samedi 24 mai 2014

La démocratie sous perfusion


La coïncidence veut que, le même jour, l’Ukraine et l’Union européenne aillent aux urnes. L’une et l’autre jouent gros. L’ironie de la coïncidence veut en outre que, dans un cas, on vote pour (et contre) une communauté, une Europe plus fédérale, et dans l’autre cas pour (et contre) le contraire : pour (et contre) une singularité, une Ukraine moins russe et plus nationale. Mais l’ironie de cette ironie veut à son tour autre chose encore : dans les deux cas, à l’Est comme à l’Ouest, il y a, au moins une classe de la société on ne peut plus indifférente au résultat de ces consultations électorales : les statisticiens, les instituts de sondage d’opinion. Eux au moins ont la certitude de rester en scène, quoi qu’il advienne au moment du dépouillement des bulletins, même dans l’hypothèse de perturbations fortes dans le court et le long terme (en Ukraine, bien sûr, entrée depuis quelques mois en situation de double pouvoir, mais à l’Ouest aussi, où progresse le désir de sécession et de morcellement, au nord – le Royaume-Uni, et en lui l’Écosse ; la Belgique ultra-flamande – comme au sud – Catalogne, Vénétie, à l’image du proche Kosovo).

Cette scène du scrutin, les sondeurs ne vont pas seulement y rester (leur entrée en scène ne date pas d’aujourd’hui), ils vont l’occuper, l’accaparer, et ce d’autant mieux qu’eux seuls peuvent donner à la simultanéité des deux procédures électorales un semblant de sens. Les voici – quelle aubaine ! – plus indispensables que jamais, car les deux sous-systèmes de ce système électoral d’un jour, vaste comme un continent, marchent droit à la caricature d’eux-mêmes. À l’est de l’Ukraine, il faudra, il faudrait imposer la protection armée des électeurs partisans de Kiev, en attendant la suite de la dislocation. Quant à l’Union européenne, son nom fait déjà entendre une note aussi dérisoire qu’un village Potemkine ou qu’un plébiscite : elle ne se décompose pas entre l’Est et l’Ouest idéologiques, comme l’ensemble post-soviétique (« libéraux » contre « néo-bolcheviques »), ni même entre le Nord et le Sud économiques (« technocratie » contre « pacte social »), elle implose tout simplement, si saturée d’elle-même que l’on voit d’anciens champions de sa propre classe politique faire campagne contre elle (à droite, le cas Sarkozy, à gauche, le cas Chevènement).

« Implosion » ? Implose tout corps devenu auto-immune : tout vivant devenu inapte à discerner entre ses pulsions de vie (vitamines, éros, convivialité) et ses pulsions de mort (virus et métastases, pollutions en tout genre, ressentiment et cruauté). Pourquoi nos systèmes sociaux et politiques, ces institutions et instruments du « gros animal » que compose une communauté humaine, ne connaîtraient-ils pas eux aussi, à leur manière, le destin des pulsions, comme tout animal gros ou petit, libre ou domestique, nocif ou inoffensif ?

L’Ukraine, parce qu’elle a voulu prendre la tangente, et l’Union européenne, parce qu’elle ne sait pas si elle doit vouloir quoi que ce soit, vont donc passer à l’aveu, ainsi le veut la règle du suffrage en démocratie représentative où le pouvoir « consulte » ses mandants, le corps électoral, somme arithmétique de ses unités égales chacune à toute autre : elles n’en peuvent plus de jouer au sous-système d’un système auto-immune, elles entrent donc dans l’effervescence, dans le désordre quantique des corps indécis, des vivants irrésolus, dont l’échec à surmonter leur dépression les fait rêver d’un passage à la perversité (premier stade : la caricature de soi-même et les phobies en tout genre, à commencer par la xénophobie, ou la Phobie tout court, l’idée fixe du dépressif persécuté bientôt persécuteur, « C’est la faute à Bruxelles »).

Or ce pouvoir démocratique de consulter le peuple n’a pas de chance : la réalité de demain dimanche 25 mai se charge de cruellement ridiculiser sa technique de « consultation » (le bulletin ou l’ordinateur), puisqu’en Ukraine de l’Est il faudra des chars et des snipers pour imposer la tenue régulière des élections présidentielles (où s’affrontent deux oligarques et un milliardaire), et que dans l’Union européenne un taux d’abstention d’intensité létale rendra la « consultation » absurde.

Dans sa grande malchance de ce printemps 2014, la démocratie représentative européenne a pourtant un semblant de chance pire que sa malchance : le résultat des suffrages exprimés n’aura de signification politique que résiduelle par rapport à son immense signification statistique, à l’image du début de panique des sondeurs néerlandais déconfits par la défaite de la droite extrême qu’ils donnaient gagnante – de telle sorte que l’événement qui de fait domine tous les autres n’est plus la configuration de l’opinion publique au soir du scrutin, mais le discrédit des statisticiens pronostiqueurs au narcissisme blessé à mort, à la compétence dès lors suspecte. On comprend leur inquiétude : les sondages d’opinion, technique venue du marketing plus que du probabilisme de Condorcet et de Heisenberg, ont pris la démocratie représentative et sa classe politique sous leur protection quand celles-ci devinrent des sous-systèmes du pouvoir statistique.

