mardi 31 décembre 2013

Flavius an II


À ses lecteurs, Flavius, à l’occasion du Nouvel An qu’il leur souhaite aussi propice que possible, offre un objet, une perle de pensée pour les accompagner dans les prochaines intempéries – une idée précise, un exercice de respiration pour tenir le cap et le pont entre ce qui fut et ce qui vient. Par hommage à un grand précurseur, cette perle brille d’orner notre thèse de la transformation actuelle de l’étendue géopolitique en une succession d’accélérations exponentielles. L’Occident, dit Denis de Rougemont, n’est pas un lieu ou un espace, pas un domaine ou un continent, mais une dynamique, une durée, une relance :

« […] « L’Occidental est l’homme qui va toujours plus loin, au-delà des conditions données par la nature, au-delà des traditions fixées par les ancêtres, au-delà de lui-même enfin, – à l’aventure ! Transcendant son destin, et même ses intérêts, au nom d’une vocation universelle. Abraham, “le père des croyants”, était parti sans savoir où il allait, parce que son Dieu, sa vérité la plus intime, lui disait de marcher vers l’inconnu. Il trouva le pays que Dieu lui réservait, et ce fut là le terme de son aventure, mais le début d’une autre histoire, dont nous sommes bien loin d’être quittes. Christophe Colomb, le père des Découvreurs, croyait savoir où il allait, et ce qu’il cherchait : il avait calculé qu’il y serait en trente jours. Mais tous ses calculs étaient faux, il trouva les Antilles au lieu de Xipango […] Préférer la poursuite passionnée de vérités partielles, advienne que pourra, – préférer le risque créateur à la méditation prudente d’une sagesse immuable, c’est tout le génie de l’Occident, et c’est par là que l’Occident, aventureuse moitié du monde, s’oppose le plus radicalement au génie de l’Orient métaphysique » (extrait d’un essai datant de 1962, « Les chances de l’Europe »).

L’aventure, et l’Occidental comme aventurier ? Mais ce mot a d’abord un sens premier : ce qui vient, l’avenir. L’aventure, c’est ce qui nous advient, ce que nous faisons nous advenir quand nous nous levons et marchons. L’aventure nomme notre condition anthropologique même : elle nous vertèbre, nous ne vivons qu’en marchant, nous ne marchons qu’en nous aventurant. Et nous ne pensons pas autrement.

J.-L. Evard, 31 décembre 2013


mercredi 25 décembre 2013

Après le Léviathan, suite (3)


Revenons à notre généalogie du Léviathan, à l’étude de sa postérité, au Gros Animal motorisé qu’en moins de 300 ans – moins de dix générations – est devenue l’espèce humaine, en Europe d’abord, puis en Euramérique, puis à l’échelle transcontinentale et spatiale. Dans le billet du 7 décembre, le troisième de la collection dite « Après le Léviathan », nous décrivions une unité d’auto-accélérations exponentielles – et cette unité elle-même comme le résultat actuel d’une bifurcation soudaine, d’une mutation brusque dans l’histoire animale récente de l’espèce : le moment clef de la motorisation du transport une fois maîtrisée la technique de transformation de l’énergie thermique en énergie cinétique (Boulton, Watt, Diesel) et une fois cette prouesse prométhéenne répétée avec l’électricité (Volta, Ampère), quand on apprend à passer du statique au dynamique, du corps inerte au corps conducteur, à stocker les matières comme autant de flux électriques en puissance.

L’unité ici en question désigne une grappe d’événements en interaction mutuelle permanente : l’invention du moteur lui-même (unité de transformation du thermique en cinétique, unité segmentée de la chaudière, du cylindre et du piston), la série de ses multiples applications (l’industrialisation des travaux humains, la loi du standard), leurs effets anthropologiques (l’augmentation et la multiplication des flux et des transferts, la diminution corrélative des stocks et des trésors – bref, la circulation et la rotation généralisées, le cyclisme comme style et comme cirque universel). Cette grappe d’événements – cette « époque », dirait un historien philosophe de l’ancienne école immobiliste – correspond donc elle-même à un événement complexe, à un complexe de continuités et de discontinuités : le transport motorisé prolonge l’histoire des transports, mais il en transforme l’économie interne puisque l’invention de la machine motrice de machines ouvre la possibilité d’accélérer les systèmes d’accélération eux-mêmes (soit sur le modèle constructiviste de la caméra fixée sur une automotrice en mouvement accéléré ou décéléré, soit sur le modèle technologique de la recherche des semi-conducteurs, autant vaut dire de masses instables parce qu’électroniquement hypersensibles). Par « unité d’auto-accélérations exponentielles » on désigne donc ici tant le style exponentiel qui engendre ces macro-systèmes de la vitesse infiniment  potentialisée que les réseaux de ces macro-systèmes eux-mêmes. Du côté du style, on nommera Dziga Vertov (Russie soviétique) et Buster Keaton (États-Unis) ; du côté des réseaux, on rappellera les grands poètes philosophes de la connexion proliférante des machines (G. Simondon, A. Gras). La grappe d’événements concernés par la figure de l’auto-accélération dessine donc une époque au sens exact où, pour un anthropologue, la révolution néolithique, comme on dit, a déclenché une série d’événements concomitants et irréversibles (apparition de l’écriture, de la métallurgie et du village fortifié autour d’un sanctuaire et d’une nécropole).

Nos langues latines ont d’ailleurs consigné  la différence entre un ensemble d’événements quelconques (ceux qu’un journal, imprimé ou télévisé, regroupe, périodise, catalogue comme des récurrences typiques qu’il classe par genres de signification, « faits divers », « politique étrangère », « critique littéraire ») et une grappe d’événements censés congruents, qui nous fait parler d’un avènement : d’un accident dans une série de récurrences. Un événement, ça se produit n fois ; un avènement, ça ne se produit qu’une seule fois, très exactement ce que nous appelons un « accident » – contentons-nous ici de cette distinction première, quelques développements séduisants qu’elle appelle, et ne notons que l’essentiel : c’est l’imprévu de l’accident, son atypie qui lui donne la puissance de grappe d’événements. (Stade pataphysique de la philosophie : une véritable théorie de l’histoire universelle consisterait à imaginer et à décrire la série des atypies qui en commandent les récurrences !) C’est l’imprévisible découverte des machines à moteur qui commande la grappe d’événements que nous subsumons sous l’image assez fourre-tout de la « révolution industrielle », flou peu glorieux qu’il urge de réduire si nous voulons bien discerner  la génétique, l’écologie et les fonctions symboliques du Gros Animal motorisé.

C’est de l’avènement du moteur (à combustion ou à conversion électrique) et du Gros Animal motorisé qu’il est question dans notre généalogie du Léviathan et de sa postérité. À la suite de cet avènement, tout geste humain – de l’intention première à l’exécution finale – s’ordonne à un cycle sans précédent dans les annales du geste : tout geste humain, désormais, obéit à la loi de l’accélération et de la décélération, et la forme classique, circulaire, des révolutions de l’existence subit un ensemble de déformations corrélatives – l’espace-temps humain se trouve soumis au souffle d’accélérations répétées et exponentielles : rétrécissement géopolitique de la planète, mobilisations industrielles, scolarisation universelle et formation continue, conversion des stocks en flux, fin du culte des morts et dérégulation des systèmes d’autorité en tout genre – limitons-nous à ces cas de figure, les plus patents, et passons plutôt à la véritable question théorique qu’ils suggèrent tous, et grâce à laquelle, dans la grappe d’événements analogues, nous devons essayer, pour lire la face cachée de l’avènement qui les coordonne, de changer d’échelle de perception.

