dimanche 30 juin 2013

Si insidieuse, la sécurité

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L’affaire Snowden ne fait sans doute que commencer – non pas seulement pour la raison que ce transfuge de l’espionnage américain bénéficie pour le moment de la protection russe dont va renforcer l’efficacité l’esclandre provoqué ce 30 juin par l’Union européenne cible soudain outrée des écoutes de la NSA ; mais aussi et surtout pour la raison de fond qu’elle illustre de manière spectaculaire la pathologie institutionnelle de la sécurité à laquelle concluait notre précédent bulletin, celui daté du 23 juin (« La sécurité insidieuse »).

       « Pathologie » : le terme ne sert pas ici d’outil rhétorique trivial, de clin d’œil vulgaire et moralisateur – mais vaut citation littérale du diagnostic dû à un des grands historiens militaires de notre temps, Martin Van Creveld. Pour lui, en effet, l’érosion actuelle de la vieille distinction entre dimension tactique et stratégique des conflits armés exprime une tendance de longue durée pour une raison en particulier : la « saturation des capacités de traitement des signaux émis et collectés dans un espace de combat global » (Command in War, cité par J. Sapir, Le Nouveau XXIe siècle. Du siècle « américain » au retour des nations, Le Seuil, 2008, p. 218).

L’affaire Snowden, variante militaire hard et hot de l’affaire Wikileaks elle-même encore chaude, vient à point nommé pour confirmer avec éclat l’analyse théorique de Van Creveld : l’intégrale mise sur écoutes américaines de la planète entière, du « village global » (y compris des alliés les plus fiables) nous indique sans ambiguïté quelle image géopolitique s’en fait aujourd’hui l’empire américain, et comment le débordent et le désarment les armes et les outils de sa propre construction de cette image. La « saturation des capacités de traitement des signaux émis et collectés » – non pas même dans un « espace de combat global », mais uniformément et indistinctement –, cette exacte formule d’ingénieur des transmissions appelle son exacte traduction politique : la perte de la différence ami / ennemi, allié / adversaire ; et c’est bien entendu la perte de ce discernement qui impose le diagnostic de la « pathologie » informationnelle, donc institutionnelle. (Mais les Américains n’ont pas de chance : ils vont servir de bouc émissaire, leur maladresse décidément insigne permettant à une opinion publique toujours plus vertueuse que nature de poser à la victime d’une Technique que par ailleurs elle idolâtre. Qui l’emportera en mauvaise foi ? Les militaires indélicats ou la société civile et ses « réseaux » ?)

Cette situation dessine donc déjà un nœud crucial dans la nouvelle configuration des empires : l’indistinction de la paix et de la guerre avait surgi à l’acmé de la guerre totale, la période de la guerre froide l’avait étayée, le nouvel ordre numérique l’a pérennisée. Pour l’empire américain, l’affaire Snowden aura des conséquences au moins aussi lourdes que le 11 septembre 2001, puisque son surarmement informatique finit par en dénoncer les incertitudes, les perplexités ou les points aveugles. N’est plus en cause l’inaptitude de quelques officiers à parler arabe sans accent ou même à l’apprendre (rendant la CIA aveugle à certains signaux dont le 11 septembre avéra rétrospectivement la haute valeur), mais celle, génétique, de toute une classe et une génération géopolitiques à penser sa propre situation historique. Émerge au grand jour, trahie par ses bêtes noires, la boîte noire du Pentagone, sa géographie secrète, ses hantises – un bien involontaire Watergate bis, qui n’emportera pas un simple président à plombiers, mais bien pis.