Il se trouve qu’en près d’un siècle ce pouvoir, véritable techno-science désormais en charge de toutes les structures de flux tendu qui composent toutes ensemble le nouvel ordre numérique, ce pouvoir a progressé jusqu’au point où il est devenu un régime – et qu’il l’est devenu, ce qui ne tient pas du hasard, quand la « mondialisation » se bouclait en un « village planétaire ». Des systèmes du passé – les États-nations par exemple, ou les empires – il a fait ses sous-systèmes. Le régime statistique, autrement dit la reconstruction du réel comme champ de probabilités et d’improbabilités, détrône sans passion le régime démocratique universel, qui ne pratiquait pas des probabilités, mais des valeurs et des normes, y compris cette forme d’enragement des valeurs qu’est le nihilisme à toutes ses époques. La méthode statistique enregistre et classe des « préférences », des « options », des « tendances » – sauf une : la pulsion de mort et ses prodromes dépressifs ou phobiques, qu’elle range, ainsi l’exige sa très primitive sémantique de la quantité quantique, dans la classe des objets dépourvus de sens, donc non pertinents (en matière électorale : les « abstentionnistes », aux intentions indéchiffrables). En politique comme en tout autre domaine, linguistique ou biologique par exemple, elle met le silence hors champ : elle ne comprend pas celui des majorités silencieuses, ni celui des espèces disparues, ni celui des exclus en tout genre. Elle n'a de considération que pour ce qui parle, et parle sa langue à elle, elle n'aime ni le vernaculaire ni la singularité ni les effets pervers ni les spectres. Elle-même nourrit d'ailleurs les rumeurs, les questionnaires où l'on pense comme on zappe et où l'on dénombre comme on composte, leurs bilans, qui ne commentent, et pour cause, que les valeurs exprimées par les panels et ignorent leurs marges de silence ou d'indifférence, font fi de la résistance apathique ou passive au pouvoir par le sondage, cette subversion muette de la légitimité par le calcul et les algorithmes. Par là, elle se sait non pas même faillible mais déjà faussée, en dépit de son alibi mathématique, malgré ses préjugés arrogants d'objectivité savante. Elle-même se sait condamnée à l'implosion par overdose, à l'inverse de la démocratie censitaire, qui se savait menacée par l'explosion pour cause d'inégalité dans la distribution restreinte du pouvoir électif.

Le nihilisme spécifique du régime statistique se communique peu à peu à l’ensemble du régime démocratique. (Pourquoi celui-ci aurait-il d’ailleurs dû mieux résister que le reste des sphères de la vie humaine ?) Il n’a pas besoin de lui, il le dénature froidement, il en mime le stade obèse, il en incarne le paroxysme refroidi. La démocratie vainquit au nom de l’opinion publique instituée en partenaire officielle de la consultation électorale. Le régime statistique la bafoue : il consulte non pas à l’occasion d’un scrutin, mais chaque jour, chaque heure, et même quand l’opinion n’a pas d’opinion. Qui dit mieux ? On a pu rêver, non sans un humour assez impie, d’un « christianisme non religieux »  (G. Vattimo, After christianity) : de même, le régime statistique relève la démocratie de ses principes et de ses valeurs juridiques. Ce que Vattimo a conclu du destin de la chrétienté, Emmanuel Todd l’a reconnu, comme en écho, du côté du politique : Après la démocratie. Mais considéré sans l’artifice de  l’oxymore italien – les églises vides – et sans celui de la fiction française – la démocratie sans peuple –, que donne à voir l’objet lui-même, mis à nu et sans rhétorique ?

Les conflits à venir, politiques et autres, se joueront sur cette inconnue : le régime statistique a vaincu le régime démocratique et le manipule à gogo, mais lui-même ne nous promet qu’un régime d’indécision pathologique à côté duquel le régime arbitraire et autocratique des systèmes pyramidaux fera figure de paradis perdu de la volonté heureuse. Le régime démocratique avait progressé sous la figure de l’explosion (révolutionnaire). Le régime statistique progresse sous celle de l’implosion (mélancolique) ; le ni vrai ni faux des quantités probables, l’asphyxie du réel dans l’air raréfié des événements informes, la rivalité aiguë et perverse du concret et du fictif.

J.-L. Evard

mercredi 21 mai 2014

Retours sur la Grande Guerre (2)

La proclamation révolutionnaire des États-Unis d’Amérique se fête chaque année le 4 juillet : Independence Day. Le 4 juillet 1915, en pleine guerre, le philosophe et universitaire allemand Georg Simmel, habitant à Strasbourg, publie dans un grand quotidien de la capitale impériale, le Berliner Tagesblatt, les pages ci-dessous. Leur nette valeur d’archives de la Grande Guerre des empires et de leurs intellectuels ne tient pas qu’à leur perspicacité et à la prescience visionnaire de leur auteur. Pour de bonnes raisons, Simmel s’y place sous le patronage de Jacob Burckhardt et de ses Considérations sur l’histoire universelle, objet d’une série de leçons en chaire remontant à 1870-71, au moment de la proclamation du Reich allemand. Une coïncidence plus forte encore fait qu’en janvier 1917 Henri Bergson, qui, entre 1895 et 1914, avait entretenu avec Simmel une correspondance cordiale et des relations intellectuelles productives, s’embarquera pour les États-Unis. Voix des intellectuels français engagés au nom du Droit et de la Civilisation dès les proclamations et manifestes de l’automne 1914 – parallèles au Manifeste des 93 produit en milieu intellectuel allemand –, l’ambassadeur officieux et prestigieux du gouvernement français plaidera auprès du président Wilson la cause de l’intervention militaire américaine sur le continent européen. Quant à Simmel, qui renonce à ses interventions de publiciste dès l’automne 1915, il meurt peu avant la signature de l’armistice et l’effondrement des empires allemand et austro-hongrois.


