dimanche 21 septembre 2014

Retours sur la Grande Guerre (11) : empires et nations


Quand elle entend : « guerre mondiale », une oreille vigilante module d’elle-même. Elle pense aussitôt aux différents genres de guerre emboîtés en une seule par l’artifice du langage. Elle y entend, entre autres, la  « guerre des mondes » – pas celle de Wells, le récit paraît douze ans avant la Grande Guerre, mais celle de Lawrence son compatriote : les Sept Piliers de la sagesse, qu’il publie en 1926. Émule des humanités d’Oxford, l’auteur, comme ses maîtres les pères grecs de l’histoire, tient comme eux à justifier sa composition monumentale et à dire la raison de son ambition. Son vrai motif de chroniqueur apparaît dans les dernières lignes de ces huit cents pages (traduction Mauron) : « Avec la chute de Damas prit fin la guerre orientale et, sans doute, toute la guerre. » L’argument vient de loin, en effet : comprendre en quoi les guerres d’une région (le Péloponnèse de Thucydide, l’Italie de Polybe) concernent plusieurs générations humaines, et toutes les nations. Ici : pourquoi la guerre immobilisée sur le continent européen, depuis trois ans et plus, se dénoue-t-elle soudain au Proche-Orient, entre la prise de Jérusalem et, peu après, celle de Damas, à l’été 1918 ? Dans la démesure se laisse alors entrevoir une mesure. Si son évidence à la fin s’impose, alors l’auteur du monumental document n’aura pas démérité.

Du moins Lawrence expose-t-il là sa propre thèse stratégique, à ressort double: la défaite ottomane en Syrie et en Palestine prive les empires centraux, alliés à Constantinople, de leur flanc oriental, terrestre et maritime (elle facilite d’autant l’accès britannique aux ressources impériales d’Inde et d’Afrique) ; l’appui anglais à la Révolte arabe répète l’idée « orientale » de la percée tentée en 1915 (l’expédition des Dardanelles et son fiasco), mais – voici l’intuition originale de Lawrence – il change le mode de guerre, il insère la guérilla dans la Grande Guerre, il l’attelle au service des grandes fins de la Couronne et de l’Empire. Nouveauté fatale aux armées turques (pourtant vainqueur de la coalition franco-anglaise éreintée à Gallipoli trois ans plus tôt) : la guerre asymétrique, et pleine d’asymétries en tout genre, à commencer par l’avantage imparable des opérations anglo-arabes, la vitesse de la guerre de course livrée, non aux troupes mais aux communications turques, et d’abord au fameux chemin de fer du Hedjaz, la ligne de Damas et Amman. Lawrence consacre un chapitre entier (33) à exposer en détail le principe de cet avantage non compensable : « nos atouts, la vitesse et le temps », fait-il  valoir – la recette, si classique paraisse-t-elle, n’en ayant pas moins pour elle l’originalité de ses ingrédients et de leur composition (la « chevalerie arabe » de la razzia et de la guerre sainte, montée sur ses chameaux et ses chevaux, n’opérant qu’en liaison avec l’aviation et la téléphonie anglaises concentrées au Caire, et avec la Navy qui, croisant en mer Rouge, avitaille les uns, bombarde les autres). « Les chameaux pouvaient faire 150 milles sans s’abreuver : trois jours de marche vigoureuse. Cinquante milles forment une étape facile ; quatre-vingts est un bon chiffre : en cas d’urgence nous pouvions courir 110 milles (177 kilomètres) dans les vingt-quatre heures ; deux fois, Ghazala, notre meilleure chamelle, franchit, seule avec moi, 143 milles (230 kilomètres) dans le jour […] Nos combats à nous duraient quelques minutes et se disputaient à dix-huit milles à l’heure » (chap. 59). Ou même à la vitesse double, quand ces formations harnachées comme au Moyen Âge s’équipent de blindés à chenilles et de canons à moyenne portée. Au passage, sans longues gloses, Lawrence, au chapitre 85, nomme la clef de cohérence de ce mode de guerre : il nargue la stratégie « teutonique » de la bataille d'extermination (celle pratiquée sur le théâtre européen, mais des officiers allemands encadrent les Turcs et leurs troupes), compare le désert à l'Océan, où le marin n'aborde pas l'ennemi tant qu'il peut le manœuvrer. La guérilla dans le désert étendrait ainsi aux sables inhabités les vieilles règles de la maîtrise des mers... Secret de l'invention stratégique du visionnaire : transfigurer la terre en mer, revenir à la doctrine de Sir Walter Raleigh, le corsaire de la reine Élisabeth.

La chronique de Lawrence ne détaille pas seulement l’intégration de ces différents types de guerre en une seule combinaison de mouvements irréguliers et brefs, à vitesse éclair, livrée à un adversaire lent donc lourd, cloué dans ses réduits par le soulèvement péninsulaire et la guérilla, la guerre de raids. En la personne du très excentrique agent de Sa Majesté, T. E. Lawrence, l’empire britannique n’a pas su seulement repenser son style stratégique en plein conflit (armer et organiser la « Révolte arabe », jouer l’Arabe dominé contre l’Ottoman dominant), il a de plus manié la chimie d’un explosif politique qui, pourtant, se retourne souvent contre ses utilisateurs, la polarité toujours réversible de la guerre et de la révolution. Il entend au bon moment l’argument théologico-politique des dignitaires arabes, non moins aptes que lui à la transaction en double langage : comment, lui disent-ils, l’Ottoman pourrait-il seulement se réclamer des obligations doctrinales de la Guerre Sainte quand il est l’allié d’une puissance chrétienne, l’Allemagne (chapitre 5) ? D’où la singulière efficacité du romantisme politique qui anime Lawrence quand il décide de se dévouer à la « Révolte arabe » : en elle, il voit l’Arabie… profonde, entend et reconnaît la transformation d’une émotion religieuse substantielle en une passion idéologique d’un genre nouveau, celle qui dresse la Nation arabe – le désert ascétique de son propre imaginaire puritain – contre l’Empire épigone, prédateur et usurpateur de sa propre ancienne gloire… Le 11 novembre 1914, à Constantinople, le calife Khairy Effendi avait publié cinq fatwa de guerre aux empires russe, anglais et français, au nom de la neuvième sourate (« légers ou lourds, partez en campagne, et luttez de biens et de corps dans le sentier de Dieu ») : or les chérifs et les émirs arabes prendront la balle au bond, refuseront à l’Ottoman cette légitimité-là et, avec l’appui anglais, la revendiqueront pour eux, pour La Mecque et Médine, pour le sanctuaire même, le cœur historique de la prophétie. La restauration entrevue de leur Royauté donne ainsi à l’empire (britannique) l’occasion de les affranchir de l’empire (ottoman).

