorer). Appelons donc « idéologie » l’ensemble des opérations mentales et langagières ordinaires qui travestissent un Je en un Nous (légitimité dynastique), ou un « Tous sauf » en un Je collectif. Trait distinctif de tout pouvoir : ce « Nous » de majesté, opération rhétorique distinguant d'entre tous les « Je » un « Je » plus grand que les autres, rendant majestueux le Je qu'il majore en lui attribuant la même valeur qu'un Nous. Opération fiduciaire et financière aussi bien : pour un titre (le nom d'une monnaie), plusieurs taux (le cours de cette monnaie). Grammaires du pouvoir : pour un même pronom, des valeurs d'autorité interchangeables.

Dans les deux cas, on entreprend de donner force de loi à un universel d’imposture : l’ensemble de tous les noms propres sauf un, et l’ensemble de toutes les langues supposées entendre la même convocation (modèle évangélique originel, de principe impérial : tous les peuples obéissent à Rome parce que tous les peuples entendent, n’est-ce pas, le latin curial). Naissance d’une idée, donc, celle de « souveraineté », et au prix d’une attribution autoritaire de pouvoir (« nul n’est censé… ») – « idéologie » puisqu’on substitue des abstractions (« Le Peuple français ») – donc des noms communs – à des noms propres (« Capet dit Bourbon »). Il est certain qu’il n’est de pouvoir légal et légitime sans idéologie (sans une technique de représentation des hiérarchies par un nom propre, « Rome », « la République française ») ; il est non moins certain que la distribution des noms du pouvoir  – sa légitimation – passe par des techniques différentes. Il faut définir la singularité de chacune et leur interaction commune.

Pour qui veut éviter les vues de l’esprit ou le roman historique, ces parallèles entre deux universalismes du nom propre n’obligent pas moins à remettre cette analogie sur le métier. En substance, où mènent-ils ? La symétrie postulée des deux modes successifs de légitimité offre certes un solide avantage d’interprétation : dans la « fin du communisme », comme on dit par abrégé simpliste, elle discerne aussi et surtout la fin de toute philosophie possible de l’histoire. Le raisonnement par propositions parallèles, explicité terme à terme, signifie en effet : « de même » qu’il y aura eu en 1917-1918 un dernier empereur et roi (après lequel aucun pouvoir ne pourrait seulement en désirer le mode d’autorité), « de même » il y aura eu entre 1918 et 1991 un dernier État communiste (après lequel, etc.). Cette mise en parallèle, comme souvent en ces matières, aménage cependant une fausse fenêtre : un dynaste se légitime en s’affichant possesseur des insignes d’une autorité qui lui préexiste – le « communisme » russe aura été une référence idéologique on ne peut plus flottante, objet de violents conflits entre ses adeptes, ses théoriciens, ses exégètes. Le parallèle appelé par le raisonnement compare donc des hétérogènes. Son usage n’en jouit pas moins d’une forte popularité parmi les amateurs de philosophie de l’histoire, depuis le précédent créé par Gibbon et son Antiquité romaine image de l’Ancien Régime détruit comme elle, n'est-ce pas, par les superstitions, ou par Voltaire plaçant le siècle de Louis XIV dans le miroir de la Grèce de Périclès.

À chaque fois, une fausse fenêtre ; mais la dénaturation optique, puisqu’elle se répète, ne résulte pas d’un hasard, elle répond à une pente, à une indiscutable attente de l’esprit. Fausse la fenêtre qui met sur le même pied un système juridique (l’autorité d’un dynaste) et un système mythologique (l’autorité d’un pouvoir révolutionnaire) – mais réelle la nécessité pour tout pouvoir de présenter ses lettres de crédit. « Qui t’a fait roi ? » – « Mes pères », répond le monarque ; « Mes frères », répond le jacobin ou le bolchevik. On touche ainsi de plus près déjà au sens de la question posée : le pouvoir légal invoque sa légitimité au nom d’une tradition, le pouvoir illégal d’une révolution invoque la sienne au nom d’un avenir, pour la raison même qu’elle advient en contestant une tradition et pour en faire table rase. À chacun il manque une des deux profondeurs du temps, trait privatif qu’ils ont en commun, manque identique, à partir de quoi on peut maintenant mieux envisager comment opère l’analogie en cause dans le rapprochement apparemment approximatif des deux systèmes de légitimité, le dynastique et l’idéologique. (« Tous sauf un » : le régime du nom propre réservé ou interdit à un seul fonde la communauté politique elle aussi sur un trait privatif.)

