jeudi 31 octobre 2013

Essorer pour penser


Dans Judaïsme au présent, paru en 1987 (la traduction française date de 1992), le rabbin Emil Fackenheim s’interroge, au chapitre 9, sur l’expérience de la prière – quand il s’agit de « choses graves », de situations extrêmes. Il s’appuie, entre autres, sur le cas de la guerre, du combattant s’exposant à la mort : « Durant la Première Guerre mondiale, les soldats allemands devaient choisir entre deux livres à prendre avec eux sur le champ de bataille : la Bible, ou l’œuvre de l’athée Nietzsche, Also sprach Zarathustra (Ainsi parlait Zarathoustra). Il est peu probable que le haut commandement militaire allemand s’intéressât aux états d’âme des soldats allemands ; il ne recherchait qu’une seule chose : les  motiver à se battre pour la patrie ; et dans leurs vues, ils pouvaient indifféremment sacrifier leur vie avec ou sans Dieu. »

Lignes des plus édifiantes ! Grâce à elles, nous pouvons comprendre ce qui nous désarme tellement, aujourd’hui, dans notre propre conjoncture, dite à la légère de « retour du religieux ». Car une simple anecdote nous enseigne d’un seul vif éclairage dans quelle obscurité patauge le « haut commandement ».

Le haut commandement militaire, d’abord, qui, indifféremment, alourdit la besace du fantassin, soit d’une Bible, soit du livre dont l’auteur avait lui-même prévu de l’intituler « Le Cinquième Évangile » et n’en passait pas moins pour « nihiliste », ou « libre-penseur » – mais, quoi qu’il en soit sur le fond, l’état-major juge indispensable de munir le soldat d’un bréviaire, d’un viatique pour la foi et la conscience, remis officiellement par l’État : le fantassin allemand, apprenons-nous, part aussi en guerre comme fantassin chrétien ou, osons cette insolence : comme fantassin judéo-chrétien. (Et au Ciel où il apprend la nouvelle, Nietzsche, l’anti-Bismarck, s’est-il senti honoré ou ridiculisé ? Malin qui le dira.)

Le haut commandement théologique, ensuite, qui, en la personne d’un rabbin lettré plus que fin, ne juge pas utile de méditer l’évidence : si l’État harnache ses soldats d’un livre pieux (les Psaumes ou Zarathoustra, celui-là ou un autre, mais une lecture scripturaire obligatoirement), la guerre qu’ils mènent relève-t-elle alors de la politique religieuse de leur empire ? Ou bien mènent-ils, et même à leur insu, une guerre de religion ?

Passe encore que ni Moltke ni Ludendorff n’aient pris le temps de trancher la question. Ces stratèges s’en remettaient sans doute au jugement des experts (en août 1914, dans toute l’Europe et en Russie, les écrivains ne manquaient pas qui dissertèrent sur les motifs théologiques de la guerre des nations ou de l'apocalypse des empires). Qui se doutait alors que bien peu de temps après le grand ébranlement commencerait le siècle des « religions politiques », et que celles-ci, à commencer par le fascisme, se fonderaient d’abord sur le culte de la violence guerrière érigée en métal précieux des vertus civiques ? Culte d’autant plus tragique que la Grande Guerre avait justement annoncé la dépossession du guerrier sous l’effet peu héroïque de l’industrialisation de la guerre, laquelle rapprocha d’ailleurs l’ensemble des non-combattants aussi de la zone infernale des massacres mécaniques, balistiques et chimiques.