Le livre de Lawrence nourrit depuis longtemps une demande sentimentale de gestes et de légendes, mais son impeccable construction décrit un chassé-croisé passé, lui, inaperçu : l’histoire des nations sert aussi d’enjeu à l’histoire des empires, la Grande Guerre ayant servi, sous cet angle,  de révision aux accords du Congrès de Vienne, un siècle plus tôt. L’extension de la guerre intra-européenne au Proche-Orient, en 1915-1916, n’aura donc pas été seulement géographique : elle recompose, mélange et fragmente des époques européennes, remontant jusqu’au Moyen Âge. Lawrence, comme Disraeli rédigeant Tancrède, ne rêve de Saladin que pour mieux costumer sa propre guerre, en confectionner la mythologie efficace. L’habit – la robe du Bédouin remplaçant le short kaki – applique ici les mêmes principes mobilisateurs et enthousiastes que la peinture néo-romaine de David pendant la Révolution. Sous ces accessoires opère une philosophie de l’histoire universelle, dont les acteurs se costument parce qu'ils croient ou désirent rejouer une même pièce, tantôt tragique, tantôt comique. Le travestissement transmet une tradition.

L’alliage et l’alliance politiques et militaires, du reste, en rappelle d’autres (l’armée de Wellington appuyant la guérilla espagnole de 1808-1810, ou, à moindre échelle, les « guerres de libération » de 1813, en Allemagne, appuyées par la coalition), mais, cette fois-ci, les éléments actifs de la formule transparaissent de manière plus cristalline et plus pure : le jeu de la rivalité déclarée des empires, la toile de fond théologico-politique et sa variante moderniste (l’effet Byron), la résurrection de nations disparues ou anciennes en nations nouvelles. Ce rôle impérial de catalyseur habile des nations et des nationalités malheureuses opère tant et si bien que Londres s’en servira une seconde fois, et pour le coup contre les Arabes qu’il arme contre les Turcs : en 1916, la déclaration Balfour fait connaître l’appui donné par le Cabinet au projet sioniste d’un Foyer en Palestine pour le peuple juif. Lawrence n’y fera allusion qu’une seule fois. Sous sa plume, les Arabes sont des Sémites, et, au chapitre 101, les Juifs s’appellent tous Rothschild… Tant pis pour ces raccourcis piètre engeance de fureur puisque, par ailleurs, perçant leurs brumes, nous levons aussi un des autres secrets des Sept Piliers de la sagesse (dont le titre vaut citation des Proverbes de Salomon, IX, 1) : sur la Grande Guerre en cours, la Révolte arabe contre l’empire ottoman allié à l’empire allemand entraîne des conséquences aussi décisives que la révolution russe. Ce qui ne se dénoue ni ne se peut dénouer sur le théâtre d’opérations convenu, au centre, se jouera alors aux marches, voire à leur marge – tout l’art consistant à savoir les repérer, car marges, limites des opérations, et marches, limites des paysages des empires, ne se confondant pas, font que toute guerre en cache une autre, et même plusieurs, enchevêtrées.

Lawrence a beau connaître ses classiques, y compris l’Anabase et Xénophon, ces retournements géopolitiques l’épuisent et le convainquent du double jeu où, face à l’establishment victorien, il aura fait figure de fils ingrat, de dandy en puissance de rébellion utile contre ses maîtres les patriciens, il popolo grosso de la gentry et de ses snobs. Utilité qui le révolte. Dans son Portrait de l’aventurier (1950), Roger Stéphane l’avait donc à très juste titre comparé à son cadet, Ernest Jünger, stratégiste non moins doué que lui mais à qui la guerre civile allemande fournit de quoi mieux nourrir ses fureurs de guerrier esseulé dans un monde de soldats. Le style romantique tardif épuré, chez les deux hommes, les mène certes, au même moment, dans la même « guerre mondiale », au nihilisme (dont ils revendiquent l’un et l’autre le patronage distinctif). Mais le « nihilisme » de Lawrence restera une passion et une esthétique frustrées : il ne le protège pas du dégoût que lui inspire sa propre carrière de stratège couronné – vainqueur mais félon, et vainqueur, peut-être, parce que félon – se murmure-t-il aux heures de doute, toujours plus fréquentes et plus pressantes à mesure que la victoire se fait certaine. Dans le désert, l’écrivain penché sur ses carnets se console et écoute en soi-même le conflit des allégeances que doit réprimer le stratège. Puissant ébranlement, qui résonne maintenant comme au premier jour. Que l’alliance de l’empire avec le Coran ramène un Occidental aux sources religieuses – bibliques, sapientiales – de ses émotions de nihiliste sous l’uniforme n’est pas, dans la Grande Guerre, la moindre de ses révélations inattendues et durables.

J.-L. Evard

jeudi 18 septembre 2014

L'ironie des choses


L’ironie des choses a beau nous tenir compagnie, et compagnie fidèle, depuis des lustres, jamais nous n’apprécierons assez les prodigalités sans fin de cette puissante amie, et son inaltérable bonne humeur. La semaine dernière, en France, à l’Assemblée nationale, députés de la majorité et députés de l’opposition se seraient mis d’accord, dit-on, sur la nécessité d’adopter des mesures d’exception à l’adresse des citoyens français « candidats au djihad », toujours plus nombreux aux portiques des aéroports, cette vidéo-frontière intérieure de nos foules en transit à temps plein. Or quelles « mesures » ? Pour « les empêcher de partir », déclare la majorité. « Leur interdire le retour », réclame son adversaire. Comment imaginer désaccord plus simple, plus carré, plus idéalement binaire ? Les garder sur place par interdiction administrative de sortie du territoire revient à attiser leur motivation sans la désarmer. Les priver d’avance des conditions juridiques du retour mobiliserait un petit arsenal de décrets d’exception, fabriqués « à la carte » et inspirés par l’esprit, de funeste mémoire, de lois invoquant et alléguant suspicion. Dans un cas, en enfermant, on favorise l’extension qu’on redoute, celle d’un « djihad » de l’intérieur ; dans l’autre, en éloignant, on s’en prend au sanctuaire de l’État de droit.

Pourtant, vu de plus près, au-delà de la nouveauté évidente de la situation en cause, la « guerre au terrorisme », ce qui, dans cette logique de ciseaux, désarme le législateur n’a rien, sur le fond, de bien particulier, et relève même de la routine de l’ordre des choses, tel qu’il s’applique de nos jours en tout domaine. Soit, pour commencer, quelques exemples, pris au hasard, de façon à en augmenter la valeur illustrative. Peu après qu’il a pris ses fonctions de président des États-Unis, Barack Obama reçoit le prix Nobel de la paix – au moment où il vient d’envoyer en Afghanistan un contingent supplémentaire de près de 10000 GI’s. Qu’ont donc voulu nous dire les jurés suédois, en supposant qu’ils aient vraiment voulu quelque chose ?