Notre hypothèse, mon hypothèse nodale, cardinale, vertébrale : l’avènement de l’accélération exponentielle signale un recommencement prométhéen parce qu’il généralise dans l’espace-temps de l’existence humaine une réévaluation interactive, une commutation des valeurs d’espace et de temps. Depuis l’Antiquité euclidienne et le paradoxe de Zénon, nous construisions notre espace-temps selon la formule arithmétique du 3 + 1, où, par convention, le « 3 » dénote les dimensions de l’espace en volume, et le « 1 », le temps, ainsi affecté au rang de supplément subalterne de l’espace (une hiérarchisation affectant déjà d’ailleurs, par préjugé, l’espace lui-même, puisque, du volume, la notation « 3 » implique qu’il n’est qu’une extension de l’espace plan dénoté quant à lui par le « 2 » de l’intersection des deux droites premières de la définition euclidienne du plan). De notre perception euclidienne de l’espace-temps, on dira donc qu’elle revient à préjuger du temps comme elle préjugeait déjà de l’espace : elle annexe le temps au système linéaire d’interférences du plan, lequel n’a, qui plus est, de valeur opératoire et conceptuelle que redondante (un plan y vaut intersection de deux droites, une droite y vaut intersection de deux plans).

La redondance de notre construction euclidienne de l’espace-temps nous a servi de table unique de concordance durant l’époque mécanique où nous avons pratiqué ce que le disciple de Schopenhauer et précurseur de Freud, Nicolaï von Hartmann, nommait joliment le « dogmatisme instinctif de la sensibilité et de l’entendement ». Les effets dogmatiques de la géométrie euclidienne incarnaient le fait simple de notre condition anthropologique première : notre mode de locomotion (quelque 6 km/h pour un marcheur, quelque 55 km/h pour un cavalier au galop) dictait de fait la proportion historiquement constante des valeurs d’espace (« 3 ») et de temps (« 1 »), créneau statistique des vitesses du déplacement humain où la découverte des accélérations complexes et artificielles des systèmes moteurs a introduit de tout autres prémisses, à commencer par la figure d’un « absolu » de l’accélération, défini par la « vitesse de la lumière ». L’ensemble théorique de ces découvertes a culminé dans la physique quantique, dont une des leçons définitives revient à transgresser notre construction euclidienne, à renverser le raisonnement de Zénon : l’espace y devient le supplément du temps réduit à un instant négatif, infiniment petit, et l’incertitude consécutive du calcul grève le « dogmatisme instinctif » du déterminisme. Les grappes d’événements où nous naissons, agissons et mourons ont désormais toutes pour caractère premier ce renversement anthropologique récent.

Qu’il passe encore à peu près inaperçu n’étonnera personne. À chaque époque son Amérique, le paysage nouveau où un certain Amerigo (Vespucci) corrige l’erreur de son contemporain Colomb (Christophe) et ajoute à l’œkoumène un continent encore inconnu du nôtre. Le sens commun obéit encore à la table galiléenne des vitesses mécaniques, qui subordonne la cinétique et la balistique au modèle astronomique de la vitesse constante des révolutions et corps célestes observés au télescope. Signe éclatant qu’il s’apprête à réviser ce dogmatisme hérité de l’épistémologie antérieure : la notoriété d’un astrophysicien comme Stephan Hawking bien au-delà de sa spécialité indique sans équivoque l’inutilité imminente de notre traditionnelle perception euclidienne. Nous tergiversons encore, tâtonnant à la recherche des moyens d’expression les plus simples de la vie que nous menons déjà depuis plusieurs générations : notre existence historique – collective et définitive – d’Animal motorisé capable d’accélérer ses propres accélérations. Nos langages, sans aucun doute, souffrent beaucoup de leur retard sur la vérité de nos gestes, de nos pratiques, de nos institutions. Lentes et déterministes, nos syntaxes ; éphémères et aléatoires, les images que nous abandonnent nos flux – et bientôt inertes sous leur propre poussière les discours philosophants qui ne sauront pas, à l’ère du principe d’incertitude généralisé, se donner le mode juste, soit la concision de la miniature haïku et du fragment héraclitéen, soit la musicalité flottante de la pensée associative et rêveuse par où se dissipe et meurt le désir.

De cette nouvelle faculté prométhéenne, vient le moment de décrire avec méthode le dispositif interne, l’économie interactive et commutative, la chaîne normale et la chaîne pathologique de ses effets prévisibles. Mais cette méthode veut que l’on commence par se donner une idée claire et distincte de cet avènement insigne : dans notre écosphère, la subordination récente de l’espace au temps. Partant de cette simple formule encore presque creuse, tâchons d’exposer bientôt les catégories essentielles aux gestes du Gros Animal motorisé.

