L’idée d’empire et ses traductions géopolitiques
tracassent les philosophes depuis longtemps. Par la voix de Socrate, Platon se
propose déjà une règle, une limite d’expansion territoriale à la cité :
« tant que l’agrandissement ne compromettra pas l’unité de l’État [polis], qu’on l’agrandisse, mais pas au-delà » (La République, IV, 423b). Pour un Grec
de sa génération, l’expérience récente a en effet acquis valeur de certitude
inébranlable : face à l’empire
perse plusieurs fois repoussé, la cité
d’Athènes voit ses institutions confirmées comme un signe d’excellence – mais
dans la guerre entre les cités grecques, elle se voit accusée par elles de les
dégrader en sujets de son hégémonie. De cette époque date la grande perplexité
de toute philosophie politique : pourquoi la même république connaît-elle deux
existences de signe contraire, celle de la cité (expression géopolitique
élémentaire : la boucle et le bouclier de ses remparts) et celle de
l’empire (qui traverse, transgresse et soumet l’ailleurs) ?
Sous cette
forme, amenée à son équation grecque la plus pure, la question nous hante
fidèlement, y compris sur le mode de son déni : les États-Unis
commencèrent leur carrière de puissance impériale au nom de la guerre aux
empires et donnèrent même à cette conviction valeur doctrinale
(l’« exceptionnalisme », Tocqueville passant pour avoir créé le mot,
qui lui servait à évaluer le thème et le pathos américains de la Manifest Destiny ; mais
l’« exception » qui nous intrigue n’a rien d’américain, qu’on pense
au mythe panslaviste de la troisième Rome, où le nom propre qui signifie
« hégémonie impériale » implique joliment que la puissance romaine
ainsi revendiquée par Moscou via Byzance est légitime : Rome n’est pas une
exception puisqu’il y en une troisième, Rome vaut règle ! Le nom propre
sert ici une fonction inverse de sa fonction première : au lieu d’extraire un individu d’une série, il l’y inclut et le fond en elle – tous les
peuples seraient « romains », ainsi procède l’exceptionnalisme de
chaque nation, autrement dit le discours paranoïaque et bien rodé dans lequel
toute cité déclare sa capacité à l’empire et la rationalise. « Moi seul je
suis comme tous les autres » : limite pathologique de l’idéologie,
son involontaire humour noir, celui pratiqué par les Hohenzollern quand ils
revendiquaient leurs ancêtres… troyens).
La
question ici en cause a donc bien de quoi inquiéter la philosophie du
politique. Elle rend compte d’une constante,
jusqu’à maintenant inexpliquée, celle qu’en bonne rigueur platonicienne on énoncera
ainsi : toute république (mode normal et réglé) est un empire en puissance
(mode anormal et exceptionnel) – aucun empire ne peut se passer de se
normaliser, en se présentant, contre l’évidence, comme la variante d’une loi
universelle de la vie des républiques. Le modèle grec qui oppose la cité et l’empire les oppose donc mal (et en tout cas, Platon ici consulté) : il met au jour une
déformation de la forme cité, à laquelle le mouvement de l’empire ne convient
pas, mais il néglige le fait que cette déformation se répète avec régularité
et, de plus, se dissimule avec efficacité dans un discours d’apparence
rationnelle. Non seulement La République
décrit un idéal de société close donc féroce (démonstration de Popper), mais
encore Platon échoue-t-il à comprendre la réalité impériale que cet idéal
d’ailleurs tyrannique est censé réformer. Épisode édifiant de mésentente du
normal et du pathologique, des lois et du régime.
Plutôt
que de ruminer une question d’autant plus inquiétante que la philosophie politique,
loin de l’affronter, la refoule, déplaçons-la.
Lyotard, dans son Économie libidinale,
interroge l’histoire des sciences, des mathématiques en particulier :
« débordement continuel des définitions des objets mathématiques par de
nouvelles imaginations qui non seulement étendent l’ensemble formé par ces
objets à de nouveaux êtres, mais modifient complètement la nature de la
mathématique » – et généralise ainsi, en citant Cavaillès : « Ce
progrès est dans le temps ce qu’est dans l’espace de l’impérialisme le report
des frontières de l’empire : déplacement d’une bordure (d’un abord) au-delà de laquelle il est convenu que c’est inaudible. Mais à peine le limes fixé, un franc-tireur, un chasseur
noir, un voyageur solitaire revient et dit : c’est audible, voici comment
[…] Ces moments […] ne rabattent pas de l’inconnu sur du connu, ils font
vaciller tout ce qu’on croyait connaître à l’aune de ce qu’on ne connaissait
pas, un instant on entend parler barbare sur l’agora : ils sont à la
science comme les derniers quatuors de Beethoven à l’harmonie » (p.
299-300).
Quant
à l’empire, de Platon à Lyotard, à quoi tient la différence ? À ceci qu’au
lieu de ramener de l’inconnu à du connu (l’anomalie de l’empire à la norme de
la cité), Lyotard pointe et retient le moment inintelligible, la dissonance, la
déformation atteignant la limite « monstrueuse » de toute
métamorphose.
De même
désormais, dans ce Bulletin, notre travail pour les temps à venir :
interroger l’idée d’empire non pas dans la perspective géométrique et fixe d’une
forme anormale, mais dans la perspective mythologique et mobile d’une puissance
multiple. Car nos conditions et notre puissance de vie ne nous deviennent
intelligibles que moyennant double optique, celle de la topographie pour nos
cités, celle de la topologie pour nos itinéraires. Nous vivons de deux systèmes
de domination complémentaires : nous n’habitons pas l’espace-temps
(fondation de la cité) sans le parcourir (pulsions d’argonautes). On n’habite
nulle part sans savoir transhumer, on ne s’enracine pas ici ou là sans
s’imaginer aussi au-delà. Les Grecs avaient l’illimité en horreur. Pour y
vivre, et nous n’avons pas le choix, il nous faut les oublier. Difficile
conversion. Mieux vaut pourtant l’anticiper que de risquer la rechute en
barbarie futuriste ou impérialiste. Pour oublier les Grecs, il suffira de
permuter les termes de leur énigme. L’empire forme géopolitique contre nature,
démesure extravagante de la cité mégalomane ? Et si au contraire nos
villes n’étaient que la forme arrêtée,
transitoire, de nos transports ? La forme plastique de nos expéditions et de nos dispersions dans l’illimité
de la durée ? Le XXe siècle a vu et fait coïncider la fin des
empires et la genèse des mégalopoles – même horlogerie ! même paysage à
horizon double ! Nos villes se lançant dans l’illimité démographique, à
quoi bon conquérir le cœur des ténèbres où nous cinglons ?
J.-L. Evard, décembre 2012