jeudi 30 août 2012

L'Europe vue d'Epinal

Par hommage, l’École des Hautes Études en Sciences sociales publiait en mars de cette année une partie des minutes d’un entretien entamé avec Paul Ricœur par François Furet – dont la mort, à l’été 1997, interdit au projet d’aboutir. La plaquette de l’EHESS présente les feuillets de la transcription des seules interventions de Furet (pas celles de Ricœur), et ses corrections, car il avait commencé de se relire avant même que le dialogue ne s'achevât. Par comparaison avec l’ensemble des écrits de l’historien et du philosophe, la valeur, même documentaire, de cette soixantaine de pages ne peut donc prétendre à beaucoup. Un dialogue sans interlocuteur audible, et interrompu… Son titre ? Inventaires du communisme.
Pourtant, leur lecteur, le recul de quinze ans aidant, y trouve à moudre un grain d’autant plus rare et plus surprenant qu’il ne doit rien à toutes les clauses qui ont présidé à la confection du texte (les clauses définies par Furet, puis celles convenues par l’éditeur). Effet rétrospectif classique, l’après coup donne en 2012 à l’argument de 1997 un contexte imprévu, une plus-value de perspective, et l’infeste par conséquent de significations avec lesquelles il n’avait pas compté. Ainsi joue en bonne et cruelle impartialité la règle pure de la flèche du temps, l’arme et le talon d’Achille de tout historien.
Talon vulnérable, point aveugle : quel sens donner à ce qui n’a lieu qu’une fois quand on sait que ne fait sens que ce qui semble se répéter ?
L’arme intelligente, l’outil narratif : le malheur des historiens (devoir tenir registre des péripéties d’un drame inintelligible puisque non répétible), ce malheur peut aussi les consoler du moment qu’ils se feront philosophes et, comme Gilles Deleuze, se demanderont ce qui, n’empêche, se répète (peut-être) dans la série des événements irrépétibles qu’ils désirent observer, percevoir ou contempler.
En historiographie française, cette technique narrative date de l’intuition poétique de Michelet. Lui le premier comprend ce qu’eut d’unique l’abolition révolutionnaire de l’Ancien Régime – d’unique, donc d’inconcevable. Et il trouva l’expédient : en transfigurant la Révolution (épisode politique) en répétition inconsciente de la Révélation (épisode religieux), y introduire de l’intelligible. L’histoire universelle (et, en elle, celle de chaque peuple) comme ombre portée de l’histoire sainte. L’écriture de l’histoire dans son rapport secret avec l’Écriture. Ainsi naquit la chaire d’histoire de la Révolution au Collège de France fondé par un grand roi. Pour les historiens, l’événement unique possède – mais ils n’y pensent guère – la même fonction explicative que le surnaturel pour les théologiens. L’événement unique qu’ils interrogent est aussi inexplicable que le miracle des religions révélées – mais sans sa figure nous vivrions comme les Bororo ou comme les Lacédémoniens : dans l’éternel retour de la coutume et du visage des ancêtres. Ainsi survivons-nous à  deux événements fictifs, la mort de Dieu et la fin de l’histoire : grâce à la manipulation magique de l’inintelligible. Les sciences sociales ont pris avec bonheur le relais et la succession de la pensée primitive. Grâce au mythe de l’événement unique et surnaturel de la fondation de la Loi (divine ou républicaine), elles nous permettent d’affronter tant bien que mal la puissance du devenir où tout s’abolit sans retour.
Ainsi procédait, comme tout historien, François Furet, déjà bien avant Le passé d’une illusion. Sa question : que fut la révolution d’Octobre ? Sa réponse : la répétition voulue de la Révolution française. Même technique de l’analogie quand il ouvre le dialogue avec Nolte, et admet le principe de la mise en parallèle du régime soviétique et du régime hitlérien. La démarche ne change pas quand, face à Ricœur, il se demande : qu’est-ce qui reste de la disparition du communisme comme désir de répétition de la Révolution (française, russe, allemande, peu importe puisqu’elles n’en font qu’Une) ? La réponse ne peut que donner à penser, et beaucoup, à tous les témoins que nous sommes  de l’ankylose aggravée de la Communauté européenne :