J.-L. Evard, 25 décembre 2013

dimanche 22 décembre 2013

Un conte pour Noël


En 1972, avec ses Villes invisibles, Italo Calvino avait ajouté au trésor des allégories littéraires une de ses perles les plus pures. Comme elles, la sienne aussi peut inspirer la philosophie du politique, pourvu qu’on sache bien user de l’image allégorique, en se souvenant qu’elle ne se peut lire que comme une « dialectique à l’arrêt » (W. Benjamin) – dont on déplie le sens en apprenant à la remettre en mouvement comme on met un rébus en phrases, déchiffrant le drame, le mouvementé qu’elle condense. Un autre grand auteur italien, Salvatore Satta, a pratiqué en maître cette lecture de l’allégorie littéraire, en exposant le principe en sens inverse, allant du mobile (le drame) vers l’immobile (son récit) : « En fait, il se peut que la vie d’un pays se déroule, de même que les tragédies antiques, dans quelque unité de temps et de lieu, et que la succession des événements y prenne la fixité mystérieuse des cimetières. Vue par Dieu, le jour du jugement, je crois bien que la vie se présentera sous cette forme. » Héritée du Moyen Âge et de l’âge baroque, la technique de lecture féconde de l’allégorie procède ainsi en deux temps : il faut réanimer ce que son image composée immobilise, à la manière d’un tableau vivant ou d’une nature morte ; puis imaginer ce qui s’y projette en durée profonde – à l’horizon de ce que Satta nomme « jour du jugement ». Le poncif théologique sert là d’outil narratif : d’espace-temps perspectif, ou de déroulement né de la même intention édifiante que les vies du Christ des grands portails gothiques. Sur cette scène allégorique, nous nous faisons spectateurs de nos propres actions, dans l’espoir de comprendre à temps, même si c’est toujours après coup,  ce que nous faisons, ou ce que nous croyons en savoir.
Ce que le récit de Calvino déroule, il semble s’ingénier à le faire sur place, tels ces pendules dont le va-et-vient nous évoque plus la fiction d’un mouvement perpétuel que le vécu de la flèche du temps et le sens interne de la durée : hôte de l’empereur des Tartares, Marco Polo citoyen de Venise le distraie en lui décrivant les nombreuses villes qu’il a traversées au cours de ses ambassades et dont il a tenu comme un registre minutieux, collection des chapitres que nous lisons. Dans son récit, ces villes si nombreuses finiront non seulement par se réduire à quatre ou cinq types de ville (villes de la mémoire, du désir, des signes…), mais encore par ne plus se distinguer de la seule ville que l’empereur connaisse puisqu’il lui est interdit et impossible d’en sortir : aux villes invisibles puisque fictives du récit du Vénitien fait pendant la Cité interdite puisque impériale où réside son interlocuteur. « La ville t’apparaît comme un tout dans lequel aucun désir ne vient à se perdre et dont tu fais partie, et puisqu’elle-même jouit de tout ce dont tu ne jouis pas, il ne te reste qu’à habiter ce désir et en être content. » Les admirateurs de Borges reconnaîtront certes la facture : l’art de la mise en abîme, poussé à la perfection d’ironie qui finit par réduire à deux l’illimité de toutes les villes de l’histoire universelle : « celles qui continuent au travers des années et des changements à donner leur forme aux désirs, et celles où les désirs en viennent à effacer la ville, ou bien sont effacés par elle. »
De cette impeccable application des plus rigoureuses logiques de l’absurde, on aurait tort de ne retenir que l’humour en sfumato. « Tu ne jouis pas d’une ville à cause de ses sept ou soixante-dix-sept merveilles, mais de la réponse qu’elle apporte à l’une de tes questions », observe Marco Polo. Mais c’est qu’il a affaire à forte partie : « Ou de la question qu’elle te pose, t’obligeant à répondre, comme Thèbes par la bouche du Sphinx », rétorque le Grand Khan. L’élégance et la virtuosité de la mise en abîme ne signifient donc pas badinage, mais énigme, mais danger. Laquelle, lequel ? Le Grand Khan, comme tout souverain consciencieux, raisonne en stratège : « Il est temps que mon empire, qui a déjà trop grandi vers l’extérieur, pensait le Khan, commence à grandir au-dedans de lui-même. » Or cette pensée de la limite des empires, cette difficulté extrême – voire cette impossibilité de démarquer leur dehors de leur dedans (loi et fatalité de toute hégémonie) fait pressentir au Tartare couronné ce que résume la célèbre formule laconique : « Tout empire périra », retenue par J.-B. Duroselle pour intituler sa « vision théorique des relations internationales » (1981). Dans la langue du personnage de Calvino, l’adage ne s’entend guère différemment : « C’est sous son propre poids que l’empire va s’écraser », se dit le Grand Khan. En somme, muré dans la Cité interdite, il ne peut imaginer ni d’autre origine de l’empire qu’une ville première ni d’autre destin que la multiplication folle de la même forme, jusqu’à « engorgement ». Engorgement, ou multiplication réticulaire, l’effet de désorientation ne change pas, et c’est d’ailleurs le raisonnement tenu par un autre spécialiste de l’histoire des empires, Paul Kennedy (Naissance et Déclin des grandes puissances paraît en 1987).
On n’ira certes pas imaginer qu’Italo Calvino ait seulement pensé à risquer la présentation allégorique d’un thème géopolitique. Rien ne nous interdit pourtant d’observer comment les deux arts convergent, chacun selon son mode, vers une même question, située à leur interférence. Dans sa logique littéraire et poétique de mise en abîme, le récit exploite la figure de la prolifération imaginaire du même univers urbain cellulaire, mais dans sa logique mythologique (le Sphinx) et politique (la fonction de frontière), il nomme notre impuissance à en maîtriser la prolifération réelle : l’implosion de nos mégalopoles, dans l’horizontale (l’urbanisation hyperbolique) et dans la verticale (les dimensions babéliennes du gratte-ciel).
Mais il y a plus : l’affinité des deux interprétations, l’allégorique et la critique, résulte sans doute du rapprochement (par analogie) des deux lectures, mais elle rappelle aussi et surtout, par évidence interne, que le processus dit de la colonisation intérieure intrigue depuis longtemps les historiens du contemporain (Peter Brückner, dans le cas de l’histoire du Reich hitlérien ; Alvin Gouldner, dans celui de l’empire soviétique). Tout l’art d’Italo Calvino consiste à rendre l’allusion non pas seulement possible, mais encore et de surcroît productive : l’humour contrôlé et mélancolique de l’imagination allégorique ne raisonne pas sur des chimères, mais sur les lignes de faille les plus secrètes de notre existence historique (les « villes invisibles » de Calvino nous représentent la transformation de nos cités en gigantesques banlieues acéphales et la désertification du reste de la Terre). Sans les extravagances méthodiques de la fiction, l’intuition théorique qui libère par illumination les possibles de l’action resterait impossible. En écrivant 1984, George Orwell l’avait déjà montré. Grâce au poète italien, voici la pensée du politique, née jadis dans l’absolu de structures pyramidales, amenée face à sa question urgente : dans l’illimité des sociétés réticulaires comme les nôtres, sur quoi fonder un pouvoir légitime ?
J.-L. Evard, 22 décembre 2013

mardi 17 décembre 2013

L'Iran, l'Allemagne et le Japon


Du moratoire convenu à l’arraché avec le gouvernement iranien sur la question de ses infrastructures nucléaires, les effets visibles ne se sont pas fait attendre, à commencer, sur le front syrien, par le net affaiblissement militaire des adversaires de Bachar el-Assad, et du côté israélien,  par la mise en panne du peu de transactions encore en cours avec des négociateurs palestiniens (à l’autorité d’ailleurs subalterne). Deux séries de conséquences qui n’en font qu’une : l’arme nucléaire que l’Iran ne possède pas existe déjà sous la forme au moins aussi dangereuse d’alibi politique qu’elle a prise au fil des années, selon la logique suasive et dissuasive première de ce type d’épouvantail. On doit dès lors évaluer les résultats ponctuels de cet arraché diplomatique qui, en pleine guerre syrienne, couronne la puissance iranienne en congé d’Ahmadinejad mais à condition de comprendre ce qui joue aussi dans la longue durée : non seulement l’ensemble des frontières orientales (celles géographiques et celles théologiques), mais aussi la question du seuil nucléaire comme régulateur irrationnel des relations internationales.

De même que la « Bombe », durant la guerre froide, servait de jauge discrète à l’affrontement indirect sur des fronts de guerre périphériques concédés à de « petits » belligérants qui représentaient, selon la zone, l’un ou l’autre pré carré des deux pôles, comme par compensation tacite à l’impossible ou incalculable usage du feu nucléaire entre les grandes puissances elles-mêmes, de même l’Iran, aujourd’hui, se sert de sa promotion au statut de puissance nucléaire possible comme d’une arme réelle pour arracher, d’avance et avant possession effective de la logistique nucléaire, les bénéfices géopolitiques d’un tel statut : la possible possession de cette arme crée des effets géopolitiques analogues à sa possession réelle – pour la raison simple que, dans un cas comme dans l’autre, la rationalité qui s’applique est celle même de la dissuasion, logique pratiquée depuis le premier jour de l’époque nucléaire.

L’événement en cours obéit donc à deux scénarios simultanés : à l’échelle orientale proche et moyenne, l’Iran devient grande puissance (régionale) sous consentement tacite des puissances dites grandes à l’échelle mondiale – et comme sous l’effet direct d’un troc au motif transparent : l’Iran admet d’en rabattre sur le rythme de production de son équipement nucléaire en échange de la reconnaissance officieuse de sa zone d’influence directe, y compris militaire, sur l’ensemble de l’Orient (voyez le Liban et la Syrie) et sur les marches asiatiques (voyez les régions pachtounes). Ce troc à l’échelle locale sert en même temps de ballon d’essai à l’échelle internationale, à l’époque où la valeur stratégique de l’équipement nucléaire commence d’être battue en brèche, pour des raisons différentes mais toutes nourries par un même doute fatal au principe même de l’hégémonie impériale par le nucléaire. (Si tel n’était pas le cas, le rôle joué par la diplomatie fédérale allemande dans la question iranienne serait inintelligible. En effet, la RFA interdite d’arme nucléaire depuis toujours, et qui a de plus annoncé sa sortie de l’énergie nucléaire civile – démantèlement des centrales allemandes à l’horizon 2022 –, n’en figure pas moins parmi les gendarmes nucléaires qui cherchent à retarder le moment du passage à l’autonomie nucléaire iranienne. Cette exception allemande en dit long sur les significations lointaines de l’enjeu, elle vaut moins comme exception à la règle que comme anticipation de l’avenir proche : l’Allemagne non nucléaire et l’Iran pas encore nucléaire se classent à égalité sur l’échelle de puissance internationale, à l'aune de laquelle transparaît la vérité sous-jacente du scénario. Cette échelle, c’est la gamme d’initiatives fortes prises ces dernières années par la famille dite des BRICS.)