Signe certain de l’importance de l’événement, il coïncide dans le temps avec la parution, à Boston (édité chez Houghton Mifflin Harcourt), de Big Data : A Revolution That Will Transform How We Live, Work and Think, un ouvrage signé par deux Américains, V. Mayer-Schönberger et K. Curier. Contentons-nous, aujourd’hui, de ces quelques lignes, que j’emprunte au Monde diplomatique de juillet : « Identifier des criminels qui ne le sont pas encore : l’idée paraît loufoque. Grâce aux données de masse (big data), elle est désormais prise au sérieux dans les plus hautes sphères du pouvoir. En 2007, le département de la sécurité intérieure – sorte de ministère de l’antiterrorisme créé en 2003 par M. George W. Bush – a lancé un projet de recherche destiné à identifier les “terroristes potentiels”, innocents aujourd’hui mais à coup sûr coupables demain. Baptisé « technologie de dépistage des attributs futurs” (Future Attribute Screening Technology, FAST), le programme consiste à analyser tous les éléments relatifs au comportement du sujet, à son langage corporel, à ses particularités physiologiques, etc. Les devins d’aujourd’hui ne lisent plus dans le marc de café, mais dans les logiciels de traitement des données. Dans nombre de grandes villes, telles que Los Angeles, Memphis, Richmond ou Santa Cruz, les forces de l’ordre ont adopté des logiciels de “sécurisation prédictive”, capables de traiter les informations sur des crimes passés pour établir où et quand les prochains pourraient se produire. Pour l’instant, ces systèmes ne permettent pas d’identifier des suspects. Mais il ne serait pas surprenant qu’ils y parviennent un jour. »

« Suspects » : voilà bien, et en toutes lettres, la catégorie qui pèse son kilo-octet de sens, car loin de désigner quelque créature numérique ou robotique elle a ses racines politiques, juridiques et policières, qui plongent dans les périodes les plus sombres (en France, en septembre 1793, à la veille de la  Grande Terreur, sur proposition du Comité de Salut public, la Convention adopte la « loi des suspects »).

Que la condition juridique de « suspect » cède aujourd’hui la place à sa définition et à sa fabrication numériques, la « pathologie » entrevue par M. Van Creveld n’en devient que plus lourde – atteignant la phase critique où les maux et leur prévention, loin de se neutraliser ou de se compenser, ne tendent plus qu’à former une seule et même chaîne panique. Thermidor mit fin à la Terreur. Mais rien n’arrêtera le Nouvel Ordre Numérique.

