Dans Judaïsme au présent, paru en 1987 (la traduction française date de
1992), le rabbin Emil Fackenheim s’interroge, au chapitre 9, sur l’expérience
de la prière – quand il s’agit de « choses graves », de situations
extrêmes. Il s’appuie, entre autres, sur le cas de la guerre, du combattant
s’exposant à la mort : « Durant la Première Guerre mondiale, les
soldats allemands devaient choisir entre deux livres à prendre avec eux sur le
champ de bataille : la Bible, ou l’œuvre de l’athée Nietzsche, Also sprach Zarathustra (Ainsi parlait Zarathoustra). Il est peu
probable que le haut commandement militaire allemand s’intéressât aux états
d’âme des soldats allemands ; il ne recherchait qu’une seule chose :
les motiver à se battre pour la
patrie ; et dans leurs vues, ils pouvaient indifféremment sacrifier leur
vie avec ou sans Dieu. »
Lignes
des plus édifiantes ! Grâce à elles, nous pouvons comprendre ce qui nous
désarme tellement, aujourd’hui, dans notre propre conjoncture, dite à la légère
de « retour du religieux ». Car une simple anecdote nous enseigne
d’un seul vif éclairage dans quelle obscurité patauge le « haut
commandement ».
Le
haut commandement militaire, d’abord, qui, indifféremment, alourdit la besace
du fantassin, soit d’une Bible, soit du livre dont l’auteur avait lui-même
prévu de l’intituler « Le Cinquième Évangile » et n’en passait pas
moins pour « nihiliste », ou « libre-penseur » – mais, quoi
qu’il en soit sur le fond, l’état-major juge indispensable de munir le soldat
d’un bréviaire, d’un viatique pour la foi et la conscience, remis
officiellement par l’État : le fantassin allemand, apprenons-nous, part
aussi en guerre comme fantassin chrétien – ou, osons cette insolence : comme fantassin judéo-chrétien. (Et au Ciel où il apprend la
nouvelle, Nietzsche, l’anti-Bismarck, s’est-il senti honoré ou ridiculisé ?
Malin qui le dira.)
Le
haut commandement théologique, ensuite, qui, en la personne d’un rabbin lettré
plus que fin, ne juge pas utile de méditer l’évidence : si l’État harnache
ses soldats d’un livre pieux (les Psaumes ou Zarathoustra, celui-là ou un autre,
mais une lecture scripturaire
obligatoirement), la guerre qu’ils mènent relève-t-elle alors de la politique
religieuse de leur empire ? Ou bien mènent-ils, et même à leur insu, une
guerre de religion ?
Passe
encore que ni Moltke ni Ludendorff n’aient pris le temps de trancher la
question. Ces stratèges s’en remettaient sans doute au jugement des experts (en
août 1914, dans toute l’Europe et en Russie, les écrivains ne manquaient pas
qui dissertèrent sur les motifs théologiques de la guerre des nations ou de l'apocalypse des empires). Qui se
doutait alors que bien peu de temps après le grand ébranlement commencerait le
siècle des « religions politiques », et que celles-ci, à commencer
par le fascisme, se fonderaient d’abord sur le culte de la violence guerrière
érigée en métal précieux des vertus civiques ? Culte d’autant plus
tragique que la Grande Guerre avait justement annoncé la dépossession du
guerrier sous l’effet peu héroïque de l’industrialisation de la guerre,
laquelle rapprocha d’ailleurs l’ensemble des non-combattants aussi de la zone infernale
des massacres mécaniques, balistiques et chimiques.
Qu’un
demi-siècle plus tard l’équivoque ne soit pas dissipée chez ceux-là même
auxquels s’imposent toutes les raisons les plus urgentes de faire la lumière
sur le malentendu premier – voilà qui ne peut qu’intriguer. L’équivalence
fabriquée à la louche par l’intelligence militaire et politique entre des
littératures baptisées religieuses pour la même raison qui fait dire
« musique » la chamade ou la diane des casernes, ce catalogage relève
de la logique des ratons laveurs chers à Prévert – et du quotidien forcément
expéditif des escadrons et de leurs subrécargues. L’historien profite de
l’aubaine : il note qu’en 1914, et en terre luthérienne, la sécularisation
est cause et chose encore si confuse que les plus hautes autorités ne voient
pas malice au clair-obscur du sacré et du profane. Mais le philosophe en fait
autant, et il note qu’un homme de foi, un rabbin né en Allemagne et rescapé de
la Shoah, ne sourcille pas, lui non plus, quand, plus de soixante ans plus
tard, il voit l’intelligence militaire allemande de 1914 mettre à égalité tant
d’incompatibles. Un tel homme a toutes
les raisons de se demander pourquoi, à défaut de la Bible, Nietzsche, en 1914, doit garnir le havresac d’un soldat
(allemand) ; et de se demander, devant le fait en question :
« Politique religieuse ou religion politique ? » Mais cet homme
peut, faut-il croire, s’en passer.
Je
ne m’attarde sur le cas d’Emil Fackenheim que pour une seule raison : sa
parfaite valeur d’exemple dépourvu de toute fioriture. N’en sommes-nous pas,
aujourd’hui, au même point d’ignorance, de perplexité et d’incertitude que
lui ? (Un cas flagrant : celui d’un des spécialistes reconnus des
« religions politiques », Emilio Gentile, dont l’ouvrage de 2001
traduit en français en 2005, Les
Religions de la politique, ne distingue jamais entre lesdites
« religions de la
politique » et les « religions politiques ».) Et cette
ignorance, cette perplexité et cette incertitude, égales à elles-mêmes de
génération en génération, ne sont-elles pas la raison massive, voire unique, de
nos pataugements sans fin dans les brouillards épais des nouvelles guerres…
que, hélas, il faut dire, par défaut, « de religion » tant qu’une tête
bien faite n’aura pas réduit l’équivoque ?
épuré les concepts ? nettoyé le langage ?
Cela
ne va-t-il donc pas de soi : quitte à devoir vivre en animal de conflit,
ne serions-nous pas bien avisés de donner à nos conflits leur nom juste et leur
juste nom ? de cesser de faire passer Nietzsche pour un athée, à la manière
simpliste du père Henri de Lubac s. j. ? de les nommer, ces conflits,
selon leur nature véritable, et d’accroître ainsi nos chances de les conduire
en loyaux adversaires instruits plutôt qu’en fielleux ennemis ignares ?
J.-L.
Evard, 31 octobre 2013