Ou bien, s’agissant des formes successives de la dépression économique en Europe (à niveau constant ou accru de la population hors emploi déclaré), elle passe, depuis des dizaines d’années, par des phases alternatives d’« inflation » (déclarée) et de « déflation » (maligne) – du moins si l’on s’en tient au lexique préféré de ses experts attitrés. Mais nul ne semble s’inquiéter de la dévaluation accélérée de leur langage, la plus populaire des monnaies en circulation sur le marché des signes du non-sens : une nouvelle définition de leurs concepts surgit au moins tous les trente ans, érosion permanente du langage économique parallèle à celle des langages médicaux ou urbanistiques, et qui date de l’introduction des techniques du crédit de masse dans les appareils comptables des États et des instituts bancaires internationaux (car le principe dit « keynésien » du crédit de masse se fonde sur le retraitement permanent des fonctions et des outils économiques, lui-même retraité par l’introduction des monnaies invisibles et immatérielles de l’âge numérique). Comme en médecine hospitalière de masse, confrontée aux pathologies iatrogènes et autres endémies ordinaires de l’hygiène grégaire, le monde de l’économie lui aussi lutte avec l’énergie du désespoir contre les effets pervers de l’absence de conceptualisation ; qui, par ailleurs, est aussi devenue, non sans sa complaisante assistance, sa raison d’être. Remercions donc avec ferveur un héros comme Jérôme Kerviel, le méchant trader lessivé et blanchi, le futur abbé Pierre des futures indignations. Le voici à égalité d’endurance et de prestige avec son frère en repentance, le petit juge de l’affaire d’Outreau – que je n’évoque que pour rappeler que les esprits les plus résolus à la réforme en profondeur appelée par ce récent crime judiciaire ont fini par baisser les bras, même si ces bras, comme dans le cas d’André Vallini, sont ceux du pouvoir en titre et en fait.

Ou bien encore faut-il remercier ces ministres ? ces anciens bons élèves et potaches qui ne peuvent s’empêcher de pointer du doigt les « illettrés » de l’entreprise comme autant de possibles complices passifs de la délocalisation et de la désindustrialisation – quand on sait que, depuis des années, eux-mêmes, ces ministres, dédaignent, et au grand jour, l’accord du participe, la concordance des temps et la déclinaison du pronom relatif, la grammaire d’Albert Camus en somme. (Encore une causalité… iatrogène : toujours plus de bacheliers, toujours plus de diplômés, et toujours plus d’analphabètes qui s’ignorent, d’orateurs pratiquant la rhétorique comme des sportifs de haut niveau le doping à temps plein). Ou bien encore faut-il craindre ou célébrer l’actuelle mise à mort de la démocratie politique par la démocratie statistique, au cas où l’on aurait oublié qu’il fut un temps où nous ne les confondions pas, et aurions même été bien en peine de le faire ?

Trêve de personnalités, de cas particuliers et de mercuriales rentrées ou feutrées. Nous arrête, ici, non pas la considération d’un style, qu’il plaise ou ne plaise point, non pas notre rapport à la vérité des choses, par le mépris, l’indifférence, la raillerie ou la mélancolie, mais les choses elles-mêmes : devant nos compétences et nos incompétences, que font-elles, elles qui n’ont, pour réagir à ce que nous leur faisons, que le langage silencieux d’un monde sans autre moyen d’expression que le pouvoir ironique, discret – et invincible – de nous retourner – sans faute – les effets de nos actes ?

Il faut croire que Philippe Muray, expert chevronné de ces retours à l’envoyeur, aura choisi – par suite de quel scrupule inavoué, de quelle perplexité secrète ? – le diagnostic soft, reculé devant le diagnostic hard. Si notre monde, comme à l’évidence il l’a cru, s’était, en dépit de toutes ses obstinations les plus acharnées, juré de travailler à son salut, en se soignant au sarcasme, à la caricature de soi-même, à la satire acide de ses propres turpitudes – le ferait croire l’énergie inépuisable de nos virtuoses de l’humour noir –, alors il s’y serait employé depuis longtemps, à l’école salubre et roborative de Swift, tradition antique de la farce au service pédagogique des Lumières, ou à l’exemple, moins limpide, de Karl Kraus et autres Savonarole de l’âge des foules. Mais là n’est pas mon motif, car l’ironie des choses, décidément immense, ne se manifeste que pour nous enseigner qu’un tel « salut », elles nous le refusent, les choses, elles nous le confisquent. (Se révoltent-elles ? peut-être, mais nous ne le saurons jamais, de même que nous ne connaissons pas, ne devons pas connaître, le pourrions-nous seulement, la vérité probable de nos actes manqués.)

Qu’est-ce, au fond, que leur ironie ? C’est ce qui reste du procès et du bûcher de Savonarole, je veux dire : ce qui reste – reprenons l’idée anathème et existentialiste de Vattimo – « après la chrétienté », une fois que le long processus de la déchristianisation touche à son terme. L’ironie des choses devient sensible, vive, incessante, imprenable, toute-puissante – en un mot : diabolique – quand, enfin, après des siècles d’entêtement, nous comprenons ce que signifie le grand message : Il n’y a pas de Jugement (dernier). L’ironie des choses, c’est ce qui nous reste quand nous avons perdu la tragi-comédie, c’est-à-dire nos masques, nos personnes, nos mythes. Sonne, dans le théâtre désormais inutile, l’heure des choses mêmes, après le spectacle : l’image du monde comme si nous n’en étions plus les spectateurs, mais les déserteurs (mais les déserteurs impossibles, les déserteurs en intention). Il n’y a pas de Jugement dernier ? C’est qu’il siège en permanence : ce que nous faisons n’attend pas la fin des temps pour affronter les plateaux de la balance, mais se jauge et juge au moment même où nous le faisons (ou pensons le faire, ou le laisser se faire). Pas de sursis, pas d’attente eschatologique, pas de mise en instance : entre mon acte et son image, entre la cause et l’effet, pas d’intervalle, pas de latence – mais l’entente immédiate, la symbiose, l’indifférence définitive, la confusion intégrale, irréversible, la Flottaison, l’Indécision, le règne de l’Aléatoire ; la déformation maximale de la Forme, la dévaluation sans fin de la Valeur, la disqualification irréparable de l’Art, simultanée à celle de la Nature, chacun en surenchère de l’autre (car la surenchère, elle aussi, est ce qui reste des duels et des défis que ne conclut aucun Jugement). « Après la chrétienté » ? Si vous voulez – mais à condition d’ajouter : avec retour aux stoïciens et aux confucéens, dans leur univers, là où il n’y a pas de Jugement parce que vivre c’est faire, et prier, c’est faire attention.

Qu’est-ce, encore, que cette ironie des choses ? Ou, pour éviter le placebo des définitions par défaut, le piteux joker philosophique des « Fins » (de l’histoire, de l’art, du politique) et le mauvais pathos de la « déchristianisation » accomplie : l’ironie des choses, c’est leur revanche sur l’Utilité Totale et ses cultes divers, leur sens aigu et rédempteur de l’aléatoire face à leur traitement en série et en flux tendu : l’aléatoire de la lenteur dans l’accélération du transport, l’aléatoire de la vulgarité dans l’industrialisation de la culture, l’aléatoire des phrases sans syntaxe dans la bouche bavarde des décideurs brevetés, l’aléatoire des planifications économiques dans la main invisible des langages électroniques, l’aléatoire du sexe à l’heure de la libération légale et légitime des genres, l’aléatoire des guerres sales et des prises d’otages à l’ère de la dissuasion nucléaire. Ni flux ni stock : l’aléatoire, face cachée de l’existence en série, son démon socratique et muet. Notre patrie. Amen.