« Mais le communisme même a finalement suivi le destin de l’universel démocratique sous la Révolution française. Il est devenu national. Staline, c’est la transformation de l’universalisme bolchevique en nationalisme russe, mais en conservant le masque de l’universalisme bolchevique. Finalement, l’Europe est morte sous nos yeux de son invention la plus brillante, qui était la nation. On peut regarder ainsi le XXe siècle. Ce que l’Europe a apporté dans l’histoire du monde, par rapport à l’Antiquité grecque ou latine, c’st la nation, qui est la forme historique de la civilisation moderne. Et nous en sommes presque morts […] En ce qui me concerne, si je suis Européen, c’est parce que c’est la moins mauvaise manière d’être fidèle à l’idée nationale, dans un paysage très déprimé où l’Europe n’est plus ce qu’elle était, où donc il faut qu’elle unisse ses forces, donc ses nations, en face des ouragans de l’état du monde. Mais nous allons payer très cher, sous toutes ses formes, l’incapacité qu’ont eue les sociétés bourgeoises européennes de gérer le phénomène national au XXe siècle  […] » (p. 47). Là encore, le propos vise à illustrer une répétition, le XXe siècle « où on a constamment rejoué le drame de 1914 » et les « exaltations pathologiques du sentiment national ».
Dans ce bilan apprenons à écouter une prophétie (dans l’écriture de l’histoire, cette « prophétie du passé », comme disait Ranke, apprenons à reconnaître la Curiosité qui poussait les paysans et les rois grecs à interroger les oracles si sibyllins, les pythies si délirantes et les devins toujours aveugles). Et dans cette prophétie invertie et travestie en bilan, apprenons à connaître la faute mortelle des Européens : face à l’État-continent réel que sont la Chine, les États-Unis, face à l’État-continent potentiel qu’est la Russie, face au sous-continent qu’est l’Inde, ils s’identifient – ici, par la voix de Furet - à un non-ensemble d’États-nations suicidés par deux guerres mondiales suivies de la guerre intercontinentale que fut la guerre froide. Et qu’est aussi celle en cours.
Si nous imaginons – comment faire autrement ! – que par la voix de Furet leur estimé contemporain parle ici l’imaginaire géopolitique des managers européens s’autorisant, en princes qui nous gouvernent, de son conseil et de son expertise, nous voici à même de comprendre in vivo pourquoi échoue ce qui échoue de notre destin géopolitique : plongés dans un champ intercontinental et stratosphérique défini par des États-continents, nous nous ingénions à prolonger notre vie antérieure de corps nationaux en concurrence depuis 1492 sur la surface encore libre des mers – nous projetons la nostalgie de ce que nous fûmes sur ce que nous ne sommes bien certainement plus depuis longtemps. Non seulement l’Europe de Furet n’a pas d’avenir puisqu’elle est à son insu celle de Braudel, disparue avec les grandes découvertes (l’Europe, comme son sait, perdit son centre propre de gravité quand l’Atlantique, en supplantant la Méditerranée, transforma l’économie intercontinentale du transport humain, donc l’équation de la puissance géopolitique). L’Europe de Furet, anachronique et non pas historique, souffre d’un second et non moindre défaut : elle est celle des Girondins, des jacobins et du Directoire réunis, elle projette sur tous les peuples européens le modèle capétien d’une Autorité étatique à prétention impériale (car telle fut la clef de l’histoire de la nation française : briguer le rang de puissance romano-impériale sur le mode régalien et gallican d’un Pouvoir massivement laïc, séculier, fondé sur la religion géographique des frontières naturelles). L’Europe post-communiste et post-hitlérienne de Furet répète, en somme, un imaginaire franco-français. Il ne lui manque qu’une conversion au principe de réalité pour devenir autre chose qu’une songerie mise en boucle ou qu’une image d’Épinal.
J.-L. Evard, 30 août 2012