L’Europe et l’Amérique.
Considération sur l’histoire universelle

Si l’on se risque à tâtons dans les avatars de l’histoire universelle que nous prépare la guerre, on découvre alors dans l’attitude de l’Amérique une signification plus profonde que n’en laisse percevoir de prime abord le fait même des frets de munitions. S’agissant de notre relation à l’Amérique il nous est difficile pour l’instant de nous en donner une image nette qui reflèterait plus que nos transes du moment, parce que, par-delà notre condition d’Allemands, il nous faut en outre nous penser aussi comme un État européen et par conséquent dans une certaine unité avec tous les autres États du continent. Précisément, tant qu’en combattant l’Europe presque entière nous obéissons à une exigence pour nous inconditionnelle et à une résolution des plus ferventes, c’est là effort bien ardu. Et pourtant nous devons nous y efforcer car tous les intérêts germano-américains ont une prémisse : l’Allemagne ne se trouve pas seulement en Allemagne, mais aussi en Europe. Si paradoxal puisse-t-il paraître, l’Europe, j’en suis convaincu, reste une unité aux yeux des autres segments du monde – à ceci près que, par rapport à eux, le facteur Europe était doté d’une sorte de solidarité, mais que maintenant il fait figure d’unité, marquée pour ainsi dire d’un signe négatif : en lutte intestine, débordant de haine, se dépeçant.
Voici plusieurs mois, en territoire neutre, j’eus un entretien avec un Français en charge de missions importantes ; il s’agissait du sort de nos concitoyens civils internés en France. Le Français s’était déclaré disposé à intervenir en vue d’améliorations en faveur de certains d’entre eux. Il allait de soi à mes yeux que la conversation n’aborderait point les matières politiques, quand au moment de prendre congé le Français me dit : « Savez-vous ce que je crois ? L’Allemagne et la France se dévorent pour que l’Angleterre passe à table. » N’examinons pas plus avant cette remarque, par ailleurs si digne d’intérêt dans la bouche d’un Français de haute intellectualité et parfaitement patriote. Mais ce qu’elle dit de la situation en Europe pourrait bien en tout cas devenir d’autant plus vrai s’agissant du rapport de toute l’Europe avec l’Amérique. L’Europe est au bord du suicide, en quoi l’Amérique voit pour elle la chance de se hisser à la tête des affaires du monde, tel l’héritier lorgnant sur son lit de mort son riche testateur. Dispositions que confirment les livraisons d’armes. L’Europe exporte vers l’Amérique une part non négligeable de capitaux fruits d’un dur labeur ; et la contre-valeur obtenue part en salves dans les airs, mieux encore lui sert à perfectionner le suicide qui assurerait la couronne du monde à l’Amérique. Sous cet angle, les livraisons de matériel de guerre ne sont donc pas négoce ordinaire en vue de l’enrichissement de fournisseurs tels ou tels et où l’État s’abstiendrait d’intervenir pour la raison qu’il n’a pas à s’immiscer en des matières privées de ce genre. Elles sont bien plutôt la première chiquenaude en règle avec laquelle l’Amérique compte accélérer l’orientation à l’ouest des boussoles de l’univers universelle ; aux peuples européens elle tend les armes avec lesquelles ils devraient se supprimer dans son intérêt, et ces armes, il faut par-dessus le marché qu’elles lui soient payées moyennant pactole – du même coup encourageant ainsi de deux manières l’affaiblissement de l’Europe : un chef-d’œuvre de spéculation en histoire universelle !
On a bien tort, à mon avis, d’imputer l’attitude américaine à un parti pris pour l’Angleterre. On peut bien toucher juste dans tel ou tel cas particulier, on s’est en effet toqué d’elle là-bas, semble-t-il, à un degré encore assez conséquent. Un vieil Anglais subtil me disait une fois qu’il ne peut souffrir les Américains : they are too english ; et la passion avec laquelle certaines familles américaines font remonter leur arbre généalogique à un des passagers de la Mayflower est le symbole ces constructions d’idéaux. De toutes les motivations de cette attitude cette dernière seulement concerne l’Allemagne, mais c’est parce que l’Europe est en cause, l’Europe dont après tout l’Angleterre aussi fait partie ! Dans l’état actuel des choses le parti pris pour l’Angleterre n’est que la manifestation phénoménale visible. Sans le moindre doute, l’Amérique emploierait le même zèle à livrer des armes aux puissances centrales – si cela leur était possible et nécessaire. Car elle se prêterait alors avec plus d’esprit de méthode encore à l’autodestruction de l’Europe. Le président Wilson l’a énoncé : les principes de la neutralité l’admettent, les armes peuvent être fournies à égalité aux adversaires, et lui-même violerait la neutralité s’il interdisait ces livraisons à l’Angleterre et à la France. Or s’il les interdisait en général, cela vaudrait aussi à parité pleine pour toutes les parties sans du tout déroger aux principes de l’impartialité la plus stricte. À ceci près : rendre exécutoire une telle résolution mettrait certes un solide barrage en travers des fleuves de sang vomis par les blessures que s’inflige l’Europe – et ce dans les deux camps. À l’évidence : quand un des belligérants prend soin de son parc de munitions, c’est pour son adversaire l’occasion d’en faire autant. L’Amérique pourrait donc