J.-L. Evard


mardi 16 septembre 2014

L'extrême contraction des durées


En mettant l’insuccès de son dialogue de 1922 avec Einstein sur le compte de sa propre inculture mathématique, Bergson aura laissé un de ces exemples de modestie comme seuls en donnent les vrais maîtres (lui qui, tout de même, exposait sans peine la logique des transformations de Lorentz). De cet épisode, il retira sans  doute aussi la sensation tenace et amère d’une véritable occasion manquée – l’occasion de faire se rencontrer l’expérience intérieure de la durée, au cœur de ses méditations, et la mathématisation relativiste de l’espace-temps mesuré et mesurable. Comment ne pas adhérer à cette déception  puisque cette différence de nature des deux temporalités nous tracasse depuis des siècles ! À rentrer, avec le recul, dans le détail du dialogue amorcé entre les deux penseurs (Bergson publia ses réflexions, intitulées Durée et Simultanéité. À propos de la théorie d’Einstein), on ne peut s’empêcher de remarquer combien, entretemps, en trois générations, nous avons d’ailleurs « intériorisé » la perception relativiste et ses prémisses, et au point d’en perdre de vue le contexte général – celui qui, une fois la relativité restreinte établie en certitude physique dûment mathématisable, occupera Einstein jusqu’à son dernier souffle. Par exemple, à raisonner, en bonne orthodoxie relativiste, par référence toujours tacite à la vitesse de la lumière et à sa valeur limite, nous en oublierions, de par cette fausse familiarité avec ces étalonnages de date encore récente, que ces zones extrêmes, ces maxima de l’accélération, ne font sens que par opposition à des minima ; et que toutefois ces maxima et ces minima ne délimitent eux-mêmes aucune extrémité, aucun bord terminal de l’espace-temps (aucun « big-bang »), mais servent de coupes approximatives dans de plus vastes ensembles de relations que notre champ de conscience, tel que la techno-science l’équipe aujourd’hui, ne peut ni imaginer ni mesurer. Il y a fort à parier, par exemple, que notre notion actuelle du « trou noir » se périmera du jour où nous saurons penser l’onde lumineuse autrement que par la seule extrapolation de sa courbure en champ gravitationnel.

Bergson abordait la physique relativiste en psychologue, en spécialiste de la tradition introspective transformée en procédure méthodique depuis le XVIIe siècle. À bon droit, il pouvait aussi se prévaloir d’avoir bien exploité l’héritage de Maine de Biran, le fin limier des « sensations obscures ». Rien n’interdit, tout invite même à adopter la même démarche comparatiste, et, comme Bergson, à questionner l’œuvre d’Einstein à partir d’autres expérimentations méthodiques de la Nature, celle qui nous entoure et celle qui nous anime n’en faisant qu’une, aussi plurielle et composite qu’il y a de perspectives sur elle, à des échelles de grandeur différentes. Tâche qui exigera… des « millions d’années, mais les changements de la nature ne sont pas perceptibles à l’échelle de l’homme, ils sont d’un autre ordre. Nous vivons trop peu de temps pour nous apercevoir même qu’ils existent. Des générations d’hommes naissent, vivent et meurent, mais la nature leur paraît toujours identique à elle-même. Pour l’homme, elle n’a pas de mouvement : seules l’astronomie et la géologie nous donnent notre dimension et nous remettent à notre place dans l’espace et le temps. Toute la nature est dans un perpétuel devenir et pourtant ici [i.e. longtemps seul sous terre], elle est immobile, comme figée pour l’éternité », note Michel Siffre en 1963, dans l’extraordinaire récit qu’il laissa de ses deux mois d’enterré vivant dans le gouffre alpin de Scarasson (Hors temps).

En spéléologue contemporain des premières expéditions cosmonautiques (le vol de Gagarine à 250 km d’altitude moyenne date d’avril 1961), M. Siffre aura découvert – sur son propre corps et sous terre, comme dans un sépulcre naturel – le régime infrahumain de la vie coupée du temps d’horloge qui nous règle. Seul à quelque cent mètres sous terre, volontairement démuni de tout instrument de mesure de l’espace-temps, Siffre perd peu à peu tout pouvoir d’estimer ses propres rythmes : les durées, les alternances, les dates a fortiori. Il a beau tenir un journal à la lueur de sa lampe à acétylène, il se rend bien compte qu’emmuré ainsi, non seulement le sens interne de la temporalité lui échappe assez tôt, mais encore que sa relation à l’espace aussi en pâtit (apparaissent de dangereuses phobies de l’effondrement des parois glacées du gouffre sur sa tente, qui le persécuteront longtemps encore après la remontée au soleil dans le monde des vivants). Pourtant, le vécu temporel n’en reste pas moins équivoque : le temps lui paraît-il plus lent ou plus rapide, il ne pourra jamais trancher. Tantôt « j’avais l’impression d’être immobile et pourtant je me sentais entraîné par le flux ininterrompu du temps. Le temps était la seule chose mouvante dans laquelle je me déplaçais, je lui courais après, j’essayais de le cerner et chaque soir je savais que j’avais échoué. Comme un courant sans fin le temps était le seul être dont je percevais le mouvement. Tous les autres éléments étaient neutres, sans vie » ; tantôt « mon rythme vital était brisé, je vivais selon mes humeurs et je n’ai jamais manqué de temps pour accomplir  une tâche. Comment aurait-il pu en être autrement puisque le temps n’existait qu’en moi, puisque je le créais et que j’étais moi-même ma propre horloge ? Je vivais dans un espace exempt de temps, immobile et glacé. Immobile et glacé. Longtemps après ma sortie je devais ressentir cette absence de mouvement spatial et mes premiers déplacements en voiture me donnaient l’impression de m’écraser contre les murs ». D’où, sous sa  plume, pour rendre cette double sensation contrariée de flux et de pétrification, cette formule d’un « mouvement immobile », irréductible dans sa tension extrême : « Je me sens en dehors du Cosmos, je suis en réalité prisonnier d’un espace réduit et hostile et du temps qui s’écoule avec moi à un rythme plus ou moins rapide. En dehors de moi, de ce mouvement immobile que je crée sans cesse, il n’y a qu’une inertie tragique de la matière. » Quand l’équipe le remonte, il calculera le décalage (un retard) entre son estimation propre et les 58 jours réels qu’aura duré « l’expérience psycho-physiologique » : 25 jours d’écart entre la durée chronométrée et, beaucoup plus brève, la durée estimée – chiffre qui met en évidence la très forte contraction inconsciente des durées à quoi nous nous exposons quand nous cessons de repérer l’espace-temps ailleurs qu’en nous-mêmes et ne subsistons plus que coordonnés à nos fonctions biologiques, ne dépendant plus, comme les animaux et les végétaux, que de notre biorythme. (Nous perdons alors de notre corps humain, nous connaissons le début d’opacité du pur organisme.)