On doit donc s’exercer à penser simultanément le même événement diplomatique selon ses deux échelles. Le risque nucléaire iranien sert de modèle aux puissances nucléaires, en amont des décisions qu’elles ont à prendre quant à leurs structures énergétiques et stratégiques : la « Bombe » qu’il n’a pas n’empêchant pas l’Iran chiite de devenir le pôle de puissance quasi ou « comme si » nucléaire de cette région a valeur d’expérience, voire de simulation pour les puissances songeant déjà, de leur côté, à la fameuse « sortie » du nucléaire. Simulation d’autant plus précieuse pour elles que personne de sensé ne redoute l’emploi du feu nucléaire par l’Iran sur le Proche-Orient (où il faudrait alors vitrifier en même temps amis, ennemis, et soi-même par voie de conséquence). Or, s’il est inapplicable là même où l’Iran menace régulièrement Israël, pour quelle raison au juste, avec ou après Ahmadinejad, Téhéran l’utilise-t-il avec tant de succès comme arme de propagande?

Pourquoi ? Parce que Téhéran sert de cobaye à la « Sortie », à l’ « après-nucléaire » – et le fait à sa manière, qui n’est ni la manière allemande ni la manière japonaise, mais qui est la manière de l’époque : l’après-nucléaire ne désigne pas un monde sans centrales ni missiles, mais le monde où ces macro-systèmes auront perdu leur valeur symbolique de Possibles, leur aura apocalyptique de monde d’après la fin du monde. Ce qui donne à l’affaire iranienne sa résonance particulière (celle que lui envie la Corée du Nord, elle qui gesticule et fait mine d’allumer des feux nucléaires tellement inutilisables que personne ne s’en émeut, et en tout cas bien moins que des human bombe qui dévastent à coup sûr leurs aires de mise à feu), c’est cette position de cas limite à répétition : limite des époques (le post-nucléaire a commencé à Fukushima et à Berlin – curieusement, voici le Japon et l’Allemagne associés dans ce dénouement comme dans celui de 1945) ; limite des champs géopolitiques (le club nucléaire au sein de la communauté internationale, et qui admet en son sein la RFA atypique, régule une logique locale de la dissuasion et, ce faisant, la dénature) ; limite de toute rationalité politique puisque ce qui est enlevé à l’Iran d’un côté – le statut de sanctuaire nucléaire – lui est rendu de l’autre – le rang de môle non arabe de l’Orient arabe et au-delà ; limite, enfin, de la rationalité stratégique puisque l’Iran qui n’a pas la « « Bombe » inquiète ceux qui l’ont – à commencer par Israël – comme s’ils ne l’avaient pas. De toutes les limites ainsi mises en question dans le champ oriental, cette dernière exerce certainement les contraintes les plus riches de sens et d’avenir.

Événement fondamental sans lequel on n’expliquerait pas le timbre persistant de guerre mondiale en miniature qui accompagne les conflits en cours depuis une dizaine d’années en Orient. La Seconde Guerre mondiale avait commencé comme une course de vitesse entre grandes puissances arrivant sur le seuil nucléaire. Elle s’était terminée une fois connu le vainqueur de cette rivalité, et transformée alors en un programme d’armements littéralement vertigineux et en un corps de doctrine stratégique invérifiable. L’épisode iranien illustre qu’une troisième période commence, où prennent l’initiative stratégique et géopolitique réelle des États qui, à la différence d’Israël, du Japon et de la RFA, sont à peine marqués par ce passé et le seront de moins en moins. Avec l’appui russe, vieil empire exténué, l’Iran viendra bientôt rejoindre le peloton des nouvelles jeunes nations, les BRICS + 1.

J.-L. Evard, 17 décembre 2013


vendredi 13 décembre 2013

Après le Léviathan, suite (2)


Avant de mieux détailler l’espace-temps du Gros Animal Motorisé, faisons brève halte. Nous le pistons sur les traces de son ancêtre archaïque le Léviathan ; or, il s’est motorisé, transformé en animal thermo-industriel armé de turbines, de catalyseurs et de commutateurs, il faut donc s’attendre à d’importantes mutations et apprendre à le reconnaître dans ses incarnations actuelles : garder en mémoire le type, la Gestalt, ses fonctions essentielles – mais en dévisager les formes contemporaines – déchiffrer la fonction vitale mais dans les nouveautés de notre condition.

Qu’elle ait conservé quelques traits de ses origines, nous le présumons chaque fois que, comme Thomas Hobbes, Franz Neumann, Joseph Roth ou Pierre Naville  nous en revenons à l’emblème du Léviathan. Pièce maîtresse et inusable, parmi quelques autres, de notre mémoire collective, il a la vertu dangereuse de tous les monuments, la même que celle des fossiles : suggérer que peut se figer le temps, rêver, pour le craindre ou le désirer, que l’archaïque serait éternel. Évitons cette superstition fréquente chez les gardiens de musée et les historiens, leur culte excessif et mélancolique de la poussière, leur allergie à la fraîcheur surprenante des commencements. Que notre siècle ait engendré à sa manière son Gros Animal, en voici un témoignage récent – non pas une variante littéraire de l’allégorie biblique, tel le Moby Dick de Melville, mais un fragment d’expérience, extrait d’un souvenir de Theilhard de Chardin, un des tout premiers contemporains à nous proposer l’équivalent anthropologique actualisé de la figure archaïque des origines. De l’ébranlement de la Grande Guerre, Theilhard rapporte une intuition initiale : dans la masse des combattants organisés en corps d’armée qui s’affrontent sur le mode de la guerre de matériel, comme on disait déjà à l’époque, il reconnaît le Gros Animal. Comme au premier jour, la légion romaine se forme en tortue et la flotte en escadre (la société humaine n’est pas une meute), mais elle s’équipe de machines colossales, elle se forme en macro-systèmes (Alain Gras).

« L’atmosphère du “Front”… N’est-ce pas pour y avoir été plongé – pour m’en être imprégné des mois et des mois durant – là précisément où elle était la plus chargée, la plus dense, que décidément j’ai cessé d’apercevoir, entre “physique” et “moral”, entre “naturel” et “artificiel”, aucune rupture (sinon aucune différence) : le “Million d’hommes”, avec sa température psychique et son énergie interne, devenant pour moi une grandeur aussi évolutivement réelle, et donc aussi biologique, qu’une gigantesque molécule de protéine. Dans la suite, j’ai été souvent surpris de constater autour de moi, chez des contradicteurs, une complète impuissance à concevoir que l’individu humain, du fait même qu’il représente une grandeur corpusculaire, doit, comme toute autre espèce de corpuscules au Monde, se trouver engagé dans des liaisons et des groupements physiques d’ordre supérieur à lui-même, – groupements qu’il ne peut absolument pas saisir directement en tant que tels (justement parce que d’ordre n + 1 – à l’échelle de la cellule, le corps du métazoaire cesse d’être perceptible ; et la molécule à l’échelle de d’atome…) – mais dont l’existence et les influences lui sont, à de multiples indices, parfaitement connaissables. Ce don, ou faculté, encore relativement rare, de percevoir, sans les voir, la réalité et l’organicité des grandeurs collectives, c’est indubitablement, je le répète, l’expérience de la Guerre qui m’en a fait prendre conscience, et l’a développé en moi comme un sens de plus. »