dimanche 26 août 2012

D'Alep à Guernica

Les exactions féroces infligées aux villes syriennes en émeute par le pouvoir de Damas provoquent, sur le plan international, autant d’émotion que la destruction de Guernica, en avril 1937, par les bombardiers de Hitler. L’indifférence qui se confirme et s’aggrave chaque jour autorise ce rapprochement – qui, par ailleurs, ne pourrait que nous empêcher de comprendre ce que signifie le martyre des civils syriens aujourd’hui. Mais au moins convient-il alors d’exploiter autant que possible ce rapprochement, et de chercher à pressentir les conséquences géopolitiques de cet effondrement spectaculaire des juridictions internationales quand vient leur heure de vérité.
Personne ne niera que l’opposition systématique des diplomaties russe et chinoise à toute initiative du Conseil de sécurité des Nations unies ne contribue à un tel événement. Quelles que soient les raisons respectives des deux gouvernements d’agir comme ils le font : interdire qu’agisse qui que ce soit (et ils le font ouvertement), ils ne peuvent prendre de tels risques que s’ils étaient déjà convaincus de la possibilité de défier ceux qu’ils défient : les Nations unies, les Occidentaux. Ils en sont convaincus pour une raison que chacun sait, et que chacun sait inavouable : pour intervenir en Irak et faire valoir leurs intentions stratégiques auprès de la communauté internationale, les Etats-Unis de Bush II avaient pratiqué sans vergogne des mensonges impudents dont ils n’avaient même pas besoin pour légitimer la guerre et ses préparatifs. Russes et Chinois utilisent aujourd’hui le grave discrédit jeté depuis sur le verbe de la diplomatie américaine et, par ricochet, sur celui des tribunes internationales qui avaient consenti à tenir le rôle du faux imbécile. Toute politique, à quelque échelle que ce soit, présuppose le mensonge et en enseigne l’usage – mais à la condition sine qua non que les règles élémentaires en soient respectées. Sans elles, sans leur rhétorique, un Etat perd toute possibilité de passer pour une communauté légitime et mérite bientôt la même réputation qu’un vulgaire club de gangsters : un groupe d’intérêts privés, que rien ne relie au reste des groupes humains, à commencer par un verbe intelligible.
Si le taux d’utilité du précédent irakien dépasse néanmoins le montant de l’avantage moral laissé par la médiocrité du mensonge américain d’il y a une décennie (l’usage immodéré qu’en fait aujourd’hui  le gouvernement Poutine tient justement à sa position de fausse grande puissance sur l’échiquier international), c’est pour une raison de même nature mais d’une autre échelle. La manière dont l’administration Bush crut pouvoir mentir n’était certes pas flatteuse pour ceux à qui s’adressait le bluff : mais en de telles matières aucun des gouvernements méprisés par le mauvais menteur ne mettra d’amour-propre. En revanche, il guettera le moment d’utiliser la même arme avec autrement plus d’habileté, assuré qu’il est que, dans ce métier d’homme d’Etat, le mensonge grossier n’est utilisé que par les dilettanti et que cette règle du genre, s’ils ne la comprennent pas, les affaiblit de manière irrémédiable, comme tout tricheur démasqué.
Le bien maladroit mensonge de 2003 fut une arme de circonstance et pouvait passer pour la bévue d’une équipe d’amateurs handicapés par l’impatience. En revanche, ni l’accession d’Etats voyous à des responsabilités politiques dans les organisations internationales (cas de la Libye de Kadhafi, siégeant dans une commission en charge des Droits de l’homme), ni la remise du prix Nobel de la paix au président Obama quand il augmentait les effectifs du contingent militaire américain en Afghanistan ne ressortissent de ce registre de l’occasion et de l’erreur. Au contraire, ces épisodes qu’aucune urgence pragmatique ne conditionna enseignent à qui le veut à quel point les instances juridiques et morales de la communauté internationale ont elles-mêmes détruit leur propre capital symbolique et éthique – le seul, à vrai dire, dont, par nature et par définition, elles disposent, à la différence des diplomaties, qui ne connaissent, depuis toujours, que le poker et son double langage.
Le malheur affreux des populations syriennes tient d’avoir levé l’étendard contre le tyran au moment où les responsables officiels des Droits de l’homme ont cessé de se respecter eux-mêmes, et ne peuvent plus le cacher. Ce qui avait tué la SDN vient de tuer l’ONU.
JL Evard, 26 août 2012