Le plus remarquable de cette expérience « hors temps » tient sans doute à son équivoque puissante : tout en subissant une « contraction » des durées, Siffre n’en a pas moins aussi le sentiment vertigineux d’approcher ce qu’il appelle « éternité » – comme si sa claustration volontaire provoquait, difficile à décrire, la double expérience contradictoire d’une accélération et d’une décélération, d’une condensation des durées du fait même de leur dilution dans l’incommensurable (suspension complète de toute extériorisation, de toute mesure du temps, ajoutée à la claustration qui ajoute à l’inertie). 

À quoi tenait l’originalité de l’expérience menée par Michel Siffre ? À son inspiration « comparatiste » : pendant toute la durée de son retrait sous terre loin de toute horloge, ses coéquipiers en surface procèdent au relevé exact de tous ses appels téléphoniques, chacun faisant l’objet d’un double repérage : l’heure en temps humain (la leur), et celle qu’imagine Siffre dans sa solitude, telle qu’il la leur communique selon ses propres estimations. Technique de chronométrie double qui mettra en évidence de manière irréfutable le décalage effectif des durées entre ces deux univers, celui où on vit en les mesurant et celui où on ne les mesurerait pas et où, à la longue, la vie, désorientée, délirerait ou s’éteindrait (il n’échappe pas à M. Siffre qu’il a frôlé des seuils pathologiques de dissociation du champ de conscience). Ce qui revient à enrichir notre construction relativiste de l’espace-temps ; grâce à M. Siffre, nous savons précisément pourquoi nous ne pouvons pas nous passer de le mesurer (de toute nécessité, il faut au corps composé qu’est tout groupe humain et à chacune de ses unités individuelles un système référentiel objectivé et collectif de ses relations d’espace-temps à tous les autres corps de son milieu de vie). À la physique relativiste qui expose comment opère ce référentiel commun à des espaces-temps divers qui communiquent entre eux par langages interposés, le spéléologue a apporté un précieux complément : un corps vivant ne vit que de s’orienter par rapport à un autre que soi, il lui faut calculer ses mouvements et ceux des autres corps, condition élémentaire de la pluralité des mondes qu’ils peuvent alors composer. On ne peut s’empêcher de se souvenir de la proposition profonde et galiléenne de Descartes : « Par corps j’entends tout ce qui est transporté ensemble. » Oui, c’est toujours par composition de mouvement qu’adviennent les corps, tous les corps, et leurs champs, tous les champs.

J.-L. Evard

vendredi 12 septembre 2014

Du style en géopolitique, et de ses vertus


Les alliances qui rapprochent des acteurs géopolitiques obéissent d’abord à ce que dictent des circonstances, d’où les surprises qu’elles réservent si souvent, et les retournements qui s’ensuivent ; d’où, aussi, l’extrême difficulté de choisir entre les bonnes et les mauvaises coalitions, selon que le Décideur raisonne en durée courte, par souci de l’opportunité, ou en durée longue, en perspective stratégique. L’appui donné par Louis XVI aux insurgés américains veut réparer les défaites canadiennes essuyées sous Louis XV, mais cette tactique coloniale augmentera, de par son efficacité même, le crédit et le prestige des adversaires de l’Ancien Régime en France. Les alliances passées par Napoléon avec les puissances continentales (Tilsit en 1807, le mariage autrichien en 1808) visent à contrer le contrôle britannique des océans, définitif depuis Trafalgar (1805), elles n’en soulignent que mieux  la tare constitutive du régime : son despotisme n’efface pas ses origines révolutionnaires, il reste, quoi qu’il fasse, le produit hybride de la réconciliation impossible entre l’Ancien et le Nouveau. À sa manière, le gaullisme de juin 1940, de son côté, se construit tout entier d’un retour intransigeant au noyau doctrinal des deux rythmes : il oppose la durée brève de la bataille perdue à la durée longue de la guerre qui vient de (re)commencer. On ne saurait pourtant se contenter de mentionner la différence – familière et substantielle – des deux perspectives, la brève et la longue : encore faut-il en élucider le sens, ce qui revient à se demander à quoi au juste s’applique, au-delà des brefs rendements d’opportunité, la longue durée stratégique des politiques d’alliance conçues par tout empire.

Appelons style l’ensemble des principes géopolitiques qui orientent les choix de longue durée d’un empire en quête d’alliances. Style anglais : l’hégémonie insulaire sur et par la mer, et rien que par elle. Style français : depuis Henri IV et Richelieu, prévenir toute synergie terre-mer signée Habsburg (Vienne et Madrid sous le même sceptre). Style russe : échancrer la masse continentale par ouverture systématique de portes et de rades sur les mers Baltique et Noire. Style américain : contrôler les seuils et les passages Atlantique / Pacifique, ou les points de condensation du conflit (pôle Nord, Berlin-Ouest et Berlin-Est). Telles s’appliquaient, dans ces quatre cas de figure, les raisons de la décision géopolitique : l’élément temporel de la longue durée se corrélait à l’élément spatial de la profondeur stratégique (à la fois maritime et continentale), le critère de la durée exprimait en dimension temporelle ce que représentait l’étendue en dimension spatiale – ces proportions d’espace-temps valant comme autant de coefficients premiers de la décision géopolitique et de la contrainte physique qui la singularise : entre le centre continental et la périphérie outre-mer, les incompressibles de la distance, les « temps morts » de la transmission et du transport. D’où la concurrence des accélérations qui, toujours, accompagne et oriente l’histoire des empires, leur recherche inlassable des raccourcis efficaces de la décision afin d’aboutir à une synchronie idéale de leurs circuits logistiques respectifs, à un espace-temps zéro de la décision à prendre, à communiquer et à appliquer en un seul et même mouvement aussi proche que possible de la simultanéité pure. Tout empire, par nature, tend à cet espace-temps zéro puisqu’il vise, par nature, à régner sur  sa périphérie comme il règne sur son propre centre névralgique : comme s’il était un corps un, apte à se mouvoir à la même vitesse en n’importe quel lieu vital ou secondaire de sa propre masse durable. Ainsi, un style géopolitique s’individualise en fonction d’un mode de traitement méthodique et original de l’espace-temps : comment compenser la décélération consécutive à une expansion, comment maintenir l’avantage d’une accélération, comment régler les écarts de vitesse entre les flux du transport et ceux de la transmission, etc. Les styles géopolitiques se distinguent donc entre eux selon le soin apporté à ces équations de l’espace-temps, selon l’efficacité des techniques de réduction de l’espace-temps à la pure simultanéité des interactions entre centre et périphérie et, autant que possible, à celle de leurs effets en chaîne.