Non seulement Theilhard de Chardin ne doute pas, il le précise en note, que ce « don », cette « faculté » vont « se généraliser rapidement au sein des générations qui montent » (l’attesteront en effet les beaux commentaires consacrés à ces lignes par Jan Patocka dans ses Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire), mais encore relie-t-il lui-même avec lucidité la genèse de son intuition théorique à une vision précise, moment crucial où la perception vive et personnelle se transfigure et se communique à autrui comme reconstruction allégorique de la réalité collective, comme expression panoptique du vécu ponctuel de la personne. (Theilhard nommera d’ailleurs cette initiation « La Grande Monade » : il n’eût pu mieux trouver.) « La nuit tombait maintenant tout à fait sur le Chemin des Dames. Je me suis levé pour redescendre au cantonnement. Or voici qu’en me retournant pour apercevoir une dernière fois la ligne sacrée, la ligne chaude et vivante du Front, j’ai entrevu, l’éclair d’une intuition inachevé, que cette ligne prenait la figure d’une Chose supérieure, très noble, que je sentais se lier sous mes yeux, mais qu’il eût fallu un esprit plus parfait que le mien pour dominer et pour comprendre. J’ai songé alors à ces cataclysmes d’une prodigieuse grandeur qui n’ont eu, jadis, que des animaux pour témoins. Et il m’a semblé, à cet instant, que j’étais, devant cette Chose en train de se faire, pareil à une bête dont l’âme s’éveille, et qui perçoit des groupes de réalités enchaînées, sans pouvoir saisir le lien de ce qu’elles représentent. »

En peu de mots (cités ici à partir de la réédition d’octobre 2013 du Cœur de la matière dans le recueil intitulé Autobiographie spirituelle aux éditions du Seuil), l’écrivain reconstitue le moment initiatique de sa rencontre avec le Léviathan revenu : la découverte des échelles de grandeur, celle des champs de perception qu’elles commandent au vivant, la lecture à la fois physique et anthropologique du lien interactif entre l’individu et ses groupes d’appartenance, la corrélation du corps individuel et du corps social, le don visionnaire, chez celui qui s’ouvre ainsi à son monde, à sa situation et à sa condition, de recevoir cet enseignement non comme une péripétie personnelle, mais comme un événement commun, auquel tous participent à des degrés variables de présence et d’intensité.

Présence et présentation du Gros Animal Motorisé : on ne saurait imaginer meilleur emploi pour les philosophes à naître dans le nouvel Ordre hertzien, génétique, nucléaire et numérique.

J.-L. Evard, 13 décembre 2013

samedi 7 décembre 2013

Après le Léviathan, suite (1)


Rentrons donc un peu dans le détail de l’écologie du gros animal campé à l’enseigne du Léviathan, au billet précédent. Règle simple de cette méditation en plusieurs volets : maintenir l’allégorie théologico-politique de la tradition (imaginant le genre humain comme un « gros animal », tel Platon, ou exposé à la menace d’un « gros animal », tel le Léviathan du livre de Job), et décrire les mutations mentales que déclenche la motorisation de cet animal, à l’époque de la première révolution industrielle.

Pourquoi celle-ci, dans notre hypothèse, fait-elle époque ? Parce qu’en motorisant ses moyens de transport, l’espèce humaine récapitule toute son histoire précédente (à la lettre, le « cheval vapeur » des premiers ingénieurs physiciens récapitule joliment toute l’histoire antérieure de l’homme à cheval, il lui donne aussi une conclusion inattendue, le congé signifié par le nouveau couple homme-machine à l’ancien couple homme-cheval), au moment même de lui donner soudain une tout autre orientation : motorisé, un moyen de transport (char ou frégate) devient bien autre chose qu’une mécanique transmetteur de la mobilité animale (noria, cavalerie) ou de l’énergie naturelle (marine à voile), il devient un système artificiel d’accélérations. À la mobilité première spécifique du règne animal s’ajoute désormais l’artifice de l’énergie motrice synthétisée par la révolution thermo-industrielle. La notion mythologique et philosophique d’époque convient bien à cette figure de la bifurcation de deux technologies : cheval vapeur, voilà bien le nom d’une grandeur physique par où semble se répéter le passé et qui connote aussi une mutation, car les implémentations et les transformations d’énergie du moteur à vapeur ou à explosion permettent des accélérations d’accélération inconcevables à un métabolisme quelconque. Au cheval, je fais ici subir le même traitement qu’en son temps Francis Ponge à l’électricité.

Pour le gros animal motorisé, se former une idée claire et distincte de sa nouvelle condition anthropologique – il tend à vivre tel un corps automobile en accélération et décélération autorégulées – demande un effort tout particulier. Cette difficulté tient à la résistance opposée, dans son champ de conscience, à la perception et à la schématisation du mouvement. Obstacle mental que Tolstoï, ce cavalier infatigable, franchit avec élégance quand il note : « La continuité absolue du mouvement est incompréhensible pour l’esprit humain. L’homme ne comprend les lois de n’importe quel mouvement que lorsqu’il examine des unités données de ce mouvement. Mais c’est précisément de ce fractionnement arbitraire du mouvement continu en unité discontinues que découlent la plupart des erreurs humaines » (Guerre et Paix, III, III, chap. 1). Pour mieux nous comprendre nous-mêmes dans notre époque de progression géométrique des vitesses (moteur à explosion, génératrices et réseaux électriques, champs électromagnétiques), il nous faut apprendre à raisonner comme lui : nous entraîner à nous viser nous-mêmes et toutes choses avec nous comme la source, le motif et le résultat provisoires de notre propre motricité (thermo-industrielle) parmi les mobiles des milieux (préindustriels) que nous habitons et traversons. Par « continuité absolue du mouvement », Tolstoï ne désigne en effet rien d’autre que la simultanéité et la pluralité des mouvements d’un ensemble infini, celui des corps qui composent des univers – mouvements qui échappent à notre conscience du fait même que, pour nous orienter dans leur relativité générale, notre esprit se place en eux de manière à définir notre corps en mouvement comme origine et coordinateur mathématiques et physiques universels. Nous fractionnons le mouvement absolument continu parce que nous n’avons pas d’autre moyen de nous y insérer : nous le rapportons au nôtre, autant vaut dire à la valeur moyenne de ses accélérations et de ses décélérations – exactement à la manière de Galilée rapportant le mouvement du boulet en chute libre du haut de la tour au mouvement de la terre (en l’occurrence : l’apparente immobilité du sol où tombe le sphéroïde de bronze). L’erreur de notre perception répète et prolonge celle de tout vivant : pour lui, la vérité du monde résulte de la nécessité vitale, donc mentale, de s’en faire le centre. Penser la « continuité absolue du mouvement » exige de nous que nous nous libérions de cette construction égologique de notre milieu. La philosophie n’a pas d’autre fin que cette éducation. Tolstoï, en l’occurrence, nous enseigne l’effort de conceptualisation des durées qu’avant lui  avait déjà découvert Giordano Bruno et que Bergson, puis Deleuze chercheront à approfondir. La « continuité absolue du mouvement » ne nous devient accessible (sensible et intelligible) qu’à la seule et unique condition d’une véritable conversion : cesser de percevoir nos univers sur le mode autoréférentiel propre à tout vivant selon sa première et selon sa seconde nature. Conversion difficile car elle ne se confond ni avec une extase ni avec une épilepsie : il ne s’agit pas de détacher le moi de l’espace-temps, il s’agit au contraire qu’il rétablisse le temps (les durées) dans leurs proportions plastiques propres, qu’il se rétablisse comme durée, au rebours des méthodes technoscientifiques et des horlogeries qui la réduisent à l’objet résiduel, au tic-tac des conquêtes et de l’hégémonie du monotone espace euclidien.