J.-L. Evard, 30 juin 2013

samedi 22 juin 2013

La sécurité insidieuse

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Dans l’histoire des hyperboles de la guerre contemporaine, la dernière escalade en date marquera certes une césure, si l’on apprend du moins à y lire l’image choisie par ses deux auteurs : La Guerre hors limites, ainsi que s’intitule, en traduction française (2003), l’ouvrage publié en 1999 par deux colonels des forces armées chinoises, Qiao Liang et Wang Xiangsui. Que signifie donc ce passage au-delà des limites de la guerre, sachant que par là il faut entendre tant la différence de la guerre et de la paix – elle les délimite par corrélation – que la différence de la guerre d’avec elle-même, ses paliers d’intensité, son degré d’emprise sur le vivant ?
En 1915, un Français, Alphonse Séché, publie un essai qui comptera dans la conduite de la Grande Guerre : Les Guerres d’enfer ne décrit pas seulement le théâtre de la guerre en cours (Verdun et la bataille de la Somme en fournissant les exemples les plus saisissants), mais en souligne surtout, amplifiés par l’industrialisation des sociétés européennes, des traits typiques datant des premières levées en masse (les guerres de la Convention française) et des combats d’artillerie de la stratégie napoléonienne. Séché raisonne en « technicien » de la guerre de masse, s’intéressant surtout aux modifications essentielles du champ de bataille et de ses coulisses logistiques. Sa perception n’en est pas moins d’une grande perspicacité. L’ « enfer » du titre du livre connote la déréliction du soldat dans la guerre de matériel où s’affrontent à longues distances des armes de destruction déjà massive, l’immobilisation des masses militaires mobilisées en exposant l’effet le plus inattendu. Dans cette phase, pourtant, « théâtre de la guerre » reste une métaphore utilisable, même si elle s’applique à des lignes de front de centaines de kilomètres, à la guerre sous-marine qui fait ses débuts en même temps que la guerre aérienne, à celle des transmissions (le téléphone en campagne devient courant). La guerre semble encore se circonscrire aux zones où s’affrontent les corps d’armée, en dépit des indices de son extension polymorphe.
Mais on n’a pas longtemps à attendre pour voir ce théâtre fermer ses portes, congédier ses acteurs, changer de répertoire. En 1935, l’« enfer » que Séché situait loin de l’arrière où la population civile attend le dénouement, annonce son invasion, impose son ubiquité : le général Ludendorff publie La Guerre totale (mais les thèses de l’opuscule circulaient déjà en milieu militaire, comme l’indique la publication par Ernst Jünger, en 1930, de La Mobilisation totale). « Totale », la guerre, explique Ludendorff, car, opposant des puissances de rang géopolitique égal, elle rend improbable et indécise la bataille décisive, la victoire ne pouvant, de surcroît, revenir qu’à l’État qui aura concédé à temps au pouvoir militaire tous les pouvoirs de commandement dans l’ensemble des sphères d’existence. En fait, la thèse de Ludendorff (conjuré du putsch raté de Munich en 1923) consiste à définir l’ensemble de la « société civile » (droit, économie, églises, etc.) comme un obstacle à la conduite de la guerre et à réclamer pour les professionnels et intellectuels de la guerre industrielle que sont les officiers d’active les pleins pouvoirs en toute légalité. « Totale », la guerre, puisqu’elle généralise l’état d’exception : l’empire des lois, ce sera leur suspension ; le souverain, ce sera le Grand  État-major – au nom d’une victoire qui, de son côté, se définit désormais comme anéantissement de l’adversaire.
On le voit, de la « guerre totale » à l’époque totalitaire, le pas se franchit on ne peut plus vite. Ludendorff, à sa manière, ne s’en cache pas : de la part de ce pur produit de la caserne prussienne, dire « totale » la guerre efficace, c’est, explicitement, prendre congé de Clausewitz et de sa notion de « guerre absolue » (laquelle visait au contraire à maintenir l’autorité de l’État à l’écart des effets révolutionnaires de la guerre de mouvement apparue avec la Révolution française – Ludendorff, lui, le note en toutes lettres p. 205, il entend au contraire, non pas contraindre l’adversaire, mais l’anéantir : « transformer la défaite en déroute »). Les historiens ont bien repéré cette première brèche dans la tradition républicaine de la séparation des pouvoirs (Hans-U. Wehler en 1969, par exemple) ; reste à mieux éclairer la synergie de la guerre totale et des empires totalitaires. Elle tient en une formule aux conséquences formidables : la guerre nouvelle annonce, dit Ludendorff, l’ère de la « politique totale », et Jünger célébrera, lui, le « soldat politique » – autrement dit, l’unification institutionnelle des attributs du militaire, du militant, du milicien et du missionnaire.  « Soldat politique » : ce syntagme connaîtra les applications que l’on sait (y compris chez les SS), le militaire-militant personnifie l’indifférenciation du citoyen et du soldat, du civil et du militaire, de l’armée et de la police, du théâtre de la guerre et du camp de concentration ou d’extermination. Et cette « politique totale » désigne un avènement de portée bien supérieure à celle des idéologies qui s’en réclament : elle concerne, au premier chef et à égalité, aussi bien la révolution que la contre-révolution, elle signale l’extension de la guerre hors de son théâtre et hors du champ de bataille, elle scelle l’indifférenciation de la guerre et de la paix.