opter pour une procédure dont le caractère formel de neutralité ne changerait rien à son attitude actuelle et lui permettrait en sus de mettre en œuvre les idéaux humanitaires qu’elle ne cesse de prêcher. Je n’en doute pas, chez les Américains de la classe dirigeante, ils sont largement prépondérants ; et je ne sache qu’ils leur feraient des infidélités au nom d’avantages mercantiles à courte vue. Néanmoins, de manière instinctive ou bien consciente, un motif les commande, dont Wilson s’est fait le porte-parole avec beaucoup d’à-propos : l’Amérique n’a pas à agir pour ou contre tel ou tel camp, mais pour l’Amérique ; ce qui, au plan de l’histoire universelle, veut dire que l’Amérique, en soufflant sur les braises de cette guerre, n’agit pas contre un camp, mais contre tous – contre l’Europe comme tout.
Mais l’Europe est-elle donc assez démente  pour commettre ce hara-kiri ? Le particularisme de ses composantes handicape-t-il les auteurs de cette guerre au point qu’ils méconnaissent le terrible danger qu’elle signifie pour sa vie entière et qu’ils donnent à l’Amérique l’occasion d’affaires infiniment meilleures encore que des commandes d’armes ? Autant en effet nous espérons que l’Allemagne, à bien des égards, sortira assainie et revigorée de cette guerre, et que tout ce qu’elle y aura perdu – ne parlons pas des hommes, rien ne les remplacera – lui reviendra multiplié, autant l’Europe d’après la guerre sera incommensurablement affaiblie. Qu’on se représente seulement la perte de prestige peut-être irréparable qu’elle aura infligée à l’Européen en Afrique et dans tout l’Orient. Ce qui assurément favorise encore la confusion des idées, c’est que, dans les milieux les plus divers, on était d’emblée bien loin de discerner selon leur degré d’importance tous les niveaux où la guerre se déroule. Avec la France, nous avons un duel à vider, sur place. Au nom de ce qu’elle est, l’Allemagne, sans le moindre doute, doit conserver et conservera l’Alsace, quoi qu’il lui en coûte en hommes – sur le plan de l’histoire universelle, il n’importe guère que ces quatorze mille kilomètres carrés d’Alsace-Lorraine (en superficie et en population, environ le quarantième de l’Allemagne) soient allemands ou français, aussi peu qu’il importe que le Trentin revienne à l’Autriche ou à l’Italie. Et c’est un des paradoxes de cette guerre que ses sacrifices les plus inouïs nous affectent, nous justement, et le peuple dont le conflit avec nous a les motifs les plus chétifs. Les motifs de guerre respectifs de la Russie et de l’Angleterre touchent quant à eux de plus près déjà au « seuil » où l’histoire universelle commence d’intervenir. Et pourtant je n’adhère pas – à l’opposé de maints de nos meilleurs et plus profonds penseurs – aux spéciosités de ceux qui, dans cette guerre, veulent voir inéluctabilité et nécessité inhérente. Rien ne saurait me convaincre que le monde n’offre suffisamment d’espace à l’Angleterre et à l’Allemagne, pour peu que l’Angleterre voulût renoncer – non pas à son égoïsme (nul ne l’exige), mais simplement à sa forme la plus myope. Ensemble, nous aurions pu conserver la paix à l’Europe, aussi longtemps que nous l’eussions voulu – non pas au nom d’un idéal pacifiste sur la valeur duquel on peut disputer, mais pour conserver leur position dans le monde à l’Europe et par là à l’Angleterre aussi, face aux puissances émergentes de l’Amérique et, peut-être, de l’Extrême-Orient asiatique aussi.
Entre elles, une Europe forte peut faire exister un « équilibre » ; quant à savoir si, après s’être déchirée ainsi, elle pourra encore empêcher que l’une d’elles au fil du temps aille faire plier l’autre et se fasse ainsi, pour toute une période du monde, le foyer des forces de l’économie – et de la culture par conséquent – à l’échelle de la Terre, c’est ce que nous sommes en droit de nous demander. Voici quelques décennies, Jacob Burckhardt, l’historien à l’œil d’aigle sans pareil, déclarait que les peuples européens se fient bien trop à la « sécurité de leur situation ». Nous avons présupposé bien plus que de raison que l’histoire universelle se déroule purement et simplement dans le périmètre européen et que c’était désormais en Europe qu’une fois pour toutes elle aurait atteint son altitude de croisière, après avoir délaissé l’Asie, il y a quelques millénaires. La durable stabilité des conditions d’existence où chaque peuple ne devait vaquer qu’à ses intérêts pour ainsi dire immédiatement personnels nous a fait perdre le sens des décisions à l’échelle de l’histoire réellement universelle et celui de leurs dimensions. Par un effet fatidique, il faut maintenant que les cruelles épreuves et les souffrances de cette guerre stimulent prodigieusement le provincialisme européen (Internismus), et ce au moment justement où ce provincialisme – sous la forme de la guerre intra-européenne – nous expose à un péril comme jamais encore ne nous en avait valu l’histoire universelle. L’Europe, après tout, habite dans une maison, et l’Amérique dans une autre. Non seulement l’insolence de nos adversaires boutefeux de cette guerre, mais aussi leur myopie et leur extravagance font penser à ces habitants d’un immeuble qui en veulent méchamment à leurs voisins de palier, cherchent à les faire expulser et pour ce faire mettent le feu à tout l’immeuble, leur propre demeure.