         Pour apprendre à se jouer, selon cette école anti-égologique, de notre propre résistance à la perception élargie de cette relativité des corps en mouvement, l’effort de l’imagination corrigera l’inertie de la perception. Effort que fournirent les premiers témoins et interprètes de l’accélération caractéristique des révolutions industrielles – effort où il nous faut persévérer en discernant ce qui nous advient au juste du seul fait de l’accélération due à la motorisation. Effort à la fois conceptuel et poétique. Pour le concept, qui identifie, qu’on relise le jeune Valéry, ou Daniel Halévy ; pour la poésie, qui métaphorise, Ungaretti ou Apollinaire.

         Le schéma cinétique décisif, comme toujours en cas de bond technique inscrivant rupture dans la tradition, vint de la combinaison de deux mobilités qu’on a un beau jour articulées l’une à l’autre – quand jusque-là on les pratiquait séparément, et chacune pour ses effets propres. Le trait décisif du schéma de l’accélération est venu du couplage de deux moteurs aux fonctionnalités différentes : de la fonction de vecteur d’un moteur servant de plate-forme, donc d’auxiliaire d’accélération, à un second, tel l’archer monté à cheval qui décoche ses traits « plus vite » qu’un archer au sol. L’accélération ainsi obtenue résume la période de conception des premières fusées ou des premières torpilles, exemple familier, mais le raisonnement s’applique aussi bien à la réalisation des transmissions dites sans fil (les ondes « radio »), dont la logique d’accélération relève au total du même principe général : diminution des forces dites d’inertie par couplage répété des vecteurs branchés les uns sur les autres telles des poupées en gigogne. Au degré zéro de cette échelle des vitesses, le mouvement se donne comme de l’immobilité pure (la fusée est encore au sol, fixée à sa rampe de lancement comme la flèche dans son carquois, l’éclair dans la nuée), tandis qu’à l’autre extrémité l’ultime vecteur, porté par toutes les plateformes d’amont, se donne comme le plus rapide tous, le seul bolide de bolide qui puisse espérer rivaliser de vitesse avec la lumière (avant de s’inverser en trou noir et de retomber dans l’inertie, ce solide des solides).

Le schéma cinétique de l’époque des accélérations enchaînées et combinées s’illustre donc au mieux dans la notion mathématique de progression géométrique ou exponentielle, une cinétique inconnue des époques préindustrielles. Le moteur thermo-industriel concrète un système ouvert d’auto-accélération que semble ne limiter aucune frontière d’espace-temps – trait spécifique qui marque la coupure réelle d’avec les systèmes d’auto-accélération propres au règne animal. L’humanité thermo-industrielle se constitue en gros animal apte à construire et à modifier sa propre motricité, donc apte à changer de milieu à volonté, comme si elle se faisait multi-amphibie. Nouveauté qui, à elle seule, balise de fait une mutation sans précédents connus dans l’histoire de l’évolution.

Pour saisir en imagination la continuité absolue du mouvement que notre activité sensorielle de matière charnelle fractionne en data, il nous faut donc en passer par le raisonnement intuitif par où nous nous retrouvons, comme Tolstoï et Giordano Bruno, en empathie avec la relativité générale des univers et des multivers. Le raisonnement grâce auquel nous corrigerons en esprit les erreurs égologiques élémentaires indispensables à notre vie nue et précaire de bipèdes mi-animaux mi-machines, nous le devons aux philosophes-poètes qui protègent l’homo faber et l’ingénieur qu’il abrite : c’est lui qui arme et équipe la vie nue du bipède humain, l’introduit dans le milieu non animal et tout artificiel des accélérations cumulées, le hisse sur l’échelle, non de Jacob, mais celle des accélérations exponentielles – à l’image de l’homme-obus des expérimentations spatiales, à l’image des déflagrations nucléaires, qui ne sont jamais que des accélérations plus ou moins contrôlées de champs électromagnétiques. Or c’est ainsi que l’homo faber rompt de manière définitive avec son milieu animal d’origine : il avait été un singe supérieur au pouce opposable et au langage articulé, mais ces qualités, si elles firent de lui un mutant dans le règne animal, lui advinrent par accident, sans son intention. Les accélérations exponentielles découvertes par le gros animal procèdent bien, comme toute sa motricité, de son activité propre, mais calculée désormais comme fonction et en fonction de ses artefacts de l’auto-accélération généralisée : elle bouleverse, comme une seconde mutation toutefois « moins accidentelle » que la première, le régime interactif du naturel et de l’artificiel sous lequel eurent lieu l’hominisation, puis l’humanisation.

Or le raisonnement anthropologique ici condensé, et grâce auquel se récapitule le sens profond de l’époque des accélérations en chaîne, contient en lui-même une autre conséquence élémentaire. Les accélérations successives obtenues en deux siècles par les ingénieurs du gros animal ont une limite : le gros animal lui-même, qui ne risque cette progression géométrique des vitesses que dans l’intention, peut-être démente, de mieux contrôler la mobilité des corps parmi lesquels il se destine à vivre pour devenir une fois pour toutes le plus rapide d’entre eux (il introduit, ce faisant, le même principe hyper-cinétique de la course de vitesse entre groupes humains et entre individus) – le gros animal se prédestine ainsi à bouleverser l’espace entier de ces mouvements, non seulement pour répandre l’accélération et l’universaliser (ce qui revient à réintroduire des forces d’inertie dans l’ensemble du réseau des accélérations, à l’image des embouteillages provoqués par l'accélération, à espace constant, des véhicules ou des messages), mais aussi pour tenter d’échapper à cet espace de décélération – masse de résistance et de saturation intolérable à l’esprit de la course avec la « vitesse de la lumière ».

C’est pour cette raison que la colonisation des immensités stratosphériques figure désormais au programme des investissements et recherches de la techno-science – et ce simultanément à leur équivalent biologique et génétique, où l’on vise, autre événement anthropologique plus que considérable, à détacher la procréation humaine de l’humain jusque-là son vecteur et à la séparer artificiellement de son corps de chair sexuée. Le rapprochement s’impose, non pas par maniérisme technophobe, mais du fait même qu’à des échelles de grandeur différentes, la visée macroscopique et la visée microscopique obéissent ici à la même intention – que rend manifeste la nature irréversible de l’ensemble de ces enchaînements menant, les uns vers le clonage, les autres vers la fusion ou la fission nucléaires. Tous relèvent de la même échelle d’intervention : noyau manipulable de la cellule vivante ou protons et neutrinos de la structure dite atomique, les termes et l’horizon dénotent la même valeur ontologique du nano absolu (espace nano de l’ADN / ARN, temps nano de la déflagration atomique ou astrophysique). Ce « nano » absolu dénote dans l’espace infiniment réduit le même moment, le même trajet, le même projet, le même mouvement que la « vitesse de la lumière » en termes de temps infiniment accéléré. Le « plus vite » et le « plus petit » ne font qu’un. L’accélération exponentielle et la minaturisation de toutes choses aussi.