De nos jours, disent les deux colonels chinois de La Guerre hors limites, ce processus se proportionne : non seulement aux « nouvelles armes », mais surtout au fait que les armements eux-mêmes ont changé de fonction en changeant de structure. « Un chasseur bombardier est aujourd’hui l’équivalent d’un ordinateur avec des ailes » : la formule que j’emprunte à Alvin Toffler (1990) peut illustrer avec efficacité leur thèse. Coupez en imagination les ailes de ce bombardier (ou de ce drone), reste l’ordinateur – autrement dit, la puissance computationnelle du Réseau des réseaux –, et vous obtenez l’allégorie exacte de la « guerre hors limites ». « Le déplacement véritablement révolutionnaire du champ de bataille provient de l’extension de l’espace non naturel. Il est en effet impossible de considérer l’espace du spectre électromagnétique comme un champ de bataille au sens conventionnel du terme. L’espace du spectre électromagnétique est un nouveau type d’espace de combat fondé sur la créativité technique et qui dépend de la technique. Dans cet “espace artificiel” ou “espace technologique”, les notions de longueur, de largeur et de hauteur, de terre, de mer, d’air et d’espace n’ont plus aucun sens, car les signaux électromagnétiques ont la propriété spéciale de remplir et de contrôler l’“espace conventionnel” sans occuper le moindre espace » (p. 79).
Nos deux colonels ne s’en tiennent pas à cette approche de l’espace-temps artificiel de la guerre en mode binaire (« microscopique » ou « nanométrique », disent-ils), ils cherchent aussi à en évaluer les valeurs politiques : elle « augmente en fait grandement la possibilité d’actions non militaires menaçant la sécurité des États. Et la communauté internationale, désemparée, face aux menaces non militaires de destructions non moins graves que celles qui sont causées par une guerre, manque pour le moins des moyens nécessaires et efficaces de les limiter. Cela a objectivement accéléré l’apparition de situations de guerre non militaire et, en même temps, a presque fait voler en éclats les vieux concepts concernant la sécurité des États » (p. 185).
Ici, les euphémismes se substituent à la parole vertueuse ! Car la « guerre hors limites », on le voit bien, ne modifie ni n’altère ni ne subvertit la « sécurité des États » : elle l’abolit. De même que la guerre totale avait indifférencié la guerre et la paix, la défaite et la victoire, de même la guerre dans l’espace-temps virtuel arase-t-elle toute limite conventionnelle et toute délimitation possible de cette valeur éminemment politique qu’est la sécurité. Ludendorff signalait la rupture avec Clausewitz ; la « guerre hors limites » signale, elle, la rupture avec Hobbes (le premier penseur à avoir proposé une définition juridique et anthropologique de la sécurité, que le citoyen obtient du souverain en échange de l’autorité absolue qu’il lui reconnaît). « Peu importe la façon dont chaque pays fait la sourde oreille face à la menace urgente de guerre non militaire, ce fait objectif exerce sa pression sur l’existence de l’humanité, en s’amplifiant selon ses règles et à son rythme propres. Inutile de le signaler, car chacun pourra constater que lorsque l’humanité concentre son attention sur les appels à la paix et à la limitation des guerres, beaucoup d’éléments qui constituent à l’origine une partir de nos vies paisibles commencent peu à peu à se transformer en armes meurtrières nuisibles pour la paix » (p. 187). Certes, c’est la Chine qui, dans de telles phrases, défie sans fard la pax americana et dénigre son internationalisme wilsonien. Vues d’Europe, elles ne s’en vérifient pas moins de la manière la plus crue : les valeurs d’insécurité répandues depuis quelques années par la conduite de la « guerre au terrorisme » aboutissent à la longue à l’érosion spectaculaire des principes fondateurs de la cité républicaine (généralisation des mises sur écoutes téléphoniques, vidéosurveillances en tout genre, trafics clandestins des banques de données, biométries médico-policières, etc.). À l’extension des « guerres sales », pratique pirate de francs-tireurs démunis en zone de paupérisation intense, fait donc pendant celle de la guerre d’en haut, celle menée contre les fondements institutionnels de la sécurité en tant que conquête éminente des Temps modernes – lutte menée, bien sûr, au nom même de la sécurité.
C’est là, très exactement, qu’il est temps de prendre nos deux colonels chinois en flagrant délit de double langage : « Les menaces nouvelles exigent une nouvelle conception de la sécurité nationale et celle-ci exige à son tour que les militaires élargissent leur champ de vision avant d’étendre leurs victoires » (p. 188). Eux-mêmes ne viennent-ils pas de montrer que, de sécurité nationale, il n’y a plus que sous les espèces de la sécurité impériale et cybernétique ? Eux-mêmes ne viennent-ils pas de montrer que les militaires ne sont pas des guerriers traversant le théâtre de la guerre avant de rentrer dans leurs foyers de citoyens – mais des ingénieurs et des techniciens qui légitiment tout ce qui leur semble efficace ? Et jugent efficace tout ce qui leur paraît susceptible de bricolage, puces électroniques, colonies bactériennes, manipulations génétiques ou monétaires, crétinisations médiatiques et publicitaires ?
Notre sécurité avait-elle déjà connu pareil danger ? Nous habitons désormais l’état d’urgence à plein temps. Situation extrême et exceptionnelle il y a encore un siècle, et que nous avons littéralement domestiquée. Pour cette raison même – cette familiarité –, nous ne la reconnaissons plus. La « guerre hors limites » donne ainsi à voir et à vivre le vrai péril : la perte du discernement qui faisait de la stratégie une vie politique par excellence.
J.-L. Evard, 22 juin 2013