lundi 20 août 2012

Le lapsus du tankiste


Longtemps j’ai recherché les intentions de l’auteur qui le premier composa le syntagme aujourd’hui si banal, « économie politique ». Attesté au XVIe siècle, il circule en toute normalité à la fin de l’Ancien Régime. Mais l’idée matérielle et productive d’économie perd son innocence quand d’autres disciplines s’emparent à leur tour du concept : la génération de l’entre-deux-guerres en multiplie les applications physiques, cliniques et sémiotiques – celle de Freud conceptualisant l’« économie psychique » et toutes ses équivoques, ou celle de Georges Bataille découvrant l’« économie générale » qui inclut en elle l’économie politique. Les économistes n’en restèrent pas moins fidèles aux premiers présupposés de leur discipline : l’économie, algèbre des flux de biens marchands dans le cadre national et entre les nations, étend au genre humain dans son ensemble l’esprit comptable de l’entrepreneur vertueux, l’homo economicus imaginé par le XVIIIe siècle. Cette économie-là ne reconnaît pas d’autre fin au labeur humain que la mécanique d’un travail destinant tous ses produits finis au court terme de la consommation immédiate et au long terme de sa reproduction élargie. L’anthropologie inhérente à cet économisme se donne certes l’image plus extensive d’un homo faber s’outillant au service de ses « besoins » et justifiant ainsi, dans l’histoire générale de la nature, sa prééminence d’animal modificateur avisé et permanent de son animalité industrieuse. Mais la philosophie spontanée des économistes ne les rend pas pour autant sensibles à toutes les formes de rejet et de perversion de cette rationalité ergonomique. Quand le sens de l’intérêt comptable devient une passion fashionable, une discipline universitaire susceptible d’un Nobel, il oublie que, comme toute passion, même bourgeoise, celle-ci ne prospère qu’en persévérant dans son être de déraison irrésistible et insatiable. Cet oubli a son prix.
Pour s’en acquitter, les économistes ont dû passer coup sur coup deux compromis inglorieux : d’abord, assister à l’encerclement de leurs doctrines par des interprètes souvent étrangers au sérail et néanmoins esprits pénétrants (les sociologues de l’économie, les historiens de l’économie, les psychologues de l’économie) ; ensuite, contempler l’implosion de leur modèle premier, au fur et à mesure que l’homo economicus se voyait doubler par un homo ludens, ou par un homme de désir, ou par un nihiliste maîtrisé retournant les puissances de la séduction contre celles de la production. L’économie s’était promue science à la fin de l’Ancien Régime en s’appropriant l’entendement statistique popularisé par les Encyclopédistes. Elle avait pu ainsi refouler et masquer efficacement toutes les manifestations de l’irrationalité immanente à l’économie (car la condamnent à l’irrationalité l’impossibilité de définir sa finalité fondatrice : l’empire des besoins et la maîtrise de cet empire, et celle de le distinguer de l’empire du désir). Mais elle perdit ce pouvoir et sa force d’évidence dès que d’autres sciences de la société purent décrire les effets insoupçonnés de la volonté d’irrationnel dans le lien social – y compris dans son moment strictement économique.
Les économistes sont bien loin d’avoir encore remboursé toute leur dette auprès des sciences du symbolique. Quelle que soit la conjoncture dont ils garantissent l’intelligibilité comme des prophètes interprètent les intentions d’un dieu caché et irascible, l’audience dont ils jouissent ne saurait dissimuler que les inquiète le sentiment d’un échec. Non pas le sentiment d’une erreur de diagnostic ou de manœuvre à telle ou telle occasion, mais celui d’une faute : l’homo economicus fut un conte de fées à l’adresse de philanthropes prosaïques et sentimentaux. Et c’est la vraie tragédie des Temps modernes que d’avoir laissé choir la puissance symbolique du lien social dans les franges de l’irrationnel prétendu où sa méconnaissance fait de lui une substance explosive.
Que cet explosif condense en lui quelque signification politique, et qu’il en crypte les effets, la métaphore risquée ces jours-ci par un expert en économie politique nous en confirme la présence et le projet : « Une grosse économie moderne se conduit donc comme un char d’assaut, en maniant les manettes “à contre” : pour la mettre dans la bonne direction, il faut à la fois pousser d’un côté et freiner de l’autre » (S.-Ch. Kolm, Commentaire 138, p. 358) L’arme lourde ici évoquée ne figure pas tant l’ordinaire du politique que les limites de sa capacité à rationaliser la violence et son refus d’en faire l’aveu.
JL Evard, 20 août 2012