J.-L. Evard, 7 décembre 2013

lundi 25 novembre 2013

Après le Léviathan


La philosophie du politique a toujours fait large place au règne animal. Mises bout à bout en partant de la haute Antiquité, ses fables, ses allégories, ses analogies composeraient un opulent bestiaire, auquel l’époque contemporaine, en dépit de ses langages moins volontiers figuratifs, contribue autant que les temps passés. La puissance mimétique du masque découverte par les sociétés archaïques s’est ainsi conservée après la découverte de l’écriture et d’autres outils de la communication abstraite. Un des exemples les plus fameux en est resté le frontispice choisi par l’éditeur anglais du Léviathan de Hobbes (1651) : sous la citation en latin d'un verset du chapitre 41 du livre de Job, il fait figurer un monarque imaginaire (il s’agit du monarque idéal tel que décrit par l’auteur). Représenté comme un géant à visage on ne peut plus humain, le souverain couronné brandit de la main droite un glaive de preux, de la main gauche une crosse épiscopale. Il surplombe un vaste paysage : au pied d’une chaîne de collines, une cité opulente, au centre d’une contrée qu’occupent sous sa protection bourgs, villages et paroisses. La particularité du monarque – ce qui le distingue de toutes les images ordinaires du souverain absolu – ne tient pas qu’à sa taille disproportionnée : son corps se compose d’un fourmillement d’homoncules rangés comme des instruments forment un orchestre. L’artifice rappelle, si l’on veut, celui des tableaux d’Arcimboldo – à ceci près qu’il s’agit, pour donner corps au corps du souverain, de rassembler non une diversité, mais une collectivité uniforme de petits hommes aussi indistincts que les fourmis d’une fourmilière (comparaison chère à Campanella) ou les abeilles d’un essaim (image chère à Mandeville). Le graveur illustrait ainsi le théorème juridique auquel Ernst Kantorowicz donnera sa formulation la plus élégante : Les deux corps du roi. Manière frappante de dénoter la fonction symbolique du pouvoir : bien qu’invisible (sinon par le biais métaphorique ou allégorique), son corps à lui, quel que soit le régime considéré, n’a pas moins de réalité ni moins de finalités que le corps individuel de chacun des membres de la cité. Comme si, aujourd’hui comme hier,  il fallait décidément en passer par le fabuleux pour faire entendre l’essence intime du pouvoir, ses arcanes, ses prestiges : connaître le simulacre par le simulacre, et par lui seul.

On respecte donc cette tradition de pensée en se proposant ici de rentrer dans le détail de ce corps du pouvoir – tout en le considérant non pas en perspective géographique mercatorienne déformée, comme le fait non sans humour l’éditeur du Léviathan, mais dans la perspective physique de la techno-science contemporaine. Si le corps politique analysé par Hobbes s’appuie sur la figure biblique du monstre marin  qui lui-même incarne la toute-puissance hargneuse de l’Éternel forçant Job à le professer, il s’anime ainsi d’une double animalité : si chacun de nous est un animal doué de langage donc de société, notre communauté doit alors s’envisager comme un « gros animal » (Platon), celui-là même qu’évoque sans ambages le roi géant de l’estampe anglaise. D’où l’idée simple qui s’impose dès qu’on accepte de jouer le jeu de l’allégorie : ce « gros animal » ne sera pas le même selon qu’il est ou non motorisé. Demandons-nous donc, dans l’intention même du raisonnement allégorique ordinaire du politique, ce que signifie pour lui l’époque de la motorisation du bipède doué de langage : à coup sûr, un décentrement, une modification, voire une mutation de sa condition d’origine. Le corps politique, de l’Antiquité grecque à la Glorious Revolution qui stabilise et pérennise en Angleterre le principe parlementaire et celui de la balance des pouvoirs, habite le même espace-temps : il monte à cheval et galope, il franchit les mers, il court – tous ces déplacements connaissant mêmes accélérations et décélérations durant tous ces siècles, et ne variant que dans leur extension à la surface de la Terre : le bassin méditerranéen des débuts, la pénétration de l’océan Pacifique aux Temps modernes, la prise de terre américaine.

Or un jour, ce « gros animal » se motorise, et l’espace-temps dans lequel il s’était répandu par intrusions répétées (mais irrégulières) s’en trouve bientôt rétréci : à l’expansion comme mode de construction et d’institution de l’espace-temps fait place l’accélération, dont l’événement s’enregistre dans le champ de conscience dès le XIXe siècle. Événement qui vaut, pour l’Occident entier (donc pour ses dépendances aussi), basculement d’une époque à une autre : d’abord en expansion à la surface de ses environnements habituels ou défrichés, le « gros animal » perçoit sa propre histoire (la continuité de ses générations) en deux dimensions (celles du plan euclidien) à laquelle s’ajoute sans la modifier, sur laquelle s’articule sans l’altérer la dimension unique du temps circulaire et linéaire (Jugement dernier ou Progrès) ou la dimension égocentrique de l’espace-temps galiléen (en physique classique, celui qui mesure la vitesse du monde se présuppose par là-même immobile, simulation et condition de possibilité même du calcul).

Telle est précisément la fiction productive, la simulation cognitive que met en cause l’époque de l’accélération, la nôtre, celle qui succède à l’époque première de l’expansion. La valeur-limite des vitesses atteintes au fur et à mesure de la motorisation porte un nom virtuellement trompeur : par inattention naïve, nous nous donnons la vitesse de la lumière comme un seuil infranchissable, alors même que le calcul par lequel nous mesurons nos mouvements par relation au sien implique que nous maîtrisons bel et bien quelque chose, pour le moment, en matière de cinétique interactive : la vitesse de la lumière n’est jamais que la valeur aujourd’hui la plus exactement calculable des mouvements de désintégration de la matière que nous provoquons en physique nucléaire depuis un siècle environ. Cette vitesse n’est donc en rien un « absolu » : elle vaut expression mathématique simplifiée de la relation que le gros animal motorisé entretient pour le moment avec d’autres corps, animaux, végétaux ou nucléaires – elle a pour nous valeur éminemment relative d’indice spatio-temporel de nos mouvements au sein de tous les mouvements dont nous avons à connaître en tant qu’espèce vivante désormais motorisée (en tant qu’espèce animale du coup « moins animale » que durant sa première histoire). La vitesse de la lumière, comme les autres, tombe sous la loi imparable de l’aphorisme hégélien : tracer une frontière, c’est la franchir.

Les conséquences de la motorisation du gros animal sur le politique n’ont pas encore été considérées dans leur véritable portée, à commencer par cette évidence : le roi-philosophe de la pensée grecque, le souverain absolu de la pensée des Temps modernes, l’ingénieur technocrate des visions positivistes – toutes ces variantes du pouvoir légitime se réfèrent à un gros animal immobile au centre de son univers autarcique ou impérial. La motorisation a peu à peu vidé cette idéologie mécanique de son contenu : le gros animal reste en vie parce qu’en se motorisant (transports et communications) il se mobilise, et qu’en se mobilisant il abandonne l’univers immobile qui fut sa niche d’origine et s’en rapporte à d’autres mobiles à son image : horloges atomiques, ondes hertziennes, puces électroniques, c’est vous désormais qui pesez – mais subrepticement – sur les grandes migrations transnationales, les spéculations énergétiques, les marées noires de l’économie hors sol ou des monnaies numériques.

Le temps vient donc de décliner avec précision les effets de cette mutation anthropogène sur les systèmes de légalité et de civilité. Toute notre tradition politique se fondait sur les puissances de l’immobilité, religion gréco-romaine par excellence : la famille qui reconduit le pouvoir des ancêtres, le droit qui inscrit dans le marbre l’inamovibilité du domaine foncier, la constitution qui invoque l’assemblée du peuple sur sa terre et habilite la nation donc ses radicaux, le natal et le natif – toutes ces catégories plus que fondamentales du politique comme sanctuaire et crypte des origines et de la fin commencent de subir sous nos yeux l’assaut des puissances de la mobilité illimitée, selon la même logique d’accélération que celle, jadis, de la subversion du monde féodal par la richesse mobilière. La « fin de la géographie », cette formule n’est pas qu’une boutade, et elle concerne au premier chef la géopolitique : elle calculait des rapports de puissance en expansion matérielle au-delà de leurs frontières juridiques, il lui faut maintenant penser le passage de la puissance à son accélération (et à son inertie consécutive). Il lui faut surtout comprendre que l’époque de l’accélération, à la différence de celle de l’expansion, ne se joue que secondairement sur terre. Le Léviathan de la Bible et de Hobbes habitait les mers. Le nôtre préfère l’univers en dilatation de Hubble, celui dont les corps ne sont ni solides ni fluides ni corps noirs, mais très brèves stases provisoires d’un brassage au fond inconcevable, d’une genèse sans cesse recommencée. Nous n’aurons de Lois qu’en bonne connaissance de cause de ce prodigieux chaos.