lundi 10 juin 2013

L'horloge à reculons

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Sous quelles formes d’accélération de l’espace-temps, et par quelle inspiration la puissance de la durée nous fit savoir qu’elle se subordonnait désormais la puissance de l’étendue – pour quelles raisons à la fois mathématiques et poétiques la raison géopolitique dut procéder à sa révolution copernicienne et apprendre à mettre toute géographie (les trois dimensions de la mécanique) en rapport avec des synthèses ou des catastrophes du temps (le multidimensionnel quantique), nous en trouvons le récit sous la plume d’un jeune Allemand anti-hitlérien interné en 1940 au camp de Gurs, dans les Pyrénées-Orientales.
À la fin de l’hiver 1940-41, se sachant promis par Vichy à la Gestapo, Ulrich Sonnemann a pu faire négocier par des amis un visa d’entrée aux États-Unis. Il ne lui manque que l’argent indispensable aux multiples étapes du périple (rejoindre Marseille, puis l’Espagne, avant d’acheter sa place de passager sur un des rares transatlantiques assurant encore la traversée). Entre autres compagnons de baraquement (îlot J), il côtoie tous les  jours, et quelques officiers français tuant le temps devant un échiquier (où lui-même peut se flatter de quelque talent), et le groupe surnommé « les banquiers », les quatre internés les plus riches de cette communauté d’infortune. Parmi eux, un certain Gerson, joueur invétéré possédé par la passion du pari. Fin mars, Ulrich Sonnemann le défie : il parie, lui, Sonnemann, que bientôt l’Allemagne de Hitler, l’alliée de la Russie de Staline depuis l’été 1939, va se retourner contre elle et lancer ses armées contre l’Union soviétique. « À terme, Gerson ne jugeait pas aberrante l’idée d’une rupture du pacte Staline-Ribbentrop, mais pour l’année en cours, à plus forte raison d’ici au 1er juillet, elle lui paraissait d’un ridicule achevé. S’ensuivit le pari que, comme je m’y attendais il me proposa : 800 dollars contre un – il s’agissait du cours d’autrefois. » Près de trois mois plus tard, l’après-midi du 20 juin, « j’avais 800 dollars en poche ; Gerson n’hésita pas une seconde à me payer, le ton même de ses félicitations était sincère. Il y avait à cela une bonne raison : l’événement apportait avec lui la certitude pleine de toutes ses conséquences pour ceux qu’Hitler persécutait que celui-ci allait finalement perdre la guerre ».
Quelle intuition avait guidé le raisonnement d’Ulrich Sonnemann ? « Ce que j’avais découvert était quelque chose de bien simple. L’empire hitlérien ne frappait pas seulement tout autour de soi mais encore, et l’on ne risquait pas de forcer la lettre de l’image, frappant à la ronde il était bien loin d’improviser mais suivait dans l’espace géographique une direction planimétrique : il frappait dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. De Vienne en mars 1938 en passant par Prague un an plus tard, par Varsovie en septembre, le Danemark et la Norvège en avril 1940, jusqu’à la grande offensive sur le front ouest, quelques semaines plus tard, contre la France et les pays du Benelux, il suivait là plus qu’un simple mouvement circulaire – dans le sens inverse des aiguilles d’une montre ; ce mouvement justement, cette unité d’espace et de temps, on ne pouvait le saisir adéquatement qu’en tenant compte de son accélération, au joug de laquelle il était soumis selon une nécessité apparemment aussi stricte et inconsciente qu’à la force d’attraction des lointains espaces. Et comme pour accroître encore la prévisibilité de ces interventions, elles se caractérisaient par l’intervalle de temps de plus en plus court qui les scandait régulièrement – sur la carte d’Europe, on pouvait à chaque fois  repérer quelque chose de plus que le futur objectif de cette progression. Que l’offensive sur le front ouest fût loin d’y mettre un terme, on pouvait d’ores et déjà s’en aviser ; avec l’attaque allemande en Libye – le mois précédent, Rommel venait de déclencher son offensive et la développait –, cette progression manifestement circulaire, devenue spirale entretemps, était revenue sur son flanc méridional ; tout imminente, sa phase prochaine devait être le sud-ouest, la Yougoslavie ou  la Grèce, puis tout de suite après elle devait reprendre son cap vers l’est : cette fois, par-delà la Pologne – et la spirale serait alors complètement dessinée » (cité d’après la traduction française parue en février 1990, Le Château-Lyre 2).