Qu’un demi-siècle plus tard l’équivoque ne soit pas dissipée chez ceux-là même auxquels s’imposent toutes les raisons les plus urgentes de faire la lumière sur le malentendu premier – voilà qui ne peut qu’intriguer. L’équivalence fabriquée à la louche par l’intelligence militaire et politique entre des littératures baptisées religieuses pour la même raison qui fait dire « musique » la chamade ou la diane des casernes, ce catalogage relève de la logique des ratons laveurs chers à Prévert – et du quotidien forcément expéditif des escadrons et de leurs subrécargues. L’historien profite de l’aubaine : il note qu’en 1914, et en terre luthérienne, la sécularisation est cause et chose encore si confuse que les plus hautes autorités ne voient pas malice au clair-obscur du sacré et du profane. Mais le philosophe en fait autant, et il note qu’un homme de foi, un rabbin né en Allemagne et rescapé de la Shoah, ne sourcille pas, lui non plus, quand, plus de soixante ans plus tard, il voit l’intelligence militaire allemande de 1914 mettre à égalité tant d’incompatibles. Un tel homme a toutes les raisons de se demander pourquoi, à défaut de la Bible, Nietzsche, en 1914, doit garnir le havresac d’un soldat (allemand) ; et de se demander, devant le fait en question : « Politique religieuse ou religion politique ? » Mais cet homme peut, faut-il croire, s’en passer.

Je ne m’attarde sur le cas d’Emil Fackenheim que pour une seule raison : sa parfaite valeur d’exemple dépourvu de toute fioriture. N’en sommes-nous pas, aujourd’hui, au même point d’ignorance, de perplexité et d’incertitude que lui ? (Un cas flagrant : celui d’un des spécialistes reconnus des « religions politiques », Emilio Gentile, dont l’ouvrage de 2001 traduit en français en 2005, Les Religions de la politique, ne distingue jamais entre lesdites « religions de la politique » et les « religions politiques ».) Et cette ignorance, cette perplexité et cette incertitude, égales à elles-mêmes de génération en génération, ne sont-elles pas la raison massive, voire unique, de nos pataugements sans fin dans les brouillards épais des nouvelles guerres… que, hélas, il faut dire, par défaut, « de religion » tant qu’une tête bien faite n’aura pas réduit l’équivoque ? épuré les concepts ? nettoyé le langage ?

Cela ne va-t-il donc pas de soi : quitte à devoir vivre en animal de conflit, ne serions-nous pas bien avisés de donner à nos conflits leur nom juste et leur juste nom ? de cesser de faire passer Nietzsche pour un athée, à la manière simpliste du père Henri de Lubac s. j. ? de les nommer, ces conflits, selon leur nature véritable, et d’accroître ainsi nos chances de les conduire en loyaux adversaires instruits plutôt qu’en fielleux ennemis ignares ?

J.-L. Evard, 31 octobre 2013

lundi 21 octobre 2013

Court-circuit


Un signe infaillible des hautes tensions affectant les États-Unis depuis le début du second mandat Obama mérite réflexion : le blocage possible du budget fédéral en janvier prochain et l’interminable prise en otage des services secrets américains par la nébuleuse Snowden & Cie  cristallisent des conflits pour le moment sans rapport l’un avec l’autre, à une exception près : les munitions utilisées par les adversaires, qui, pour se battre les uns intra muros (le tea party contre la Maison-Blanche), les autres à l’échelle planétaire des fuites organisées avec méthode par l’ancien agent secret devenu transfuge, ces munitions utilisent dans les deux cas la même substance immatérielle, à savoir la monnaie électronique. Discorde dans la cité, discorde dans l’empire : deux échelles de pouvoir, mais éprouvées par un désordre de même nature.

Les crédits refusés au gouvernement de Washington par la droite républicaine valent emploi de l’outil monétaire comme arme politique – outil fiduciaire qui, depuis bientôt trente ans, a modifié son support matériel, puisqu’au papier-monnaie jusque-là seul médium des opérations bancaires s’est ajoutée leur écriture électronique, et qu’elle a pris le dessus – comme l’a confirmé le déroulement des crises boursières, bancaires et budgétaires de ces dernières années, partout dans le monde. Nixon avait émancipé le « billet vert » de toute couverture-or, la révolution électronique a fait le reste : le « billet vert » s’est noyé dans les tornades d’octets et de mégabits.