 (Trad. J.-L Evard)

lundi 19 mai 2014

L'accélération mystique


Puisque l’espace-temps, passé un certain seuil de vitesse, se courbe et tend au trou noir, à une inertie multiple de celle de la matière, pourquoi ne pas imaginer que tout le mouvement dit d’« accélération de l’histoire » qui, depuis Henry Adams et Alfred Jarry, intrigue tant de bons esprits, n’aurait pas à la longue le même effet sur nos sociétés aussi ? Et que, de manière subreptice ou instinctuelle, loin de se griser de vitesse pour se détacher de leur niche et s’arracher à leur territoire, elles le rechercheraient, pressentant que le comble de la vitesse les ramènera à l’inertie originaire? Et qu’ainsi elles ruseraient même avec les premiers effets sensibles de l’accélération de toutes choses, comme si elles calculaient qu’avec ses effets ultimes, et grâce à ce paroxysme révélé par la physique gravitationnelle, elles finiraient par retrouver l’immobilité, l’enracinement fœtal des sociétés ralenties, sédentarisées, qui découvrent l’agriculture en renonçant au nomadisme ? Pourquoi ne pas imaginer, dans la même hypothèse, que les révolutions industrielles ont commencé par généraliser et accélérer transport et communication, mais qu’il ne leur restera bientôt plus que l’effet pervers maximal de cette mobilisation titanesque – l’effet gravitationnel terminal et normal : la reconstitution de la matière mais comme trou noir, autrement dit comme matière déliée de sa puissance, l’analogue et le négatif sidérants de l’énergie nucléaire se déliant de ses structures stables et instables ?

Les présages de cette fin inattendue – involontaire mais inconsciemment désiré, le retour du genre humain à la case départ – apparaissent çà et là. Je me garderai de les évoquer : à hypothèse extrême, il faut des faits précis, des indices congrus, une topique exacte, un argument ferme et falsifiable (Popper), non des songeries aussi molles et fantaisistes qu’un scénario de science-fiction.

J’appuierai donc cette hypothèse extrême – et bien sûr ironique –  sur une hypothèse classique : l’idée apparemment extravagante d’un retour du genre humain à la case départ, au terme d’un cycle gravitationnel entièrement révolu, rejoint le fantasme de la fin de l’histoire, il l’alimente, mais de manière perverse (et peut-être perfide, si l’on veut) puisqu’il lui enlève sa note jubilatoire d’assomption rédemptrice et lui en donne une tout autre, beaucoup moins hédoniste, beaucoup moins pacifique, beaucoup plus exténuante. Le mythe de la fin de l’histoire souffrait d’une tare rédhibitoire : il servait de dénouement ou d’épilogue idéologique ou théologique aux récits et aux religions de l’histoire linéaire. Le mythe d’un retour à son commencement, sans le moindre rapport avec le mythe nietzschéen et védique, brise avec cette fameuse ligne, et avec la flèche du temps aussi, quel que soit son parcours ou sa cible. Il a déjà ses passeurs, ses hérauts, sa gnose, sa technique. Écoutons-les.

Premier indice, cette confidence d’un grand écrivain : « La véritable joie de l’écriture est dans la possibilité de sacrifier un chapitre entier pour une seule phrase, une phrase entière pour un seul mot, de tout sacrifier pour un effet artificiel ou une accélération dans le vide » (J. Baudrillard, Cool Memories 1980-1985).

Deuxième indice : cette joie de « tout sacrifier » par « accélération dans le vide » ne fait pas le privilège de l’écrivain, ou plus généralement du philosophe artiste, elle se communique d’elle-même à tous les adeptes de la vitesse absolue. « La vitesse elle-même n’est sans doute que cela : à travers et au-delà de toute technologie, la tentation, pour les choses et les hommes, d’aller plus vite que leur cause, et de rattraper ainsi leur origine pour l’annuler. En cela, c’est un mode vertigineux de disparition (Paul Virilio). Mais l’écriture en est un autre : aller plus vite que l’enchaînement conceptuel, tel est aussi le secret de l’écriture » (J. Baudrillard, Les Stratégies fatales). L’expérience de l’accélération de l’écriture, en somme, ne fait que résumer, chez l’écrivain, un principe de – vif plaisir universel.