mercredi 15 août 2012

Nietzsche conseiller du Prince




Pourquoi ne pas relire Si l’Europe s’éveille ? Il y a moins de dix ans, Peter  Sloterdijk y présentait une méditation d’intention « visionnaire ». L’esprit s’exerce d’autant mieux s’il se retourne de temps à autre sur le chemin et salue l’horizon qui le circonscrit. Nos actes nous suivent. Pour apprendre à marcher, apprenons à les lire là où ils viennent se ranger, derrière nous, avant, plus tard, de basculer et de s’effriter une fois pour toutes dans l’inintelligible poussière que nous nommions l’Histoire et que l’Actualité a engloutie en détruisant les durées.
La variété des lectures de Sloterdijk le distingue, mais aussi la précision avec laquelle elles tapissent sa bibliothèque intérieure et balisent la progression de l’argument. Nous lisons, mais peu d’auteurs nous apprennent à lire : à repérer, parmi les pages d’un livre – bref ou disert, cela ne change rien à l’affaire – la phrase dont la concision nucléaire condense à l’extrême tous les attendus et toutes les conclusions du discours. Relisant les quatre-vingt-dix pages Si l’Europe s’éveille, j’ai patienté jusqu’à la péroraison pour la trouver. Il s’agit d’une citation, p. 65, Sloterdijk faisant parler Nietzsche : « Le temps de la petite politique est passé : le siècle prochain déjà apportera la lutte pour la domination universelle – l’obligation d’une grande politique » (Par-delà le bien et le mal n° 208).
De la part de Sloterdijk, la « petite politique » désigne la non-politique qui tint lieu de politique européenne entre 1945 et la période du Traité de Maastricht. Diagnostic qui arme ce langage : la fin de la Seconde Guerre mondiale et toute la guerre froide (qui dure jusqu’en 1989-90) imposent à l’ensemble des peuples européens l’expérience de l’étau et des tenailles de l’affrontement Est-Ouest. Le vieux continent y tient le rôle de l’otage, et il le tient pour la première fois dans son histoire d’ex-centre de l’histoire universelle – devant alors renoncer au mythe impérial qui avait été le sien depuis l’Antiquité virgilienne (la figure charismatique d’Auguste, le premier empereur romain, campé par son poète Virgile en architecte d’un ordre universel).
La « grande politique », Sloterdijk en voit la possibilité revenue dans la rupture formelle et symbolique des peuples européens avec leur mythe romain (la Rome première dont se réclamèrent toutes les nations européennes candidates à la dignité impériale n’ayant jamais désigné que des structures d’asservissement de principe colonial). Il la voit revenir, une fois cette rupture consommée, par la vertu d’une formule juridique de droit international, qu’il reprend à Edgar Morin : renoncer à la perspective d’un seul ensemble fédéral monolithique, lui substituer celle d’une articulation de fédérations régionales, une « fédération d’Etats fédérés ou de fédérations des fédérations (fédération du Sud-Ouest, fédération baltique, fédération d’Europe centrale, fédération des Balkans, fédération des Slaves du Nord » (p. 83). Les connaisseurs n’hésiteront pas : Morin et Sloterdijk nous proposent une variante à peine modifiée de la « Pan-Europe » du comte Coudenove-Calergi (1894-1972). Sloterdijk lui rend d’ailleurs  un hommage non dissimulé, en reprenant pour son propre essai le titre de la brochure du comte, Europa erwacht (1931). Il ne le nomme pourtant pas, se réservant de mentionner plutôt l’ “Europe sans frontières” d’Attali (Europe(s), 1994).
Je réserve à une chronique ultérieure de récapituler la vision européenne impériale du comte (dont l’œuvre a déjà connu de savantes exégèses). Mais je me dois, pour finir, d’ajouter ce qui, aujourd’hui 15 août 2012, donne à ces plans territoriaux, à ces considérations continentales, à ces raisonnements juridiques, à ces projections cantonales – un parfum de désuétude provinciale peu ordinaire. La NASA et le Pentagone ont annoncé hier la réussite du test auquel ils ont soumis leur prototype d’avion hypersonique sans pilote X-51. « Lors des tests précédents », rappelle l’agence de presse citée par Le Monde électronique du 14 août, « il avait atteint Mach 5, mais échoué à passer Mach 6, soit 7 400 km/h. » Elle anticipe : « La déclinaison civile de la technologie supersonique excite d’ores et déjà l’intérêt des transporteurs. Interrogé par la BBC, le vice-président d’EADS, Peter Robbie, reconnaît qu’ “un tel appareil coûtera très cher en raison de la quantité énorme d’énergie requise pour parvenir à cette vitesse. Mais la perspective de se rendre de Tokyo à Paris en deux heures et demie est très séduisante pour le monde des affaires et les politiques – et je pense que d’ici à 2050, un avion commercial pourrait se révéler viable”. »
Ce qui reste de la « grande politique » de l’artilleur Nietzsche ? Par delà bien et mal, Mach 6.
15 août 2012