J.-L. Evard, 25 novembre 2013

mercredi 13 novembre 2013

Noire Pierre noire


Si la tension qui gagne le théâtre de la grande guerre proche- et moyen-orientale augmente tant depuis quelques semaines, elle le doit à la simultanéité désormais patente des scénarios qu’il abrite. Ils se rapprochent de leur point de syntonie, le plus périlleux pour la suite du drame en cours. Simultanément, l’ASL syrienne perd du terrain et des forces dans ses propres enclaves, autour d’Alep ; l’Iran, qui appuie massivement le régime d’Assad, réussit sa campagne internationale auprès de l’opinion occidentale, avec laquelle Israël, désormais, multiplie sans fard les risques de rupture sur la question des colonies cisjordaniennes.

Cette énumération de situations ponctuelles ne doit pas tromper : elle décrit en réalité un seul et même emboîtement de sous-systèmes conflictuels, au sens où un unique incendie peut compter, et compte souvent plusieurs départs de feu, autant de foyers cause et effet d’un embrasement fragmenté oscillant à tout instant soit vers plus de fragmentation soit vers plus de volume et de combustion. Le palier atteint la semaine dernière, à l’occasion du report des négociations de Genève sur le nucléaire iranien, nous tient en haleine pour une raison précise : chacun des départs de feu de la guerre proche- et moyen-orientale atteint en même temps que les autres son point de bascule.

En Syrie, la base d’Alep se trouve désormais sur la défensive, et la reprise de la ville – la vieille cité a brûlé sous les bombardements – n’aurait de signification que sinistre pour la résistance à Assad. Les frontières jusque-là poreuses (Turquie, Liban) se transformeraient en murailles hostiles, dispositif d’encerclement qui inverserait la cinétique, les lignes de fuite du conflit jusque-là orientées vers la régionalisation équivoque de la guerre civile. Une défaite de l’ASL à Alep ne pourrait être stratégiquement « compensée » que par un déplacement géographique signifiant nouvelle intensification de la guerre régionale – l’entrée en guerre ouverte des factions adverses dans la nasse libanaise, où l’on vit déjà depuis des mois sur le pied de guerre. Qu’on nous pardonne ce raisonnement glaçant – sur le théâtre des guerres internationales, il n’y en a pas d’autre possible.

C’est précisément sur une alternative de cette nature que la nouvelle direction iranienne mise ses principaux atouts diplomatiques et géopolitiques : la fortune de ses armes en Syrie (milices, équipements, capitaux) exerce le même prestige que son progressif armement nucléaire – logique de la « suasion » décrite par les stratégistes. Ses étonnantes capacités logistiques et tactiques, à distance du front syrien pourtant, valent plus que de longs discours sur la résolution du régime à décrocher le statut de grande moyenne puissance pour l’ensemble de la région – mouvement que la diplomatie russe aura conforté dès le début par son efficace soutien à Assad, autant vaut dire à l’axe alaouite-chiite dont Moscou se promet sans doute de se protéger comme d’une ceinture sur son propre flanc islamique, sud-ouest russe riche de plusieurs virtualités islamistes.

Par rien entravée, cette implémentation de l’Iran – via le Hezbollah – dans la guerre civile syrienne aura ainsi valu formidable aubaine pour son ingénierie nucléaire civile et militaire. L’Iran atteint maintenant ce que les experts en la matière appellent l’« état de seuil » : il n’y est plus question de la production des composants, des processus et du contrôle de la fission nucléaire (niveau désormais atteint par l’intelligence iranienne, à l’abri des pasdarans), mais du montage des vecteurs et de la maintenance du parc. Le coup de maître de la diplomatie russe bouclier d’Assad qui consentit grâce à elle à lâcher ses armes chimiques sans perdre la face – ce coup valait coup double : à moyen terme, il signifiait aussi l’appui russe à l’autonomie nucléaire militaire iranienne. Téhéran, en cas de troubles en territoire islamique de la Fédération russe, saura payer sa dette en y faisant éventuellement la police, comme aujourd’hui en Syrie.

Bien des signes indiquent qu’au bout d’une décennie d’éloquents atermoiements, et dans la logique du désengagement moyen-oriental inauguré par Obama à rebours de Bush 1 et 2,  Washington s’est résigné et calcule déjà les conséquences du dénouement prévisible, un nucléaire militaire iranien. L’obstacle le plus sérieux, sur cette voie, s’appelle « Likoud ». Netanyahou, s’il pensait plier sous les injonctions de Washington, pourrait-il faire face à son aile droite ? Non, car il l’a lui-même choyée avec fidélité, tant, au fond, la perspective du « Grand Israël » était celle déjà de son maître Begin et que, par ailleurs, la solitude géopolitique d’Israël s’est aggravée ces dernières années (à l’image de celle des Palestiniens des « territoires occupés ») Et Netanyahou veut-il faire face à son aile droite ? Il ne le sait sans doute pas lui-même – ou pas encore. De Liebermann et d’Obama, lequel redoute-t-il le plus ? (Terrible dilemme, car Israël, d’une part, impatiente beaucoup la Maison Blanche, avec laquelle Tel Aviv ne joue plus désormais que les plus grosses mises, la pression politique des « colons » sur l’ensemble de la classe politique israélienne augmentant, d’autre part, à vue d’œil.) La diplomatie israélienne n’avait vécu, depuis Oslo en 1993, que du maquillage du statu quo en processus de paix : plus le parti des colons progresse, plus ce camouflage devient inutile.

L’« état de seuil » atteint par l’Iran décrit d’abord une situation technologique ; mais l’on voit bien qu’il y va là aussi, et surtout, d’un état limite ; et que cet état limite fait sens aussi et en même temps pour les deux foyers de conflit voisins que représentent, chacun selon son mode, la Syrie et Israël. La seule certitude, à un tel pic d’intensité, ne concerne que l’acteur apparemment inerte – et fort de son apparente force d’inertie – qui parle par la rhétorique châtiée et policée du ministre russe Lavrov : sur le théâtre du Proche- et du Moyen-Orient, le continent russe a récupéré bien plus que la marge de manœuvre conquise lors de l’affaire de Suez et perdue quand s’effondrait l’Union soviétique.

Du temps de la guerre froide, le bon ton et l’intelligence historienne voulaient que l’on dissertât sur le soviétisme comme sur  un « islamisme » de l’âge industriel (Jules Monnerot avait beaucoup contribué à cet engouement pour la comparaison, venue des disciples de Renan). L’empire soviétique disparu, les Russes nous ramènent aujourd’hui, de la métaphore devenue inactuelle, vers l’islam lui-même. Sans doute y placent-ils leurs pièces, comme jadis dans les Dardanelles ou en Crimée. Pour ce faire, il ne leur en faut pas moins opérer en restaurateurs intempestifs du statu quo arabe. C’est pourquoi la Pierre noire de La Mecque occupe elle aussi le centre du monde. Ce centre décentré y prétendait, comme toute théocratie ; mais il se disloque en guerres théologico-politiques. Nous, rescapés et Sisyphe de la sécularisation, devons l’aider à mieux porter ce roc si lourd sur sa nuque. Là-bas, c’est aussi de nous qu’il s’agit.

J.-L. Evard, 13 novembre 2013