Quand l’armée allemande envahit la Pologne, le 1er septembre
1939, il ne s’en faut que de quelques jours que Freud n’en soit pas témoin, qui va mourir, le 23 septembre, à Londres. Dates et lieux
remarquables : le IIIe Reich, avorton nationaliste et
racialiste de l’empire carolingien, rallume en 1939 la guerre des empires
suspendue en novembre 1918, Freud ayant trouvé refuge en 1938 dans la métropole
de l’empire victorien après que, sur intervention personnelle de Mussolini
auprès du chancelier allemand, il a été relâché par la Gestapo de Vienne. Ses
derniers jours ne touchent pas seulement aux premières heures de la guerre
mondiale recommencée, ils récapitulent et condensent tous les moments décisifs
d’une carrière mentale et poétique d’adversaire
farouche de la forme empire de son
époque. L’histoire de la psychanalyse et le projet freudien ne font sens
profond qu’à la lumière du défi jeté à la simple idée d’empire, consciente et
inconsciente, dès les premiers travaux du jeune médecin.
Délimiter, desserrer et régler l’empire de l’inconscient
sur la vie du désir : l’objectif de la psychanalyse n’admet pas simplement
qu’on le rapproche, comme par astuce frivole, de son équivalent géopolitique,
le duel de la cité (Athènes contre les ennemis perses) et de l’empire (Athènes
contre les voisins grecs) – il exige ni
plus ni moins cette analogie. Freud lui-même y a insisté sans ambiguïté, en incriminant
ou en suspectant la légitimité de tous les grands empires de son époque.
Pourquoi n’a-t-on pas encore scruté de près cette constante de son œuvre ?
De toutes ses ingérences, la plus connue visait l’empire
américain. « Je leur apporte la peste », affirme-t-il à Jung peu avant
de débarquer à New York pour un cycle de conférences. Aux États-Unis il vouait
de longtemps une attention particulière : écrit en anglais et à quatre
mains avec un ambassadeur américain apparemment très en froid avec sa propre
administration, son Portrait
psychologique du président Woodrow Wilson n’en fait pas mystère, lui,
Freud, « doit commencer […] par l’aveu que la personne du Président
américain, telle qu’elle s’est élevée à l’horizon de l’Europe, m’a été, dès le
début, antipathique, et que cette aversion a augmenté avec les années à mesure
que j’en savais davantage sur lui et que nous souffrions plus profondément des
conséquences de son intrusion dans notre destinée ». Le Viennois dont la
Maison-Blanche avait ruiné l’empire – la maison de Habsbourg s’effondrant en
1918 devant les armées des pays fondateurs de la Société des Nations – ne nous
concède pas seulement, et volontiers, qu’il est juge et partie, psychohistorien
partial, presque vindicatif : sans ambages, il nous dit pourquoi. Wilson a
détrôné les Habsbourg. Seconde mort de Charles Quint. L’Autriche loyale prend
le deuil. On nous prend le roi, je leur envoie le ça.
Mais Freud, comme chacun de nous, se partage entre
plusieurs appartenances. Sujet de l’empereur François-Joseph humilié par le
Nouveau Monde qui fait s’écrouler les vieux empires, Freud le Juif de Moravie
est aussi opprimé par cette couronne,
et plus encore dans ces années de genèse des premiers mouvements antisémites
virulents. Dans sa somme superbe, Vienne
fin de siècle, Schorske, l’historien, a reconstitué ce que l’invention de
la psychanalyse dut à la marginalité involontaire de son fondateur dans le milieu
médical et universitaire. L’inconscient et ses ruses furent choisis par Freud, dit Schorske, comme
le talon d’Achille des sciences de son temps, mais aussi de l’establishment austro-hongrois.
Choisis ? Oui, car transformés en thème d’une interprétation subversive
qui est aussi une méthode
thérapeutique. Cette « subversion », Freud l’a lui-même rattachée à
l’esprit de sédition qui l’anime dans ses jeunes années : « comment
m’imposer, moi juif, dans ce milieu non juif, souvent hostile et toujours
discriminant ? » Composante « punique » de la persévérance
de Freud : il s’identifie, se souviendra-t-il, à Hannibal, le « Sémite »
qui dispute à Rome l’empire de la Méditerranée.
Donc, encore un scénario d’empire, et à entrées
multiples : la Vienne des Habsbourg, par transposition, prend les
fonctions de la Rome antique ; sous le masque et le nom du héros
carthaginois Freud réparera le malheur des Juifs vaincus par Titus et insultés
par Karl Lueger, le candidat des antisémites à la mairie de Vienne. Freud, ici,
rêve à la manière de Disraeli écrivant Tancrède :
forcer l’empire (ici britannique, là germanique) à remettre le peuple juif dans
ses droits premiers. Et si l’empire y résiste, plutôt abattre l’empire – ou le
gouverner – que de se résigner. Ne daubons pas la résolution mise à exécuter ce
plan : entre les lignes, Freud comparera Wilson au président Schreber (le délirant que Freud
allait rendre célèbre en commentant ses Mémoires), car il ne doute pas – sous-entendu : « lui non
plus » – d’« entretenir des rapports personnels intimes avec le
Tout-Puissant ». Le wilsonisme comme psychose maniaco-dépressive ?
Il y eut donc bel et bien thème récurrent, et
d’intensité quasiment obsessionnelle dans le cas de Freud. Pour produire une
telle résonance, il fallait pourtant bien que ce leitmotiv engageât plus que sa
seule personne. Certes, la conscience juive, au cours du XIXe
romantique, avait cultivé ces figures allégoriques de la restauration du peuple
dispersé à la périphérie de l’empire (le Romancero
de Heine leur a servi de texte phare). Chez Freud, un élément de plus s’ajoute
au raisonnement : dispersé par un empire
(Rome), le peuple juif ne se rassemblera qu’en les combattant tous (représentés par le Capitole de
Washington DC mis au pilori par Freud). D’où ma question : entre l’empire
de l’inconscient et l’inconscient de l’empire, peut-on imaginer quelque
relation ?
Oui – et perverse sans doute.
J.-L. Evard, 26 novembre 2012