Mais cette valeur hégémonique idéale de la simultanéité n’ignore-t-elle pas justement la différence des deux perspectives supposée en bonne doctrine ? La pure simultanéité, en effet, abolit la différence élémentaire des grandeurs d’échelle, l’écart entre durée brève des opportunités et durée longue des styles de l’hégémonie, comme si toute stratégie, à mesure qu’elle maîtrise mieux ses niveaux de complexité, se rapprochait malgré elle de la simple subtilité tactique ; comme si, d’un style géopolitique à l’autre, les enjeux stratégiques tendaient alors à s’indifférencier et à se dévaluer mécaniquement en une somme d’avantages et d’inconvénients tactiques (provisoires, interchangeables, indifférents à toute vue en profondeur spatio-temporelle). Il n’y va pas là d’une vue de l’esprit, mais d’un épisode récurrent dans l’histoire des perceptions stratégiques les plus réfléchies. Un des exemples les plus probants en est donné par le dénouement de la course anglo-allemande à l’hégémonie sur les mers, entre 1895 et 1944 : elle aboutit à une dissuasion réciproque des deux flottes de surface, l’une et l’autre manœuvrant de manière à ne jamais risquer l’affrontement décisif et à échanger contre sa possibilité permanente la tactique prolongée de la mise en respect à distance. Cas d’école à méditer longuement : un même théâtre d’opérations peut changer, et change souvent de valeur stratégique, à raison de nouvelles donnes inopinées surgissant en d’autres théâtres du même conflit. Et cette immobilisation terminale et paradoxale des deux flottes figure elle-même le possible destin entropique de tout empire au faîte supposé de sa puissance, par définition relative à celle de ses concurrents : rien ne le contraint plus de modifier l’équation d’espace-temps qui a fait son succès. Parvenu à ses fins stratégiques, il peut se contenter d’administrer. La tactique, pense-t-il, lui suffira.

Bien des signes indiquent que le même processus de dégradation du stratégique en tactique menace aujourd’hui la politique euraméricaine des alliances de guerre au terrorisme. Il suffit, pour bien s’en aviser, d’énumérer la quantité d’alliages contre nature prévus dans l’alliance au programme des prochaines tournées de John Kerry. Au cœur  même du dispositif officiel, on installe des alliés ambigus (l’Arabie saoudite et wahhabite) ou agents doubles (Damas alaouite), sans parler des ouvertures faites, au nom de l’anti-terrorisme, à la Russie que par ailleurs on dit vouloir décourager de ses projets d’emprise sur l’Ukraine (qu’avec beaucoup d’ironique franchise elle a déjà rebaptisée « Nouvelle Russie »). La recette improvisée par la Maison Blanche revient donc à répéter, à plus grande échelle, la tactique « pakistanaise » des années Ben Laden : pour des opérations ponctuelles, s’appuyer sur des appareils d’État dont on sait pertinemment qu’ils pratiquent sans fard le double jeu et servent aussi de paravent aux réseaux de l’adversaire. Par charité, abstenons-nous donc d'imaginer comment, face à l'EIIL, Israël et l'Iran, censés alliés pour la circonstance, entendront conjuguer leurs efforts de carpe et de lapin sous légide d'Obama.

Fait question, dans la nouvelle conjoncture surgie avec l’apparition de l’EIIL, non pas la pratique impériale traditionnelle des alliances manœuvrées ou supposées telles, mais l’absence criante de style stratégique, que pallie – mais à quel prix ! – le patchwork bricolé dans l’urgence. D’où le curieux pli provincial de logique policière que, faute de style, prend la politique euraméricaine face à la métamorphose des terrorismes déployés le long d’une ligne continue qui, d’ouest en est, va désormais du Nigéria africain à l’Afghanistan asiate. Ce qui, il y a vingt ans, pouvait paraître ponctuel et local, a pris entretemps les formes d’un processus transcontinental et durable. N’en manque que l'intelligence stratégique.

J.-L. Evard

jeudi 4 septembre 2014

Écrans et cagoules


En affectant des lignes budgétaires et des textes de loi à la répression sur mesure de la propagande islamiste ultra, les gouvernements, britannique et français au premier chef, réagissent à un tournant récent de la guerre en cours au Proche- et au Moyen-Orient : ils prennent acte du prestige montant des « brigades » djihadistes auprès de tout jeunes Européens, amateurs de logiques aussi simples que définitives (« Je n’adorerai pas ce que vous adorerez. Vous n’êtes pas adorant ce que j’adore. Je ne suis pas adorant ce que vous avez adoré et vous n’êtes pas adorant ce que j’ai adoré. À vous, votre religion. À moi, ma religion », dit la sourate 109, qui n’invite pas précisément au dialogue des religions – que par ailleurs il arrive aussi au Coran de professer). Indirectement, ce souci de « prévention » informe aussi l’opinion publique de l’importance, jusque-là insoupçonnée, de cette adhésion virtuelle aux discours de la « guerre sainte » : comme si son emprise sur cette classe d’âge – adolescents et jeunes adultes – en modifiait la nature, en signalait l’enracinement, le sérieux, la transformation en une « cause » appelant à « engagement ». C’est qu’il y a, en effet, des précédents.

Voilà du moins les formes, banales, que l’on projette sur la chose, comme si se répétait simplement un scénario bien rodé, familier aux habitués de la militance, eux qui ne font pas plus la différence entre situation et pathos politiques que les esprits religieux ne la font entre religion et religiosité. Or, de cette « cause », quelle est, ici, sur place, la toute première forme d’apparition, le tout premier mode de sensibilisation ? Les prêches ? Les textes sacrés ? Le milieu de vie et ses solidarités élémentaires ? Non – l’écran ; l’écran des images de la télécommunication numérique, utilisé aussi comme une arme de la guerre psychologique à l’ère des mass media. Disons, pour simplifier : l’écran de télévision, au sens large que l’objet lui-même, à force d’usage, a fini par assigner à un genre de perception et de construction ordinaires de la réalité ; cherchant à la conformer à ses propres critères de vraisemblance, fondant son autorité de media sur ce travail de conformation, qu’il opère au nom de son offre d’information. « Vous voulez des images ? », dit l’Écran – « je vous donne du montage », c’est-à-dire du récit ; du faire croire et du faire faire. L’autorité de la chose, non pas imprimée, mais communiquée et câblée.