De son côté, la pression exercée par l’avalanche Snowden sur l’empire américain exprime crûment le potentiel politique véhiculé par les flux électroniques toujours plus intenses que la troisième révolution industrielle, leur matrice, fabriqua et généralisa, dès les années 1940-50. Après l’arme du coke, du fer, de l’or noir, voici venue l’arme électronique, par qui les scandales déboulent, déferlent et déciment. Ses pouvoirs de guerre au sens large du terme, elle les révèle avec fracas sur écran : écrans vides du Trésor fédéral américain menacé de faillite, écrans toxiques qui éventent les secrets et les arcanes de l’État. La monnaie comme flux électronique (en panne à Washington), et inversement : les flux électroniques comme flash et comme scoop, outing géopolitique universel, arme du chantage dans la guerre sale qui oppose civils et militaires, Atlantique et Pacifique, décideurs et quatrième pouvoir. À cette réversibilité des flux tantôt monétaires tantôt électriques, à ce court-circuit des deux fonctions du même dispositif, il n’y aura pas de Benjamin Franklin qui puisse opposer quelque paratonnerre. (Ou plutôt : Snwoden ne nous annonce-t-il pas le retour de Benjamin Franklin ? comme si, fâché, le parcimonieux bonhomme revenait débrancher son invention et châtier ceux qui ne surent pas en faire bon usage…)

Coke ou fer, pétrole ou kilowatts : solides, fluides ou électriques, ces substances nous résument l’histoire de l’hégémonie depuis le premier jour de la première révolution industrielle. Le coke permet à l’Amirauté britannique de motoriser la première toute la marine de guerre britannique déjà championne des mers ; le fer lorrain empoché par Bismarck en 1871 met l’Allemagne à égalité de puissance industrielle avec la Grande-Bretagne dès 1905, l’or noir texan et saoudien propulse les États-Unis à la tête des grandes puissances thermo-industrielles. Chacun comprend aisément que le règne de l’électronique promue en « matière première », en manne du nouvel ordre numérique ne prolonge pas cette généalogie, mais la réoriente (les flux électroniques ne relèvent pas du règne des matériaux, solides ou fluides), et que, pourtant, le potentiel et les fonctions politiques des flux électroniques relancent la problématique de l’armement de l’empire. Comment mieux élucider le continu et le discontinu de cet événement capital ?

Certes, en termes de physique, on doit d’abord reconnaître ce qui oppose des matières (des minerais, des huiles) à des énergies (des flux, des tensions : l’électricité, par nature, est un infini, indifférent à ses « réserves » puisque tout mouvement, à quelque échelle que ce soit, en produit et en dissipe, et que l’on peut en produire à volonté). Mais nous concerne moins la différence physique de ces substances entre elles que celle de notre rapport technique à elles : en réalité, l’électricité (et sa postérité électronique) couronne l’histoire de notre pouvoir sans cesse accru de transformation des matériaux – elle augmente donc, et de beaucoup, notre pouvoir de transformation des sources d’énergie en énergie (stockée, puis distribuée, puis dissipée). Poussons le raisonnement jusqu’à son terme : l’électricité a autant bouleversé notre relation matérielle au monde que, pour sa part, l’écriture alphabétique l’a fait de notre inscription symbolique en lui. Pour vingt-quatre lettres, une infinité de phrases écrites à la disposition d’une infinité d’hommes… Si l’alphabet opère comme la plus pure électricité de notre langage, alors l’électricité opère de son côté comme l’alphabet éminent de tous nos matériaux. Même condensation du dispersé, même fluidité, même alchimie : de Novalis à Raoul Dufy et Francis Ponge, les poètes ont su mettre l’électricité à sa place véritable – de servante royale. Quant aux ingénieurs aussi, ils comprirent la nouveauté – et lui donnèrent un nom : « cybernétique », qui signale ce rapprochement du gouvernement des hommes et du gouvernement des choses.

En matière de transformation de ces sources d’énergie, l’inégalité entre utilisateurs (les grandes puissances et les autres) est donc bien moindre de nos jours qu’autrefois puisqu’elle porte sur une ressource moins inégalement distribuée que les matières premières : l’armement électronique demande moins d’investissements en tout genre que la conquête de champs pétrolifères ou la production de turbines. L’électricité a amené avec son règne massification et « démocratisation » de l’énergie. La raison de cette modification considérable ? À la différence des autres sources de l’énergie, l’électricité est elle-même la source et l’énergie, l’alpha et l’oméga.

