mardi 25 décembre 2012

L'équation grecque

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L’idée d’empire et ses traductions géopolitiques tracassent les philosophes depuis longtemps. Par la voix de Socrate, Platon se propose déjà une règle, une limite d’expansion territoriale à la cité : « tant que l’agrandissement ne compromettra pas l’unité de l’État [polis], qu’on l’agrandisse, mais pas au-delà » (La République, IV, 423b). Pour un Grec de sa génération, l’expérience récente a en effet acquis valeur de certitude inébranlable : face à l’empire perse plusieurs fois repoussé, la cité d’Athènes voit ses institutions confirmées comme un signe d’excellence – mais dans la guerre entre les cités grecques, elle se voit accusée par elles de les dégrader en sujets de son hégémonie. De cette époque date la grande perplexité de toute philosophie politique : pourquoi la même république connaît-elle deux existences de signe contraire, celle de la cité (expression géopolitique élémentaire : la boucle et le bouclier de ses remparts) et celle de l’empire (qui traverse, transgresse et soumet l’ailleurs) ?
Sous cette forme, amenée à son équation grecque la plus pure, la question nous hante fidèlement, y compris sur le mode de son déni : les États-Unis commencèrent leur carrière de puissance impériale au nom de la guerre aux empires et donnèrent même à cette conviction valeur doctrinale (l’« exceptionnalisme », Tocqueville passant pour avoir créé le mot, qui lui servait à évaluer le thème et le pathos américains de la Manifest Destiny ; mais l’« exception » qui nous intrigue n’a rien d’américain, qu’on pense au mythe panslaviste de la troisième Rome, où le nom propre qui signifie « hégémonie impériale » implique joliment que la puissance romaine ainsi revendiquée par Moscou via Byzance est légitime : Rome n’est pas une exception puisqu’il y en une troisième, Rome vaut règle ! Le nom propre sert ici une fonction inverse de sa fonction première : au lieu d’extraire un individu d’une série, il l’y inclut et le fond en elle – tous les peuples seraient « romains », ainsi procède l’exceptionnalisme de chaque nation, autrement dit le discours paranoïaque et bien rodé dans lequel toute cité déclare sa capacité à l’empire et la rationalise. « Moi seul je suis comme tous les autres » : limite pathologique de l’idéologie, son involontaire humour noir, celui pratiqué par les Hohenzollern quand ils revendiquaient leurs ancêtres… troyens).
       La question ici en cause a donc bien de quoi inquiéter la philosophie du politique. Elle rend compte d’une constante, jusqu’à maintenant inexpliquée, celle qu’en bonne rigueur platonicienne on énoncera ainsi : toute république (mode normal et réglé) est un empire en puissance (mode anormal et exceptionnel) – aucun empire ne peut se passer de se normaliser, en se présentant, contre l’évidence, comme la variante d’une loi universelle de la vie des républiques. Le modèle grec qui oppose la cité et l’empire les oppose donc mal (et en tout cas, Platon ici consulté) : il met au jour une déformation de la forme cité, à laquelle le mouvement de l’empire ne convient pas, mais il néglige le fait que cette déformation se répète avec régularité et, de plus, se dissimule avec efficacité dans un discours d’apparence rationnelle. Non seulement La République décrit un idéal de société close donc féroce (démonstration de Popper), mais encore Platon échoue-t-il à comprendre la réalité impériale que cet idéal d’ailleurs tyrannique est censé réformer. Épisode édifiant de mésentente du normal et du pathologique, des lois et du régime.
       Plutôt que de ruminer une question d’autant plus inquiétante que la philosophie politique, loin de l’affronter, la refoule, déplaçons-la. Lyotard, dans son Économie libidinale, interroge l’histoire des sciences, des mathématiques en particulier : « débordement continuel des définitions des objets mathématiques par de nouvelles imaginations qui non seulement étendent l’ensemble formé par ces objets à de nouveaux êtres, mais modifient complètement la nature de la mathématique » – et généralise ainsi, en citant Cavaillès : « Ce progrès est dans le temps ce qu’est dans l’espace de l’impérialisme le report des frontières de l’empire : déplacement d’une bordure (d’un abord) au-delà de laquelle il est convenu que c’est inaudible. Mais à peine le limes fixé, un franc-tireur, un chasseur noir, un voyageur solitaire revient et dit : c’est audible, voici comment […] Ces moments […] ne rabattent pas de l’inconnu sur du connu, ils font vaciller tout ce qu’on croyait connaître à l’aune de ce qu’on ne connaissait pas, un instant on entend parler barbare sur l’agora : ils sont à la science comme les derniers quatuors de Beethoven à l’harmonie » (p. 299-300).
       Quant à l’empire, de Platon à Lyotard, à quoi tient la différence ? À ceci qu’au lieu de ramener de l’inconnu à du connu (l’anomalie de l’empire à la norme de la cité), Lyotard pointe et retient le moment inintelligible, la dissonance, la déformation atteignant la limite « monstrueuse » de toute métamorphose.
De même désormais, dans ce Bulletin, notre travail pour les temps à venir : interroger l’idée d’empire non pas dans la perspective géométrique et fixe d’une forme anormale, mais dans la perspective mythologique et mobile d’une puissance multiple. Car nos conditions et notre puissance de vie ne nous deviennent intelligibles que moyennant double optique, celle de la topographie pour nos cités, celle de la topologie pour nos itinéraires. Nous vivons de deux systèmes de domination complémentaires : nous n’habitons pas l’espace-temps (fondation de la cité) sans le parcourir (pulsions d’argonautes). On n’habite nulle part sans savoir transhumer, on ne s’enracine pas ici ou là sans s’imaginer aussi au-delà. Les Grecs avaient l’illimité en horreur. Pour y vivre, et nous n’avons pas le choix, il nous faut les oublier. Difficile conversion. Mieux vaut pourtant l’anticiper que de risquer la rechute en barbarie futuriste ou impérialiste. Pour oublier les Grecs, il suffira de permuter les termes de leur énigme. L’empire forme géopolitique contre nature, démesure extravagante de la cité mégalomane ? Et si au contraire nos villes n’étaient que la forme arrêtée, transitoire, de nos transports ? La forme plastique de nos expéditions et de nos dispersions dans l’illimité de la durée ? Le XXe siècle a vu et fait coïncider la fin des empires et la genèse des mégalopoles – même horlogerie ! même paysage à horizon double ! Nos villes se lançant dans l’illimité démographique, à quoi bon conquérir le cœur des ténèbres où nous cinglons ?
J.-L. Evard, décembre 2012