Schématisé à son extrême, le raisonnement revenait donc à décrypter le sens, l’orientation géographique de la stratégie allemande et à interpréter la carte ainsi obtenue comme la métaphore d’une ligne de temps : le « sens inverse des aiguilles d’une montre », cette image digne du meilleur Edgar Allan Poe, n’indique pas tant un simple renversement (une carte de jeu ou un gant qu’on retourne, l’envers d’un miroir, la face cachée de la Lune et autres variantes enfantines de la superposition qui, en géométrie euclidienne, définit a priori l’égalité des corps et l’identité des grandeurs) – qu’elle ne signale une contraction des durées, comme le confirme du reste la figure finale de la spirale, schéma géométrique commun aux cinétiques en tout genre et au principe énergétique de toute montée aux extrêmes (la spirale figure en effet avec une précision toute classique les polarisations et dépolarisations des champs magnétiques dont l’extension se convertit en intensités, la stabilité immobile en mobilités discontinues). Et la métaphore de la montre montrant comment la guerre en cours « renverse » littéralement le cours du temps, n’emprunte pas seulement aux accessoires de la meilleure poésie surréaliste : elle ravive aussi de vénérables intuitions eschatologiques, à commencer par la tradition de l’apocalypse. (Or toute apocalypse se fonde sur un même motif invariant : l’espace n’est que du temps « au ralenti », une dilatation du temps s’éloignant irréversiblement de son noyau de vide pour se figer dans la matière étendue – inversement, le temps, en s’accélérant et en se condensant, trahit et inverse la contraction corrélative de la matière dont il s’émancipe pour revenir, avec elle, à son mode d’énergie « pure », c’est-à-dire déliée de ses stases d’étendue, livrée à son immémorial et à son incommensurable quantique.)
L’audacieuse intuition d’espace-temps qui, en juin 1941, permit à Ulrich Sonnemann de franchir l’Atlantique… à temps compte au nombre des très riches heures de l’imagination cosmologique la plus libre et la plus fidèle – elle vaut pour l’intelligence géopolitique ce que la pomme de Newton donna à l’astronomie ainsi étendue d’un coup à l’ensemble du ciel étoilé (visible et invisible), ou ce que la plastique des gouttes d’eau enseigna à René Thom de la précipitation catastrophique des processus physiques ou biologiques. Que dans le même camp de Gurs, à quelques mètres du baraquement d’Ulrich Sonnemann, une autre intelligence prophétique guettât aussi le moment propice de l’échappement – j’ai nommé Hannah Arendt –, voilà qui ne dépare pas les péripéties de cette intuition exceptionnelle de l’époque par elle-même (car je pose en thèse que les deux moments ne se séparent pas : comprendre le nouvel espace-temps géopolitique et comprendre l’institution totalitaire de la société.)
Pour en approfondir la leçon, qu’il nous suffise d’abord de retenir une règle générale (dans le phénomène extrême, apprendre à lire le processus banal dont le sens profond n’apparaît précisément qu’à ces limites) ; ensuite, de nous familiariser avec ces métamorphoses et ces métastases de l’espace-temps. Elles nous enseignent le nouveau monde où nous vivons depuis quelques générations : depuis que le régime des durées catastrophiques (aléatoires, explosives, virtuelles, répétitives, etc.), fondé sur l’industrie hertzienne de la communication ondulatoire et numérique, a réduit notre espace géographique – notre niche  – à une quantité négligeable.
J.-L. Evard, 10 juin 2013