À cet argument de l’inégalité, de rendement faible (c’est un argument économique, donc épicier) s’ajoute un argument à densité haute, un fait technologique (donc stratégique) : il ne saurait y avoir de monopole des réseaux numériques comme il y eut un monopole du contrôle des voies terrestres (empire romain, empire chinois) ou des voies maritimes (Venise, Londres). (Admettons même, par souci de rigueur, l’hypothèse extrême et quasi extravagante selon laquelle les États-Unis disposeraient d’un quasi-monopole, du Réseau des réseaux : même dans ce cas de figure, cette position ne saurait durer – de par la nature même du réseau en cause, qui, comme tout réseau monétaire pour conserver sa performativité, présuppose la pluralité de ses émetteurs-récepteurs. Ce que rappelle chaque jour la guerre informatique qui se répand partout, entre États et entre pirates.)

De là la véritable nouveauté qui, depuis quelques mois, apparaît au grand jour, et aux dépens directs de la puissance américaine. La voici aux prises à l’intérieur comme à l’extérieur avec les effets épidémiques et mimétiques de l’armement même qui lui avait donné jusqu’à aujourd’hui un avantage incomparable dans le champ des hégémonies. Les secousses systémiques qui nous attendent ne seront ni financières, ni économiques, ni politiques, ni psychiques, ni théologiques. Jamais paisible, l’heure de la fusion et du court-circuit de toutes ces causalités jusqu’alors dispersées et cloisonnées,  l'heure de la cacophonie sans rime ni raison a déjà sonné.

Jean-Luc Evard, 21 octobre 2013


dimanche 13 octobre 2013

Evangile du temps réel


Pour s’expliquer à lui-même le sens de son œuvre, il vint un jour à Arnold Schönberg une formule baudelairienne : « Je suis un conservateur qu’on a obligé de devenir révolutionnaire. » À lire les pages de l’entretien donné en août dernier par le révérend père de la Compagnie de Jésus devenu pape François – la revue Études vient d’en publier quelques extraits – on peut vérifier comment cette équation chimique vaut aussi bien à rebours, les effets seuls en différant sans doute.

Pourquoi François serait-il un révolutionnaire qu’on oblige à devenir conservateur ? Avec bonne grâce, il nous le dit lui-même en toutes lettres, en citant et en commentant une des maximes favorites d’Ignace de Loyola : "J’ai toujours été frappé", déclare François dès les premières lignes, "par la maxime décrivant la vision d’Ignace : non coerceri a maximo, sed contineri a minimo divinum est (« ne pas être enfermé par le plus grand, mais être contenu par le plus petit, c’est cela qui est divin »). J’ai beaucoup réfléchi sur cette phrase pour l’exercice du gouvernement en tant que supérieur : ne pas être limité par l’espace le plus grand, mais être en mesure de demeurer dans l’espace le plus limité. Cette vertu du grand et du petit, c’est ce que j’appelle la magnanimité. À partir de l’espace où nous sommes, elle nous  fait toujours regarder l’horizon. C’est faire les petites choses de tous les jours avec un cœur grand ouvert à Dieu et aux autres. C’est valoriser les petites choses à l’intérieur de grands horizons, ceux du Royaume de Dieu."

À y regarder de près, rien n’oblige le lecteur de cette devise bien frappée à associer à l’espace le maximum et le minimum dont elle calcule la plus haute valeur de rendement éthique (la vie divine). Ce que dit Ignace de Loyola s’applique tout aussi bien au temps, à la durée et signifie alors : il se condense plus d’intensité dans l’instant le plus bref que dans l’éternité illimitée.

Non seulement cette application à la durée de la fonction d’intensité de l’infiniment petit ne trahit-elle pas la lettre du texte source, mais encore s’inscrit-elle d’elle-même dans des siècles d’expérience mystique, bien connus d’Ignace, qui en cacha quelques joyaux dans les Exercices spirituels auxquels le pape François doit le meilleur de son éducation. Les trésors de méditation qu’on entrevoit ici s’offrent sans détour à qui, clerc ou laïc, veut y goûter autant qu’il le peut – comme y goûtent, dans l’apparent détour de la poésie, les lecteurs de Borges ou d’Emily Dickinson, ces grands phares d’éternité discrète.