Troisième indice : ce principe de plaisir universel par l’accélération et vers la « disparition » n’a rien de simulé ni de morbide. En particulier, il ne s’enchaîne souterrainement à aucune pulsion de mort ou autre logique entropique, il constitue au contraire un épanouissement du champ de conscience rendu à son mode originaire – à savoir son mode animal authentique, la pensée associative, soumise à aucune contrainte logique ou symbolique. Du moins, c’est sous ce jour que le présente un autre écrivain, le poète britannique David Jones : « Les fragments qui composent la substance de mon livre [Anathemata] reflètent une association quasiment libre de sujets hantant mon esprit à toute heure ou à tout propos, plus particulièrement, semble-t-il, à l’Heure de la Messe. Ces associations, liaisons, circonvolutions, “ambivalences”, apartés mentaux, tous ces avachissements de structures – quand structure il y a – tout ce courant de conscience (ne dirait-on pas mieux de distraction et d’inconscience ?) ont toujours été mis en train, aiguillonnés ou télescopés vers telle voie de garage ou direction lointaine par quelque action ou mot, perception visuelle ou auditive enregistrés pendant la liturgie. La vitesse de la lumière, a-t-on dit, est très élevée. Cependant elle n’est rien, rapportée à l’agilité de la pensée et à sa capacité à recouper plusieurs fois sa propre piste, à pénétrer aux plus profonds recoins, à exercer partout sa curiosité. Ainsi m’est-il loisible de faire le tour du monde dans les deux sens, parcourir ses moindres méandres, m’aventurer sur les sentiers de l’histoire, faire l’examen de religio et superstitio, évoquer la journée d’hier ou bien huit jours plus tôt ou bien les jours d’antan, remarquer, sur Miss Weston, la mode lutétienne de l’année passée ou sur la tunique dalmatienne du diacre la laticlave romaine cousue de même que mille autres détails similaires dans les quelques secondes à peine qu’il faut au prêtre pour passer du côté de l’Épître à celui de l’Évangile, ou encore pour se pencher et pour baiser la pierre de l’autel (où sont les vestiges des défunts) ou pour se tourner vers la plebs et l’inciter à l’assister » (Anathemata, Préface de D. Jones, trad. J. Darras, 1988).

Si l’on entend bien la musique de cette prose, on y reconnaît, aussitôt et sans conteste, une autre, très affine, celle de James Joyce – ce qui renforce notre indice 3, puisque, d’un cas de figure (le cas Jones), nous débouchons sur l’esthétique fondamentale de toute une époque – la nôtre. Thème et thèse : laissée à sa flottaison spontanée et ingénieuse, notre pensée, ni hystérique ni flegmatique, dépasserait, quoique distraite, quoique errante, le seuil de la vitesse absolue. Pris à la lettre, cet exercice aussi loufoque que frivole ne mène bien sûr nulle part (même s'il se moque peut-être, gentiment, des tests d’évaluation de la vitesse de la pensée par la clinique psychiatrique). Mais entendu dans sa portée métaphorique, il va au contraire fort loin puisqu’il rejoint les objectifs de l’écriture automatique expérimentée par les dadaïstes français, A. Breton et Ph. Soupault éditant même les feuillets des Champs magnétiques. De quel « magnétisme » ce titre fait-il la confidence ? Lui aussi recherche la force gravitationnelle qui libérerait l’une de l’autre l’écriture et la pensée, la matière et l’énergie, le corps et l’âme. Ces champs magnétiques précèdent, et de fort peu, les champs quantiques.

Pourquoi cette recherche persévérant depuis un siècle au moins ? Pourquoi cette prospection des vertiges artificiels ?

Pour ne pas subir l’accélération, pour l’emmener au-delà d’elle-même, pour la piéger et l’amener à « l’éternité retrouvée ». Œuvre là, par intensifications successives ou simultanées, une même tendance : accélération mécanique, accélération électrique, accélération mystique. Nos écrivains sont des derviches tourneurs, et l’accélération de l’histoire, une vieille toupie.

J.-L. Evard


L'espace, fétiche géopolitique




Toute science a ses fétiches : forte de l’efficacité momentanée de ses méthodes du jour, elle s’autorise des images du monde, elle fantasme une réalité cachée derrière des apparences qu’elle-même est pourtant la seule à faire advenir et à transformer. Elle paye ainsi le prix de la puissance acquise ces quatre derniers siècles : s’en prendre au donné, pour se faire soi-même sa source, son origine, l’énergie de l’énergie. Cette puissance, on la dit prométhéenne, par claire allusion au mythe grec. Mais si cette mythologie lucide nous instruit sur notre condition technoscientifique, elle le doit aussi à sa vérité pathétique et pathologique. Notre supplice, à nous qu’aucun aigle ne vient tourmenter sur notre rocher caucasien, consiste à pouvoir – non, à devoir nous mentir à nous-mêmes, et à le savoir de telle manière que pourtant nous ne pouvons nous en abstenir. Conscience non pas fausse mais faussaire. Contraints de fétichiser, de rationaliser à tout prix notre invraisemblable hyperpuissance technologique, nous ne nous détrompons qu’à la marge, par contrebande : par le rire. Comme tous les peuples, nous nous savons condamnés à la fiction du mythe, ce stade infantile de la raison, et de cette dépendance nous nous vengeons en nous moquant de nous-mêmes. Pratiquant ainsi ce qu’un grand écrivain nomma un jour l’ « insoutenable légèreté de l’être », pour bien dire cette malédiction : pour durer, l’existence exige beaucoup d’inconsistance, et beaucoup de désinvolture pour échapper à la douleur de l’irresponsabilité – celle de la naissance. Pas de rationalisme qui, comme on rase les murs, ne louvoie donc entre une mythologie – qui abrite et dissimule le fétiche – et une pathologie – qui appelle le palliatif, et de l’expédient fait une vertu. Exemple : les mythologies du progrès, les bienfaits de sa satire. Souvent, leur auteur est le même, voyez Lichtenberg, H. G. Wells ou K. Marx.