samedi 1 juin 2013

Nanosphères

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Bout à bout, depuis un an, La Quinzaine géopolitique construit une hypothèse : dans l’espace-temps géopolitique, l’espace ne décrit plus qu’une fonction résiduelle d’un enchaînement d’accélérations successives de l’existence historique. Notre tout premier billet (16 mars 2012) revenait sur les figures de l’« accélération » de l’histoire popularisées par Daniel Halévy et son livre fameux de 1948. Au moment d’inaugurer, il sied d’honorer d’abord ses dettes.
Voici quelques jours, découvrant l’essai récemment paru de Georges Sebbag, Les Microdurées (éditions de la Différence, 2012), nous y lisions ceci : « On se convainc vite, en comparant les chiffres, que la Terre est aujourd’hui six fois moins étendue qu’en 1850 puisqu’elle est six fois plus peuplée qu’alors » (p. 29) – et ceci encore : « En quoi le “sans fil” du télégraphe et du téléphone du XIXe siècle, et, à plus forte raison, le “sans fil” de la radiodiffusion, de la télévision, de l’internet ou du téléphone portable d’aujourd’hui, en quoi donc le “sans fil” de la technique a-t-il pu mettre KO l’image classique et moderne du fil du temps ? Proposons quelques éclaircissements : 1. La transmission sans fil, à l’aide d’antennes terrestres ou satellitaires, déconnecte complètement le temps de l’espace. La transmission instantanée d’un événement en direct autonomise radicalement le temps. Par exemple, dix événements contemporains peuvent coexister simultanément sur un même écran. Bref, on peut dire de l’espace et du temps, les deux formes pures de la sensibilité selon Kant, que l’un est réduit à la portion congrue et que l’autre prend son essor ou son envol. 2. Si l’on ajoute à la transmission sans fil tous les supports d’enregistrements propres au cinéma, au disque ou à l’ordinateur, alors les trois modalités du temps – le passé, le présent et le futur – deviennent des entités maniables et des objets interchangeables » (p. 16-17).
De ce bilan lui-même compact, que retenir d’essentiel ? Qu’il nous permet de prendre congé définitif de la thèse d’école des accélérations de l’histoire (D. Halévy), qu’il nous montre en quoi elle occulte désormais l’événement déterminant de la « déconnexion » de l’espace et du temps – et en quoi cet événement vaut à la fois comme phénomène technique, médiologique et comme avènement d’une tout autre logique, puisque nos sens ont déjà commencé de s’accommoder à la nouvelle réalité empirique et instrumentale de la fabrication de l’espace-temps « sans fil ». Évidence empirique sur laquelle se fondaient déjà, dans les années 1980-2000, les travaux de Friedrich Kittler.
Pour bien rendre et faire valoir la coupure ici en jeu, revenons d’abord sur le modèle classique de l’accélération, celle-ci ne supposant, par définition et par équation physique, qu’une réduction du temps de déplacement d’un mobile au sein d’un espace constant et invariable. C’est bien dans ces termes newtoniens purs que tel historien note en 1955 : « Aujourd’hui, où il importe de mesurer la vitesse de l’histoire, chaque cas observé doit être rapporté à un cas antérieur, afin de connaître les différences qui les séparent. C’est pourquoi il ne peut y avoir d’enquête sociologique contemporaine sans un minimum de sens historique » (Philippe Ariès, Le Présent quotidien, Seuil, p. 97). Autrement dit, la solidarité des modèles historiques et des modèles sociologiques, sur laquelle on insistait tant depuis Max Weber, avait eu pour motif sous-jacent de faire place à cette « accélération » présumée. C’est à elle encore que se réfère Raymond Aron quand il note en 1962 : « La sociologie est un intermédiaire indispensable entre la théorie et l’événement » (Paix et Guerre entre les nations, p. 26). Comparons les dates de ces propositions : de 