Cette analogie rapproche des discours hétérogènes (un corpus juridique, d’un côté, un corpus mythologique, de l’autre) et, par cette différence même, confirme ce qu’on savait déjà (pas de pouvoir sans légitimité), tout en y ajoutant quelque chose qu’on oublie le plus souvent de préciser : cette légitimité finit par échapper au pouvoir, qu’il en ait cherché la ressource dans l’invocation au passé ou dans la référence à l’avenir. Ce que, pour commencer, elle lui donne dans les deux cas, c’est son outil essentiel, ou plutôt sa pure et simple condition de possibilité : l’assurance de la continuité dans le temps, l’autorité dont on ne se dote qu’au nom de la chaîne des générations, leur solidarité dans le temps. On touche donc là comme à une sorte de limite transcendantale du pouvoir : à l’incommensurable fil du temps sans la profession et l’onction duquel les régimes du pouvoir, tous sans exception, paraîtraient arbitraire pur, coup de main, bourrasque, pronunciamiento. La continuité dynastique qui, vers le passé, ramène aux pères fondateurs et la continuité idéologique ou mythologique qui, vers l’avenir, conduit vers les Fils de l’homme encore à naître réalisent donc bien une seule et même fonction, celle du commun dénominateur de durée sans lequel une société des générations humaines demeurerait impossible. Nous ne pourrions ni agir ni mûrir si nous ne nous imaginions solidaires d’une Vie plus durable que nos existences particulières, et dont nous ne formons qu’un maillon parmi d’autres. Et pour le dire autrement, au plus près de notre question : la légitimité qui manque un jour à tout pouvoir, c’est la capacité de produire les signes et insignes authentiques de ce qui le relie à la durée des générations passées ou à venir. Il faut donc penser que le « Tous sauf un » qui légitime l’autorité donne aussi accès à la durée qui fait la solidarité des générations : parmi tous les noms propres, tous synonymes de mortalité, un au moins, par convention, passera pour faire exception à la règle. Nom numineux désormais fétiche. Ce que Kantorowicz note des « deux corps du roi » vaut en réalité pour tout régime : le roi meurt, moins, cependant, que tout autre porteur de nom propre. Il y a donc un nom propre exempté de la loi commune, et coefficient de l’immortalité du pouvoir (la chaîne des générations). Un tel nom d’exception a tous les pouvoirs classiques d’un fétiche. Chez Marc Bloch, « Ma main te guérit », dit le roi de France aux malades des écrouelles, le jour du sacre. Même pouvoir pharaonique de réjuvénation, tel celui du mausolée de Lénine, aussi solide qu’une pyramide égyptienne.

Ce « manque » mesure, certes, ce qui sépare la légalité, qui est une jurisprudence, de la légitimité, qui est un réservoir symbolique : il caractérise toute relation d’autorité. Mais il signifie aussi, puisqu’il n’y a pas d’autorité sans ses insignes évidents, que ces insignes doivent se renouveler pour que l’autorité s’authentifie. Ce « manque » que tout pouvoir cherche à combler n’en est donc pas un : il exprime au contraire la vraie vie de ce qui fait autorité, y prétend et pour y prétendre doit s’authentifier. Ce qu’il fait, par ses rites et par ses cérémonies, ou par leur transgression, leur anathème. Tout pouvoir institué se vit aussi toujours dans quelque « manque » de légitimité : dynastique, il authentifie l’autorité des lois au nom d’un nom propre – idéologique, il proclame une communauté x (« Nous, peuple français…») sanctuaire d’une souveraineté. Dans les deux cas, la légitimité passe par l’instance d’une personne fictive : elle « personnalise » des systèmes hiérarchiques. Elle ne produit de l’obéissance que comme l’effet du crédit d’autorité fait à cette personne fictive (le roi en tant qu’héritier du nom patronymique d’une lignée, le peuple en tant que communauté locale faisant appel à la communauté universelle des peuples). Autant de techniques d’immortalisation imaginaire de la collectivité. Comme au mont Rushmore, le géant visage d'immortalité du Peuple américain et de ses quatre présidents fondateurs se grave dans la pierre, à égalité avec celui du Roi de droit divin : comme lui, il a fonction solennelle d'apothéose. Comme un masque africain, il ouvre le dialogue avec les ancêtres.