Intrigué par le revival de la géopolitique, à la fin des années 1980, un philosophe historien, Claude Raffestin, avait remarqué le penchant, pour ne pas dire la passion du schéma géographique chez les géopoliticiens de la première génération, en particulier l’école de Haushofer, née en milieu pangermaniste et mûrie en milieu hitlérien. « Les images sont souvent, aussi, utilisées, pour construire l’ennemi de toutes pièces […] La supposition de la géopolitique est que chacun peut être ennemi et, par conséquent, peut être attaqué. Du seul fait que toute agression est imaginable, il faut la prévenir en attaquant celui qui pourrait la réaliser quand bien même il n’a jamais pensé à le faire. Les géopoliticiens ont en quelque sorte implicitement inventé l’agression-fiction et se sont ingéniés par avance à la suggérer. De ce point de vue, la géopolitique s’apparente davantage au “jeu de guerre” (Kriegsspiel, wargame) qu’à une discipline cherchant à identifier des ensembles relationnels […] À de nombreux égards, la géopolitique est une caricature de la vie politique, dans la mesure où la politique est réduite à une dimension, celle-là même que Carl Schmitt a théorisée en 1932 par la formule “la discrimination de l’ami et de l’ennemi” » (Géopolitique et Histoire, Payot, 1995).

Le motif de Cl. Raffestin ? Montrer, cartes géopolitiques à l’appui, que « sans entrer dans le style même du dessin, on peut parler d’une efficacité étonnante des images-instruments : la géographie entre les mains des géopoliticiens devient une dangereuse alchimie de la passion nationale ». Mais plus on entre dans le détail de la démonstration des fonctions idéologiques de la géopolitique (relue par Raffestin comme une projection géographique de l’image du monde pangermaniste puis hitlérienne), plus on s’étonne de la comparaison avec la forme de la caricature. De deux choses l’une, en effet : la géopolitique caricature-t-elle le politique, ou bien subit-elle elle aussi un effet de caricature plus général ? Traduit-elle de fait la réduction schmittienne de la pluralité politique à la binarité de l’état d’urgence qui oppose le Souverain dictateur à tous les ennemis de la Sécurité totale (et dans ce cas, pourquoi parler de « caricature » quand il s’agirait d’abord de propagande, d'ailleurs totalitaire avant la lettre ?), ou bien la possibilité élémentaire et rationnelle de distinguer entre le normal et le pathologique, entre le réel et le modèle, entre la forme et l’informe, entre la carte et le territoire, cette capacité psychologique vitale, fondement du sens commun, disparaîtrait-elle en même temps qu’émergerait un monde où il n’y a plus que moi et mes ennemis ?

Ce qui émousse et perturbe le plus le raisonnement de Raffestin tient pour une part à sa propre réduction de la pensée géopolitique au seul cas allemand, comme si l’école géopolitique n’avait pas eu ses techniciens et ses écrivains en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis aussi, et, de manière plus générale, comme si elle n’avait pas servi, en connaissance de cause, de science auxiliaire de la grande stratégie à l’époque des guerres et des révolutions en chaîne – époque intentionnellement impérialiste des empires. On oublie par exemple ce que dit en toutes lettres le titre factice donné sans scrupules en 1904 au livre de Mahan, l’officier américain, par son traducteur français : Le Salut de la race blanche et l’Empire des mers. Là où le capitaine américain pensait pour son pays, élargissant la doctrine Monroe à la planète, le Français et son éditeur (Flammarion) ajoutaient la touche racialiste typique de la rivalité des grandes puissances à la fin du XIXe siècle, époque où l’Occident, se pensant de moins en moins comme chrétienté (universalisée) et de plus en plus comme « monde blanc » (hégémonique), invente les mythologies racialistes et les idéologies racistes ; époque propice au pangermanisme, au panslavisme et autres religions séculières de masse pour peuples messies de l’empire universel.

