mercredi 20 février 2013

Le silence de l'autruche

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Aux petites raisons de circonstance qui président au silence massif où fait rage la guerre civile syrienne s’ajoute une grande raison, une raison d’époque, une raison souterraine donc, la seule qui engage la responsabilité entière de chacun, une raison souterraine et durable que la perception journalistique et journalière du prétendu « Printemps arabe » rend plus difficile encore à penser dans toute sa portée et son long terme.
Quant aux pays occidentaux (où l’industrie de l’opinion publique sait depuis longtemps comment se censurer elle-même), faisons provisoirement comme si les dirigeants de cette industrie se taisaient parce qu’ils partageraient la décision de non-intervention des politiques et l’appuieraient de cette manière tacite. Tablent-ils ainsi sur le « pacifisme », paraît-il, généralisé, qui, en mode passif, complèterait l’abstention active des Nations Unies ? Devant le paroxysme de violence en jeu, une telle hypothèse est si désobligeante pour l’entendement politique qu’elle ne saurait, si réaliste soit-elle sans doute, avoir ici le dernier mot (si les décideurs avaient décidé de ne pas intervenir, ils diraient d’ailleurs pourquoi, ou le feraient dire). Laissons aussi de côté la question de la chape russe posée sur la région syrienne, ce bastion proche-oriental de l’ex-glacis et de son limes. Demandons-nous donc plutôt à quoi pense le reste du monde arabe : il sait que cette guerre féroce a commencé en même temps que le « Printemps arabe », et que les clefs du dénouement se trouvent dans cette simultanéité et en elle seulement. C’est elle qui, silencieuse, inaperçue, en dit le plus long, comme tout signe d’histoire authentique.
Dans le long terme, à portée longue (celle des générations humaines), la solitude des sunnites syriens en guerre avec l’appareil alaouite trouve là sa véritable explication : la perception sentimentale et mièvre du « Printemps arabe », largement dominante à l’Ouest, cache depuis le premier jour que le monde arabe ne s’est pas tant scindé (entre une moitié « laïque «  et « moderne », d’une part, et une moitié « religieuse » et « traditionaliste », d’autre part), qu’il ne se divise bien plutôt sur les proportions de religion nécessaires à une société et sur le sens même de son institution religieuse, quelle que soit la religion considérée. Le tournant pris depuis quelques mois en Tunisie et en Egypte (où l’événement capital du ralliement unanime de l’armée aux Frères musulmans n’a pas fait autrement l’objet des commentaires qu’il appelait), la grandissante pression salafiste en Afrique noire, la stabilisation du régime iranien – ces moments d’actualité convergent et indiquent ensemble que le monde arabe, à sa manière, aborde la même époque que l’Occident : non pas tant le « retour du religieux » formule de pacotille – mais la réapparition des religions politiques. (Pourquoi dis-je : « apparition » ? Pour la raison que leur première apparition s’était produite sous le signe du politique comme religion et avait débouché sur l’ère totalitaire, tandis que, à l’échelle du monde arabe et asiate où des branches entières de l’islam se font la guerre, la question inverse se pose, celle du religieux comme politique. La réapparition dont je parle n’a donc rien à voir avec une répétition : elle se propose au contraire une composition différente du même corps hétérogène où veulent s’articuler le religieux, d’essence rituelle, et le politique, d’essence technique.)
Ainsi s’explique la solitude des sunnites syriens. Ils luttent dans l’œil du cyclone. Autour de ce point médian du déchaînement de la question, des scènes nombreuses – des régions diverses – l’interprètent, la relancent, la ressassent, à seuil fragile de conflictualité (degré maximal dans le cas pakistanais, degré élevé dans le cas égyptien ainsi que, voilé jusqu’à maintenant, dans le cas jordanien) – à seuil bas dans les cas turc ou marocain.
Or, de toute évidence, la réapparition du théologico-politique engage aussi tout l’Occident. Historiquement, il en fut la scène première et primitive. Il a donc toutes les raisons de ne plus jouer à l’autruche, comme le lui enseigne d’ailleurs chaque jour la même réapparition du théologico-politique, à visage découvert… en Israël. Le temps presse.
J.-L. Evard, 21 février 2013

mardi 12 février 2013

L'athlète du Vatican

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Nanni Moretti avait intitulé son film de 2011 Habemus papam. Michel Piccoli y tient le rôle d’un cardinal élu au trône de saint Pierre. Cette consécration inattendue le contrarie au point qu’il commence par la décliner, mais avec une maussaderie trop capricieuse pour convaincre ses pairs (peut-être soulagés de voir le fardeau s’éloigner d’eux). Un soir, notre homme, plutôt que, contre trop bonne fortune, de faire bon cœur, se rebiffe, s’éclipse, fugue, se réfugie incognito dans quelque hôtel romain qui héberge une troupe de joyeux acteurs et de jolies actrices en tournée. Ses conseillers l’y retrouveront attablé avec ses nouveaux amis, déclamant avec eux le répertoire de sa jeunesse ainsi retrouvée. On finira donc par le laisser en paix. Le bon vieux, rassuré, pourra, comme toute âme souffrante, s’abandonner soulagé à la paralysante crise d’indécision qui l’avait envahi sur le tard. Happy end, Bartleby réconcilié avec lui-même.
Après coup, la prescience pénétrante de Moretti nous rappelle pourquoi il vaut souvent mieux consulter la subtilité des grands poètes que celle des grands stratèges. (Et Benoît XVI le premier, en se comportant aussi simplement qu’un dirigeant d’entreprise ou qu’un champion sportif atteints par la limite d’âge ou du grand âge, nous suggère qu’il a vu le film de Moretti et médité sa leçon : ce qui est drôle sur l’écran, un vieillard coincé comme un môme dans le mensonge des formes rituelles et apaisé par celui de la commedia dell’arte, se fait sérieux quand un pape réputé conservateur rigide résilie son mandat tel un véritable révolutionnaire du droit canonique.) Dès qu’un événement politique échappe à sa vulgarité constitutive pour se charger de significations profuses qu’il ne maîtrise pas et qui provoquent aussi simplement toute conscience, il devient un événement poétique : un haut fonctionnaire de la catholicité, Allemand devenu cardinal et cardinal promu pape donc titulaire en chef des charismes de l’Église d’Occident, « démissionne » comme l’administrateur de n’importe quelle entreprise profane. Sur le visage creusé du grand vieillard, on reconnaît le masque des monarques de Shakespeare à bout de forces et de solitude. Celle du coureur de fond résolu à ne pratiquer ni doping ni lifting. L’anti-Berlusconi.
En répétant en apparence le geste de son prédécesseur Célestin V, Benoît XVI n’en prend pas moins une initiative sans précédent : avec l’aide fraternelle de Moretti et de Piccoli, ces très fins psychologues, il précipite, en bon révolutionnaire conservateur, la crise interminable du principe d’autorité – et Dieu sait l’efficacité du Vatican en la matière ! Il n’y a rien d’aussi salubre qu’une idole ou une star se déshabillant hors toute étiquette devant ses serviteurs, les  tièdes et les fervents. Spectacle aussi violent que celui de tout désenchantement, mais spectacle pacifique. Chez les psychanalystes, on parlera de contre-transfert réussi. Chez les politiques, d’un sens heureux de l’opportunité. Et chez les musiciens, d’une exécution irréprochable.
J.-L. Evard, 12 février 2013