La nécessité permanente pour tout pouvoir de se légitimer se reconnaît aussi, par ailleurs, dans la démarche de l’esprit cherchant dans les récits historiques des précédents à la situation qui lui est faite – des parallèles à la sienne. Ces lignes de temps parallèles, qu’elles rapprochent Athènes et Rome, ou deux révolutions l’une de l’autre, la russe et la française, ces lignes ont beau résulter d’une vue de l’esprit, leur fonction n’en apparaît pas moins vitale pour peu qu’on y entende ce que cherchent à se dire les générations que sépare la brièveté de leur vie, de plus en plus brève, d’ailleurs, à mesure que, au fil du temps, dure leur solidarité. Les générations se mettent en parallèle, les générations se parlent par parallèles, se donnant ainsi sur le fil du temps la perspective profonde, l’épaisseur de parallèles successives qui, à chaque ligne (à chaque génération), fournit ses repères et les moyens de leur transmission durable. Seule cette profondeur – la durée que cet infini de parallèles imaginaires donne à la société des générations – authentifie l’autorité brève, segmentée et provisoire de chaque génération. Dans le langage de la théologie politique chrétienne (Hegel ou Schelling), le fil du temps indispensable à la légitimité du pouvoir correspond, entre le nom dynastique des pères et le nom idéologique des frères, au règne effusif de l’Esprit saint : à la fin supposée du conflit du Père et du Fils. Cette vision johannique de l’histoire rend les accents les plus suaves quand on lit Gianni Vattimo : leur musique, écoutée aux sources (Joachim de Flore), résonne avec beaucoup plus de rigueur, ce qui n’étonne pas ceux qui savent par quelle implacable main de fer doit toujours passer l’administration des charismes : celle du Grand Inquisiteur (« Tous = un, Un = tous »).

Malheureusement pour les modèles de la philosophie du politique, ce temps de la fraternisation des peuples et des églises dispersés échappe à sa compétence puisqu’il est d’essence charismatique : fusionnel, il produit de l’obéissance sans devoir produire de la légalité (d’où son rapport étroit à l’institution de la terreur). Souvent, il fait son lit en transformant un nom propre en un nom commun : bonapartisme, stalinisme, titisme… Le grand homme providentiel communique ses pouvoirs hors du commun à ses faits et gestes, à tous ses actes et aux actes effets de ces actes – à l’ordinaire sans nom du monde. Il complète ainsi le drame de la légitimité : dynastique, elle confisque un nom propre (celui à qui revient le monopole de la légalité) ; idéologique, elle biffe un nom propre (Bourbon, Stuart, etc.) ; charismatique, elle en fait un nom commun, empire pervers d’un nom propre dégradé, par où s’efface la différence de la légalité et de la légitimité, ou celle de la fonction et de la personne. Comme tout corps parasite, le fétiche ne se laisse jamais détruire : on le déplace, on le module, on le change de registre (du charismatique à l'idéologique, par exemple). Il n'a pas de fins logiques (il pervertit toutes les rationalités juridiques), rien qu'une fonction de coefficient symbolique : celle de marqueur d'éternité dans le temps historique. Ruse de la raison dans l'histoire, cette immortalité délirante imaginée pour elle et par elle lui permet de représenter, de génération en génération, la société des générations.