Sur cet Écran devenu la toile de fond de l’expérience du monde, qu’est-ce, à première vue, que la « guerre sainte » ? Avant tout, elle surgit, elle veut surgir, elle aussi et à son tour, comme une image, elle s’impose comme l’image d’une tension exceptionnelle entre l’omni-visibilité du régime télévisuel et le visage caché du défenseur de la Foi en arme – elle communique cette tension paroxystique entre le principe panoptique de la vidéosurveillance (la bonne vieille télévision, épiant en circuit « fermé », et réduite ainsi à son principe élémentaire de judas électronique) et le principe inverse, la technique de guerre du masque (la cagoule des commandos en opération). Il ne vient pas d’ailleurs, le prestige de la « guerre sainte » et des antennes paraboliques : il exploite l’axiome classique de la communication de masse (c’est le médium qui est le message – non ce qu’il dit, mais son pouvoir de le dire à sa manière universelle et simultanée, sa puissance communielle, mimétique), et il en exploite avec méthode les valeurs limites (« Je vous offre l’image de votre mort comme si vous y étiez » : ce n’est pas Ben Laden qui a mis en boucle l’image télévisuelle de la destruction des twin towers, c’est nous, parce que nous ne pouvions pas faire autrement, et que tout terroriste, le sachant, fait le nécessaire, et il en faut peu, pour que l’Écran révèle à grande échelle ses propres facultés terrifiantes de machine narrative obsessionnelle, de mise en boucle latente de tous ses messages, de stockage illimité de tous ses flux, de podcast de tout le broadcast).

La « guerre sainte », d’une part, explore à grande échelle la sensibilité contagieuse des communautés électroniques de l’Écran cathodique panoptique. Or cette grande échelle est celle, physique, des masses critiques, celle, mimétique, des rumeurs : pourquoi une décapitation en « direct » a-t-elle sur un gouvernement autant d’effet qu’une invasion ou un bombardement en règle ? Parce qu’elle revient à « pirater » le système narratif de l’adversaire, en lui renvoyant son propre hyperréalisme orgiaque de téléspectateur total du monde – le style pornographique de la mise à mort filmée ne faisant que répéter mécaniquement, et par sarcasme, le principe pornographique élémentaire des religions de l’Écran panoptique, la « terreur » exercée par le bourreau manifestant au grand jour le principe diabolique natif du régime tout-image (« diabolique » ? à la lettre, est diabolique, perversion du symbolique, la multiplication sérielle des images du réel substituées au réel). Ce qui est cruauté obscène (du bourreau) devient terreur  méthodique ? pourquoi, sinon parce que l’obscénité, qui consiste à filmer l’exécution et à en diffuser l’image, résulte du passage à la limite dans l’usage normal d’une caméra ? L’effet ne se fait pas attendre : à notre insu, nous subissons tellement l’emprise de cet usage scandaleux de notre propre media que nous aussi nous parlons de « décapitation » là où en fait il y a égorgement, et, oubliant jusqu'au nom des supplices et des outrages, participons ainsi nous-mêmes et sans vergogne à la censure du réel. « Scandaleux », cet usage ? Oui, puisque scandaliser ne revient jamais qu’à retourner un tabou contre ses adeptes que cette insolence indigne –  ici, à renvoyer l’image atroce à sa source, l’image filtrée, à agresser l’œil en lui offrant par overdose ce qu’il croyait, le pauvre, ne consommer qu’en portions raisonnées et à doses homéopathiques. Or la rétine est bien la même : l’œil de la caméra, la surface de l’Écran, l’accoutumance au publicitaire par déferlantes plus ou moins subliminales. La « guerre sainte » procède comme une politique de l’image intégrale à l’ère numérique, elle n’a pas d’autre intégrisme que ce régime de l’image drogue dure. Il faut donc l’analyser et la vivre comme l’événement Snowden (ou comme le 11 septembre) : la variante hyper d’un risque systémique, auquel nous avons consenti dès les débuts des mass media et du traitement corrélatif des foules par les spécialistes de la communication électronique. Qu’importe leur évangile ? Étudions leur technologie du pouvoir, non pas leur théologie. Ne nous trompons ni de science ni d’adversaire.

Mais la « guerre sainte », d’autre part, actualise les vieilles techniques de la domination par la propagande. Son héros, le Justicier, n’apparaît que masqué, la cagoule noire des commandos et des djihadistes en fait un Homme sans visage et sans lifting – et par là l’anticorps idéal des normes du star system et de l’espace public conformé à ses normes de photogénie, à la fois puériles et cultuelles. L’Homme sans visage s’élève au-dessus du bourreau, il rejoint les grands mythes et les iconographies inépuisables de la culture populaire de souche américaine. Il a, dans cette perspective, le statut, spectral mais inamovible, le look de Fantomas et de Spiderman. Même quand le Justicier apparaît sur l’Écran pour quelque communiqué de guerre ou quelque sentence de mort, il reste l’Homme sans visage : il se stylise lui-même en réincarnation d’une icône du Prophète, en prototype du Guerrier prédicateur – Lawrence d’Arabie n’a jamais été un visage (une personne), il a perdu son visage de personne quand le Hedjaz en rébellion contre l’empire ottoman a fait de lui son idole, à égalité avec ses cheikhs les plus fameux. Une idole n’a ni ne peut avoir de visage : une idole sert de masque à une idée et à un idéal, ses traits n’exerçant de séduction que s’ils se confondent avec eux, comme le sourire des statues de Bouddha rend visible et individualise une idéale qualité invisible et commune. L’Homme qui se masque pour apparaître sur l’Écran opère ainsi en interface, à la  frontière de deux attentes en apparence incompatibles : si, en apparence, il provoque et malmène le culte du visage lifting de l’espace télévisuel, il parle en réalité un langage fraternel à l’Homme sans qualité, à l’Anonyme des vastes foules dont son visage masqué personnifie les visages indistincts, oubliés aussitôt que croisés. Il a de ce fait sur elles le même formidable pouvoir que le non-visage du Soldat inconnu sur les combattants rescapés de la Grande Guerre qui avait engendré cette liturgie laïque : quand nous devenons trop nombreux pour pouvoir nous souvenir de nous-mêmes, nous nous rabattons sur des idoles, nos dieux parèdres. Avec ou sans maquillage fluo, le masque et la cagoule ne sont-ils pas devenus le non-visage de rigueur dans la moindre manifestation pour ou contre quelque bretelle d’autoroute, dans la moindre intervention de quelque escouade GIGN ? La mascarade et la grande parade n’ont-elles pas ramené les beaux jours de Carnaval ? Ces grandes manœuvres festives de la Foule sans visage ne sont-elles pas la musique bon enfant du Non-Gouvernemental promu en contre-pouvoir et en bon génie universel ?

Les idoles, elles non plus, n’ont pas d’évangile. Elles se suffisent à elles-mêmes.

J.-L. Evard

lundi 1 septembre 2014

Retours sur la Grande Guerre (10) : la concurrence des révolutions


Il y aura bientôt trente ans paraissait aux éditions Suhrkamp, sous le titre factice Kampf, nicht Krieg. Politische Schriften 1917-1919, l’intégrale des textes consacrés à la Grande Guerre par le tout jeune Ernst Bloch – que ses convictions wilsoniennes affichées avaient conduit, au printemps 1917, à quitter l’Allemagne (les États-Unis mobilisent leurs premiers contingents pour l’Europe) et à s’établir en Suisse. Sous divers noms de plume, ce benjamin de la communauté internationale des réfractaires y devient un publiciste prolifique. L’ensemble de ces centaines de pages forme aujourd’hui un précieux document d’archive : partant d’un cas individuel, celui d’un Allemand démocrate socialisant partisan du renversement du régime impérial, le lecteur d’Ernst Bloch finit par entrevoir le moment stratégique sans doute le plus décisif du jeu des alliances internationales durant la Grande Guerre et surtout, dans ce moment même, sa part essentielle d’imprévisible, irréductible à tous les calculs. Bloch ne fait pas exception : à son wilsonisme ardent la réalité oppose, dès l’été 1917, la question des fins obscures et aléatoires de la révolution russe et de ses composantes multiples. Situation d’autant plus incertaine que la nouvelle venue dans la généalogie des révolutions dérange tous les camps et bouleverse le jeu initial des alliances – alors que l’intervention américaine aux côtés de l’Entente l’avait au contraire renforcé. En quelques mois, les significations de la Grande Guerre en sortent modifiées en profondeur.

