Quand elle entend :
« guerre mondiale », une oreille vigilante module d’elle-même. Elle
pense aussitôt aux différents genres de guerre emboîtés en une seule par l’artifice
du langage. Elle y entend, entre autres, la
« guerre des mondes » – pas celle de Wells, le récit paraît
douze ans avant la Grande Guerre, mais celle de Lawrence son compatriote : les Sept Piliers de la sagesse, qu’il
publie en 1926. Émule des humanités d’Oxford, l’auteur, comme ses maîtres les
pères grecs de l’histoire, tient comme eux à justifier sa composition
monumentale et à dire la raison de son ambition. Son vrai motif de chroniqueur
apparaît dans les dernières lignes de ces huit cents pages (traduction Mauron) :
« Avec la chute de Damas prit fin la guerre orientale et, sans doute, toute
la guerre. » L’argument vient de loin, en effet : comprendre en quoi
les guerres d’une région (le Péloponnèse de Thucydide, l’Italie de Polybe)
concernent plusieurs générations humaines, et toutes les nations. Ici :
pourquoi la guerre immobilisée sur le continent européen, depuis trois ans et
plus, se dénoue-t-elle soudain au Proche-Orient, entre la prise de Jérusalem
et, peu après, celle de Damas, à l’été 1918 ? Dans la démesure se laisse
alors entrevoir une mesure. Si son évidence à la fin s’impose, alors l’auteur
du monumental document n’aura pas démérité.
Du moins Lawrence
expose-t-il là sa propre thèse stratégique, à ressort double: la défaite
ottomane en Syrie et en Palestine prive les empires centraux, alliés à
Constantinople, de leur flanc oriental, terrestre et maritime (elle facilite d’autant
l’accès britannique aux ressources impériales d’Inde et d’Afrique) ; l’appui
anglais à la Révolte arabe répète l’idée « orientale » de la percée tentée
en 1915 (l’expédition des Dardanelles et son fiasco), mais – voici l’intuition
originale de Lawrence – il change le mode de guerre, il insère la guérilla dans
la Grande Guerre, il l’attelle au service des grandes fins de la Couronne et de
l’Empire. Nouveauté fatale aux armées turques (pourtant vainqueur de la
coalition franco-anglaise éreintée à Gallipoli trois ans plus tôt) : la
guerre asymétrique, et pleine d’asymétries en tout genre, à commencer par
l’avantage imparable des opérations anglo-arabes, la vitesse de la guerre de
course livrée, non aux troupes mais aux communications turques, et d’abord au
fameux chemin de fer du Hedjaz, la ligne de Damas et Amman. Lawrence consacre
un chapitre entier (33) à exposer en détail le principe de cet avantage non
compensable : « nos atouts, la vitesse et le temps »,
fait-il valoir – la recette, si
classique paraisse-t-elle, n’en ayant pas moins pour elle l’originalité de ses
ingrédients et de leur composition (la « chevalerie arabe » de la
razzia et de la guerre sainte, montée sur ses chameaux et ses chevaux,
n’opérant qu’en liaison avec l’aviation et la téléphonie anglaises concentrées
au Caire, et avec la Navy qui,
croisant en mer Rouge, avitaille les uns, bombarde les autres). « Les
chameaux pouvaient faire 150 milles sans s’abreuver : trois jours de
marche vigoureuse. Cinquante milles forment une étape facile ;
quatre-vingts est un bon chiffre : en cas d’urgence nous pouvions courir
110 milles (177 kilomètres) dans les vingt-quatre heures ; deux fois,
Ghazala, notre meilleure chamelle, franchit, seule avec moi, 143 milles (230
kilomètres) dans le jour […] Nos combats à nous duraient quelques minutes et se
disputaient à dix-huit milles à l’heure » (chap. 59). Ou même à la vitesse
double, quand ces formations harnachées comme au Moyen Âge s’équipent de
blindés à chenilles et de canons à moyenne portée. Au passage, sans longues gloses, Lawrence, au chapitre 85, nomme la clef de cohérence de ce mode de guerre : il nargue la stratégie « teutonique » de la bataille d'extermination (celle pratiquée sur le théâtre européen, mais des officiers allemands encadrent les Turcs et leurs troupes), compare le désert à l'Océan, où le marin n'aborde pas l'ennemi tant qu'il peut le manœuvrer. La guérilla dans le désert étendrait ainsi aux sables inhabités les vieilles règles de la maîtrise des mers... Secret de l'invention stratégique du visionnaire : transfigurer la terre en mer, revenir à la doctrine de Sir Walter Raleigh, le corsaire de la reine Élisabeth.