1948 (D. Halévy) à 1962 (R. Aron) et au-delà, c’est bien la même génération intellectuelle (mais non pas biologique ni historique) qui raisonne dans les catégories spatio-temporelles enseignées par les premiers penseurs romantiques du déchaînement des vitesses de l’agir historique au sein de l’espace hérité depuis la fin du Moyen Âge. Aux historiens, les vitesses supérieures du défilement événementiel – aux sociologues, au contraire, les vitesses réduites. Toutes les Annales auront vécu de l’utilisation en règle de ce véritable tachymètre de la durée historique. (Mais non sans s’inquiéter, et à juste titre, puisqu’apparaissaient déjà de terribles adversaires : les journalistes, historiens impossibles puisque chroniqueurs de l’actuel donc de l’éphémère – les anthropologues de la post-histoire et des sociétés sans histoire.)
En peu de mots, G. Sebbag montre comment cette construction « kantienne » de l’espace-temps vient de nous tomber des mains : non, les durées ne se « réduisent » pas (à espace par ailleurs constant), elles se déconnectent – ce qui, décidément, est tout autre chose. L’image ainsi reprise au quotidien élémentaire du nouveau monde numérique (on est connecté ou on ne l’est pas – logique binaire) affiche aussi sa véritable ambition théorique : elle vaut hypothèse physique et cosmologique, celle selon laquelle la modalité binaire sensible de la connexion généralisée et du réseau de réseaux présuppose la rupture complète et non sensible des deux termes composants de la fonction espace-temps. Ce n’est pas ici encore le moment d’examiner du plus près cette intuition capitale  (il ne s’agit encore que de rassembler les éléments de la réflexion en règle), il s’agit bien plutôt, dans un premier temps, d’achever de la situer dans son époque : elle ne fait pas seulement objection rédhibitoire au thème romantique et newtonien de l’« accélération », elle en revient à la controverse feutrée qu’avaient entamée en leur temps Bergson, d’une part, et Valéry, d’autre part. Car les « microdurées » thématisées par G. Sebbag descendent en droite ligne de la « durée » bergsonienne, que Valéry le pythagoricien voulait réfuter au nom du caractère exclusivement introspectif (« subjectif »), donc non mesurable, du vécu bergsonien.
L’élément sans doute décisif de l’argument de G. Sebbag vient de ce qu’il n’oppose pas du tout le mesurable (Valéry)  et l’incommensurable  (Bergson), mais anticipe sur le moment déjà sensible où la possibilité même de toute mesure aura disparu : les « microdurées » ne proviennent pas seulement de l’atomisation (évidente) du temps techniquement retraité, mais résultent aussi du rétrécissement de la spatialité humaine pour cause d’envolées démographiques et d’urbanisation déréglée. Nous avons donc bel et bien changé d’époque, et d’urgence : s’annonce en effet, non pas la dissipation ou la dislocation du temps vécu sous la violence des accélérations cumulées, mais l’impossibilité potentielle de les contrôler (contrôle neuronal, d’abord, contrôle technique ensuite). Le maître argument de G. Sebbag n’est donc ni romantique ni bergsonien, mais pragmatique. Il vise le moment imminent du dérèglement endogène et perceptif du temps collectif (sensible dans des phénomènes comme le télétraitement informatisé des opérations boursières, cet Alzheimer de la monnaie électronique). Ce maître argument admet même une formulation mathématique précise : il revient à démontrer que l’espace-temps, qui fut, depuis les horloges du Moyen Âge, une fonction continue, est récemment devenu une fonction discontinue (celle propre à nos horloges atomiques et à plusieurs légalités biologiques). Cantor n’est pas loin.
Autant dire que cet argument, aussi sobre qu’un bilan clinique, concerne au premier chef notre propre recherche. Et la stimule.
J.-L. Evard, 1er juin 2013