Ce fut néanmoins la grande décision d’Ignace de Loyola, celle à laquelle doit toute son histoire tumultueuse la milice du Christ qu’il fonde après avoir été rejeté, à Jérusalem, de la vie monastique : ce que l’expérience mystique, depuis maître Eckart (et sans aucun doute depuis moult siècles très anciens), vouait au temps, le petit noble basque déclassé Ignace de Loyola le vouera à l’espace. La Compagnie de Jésus, par ses Constitutions, ne relève que de Rome (et d’aucun épiscopat ni d’aucune couronne) et opère ainsi comme une Internationale avant la lettre : espace romain de centralité impériale, mandant ses émissaires, ses courriers, ses provinciaux au-delà des frontières de l’empire, évangélisant du Japon au Paraguay. L’opération géopolitique ignatienne, dès le premier jour, a donc aussi une signification théologique précise, qui n’a pas échappé à la chrétienté de l’époque (celle des Grandes Découvertes et de la soudaine irruption européenne à la surface de la planète entière) : qui parcourt ainsi l’espace œcuménique renouvelle certes le geste paulinien fondateur d’investissement de l’empire et du monde païen, mais non sans en transformer le sens premier. L’Église paulinienne et pétrinienne ne s’institua dans l’empire romain que dans l’attente eschatologique du Dernier Jour : elle s’offrait tel un havre provisoire, un refuge de fortune que le règne imminent du Rédempteur rendrait inutile.

Ignace de Loyola risque la décision inverse : investir l’espace terrestre, s’étendre, arpenter l’étendue des peuples et des cultures, universaliser l’Occident (lui-même disloqué par les schismes et les hérésies en tout genre !) revient à déclarer révolue l’opération paulinienne (ou ses variantes, comme la prophétie johannique du prédicateur de Fiore). Le Dernier Jour ne viendra plus, le Grand Soir est passé, il faudra vivre ici-bas, apprendre à s’en contenter, cultiver son jardin. L’humanisme dit tardif, celui, entre autres, pratiqué par les ignatiens, provient de cette conversion désabusée des adeptes de la durée eschatologique en architectes de l’étendue politique. La Révélation et la Promesse s’effacent, au profit de la Puissance et de la Gloire. La Réforme luthérienne et calviniste avait porté le premier coup de ce grand et fatal désenchantement de la foi, la Contre-Réforme achèvera le travail et en confirmera l’efficacité. Qu’importe le dogme ? Ne compte ici, et pour toujours, que le concret de la sécularisation, œuvre commune des différentes confessions chrétiennes admettant désormais la parité institutionnelle du spirituel et du temporel.

L’héritage dont se réclame l’ignatien argentin devenu chef d’État et de l’Église peut-il servir à gouverner notre espace-temps, sujet, avec le nouvel ordre informatique et communicationnel, à une transformation aussi décisive et aussi irréversible qu’à l’âge des Grandes Découvertes ? La profession de foi des premiers jésuites (répudier la durée brève de l’attente eschatologique, se consacrer à l’exploitation de l’espace intercontinental), cette politique et cette théologie impériales ne pourront s’appliquer au monde qui vient qu’à la condition d’une seconde conversion : l’espace aussi, abandonner aussi l’espace (puisqu’il se ratatine sous la poigne électronique du temps réel et stratosphérique). Mais qu’est-ce qu’une religion de salut dépossédée de l’espace qu’elle avait investie après avoir perdu la maîtrise du Dernier Jour ?

Que le nouveau pape ignore cette urgence doit pour le moins nous paraître fort improbable. Qu’il juge devoir paraître ne pas s’en soucier doit nous intriguer.