Si la typologie ici réduite à ses grandes lignes présente quelque utilité, c’est au moins celle d’amener l’événement de la fin du communisme russe vers une interprétation non mythologique, délivrée des gloses pseudo-messianiques qui l’ont inspiré et qu’il a inspirées en retour (combien de fois n’a-t-on pas annoncé la fin de l’histoire ?) C’est aussi d’ouvrir une question : entre la légalité et la légitimité d’un pouvoir institué ou révolutionnaire, comment se règlent la circulation et le régime du fétiche – la place d’un nom propre dans l’ensemble des noms propres – qui le fonde ? Cette question en cache une seconde : qui pourrait seulement se dire hors emprise de l’emprise du nom propre ?

J.-L. Evard




samedi 2 août 2014

Méditation quantique (1)


L’animal se déplace mais l’homme se transporte : aux mouvements de son corps (sa motricité) il ajoute ceux de son moyen de transport, qui obéissent à leurs lois propres. Leurs vitesses se composent, font sa mobilité. Mais pensons un instant l’homme sans la bête, ne considérons ici que le transport.

Première proposition d’où se déduisent les grandes trois époques successives du transport : la première comprend la domestication des tractions naturelles et de leurs caprices (bêtes, flux de l’air et de l’eau), la seconde, thermodynamique, couvre l’invention des moteurs en tout genre ; la troisième, électronique, correspond au retraitement des sources d’énergie en sources d’information quantique (à partir de Maxwell, les quantités et les intensités mesurées par la physique correspondent, en tant que séries de valeurs numériques, à des signaux, à des messages circulant entre l’expérience et l’expérimentateur : le signal annonce une matière vérifiable, parlant un langage clair et distinct, une analytique complète, une sémiotique raisonnée).

Seconde proposition : sachant que l’histoire des empires appelle elle aussi une classification ternaire (empires immobiles, telle la Chine ancienne, empires nomades, tels les Normands, empires d’extension, telle l’Espagne ou la Grande-Bretagne), on observe aussitôt le rapport étroit qu’entretiennent ces deux typologies. Car la question anthropologique du transport croise et recroise la question géopolitique des frontières. Un empire immobile, par exemple, s’interdit le dépassement de ses frontières, alors qu’un empire d’extension s’imagine placé au milieu d’une étendue à occuper  en repoussant ses frontières du jour ; un empire nomade ne se comprend que vagabondant. N’oublions surtout pas les formes mixtes : les empires en croisade, par exemple, ou la Grèce des Athéniens et celle des Lacédémoniens face à l’attraction répulsive qu’exerce sur eux la masse perse. Mais tous ces empires arment des flottes, des cavaleries, des remparts : immobiles ou mobiles, ils se transportent ou s’interdisent de se transporter, ils règlent différemment la proportion des stocks et des flux. Peut-on donc décrire avec précision comment l’époque électronique (peu de stocks, quantité de flux) où nous vivons depuis un siècle environ agit sur l’ensemble des trois formes génotypiques de l’empire ? Comment décrire l’interférence actuelle du fil anthropologique et du fil géopolitique ?

Par définition, la grande Invention électronique qui fait l’époque, l’information quantique, correspond elle aussi à la conceptualisation d’une limite cosmologique, celle indiquée par la mesure de la vitesse de la lumière, propre aux phénomènes électromagnétiques puis radioactifs et à leurs appareillages. La traction motorisée cherchait à dépasser sans cesse ses propres records de vitesse, franchissement qui cesse et impatience qui disparaît dès le début de l’époque électronique. Son objectif n’exige pas d’elle d’accélérer les vitesses de transport du signal (sa technique en a déjà atteint l’horizon, la vitesse de propagation de l’onde lumineuse), mais de régler cette émulsion quantique par rapport à ses divers moyens de transport – à ses conducteurs, y compris les ondes porteuses d’ondes. Car elle joue d’une rupture de principe, à l’image du précédent saut de la première à la deuxième époque du transport quand au lieu de domestiquer, on motorise. Au lieu de canaliser des flux disponibles (une rivière, une horde de chevaux), ce que signifie à la lettre : gouverner, on fabrique de nouvelles sources de flux (on émet de la chaleur pour produire de la vapeur à compresser et refroidir pour déclencher le mouvement alternatif d’un piston). On ne pouvait motoriser les moyens de transport sans les techniques thermo-industrielles, qui visaient, par exploitation en série des énergies fossiles dégradables, sans la production massive d’énergie vierge – un tournant sans précédent dans l’histoire du rapport au milieu, puisqu’on passe du mode du gouvernement de ses ressources à celui de l’intrusion en règle dans ses œuvres vives. D’une époque à l’autre, ces périodes ne vont pas sans de grands dangers puisque, à la différence de l’existence humaine, ces découvertes se font sans transitions et puisque les moteurs se présentent comme des machines qui semblent ne pas laisser le choix de leur emploi. D’où la formule frappante : « La machine enchaîne, la main délivre » (Lanza del Vasto, 1943). À ceux qui conçoivent en savants et en ingénieurs ces cycles et ces systèmes thermodynamiques, le destin de la main vaut préhistoire, l’accélération obtenue ne tardant pas à faire office de seconde nature supérieure à tous ses ancêtres.