samedi 15 décembre 2012

Sur la Terre comme au Ciel, et nulle part maintenant

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Une fois au moins, Ernst Jünger ne résista pas au plaisir de se répéter. L’Occident aura engendré trois merveilles d’égale dignité, note-t-il deux fois dans ses Journaux : la Royal Navy, l’armée prussienne et la Compagnie de Jésus. Mais à sa première mention, le 1er avril 1945 (Feuillets de Kirchhorst), cette trinité apparaît… quaternaire : « la flotte anglaise, l’État-Major prussien, l’ordre des jésuites, la ville de Paris. »
Savourer ce mot capiteux exige un peu plus de temps que ne semble d’abord l’indiquer le franc plaisir qu’il suscite. Il faut en effet de respectables ressources d’humour noir pour oser une telle liste quand on a combattu  comme officier allemand dans les deux guerres mondiales. Et le lecteur de Jünger imagine même ces ressources – inépuisables, s’il songe qu’au moment où l’auteur forme cette équation, à quelques jours de la proche capitulation allemande, l’armée prussienne en question a disparu depuis longtemps (et, le 20 juillet 1944, a de plus échoué à reprendre le pouvoir).
N’empêche, l’ex-nationaliste révolutionnaire et auteur des Falaises de marbre (livre qui lui vaudra de figurer sur les listes de suspects de la Gestapo) n’en allonge pas moins une botte quelque peu perfide aux deux corporations rivales des régiments berlinois (laissons ici la capitale française, parangon de la centralisation absolutiste et jacobine du pouvoir illimité qui fascine ici Jünger le révolutionnaire conservateur) : la Royal Navy n’a-t-elle pas disparu, elle aussi, à sa manière, quand l’Inde de Gandhi imposa son indépendance à la Couronne et annonça ainsi au monde la fin de l’empire britannique, donc celle du contrôle monopolistique des mers et des routes maritimes par l’Amirauté ? Quant à la Compagnie de Jésus, ne doit-elle pas d’avoir survécu au reniement de ses fonctions premières auprès des suppôts de l’absolutisme et de la théocratie indirecte ; de s’être épanouie dans la délocalisation transcontinentale et missionnaire qui fit d’elle un support pédagogique et symbolique de l’occidentalisation du monde, autrement dit de sa déchristianisation progressive, celle entraînée par le mouvement général de sécularisation du religieux sciemment promue par les jésuites ?
En somme, des trois merveilles de l’occidentalisation du monde, qu’on m’en cite une seule, suggère Jünger, qui eût tenu bon sous les traits de la flèche du temps ! (Et j’ajoute : si l’équation inclut la Ville de Paris, alors celle-ci, non sans insolence, y figure la Ville éternelle, urbi et orbi. Ternaire ou quaternaire, l’équipollence se maintient inchangée, et le champ magnétique du pouvoir absolu qui s’y chiffre – lui aussi.)
Mais là ne s’arrête pas le conte. Ni le compte et le décompte. Car la Royal Navy y tient lieu de dieu neptunien, l’armée prussienne, bien sûr, d’incarnation de Mars – et les jésuites ? Malin qui dira où les placer dans l’équation géopolitique de Jünger ! En haut, dans l’au-delà, là où Ignace de Loyola aux larmes abondantes s’entretient avec l’Invisible et sa gloire ? En bas, sur terre, sur les routes où les jésuites cheminent et naviguent pour la puissance ? Abrégeons plutôt, affectons-les sans plus tergiverser aux deux cités, la temporelle et l’éternelle, et en tout cas aux immensités intermédiaires communes à ces deux pôles, le Ciel et la Terre, communes aussi aux bottes de l’infanterie de Bismarck et aux sabords des frégates de Nelson.
Oui-da, bien goûteuse et fort capiteuse, la boutade d’Ernst Jünger ! Grâce à elle, nous comprenons aussi pourquoi ce théoricien de la « mobilisation totale » (l’essai ainsi intitulé date de 1930) avait réussi à faire jeu égal avec Clausewitz le maître. Avec Jünger, le politique, d’abord identifié à son substrat exclusivement terrestre par le stratège du XIXe siècle, s’élargit à la surface liquide de la domination planétaire. Mais le coup de théâtre se produit ailleurs encore : Jünger, écrivain protestant qui sait mesurer la productivité géopolitique des générations de catholiques jésuites qui parcourent l’œkoumène, met au jour le ressort théologique de la lutte pour la souveraineté sur terre et sur mer – de l’équation de laquelle ne nous manque donc plus aucun paramètre.
Mais le Ciel ? L' inconnue de l'équation.
        J.-L. Evard, 15 décembre 2012