Jean-Luc Evard, 13 octobre 2013

dimanche 6 octobre 2013

Filigrane de Spinoza


La Revue des livres de septembre-octobre 2013 publie deux textes d’un ton très vif, s’attachant l’un et l’autre à incriminer d’inconsistance et de perfidie l’essai de Jean-Claude Milner paru en mars dernier sous le titre Le Sage trompeur. Libres raisonnements sur Spinoza et les Juifs. Les arguments avancés s’additionnent, convergent, mais ne se confondent en aucun cas (même s’ils assignent l’entreprise herméneutique de Milner à son « conservatisme » politique et idéologique – hélas, un mot creux, une baudruche polémique qui grève la construction conceptuelle de nos deux critiques par ailleurs précis). Pour l’essentiel, le propos de Laurent Bove revient à exposer comment Milner torture le texte spinozien (le § 12 du chapitre III du Traité théologico-politique publié en 1670), et comment, pour ce détournement, il abuse outrageusement de l’autorité invoquée à titre méthodologique, celle de Leo Strauss. Quant à Ivan Segré, il s’insurge contre le surrationalisme, pour ainsi le dire, qui pousse Milner à faire de Spinoza l’adversaire intégral et emblématique de l’ensemble de la tradition religieuse juive.

La controverse qui se noue ainsi a certes des précédents (l’histoire de la philosophie contemporaine passe en partie par le mystère Spinoza), et Milner lui-même, dans les premières pages de son essai, en mentionne certaines au passage. Elle n’en présente pas moins, cette fois, un trait surprenant : bien que L. Bove et I. Segré raisonnent en partant de prémisses différentes (pour Bove, Milner opère en « faussaire » philologique ; pour Segré, il s’égare en terrain théologique, où il le dit incompétent), l’un et l’autre se gardent pourtant bien d’aborder, des deux arguments maîtres de Milner, le second – à savoir, le commentaire qu’il fait de la comparaison spinozienne des Juifs en diaspora avec les Chinois soumis à la domination mandchoue (« tartare », dit Spinoza). Les deux peuples – leur destin serait donc ici le même – ont été dépossédés de leur Etat et de leurs lois (les Juifs, en outre, de leur terre). Mais, pour « meubler » cette comparaison quelque peu inattendue, et peut-être grinçante, Spinoza rentre dans un détail – dans une apparence de détail.

Spinoza, en effet, et la chose paraît de fait étrange, vient à comparer le rite juif de la circoncision avec l’humiliation imposée par le conquérant mandchou au peuple chinois, le port d’une natte, en signe de servitude devant le vainqueur maître de l’empire (et lui, certes, abondamment chevelu). Et d’en induire qu’il y va là de la même technique de domination : « de même » que l’occupant « tartare » s’en prend symboliquement à la virilité des Chinois, « de même », avance Spinoza, les principes de la religion et le rabbinat hébraïques « amollissent » le cœur des Juifs en leur imposant un rite distinctif qui leur attire la « haine » des nations et les prive de toute puissance politique.

Dans ce très libre raisonnement de Spinoza, Milner veut reconnaître un raisonnement de Machiavel (« la religion affaiblit les républiques »). Il n’a pas tort, et son tort consiste pourtant à feindre de ne pas entendre que l’impuissance ici déplorée par Machiavel et Spinoza vaut en matière de politique, certes, mais par allusion (à peine voilée) à cette autre « puissance » qu’on appelle la virilité. Sur quoi Milner greffe ensuite son propre très libre raisonnement – dont nous traiterons une autre fois.

Mon propos du jour n’est en effet ni de rentrer à mon tour dans le détail du bien étrange argument de Spinoza ni dans l’argument au moins aussi étrange qu’en extrait de son côté Milner : je me demande bien plutôt pourquoi ni L. Bove ni I. Segré ne semblent avoir remarqué que réapparaît ici, à mots à peine couverts, un leitmotiv bien connu de l’obsession antisémite largement explorée dans La Recherche du temps perdu. Si «le» Juif et  «l'Homosexuel» y sont thématisés comme les deux cibles équivalentes de la même stigmatisation obsessionnelle, c’est que Proust aura poussé dans ses conséquences immédiates l’idée fixe plus ancienne du peuple juif « efféminé », telle justement qu’elle se formule en toutes lettres, ou presque, sous la plume de Spinoza. Au club des parias de l'histoire universelle, Juifs et homosexuels ont longtemps occupé la première place ex aequo : pas de nation pour les uns, pas de gender pour les autres native, natale ou sexuelle, l'Europe victorienne les plaça avec ostentation à parité de tare, couronnant là une tradition plus ancienne. Il n'y a pas de judéophobie y compris celle hitlérienne – qui ne campe le Juif en monstre sexuel, redoublant ainsi le grief de sa monstruosité théologique de peuple déicide.