La
chronique de Lawrence ne détaille pas seulement l’intégration de ces différents
types de guerre en une seule combinaison de mouvements irréguliers et brefs, à
vitesse éclair, livrée à un adversaire lent donc lourd, cloué dans ses réduits
par le soulèvement péninsulaire et la guérilla, la guerre de raids. En la
personne du très excentrique agent de Sa Majesté, T. E. Lawrence, l’empire
britannique n’a pas su seulement repenser son style stratégique en plein conflit
(armer et organiser la « Révolte arabe », jouer l’Arabe dominé contre
l’Ottoman dominant), il a de plus manié la chimie d’un explosif politique qui,
pourtant, se retourne souvent contre ses utilisateurs, la polarité toujours
réversible de la guerre et de la révolution. Il entend au bon moment l’argument
théologico-politique des dignitaires arabes, non moins aptes que lui à la
transaction en double langage : comment, lui disent-ils, l’Ottoman pourrait-il
seulement se réclamer des obligations doctrinales de la Guerre Sainte quand il est
l’allié d’une puissance chrétienne, l’Allemagne (chapitre 5) ? D’où la
singulière efficacité du romantisme politique qui anime Lawrence quand il
décide de se dévouer à la « Révolte arabe » : en elle, il voit
l’Arabie… profonde, entend et reconnaît la transformation d’une émotion
religieuse substantielle en une passion idéologique d’un genre nouveau, celle
qui dresse la Nation arabe – le désert ascétique de son propre imaginaire
puritain – contre l’Empire épigone, prédateur et usurpateur de sa propre
ancienne gloire… Le 11 novembre 1914, à Constantinople, le calife Khairy
Effendi avait publié cinq fatwa de
guerre aux empires russe, anglais et français, au nom de la neuvième sourate
(« légers ou lourds, partez en campagne, et luttez de biens et de corps
dans le sentier de Dieu ») : or les chérifs et les émirs arabes
prendront la balle au bond, refuseront à l’Ottoman cette légitimité-là et, avec
l’appui anglais, la revendiqueront pour eux, pour La Mecque et Médine, pour le
sanctuaire même, le cœur historique de la prophétie. La restauration entrevue de
leur Royauté donne ainsi à l’empire (britannique) l’occasion de les affranchir
de l’empire (ottoman).
Le livre
de Lawrence nourrit depuis longtemps une demande sentimentale de gestes et de légendes,
mais son impeccable construction décrit un chassé-croisé passé, lui,
inaperçu : l’histoire des nations sert aussi d’enjeu à l’histoire des
empires, la Grande Guerre ayant servi, sous cet angle, de révision aux accords du Congrès de Vienne,
un siècle plus tôt. L’extension de la guerre intra-européenne au Proche-Orient,
en 1915-1916, n’aura donc pas été seulement géographique : elle recompose,
mélange et fragmente des époques européennes, remontant jusqu’au Moyen Âge.
Lawrence, comme Disraeli rédigeant Tancrède,
ne rêve de Saladin que pour mieux costumer sa propre guerre, en confectionner
la mythologie efficace. L’habit – la robe du Bédouin remplaçant le short kaki –
applique ici les mêmes principes mobilisateurs et enthousiastes que la peinture
néo-romaine de David pendant la Révolution. Sous ces accessoires opère une
philosophie de l’histoire universelle, dont les acteurs se costument parce qu'ils croient ou désirent rejouer une même pièce, tantôt tragique, tantôt comique. Le travestissement transmet une tradition.