L’époque électronique se désintéresse elle aussi des effets primaires et secondaires de la motorisation du transport puisqu’elle a découvert des processus d’accélération limite : l’énergie qui informe la matière va d’emblée toujours plus vite que l’énergie qui la transforme ! Prométhée vit toujours en retard d’un feu à dérober ! Seconde rupture capitale, nouveau saut dans la généalogie des moyens de transport : à force de mesurer des accélérations (sur les réseaux télégraphiques et électriques), la techno-science découvre la subordination définitive de ses instruments de mesure à la vitesse limite des flux qu’ils captent. Le signal capté au moment t de la communication en cours entre deux opérateurs l’emporte cette fois en importance et en pertinence sur tous les autres effets de l’expérience (l’impact même du signal Morse l’emporte sur le fil ou la touche, la trépidation fait la matière !), parce qu’il en oriente la conception : communiquer, c’est dès lors se placer en même temps dans le même espace, celui du réseau, et non pas dans deux espaces-temps différents, définis par des relations espace-temps différentes (différant par leurs coordinations respectives). Ce jour, entre les intuitions de Poincaré et celle d’Einstein ou de Schrödinger, l’époque de l’accélération du transport s’achève : on n’ira jamais plus vite que la lumière, d’autant plus que, pour le dire par abrégé, c’est elle-même – suprême illusion métaphysique – qui permet de mesurer tous ses propres effets. De ce point de vue, elle apparaît bien comme le moteur de tous les moteurs, même si ce Premier Moteur est lui-même, non pas une creuse spéculation rationnelle, mais un signal, une information performative liée à un algorithme lui-même segment d’une chaîne d’algorithmes. Il y a là plus qu’une boutade de philosophie des sciences : la découverte de l’énergie signal, distincte de l’énergie matière, remonte à la conception des premiers appareillages électriques, des moteurs qu’on en tire et des figures visibles de l’induction électromagnétique qu’on y déchiffre. La lumière irradie : elle sculpte le monde par ses tourbillons, la moindre de ses mailles poétise déjà entre ses signes et ses formes.

Le règne des moteurs de l’accélération (datons-le des premières machines Watt) avait donné une formidable impulsion aux empires par extension, entrant par course de vitesse en rivalité aiguë dans la seconde moitié du XIXe siècle. Pourtant, leur véritable adversaire, leur obsession incurable aura moins été l’étendue planétaire (les terres vierges à coloniser) que la lenteur, dont la course aux pôles de la Terre ou aux pales de l’aéroplane ne rend qu’une image ternie. L’époque électronique la soulage de cette idée fixe, mais les physiciens ne lui ont pas offert la vitesse de la lumière sans lui faire un cadeau empoisonné : celui de la saturation. Soumettre l’empire entier à la vitesse de la lumière revient à substituer à l’extension physique, géographique du domaine (dominion, outre-mer, comptoirs) l’extension seconde, corallienne, du réseau, la masse et le massif des corps conducteurs opposant leur stock au flux des signaux. Un signal n’est que la valeur ponctuelle (quantique) arrachée à un flux de bruits, il ne se calcule que comme une proportion, le minimum de sens d’un signal supposant les normes physiques et techniques précises de son canal (elles dictent la densité du flux qu’il conduit ou induit). Le réseau informatisé, ce moyen de transport signalétique, tend donc à supprimer l’inégalité de vitesse entre ses utilisateurs, critère toujours déterminant dans la rivalité des empires d’extension. Or le transport des flux de signaux, s’il ignore par nature la logique et la logistique lente des flux d’hommes et de biens, ne peut l’annuler autant qu’il en rêve : dans l’espace-temps du réseau numérique, les signaux circulent à vitesse égale, celle de la lumière, mais ils ne circulent si souverainement que pour avoir trouvé leur support exclusif et s’y tenir comme à leur condition de possibilité. La déliaison définitive du signal électronique pur, l’émancipation absolue du flux hors de son attache au support et au stock, opère donc comme un mythe scientifique ou comme une utopie orientant les efforts des maîtres du temps zéro.