Je n’évoque Proust qu’en passant et pour aller au cœur même du leitmotiv spinozien exploité par Milner mais occulté par ses deux critiques : du vivant de Proust mais en terre germanique, un autre écrivain, le Viennois Weininger, allait atteindre la célébrité en consacrant tout un chapitre de son ouvrage, Sexe et Caractère, à construire l’audacieuse équation des antisémites de salon : « Femme = Juif », « Juif = Femme ». De Spinoza à Weininger (en qui Freud reconnaissait un parfait représentant de la « haine de soi » juive), la différence tient à la nuance : de l’effémination suggérée par Spinoza, on passera, avec Weininger, à la féminité pure et simple. Qui veut s’en assurer peut lire Weininger dans le texte (la traduction française date de 1975), et le commentaire érudit qu’en a donné Jacques Le Rider en 1982 (Le cas Otto Weininger. Racines de l’antiféminisme et de l’antisémitisme). Le rapprochement s’impose d’autant mieux que Weininger avait hérité du sens spinozien de la nuance délicate : « Sexe et Caractère a montré que l’émancipation féminine n’a aucune chance de jamais se réaliser ; mais il accorde aux Juifs une chance d’accéder à l’humanité supérieure », note avec humour Le Rider. Quant à la fonction cardinale de cette métaphore des deux puissances (la sexuelle et la politique) dans la genèse de l’antisémitisme européen (non pas seulement l’antisémitisme de salon, mais celui de masse), c’est encore en terre germanique qu’elle se confirmera, à travers les écrits du président Schreber. En tradition islamique, la stigmatisation va droit au but, sans longs attendus obliques comme ceux de Spinoza visitant le Grand Mogol : el yahoud kif el mra, « Un Juif est comme une femelle » dicton tunisien de l'époque de la dhimmitude.

Restent à élucider deux questions. Pourquoi les deux critiques de Milner ont-ils jugé bon de ne pas aborder, ne serait-ce que par allusion, l’hypotexte sexuel placé en filigrane par Spinoza dans son texte théologico-politique (et ce bien que Milner lui-même commente longuement l’équivalence spinozienne des deux marquages, sexuels l’un et l’autre) ?

Je ne vois qu’une seule explication possible à cet étrange silence. Ils n’ont pas non plus remarqué, semble-t-il, l’usage que fait J.-Cl. Milner de la fameuse formule de Tacite exploitée par Spinoza : odium generis humani, « la haine du genre humain », écrit l’historien romain – formule que Spinoza s’approprie selon ses deux traductions compossibles, celui de la haine censée ressentie par les Juifs pour les nations et celui de la haine par eux endurée. On a rempli des bibliothèques entières de savantes dissertations consacrées à l’interprétation la plus juste à donner au texte de Tacite. Mais personne de sensé ne doute que, pour Spinoza, la lecture malveillante aux Juifs allait de soi (comme, très probablement, pour Tacite) : c’est elle qui oriente clairement l’ensemble du Traité théologico-politique et en dicte même toute la perspective explicite et implicite.

D’où ma question : pourquoi Jean-Claude Milner passe-t-il sous silence la judéophobie massive du texte de Tacite et le transfert de cet affect antijudaïque dans l’argumentation de Spinoza ? Car l’essai de Milner ne progresse dans sa propre argumentation, son « libre raisonnement », que d’admettre du tout au tout – oui, de valider et de faire jouer l’argument judéophobe de Tacite repris tel quel par Spinoza (« les Juifs sont haïs parce qu’ils ont haï »).

Après ces deux questions, une certitude, celle qui en découle. Milner vient d’atteindre, donc de franchir, une ligne de non-retour.

Jean-Luc Evard, 6 octobre 2013