L’alliage
et l’alliance politiques et militaires, du reste, en rappelle d’autres (l’armée
de Wellington appuyant la guérilla espagnole de 1808-1810, ou, à moindre
échelle, les « guerres de libération » de 1813, en Allemagne,
appuyées par la coalition), mais, cette fois-ci, les éléments actifs de la
formule transparaissent de manière plus cristalline et plus pure : le jeu
de la rivalité déclarée des empires, la toile de fond théologico-politique et
sa variante moderniste (l’effet Byron), la résurrection de nations disparues ou
anciennes en nations nouvelles. Ce rôle impérial de catalyseur habile des
nations et des nationalités malheureuses opère tant et si bien que Londres s’en
servira une seconde fois, et pour le coup contre les Arabes qu’il arme contre
les Turcs : en 1916, la déclaration Balfour fait connaître l’appui donné
par le Cabinet au projet sioniste d’un Foyer en Palestine pour le peuple juif.
Lawrence n’y fera allusion qu’une seule fois. Sous sa plume, les Arabes sont
des Sémites, et, au chapitre 101, les Juifs s’appellent tous Rothschild… Tant pis pour ces
raccourcis piètre engeance de fureur puisque, par ailleurs, perçant leurs
brumes, nous levons aussi un des autres secrets des Sept Piliers de la sagesse (dont le titre vaut citation des
Proverbes de Salomon, IX, 1) : sur la Grande Guerre en cours, la Révolte
arabe contre l’empire ottoman allié à l’empire allemand entraîne des
conséquences aussi décisives que la révolution russe. Ce qui ne se dénoue ni ne
se peut dénouer sur le théâtre d’opérations convenu, au centre, se jouera alors
aux marches, voire à leur marge – tout l’art consistant à savoir les repérer,
car marges, limites des opérations, et marches, limites des paysages des
empires, ne se confondant pas, font que toute guerre en cache une autre, et
même plusieurs, enchevêtrées.
Lawrence a
beau connaître ses classiques, y compris l’Anabase
et Xénophon, ces retournements géopolitiques l’épuisent et le convainquent
du double jeu où, face à l’establishment victorien,
il aura fait figure de fils ingrat, de dandy en puissance de rébellion utile contre ses maîtres les patriciens,
il popolo grosso de la gentry et de
ses snobs. Utilité qui le révolte. Dans son Portrait
de l’aventurier (1950), Roger
Stéphane l’avait donc à très juste titre comparé à son cadet, Ernest Jünger,
stratégiste non moins doué que lui mais à qui la guerre civile allemande
fournit de quoi mieux nourrir ses fureurs de guerrier esseulé dans un monde de
soldats. Le style romantique tardif épuré, chez les deux hommes, les mène
certes, au même moment, dans la même « guerre mondiale », au
nihilisme (dont ils revendiquent l’un et l’autre le patronage distinctif).
Mais le « nihilisme » de Lawrence restera une passion et une
esthétique frustrées : il ne le protège pas du dégoût que lui inspire sa
propre carrière de stratège couronné – vainqueur mais félon, et vainqueur, peut-être,
parce que félon – se murmure-t-il aux heures de doute, toujours plus fréquentes
et plus pressantes à mesure que la victoire se fait certaine. Dans le désert,
l’écrivain penché sur ses carnets se console et écoute en soi-même le conflit
des allégeances que doit réprimer le stratège. Puissant ébranlement, qui
résonne maintenant comme au premier jour. Que l’alliance de l’empire avec le
Coran ramène un Occidental aux sources religieuses – bibliques, sapientiales –
de ses émotions de nihiliste sous l’uniforme n’est pas, dans la Grande Guerre,
la moindre de ses révélations inattendues et durables.
J.-L. Evard