Un esprit historien ferait sans doute remarquer que d’un complexe de moyens de transport à l’autre on reste toutefois dans la logique initiale de la vitesse du transport, s’augmentant toujours, par définition, si on se réfère, comme au premier jour de l’anthropologie, à la vitesse de déplacement des animaux. L’argument classique ainsi invoqué n’a guère de portée puisqu’il ne maintient formellement la distinction initiale de forme qu’en négligeant la différence nouvelle de fonction : on ne peut parler de « transport » des signaux que par analogie superficielle (avec celui des hommes et des biens). En réalité, un signal électronique arrive à destination dans l’instant même de son émission. Le port de départ et le port d’arrivée devenant commutatifs, ne subsiste que la différence du destinateur et du destinataire, comme le savent tous les membres d’une vidéoconférence (situation ordinaire où se condense désormais notre espace-temps le plus concret). On se rapproche, en revanche, de la vérité de l’époque électronique en énonçant qu’à l’espace-temps anthropologique des deux précédentes elle en ajoute un tout nouveau, où l’espace – pure différence fonctionnelle du destinateur et du destinataire – résulte du temps – le temps zéro de la télécommunication numérique. Mais cet empire du temps zéro sur l’étendue terrestre ne s’exerce qu’à une condition impérative : l’ensemble des qualités physiques requises pour que le réseau achemine des messages plutôt que du bruit. Dès que le message se brouille, l’intervalle géographique du destinateur et du destinataire reprend la main, et le temps zéro perd ses pleins pouvoirs.

D’où, pour revenir en conclusion à la question posée, la question nouvelle qu’elle a suscitée : si le contrôle impérial de l’étendue terrestre présupposait la maîtrise des accélérations du transport d’hommes et de biens, que suppose le contrôle du réseau, en butte à sa propre saturation perpétuelle, et face à sa frontière définitive, la vitesse de la lumière captée dans les filets du second cerveau qu’est le réseau ? Ainsi s’énonce la seule question stratégique à maintenir envers et contre le buissonnement des phénomènes secondaires où, faute de précision, elle risquerait de s’effacer : pour la première fois dans l’histoire de l’espèce humaine, il devient possible, au-delà du transport et sans lui (j’entends, bien sûr : le transport d’hommes et de biens), d’échanger des signaux et de l’énergie hors l’espace-temps historique de l’existence humaine (mais pas hors d’un milieu, le retraitement du milieu urbain par le réseau corallien du Signal partout Simultané). Que peuvent et que veulent les maîtres du temps zéro, sachant que pour eux la résistance à la menace de saturation fonctionnelle du réseau vaut nécessité existentielle (car le Réseau n’enchaîne pas moins la main et l’esprit que la Machine accélératrice) ? L’homme du transport s’était éloigné des cavernes, et de l’animal tout en le domestiquant. Quel sort l’homme électronique réserve-t-il à son vieux  cousin néolithique, l’homme du transport, le centaure à soupape ? Affaire si sérieuse qu’on évitera de l’abandonner aux amateurs de science-fiction comme à ceux de cybernétique.

J.-L. Evard