Le prévisible, au printemps 1917, tient au cours nouveau que la guerre doit prendre du fait du proche débarquement américain et de la perspective politique où il se place : le programme en quatorze points du président Wilson, manifeste actualisé de l’encore jeune principe romantique et libéral des nationalités. Or vient se mettre en travers de ce plan wilsonien de démantèlement des empires centraux adversaires officiels des  idées de 1848 un imprévu fort intempestif : la révolution qui, en Russie, balaie, d’abord, le régime tsariste allié militaire de l’Entente et, ensuite, les gouvernements parlementaires qui lui succèdent et ne résisteront pas à l’assaut bolchevik. Le calendrier du prévisible et de l’imprévu parle ici de lui-même : février-mars 1917, chute des Romanov ; juin 1917 : débarquement américain au Havre ; octobre-novembre 1917, chute de Kerenski. Même si Bloch ignore le détail des manœuvres diplomatiques auxquelles Lénine doit de pouvoir quitter son exil suisse à la fin du printemps et, via la Finlande, rejoindre le territoire russe, il sait que vient ainsi de se nouer une alliance inattendue, et menaçante pour son propre camp de wilsonien d’Europe : en opposition frontale à Kerenski et à sa politique de guerre aux Hohenzollern par maintien dans l’alliance franco-anglaise, les bolcheviks négocieront avec Hindenburg et Ludendorff la paix de Brest-Litovsk qui renforce, à l’évidence, la structure politico-militaire allemande. Leur objectif national en Russie, dès avant la dissolution de la Douma et la proclamation du « communisme de guerre », passe donc par la garantie allemande de leurs frontières européennes, comme le montrera très vite la question polonaise, pivot de longue date de l’entente germano-russe. De facto, les bolcheviks russes ne peuvent se consolider au pouvoir qu’en renforçant les empires centraux qui se sont débarrassés du front oriental en les aidant à renverser les Romanov. Menace d’autant plus précise qu’avant de s’adresser aux Allemands pour quitter la Suisse, Lénine avait sollicité – en vain – les Alliés, ce qui signifie que chaque protagoniste avait alors agi en pleine connaissance de cause des risques en jeu dans cette affaire de haute tactique : celui des États belligérants qui ferait alliance, contre Kerenski, avec les révolutionnaires russes bouleverserait la logique politique et stratégique instaurée en 1914, quand commence la Grande Guerre. Non pas tant parce qu’il pratiquerait alors un double jeu que parce que les bolcheviks ignoraient les premiers quel double jeu au juste les avantagerait le plus : s’appuyer sur les empires centraux, c’était choisir le camp que l’intervention américaine venait justement de désigner à l’avance comme celui du vaincu le plus probable.

Sous la plume militante d’Ernst Bloch, ces spéculations stratégiques n’apparaissent, comme il se doit, qu’à travers le filtre de raisonnements idéologiques. Ainsi le veut la règle du genre. Le subtil efficace l’y dispute donc au sophistiqué tout artificiel, il ne peut jamais s’en séparer avec netteté. Qui réussit à les démêler et à les décoder reconstitue alors le couplage de ces deux moteurs du politique dans cette phase de la Grande Guerre, et la diversité de ses fins : pour Bloch adversaire intégral du régime impérial gouverné par les militaires pangermanistes, Wilson, allié bienvenu, personnifie la révolution de 1789 (et la chance d’un « 1789 allemand », écrit Bloch en juillet 1918, pour conjurer la possibilité… d’un 1917 à la russe). Comme toutes les images faciles, de telles formules à l’emporte-pièce ont valeur de substance chimique, indifférente à l’usage polémique ou rhétorique que, dans le champ du conflit, s’en promettent leurs divers manipulateurs : ainsi, on les retrouve fréquemment sous la plume des écrivains du nationalisme révolutionnaire allemand adeptes du schéma qui construit la Grande Guerre comme un conflit de revanche sur les « idées de 1789 ». Dans le cas d’Ernst Bloch, l’utilisation de ce lieu commun s’avère toutefois singulièrement délicate : l’année 1917, en effet, inaugure, sur la scène convenue de l’héritage de 1789 censément en jeu dans la Grande Guerre, l’épisode inattendu de la concurrence des révolutions – celle de Wilson et celle de Lénine invoquant l’une et l’autre le mythe de la Révolution française, mais à des fins antagonistes dont cette concurrence brouille la différence spécifique. Il y va des habits de la guerre et de la révolution, des masques qu’elles adoptent dans le conflit en cours, de la nécessité pour elles de se masquer – surface du conflit – pour déployer leurs intensités en profondeur. Il y va aussi de l’impossibilité où se trouvent les protagonistes de s’abstenir de ce jeu de masques : au conflit, il dicte ses règles, à commencer par celle qui impose à chaque participant au conflit la nécessité de masquer ses masques. Sans peine, on comprend alors comment naissent les langues de bois. Avec la révolution russe de mars 1917 et la défaite des empires centraux en novembre 1918, en effet, disparaissent les tout derniers régimes dynastiques de l’histoire occidentale. Commence l’ère exclusive des régimes idéologiques, celle des sociétés fondées sur des principes consacrés en des corpus constitutionnels, de logique de plus en plus juridique et de moins en moins rituelle.

Comme tous les documents à haute valeur archivistique, ces textes de guerre d’Ernst Bloch nous fournissent un sésame, et qui ne manque pas de piquant, car enfin, en la personne d'Ernst Bloch, nous voici devant un socialiste allemand de l'émigration suisse adversaire acharné des bolcheviks qu'il combat comme des satellites de la réaction pangermaniste et ce au nom d'une Révolution, la française, que ces mêmes disciples du socialisme dit scientifique déclarent vouloir « élargir ». Sous le régime de la Grande Guerre, la concurrence des révolutions, ou la concurrence de la guerre et de la révolution prend ses dimensions définitives d’époque, durables, thématiques. Ainsi la Grande Guerre devient-elle aussi, à partir de 1917, la guerre du double langage que se livrent les révolutionnaires entre eux. Raison de plus, pour l’auteur de ces lignes, de les dédier à la mémoire de Simon Leys et de son père spirituel, George Orwell.

J.-L. Evard