Autant de points d’histoire qui comptent bien moins, toutefois,  que l’erreur de méthode commise en amont, celle qui commande l’ensemble de l’argument et le choix des pièces à conviction destinées à l’étayer. De quoi la géopolitique serait au juste la caricature, Raffestin ne le dit pas pour une raison : il commence par citer le collectionneur Eduard Fuchs, selon qui « aujourd’hui [1901] tout l’art est sous l’influence de la caricature » – une de ces subtiles exagérations productives qui, dans la bonne littérature critique, permettent certes de comprendre un style, de dégager l’esprit du temps, la musique d’une mode ; s’agissant de notre relation technique aux choses, de notre relation sérieuse à elles, non de notre rapport mimétique et ironique, les mêmes exagérations s’avèrent souvent de redoutables mirages, des pièges à amalgame. Tel l’usage que s’en autorise Raffestin : « De même il est loisible d’affirmer que toute la science est sous l’influence du modèle qui n’est rien d’autre en fin de compte qu’une caricature. L’image, la caricature, la carte sont paradoxales, car elles mobilisent des moyens rationnels pour déclencher des attitudes et des comportements irrationnels. N’est-ce pas ce que décrit, d’une manière d’ailleurs insoutenable, Kafka dans La Colonie pénitentiaire ? De la même manière que la machine de torture, inventée par l’officier de La Colonie inscrit sur le corps du soldat le motif de sa punition, la machine géopolitique tente d’inscrire sur la carte les raisons d’agressions futures dirigées contre les voisins de l’Allemagne » (p. 247).

En quelques lignes, l’idée initiale de caricature – Eduard Fuchs et ses Daumier ou ses Caran d’Ache – aura ainsi changé de sens et de fonction, selon une série de brèves torsions, ménagées une à une sur les champs d’application du mot et de ses métaphores. Nul besoin de longues objections, un peu de paraphrase suffira (oui, la caricature est une image, mais toutes les images ne sont pas des caricatures ; oui, la carte est une image, mais aussi une schématisation, tous les modèles ne sont donc pas des paradoxes inconscients ou ironiques, etc.). Ou encore : oui, la carte n’est pas le territoire (mais Baudrillard n’a-t-il pas traité Borges de « filou de la métaphore » !) ; oui, la Marylin d’Andy Warhol n’est ni celle des Misfits ni celle d’Arthur Miller ; oui, l’icône n’est pas la présence ; oui, Napoléon Bonaparte rêvait d’incarner Charlemagne et réquisitionna David pour ce carton-pâte de la romanité ; oui le monde réel est la caricature ou la monade d’une infinité de mondes possibles ; oui, toute tragédie se répète comme une farce, et toute cellule comme une métastase ; oui, tout télescope est un kaléidoscope (mais la réciproque fait non-sens).

Mais elle déçoit, cette apocalypse où tous les chats sont gris et où les simulacres ne dissimulent rien que des masques, où les névrosés, les pervers et les monstres de la géopolitique jouent à égalité d’impuissance sous l’empire de la même simulation de monde, tantôt modèle et tantôt caricature, tantôt forme et tantôt informe. Elle déçoit, cette confusion fatidique, ce mélange des genres, celui de la caricature et celui de la propagande, celui de la raison critique et celui de la pulsion dogmatique. Cl. Raffestin s'appuie dailleurs sur la thèse dEduard Fuchs pour une bonne raison : ce critique d'art fut aussi, dans la social-démocratie allemande à laquelle il appartenait, un propagateur actif du dessin de presse comme arme politique (W. Benjamin lui a consacré une étude fameuse, centrée sur l'idée de la « dialectique destructive de l'œuvre d'art ») un ancêtre, par conséquent, de l« agit-prop », des techniques publicitaires de la médiasphère qui traitent l'art et le politique comme une seule et même réalité communicationnelle homogène – le descendant, autrement dit, de l'usage propagandaire de l'art baroque par les jésuites. On comprend comment ces objectifs de traitement sériel de l'opinion publique commandent la confusion ici commentée, celle de la satire et de la propagande. La satire fait rire, la propagande fait honte. La satire est libre, la propagande est servile. Tchakhotine l'appelait le « viol des foules ».

Où chercher, plus généralement, l’erreur mère de ces équivalences, leur thème pathologique, le nœud de leur indistinction ? On ne débusquera les rationalisations hypocrites et les projections délirantes de la pensée géopolitique qu’à la seule condition de discerner et de nommer sa tare originelle : si elle fétichise les cartes, les écrans ou les power point comme les démographes ou l’infographie fétichisent les statistiques, c’est qu’elle idolâtre l’espace et qu’elle spatialise les durées. Là gît le secret de sa relation à nos pulsions totalitaires et holistiques : nous couper de la durée, nous fixer et nous projeter dans l’espace pur, abstrait de ses durées – de l’espace isomorphe du « grand espace » de l’époque impérialiste à celui, fractal, du réseau numérique et de la stratosphère d’aujourd’hui –, nous induire à confondre les surfaces colonisables avec les interfaces où cohabitent et se succèdent les générations. La bombe démographique qui a déjà commencé d’imploser a pour mécanisme la même infirmité d’esprit.

J.-L. Evard


mercredi 14 mai 2014

Naissance de l'Eurasie


« Eurasie » : aux yeux de ses think tank et stratèges russes (Alexandre Douguine, Édouard Limonov, porte-parole de l’opposition dite national-bolchevik à V. Poutine), où en passent les frontières ? Question décisive, qui suppose d'abord qu’on les repère dès qu'émerge l’horizon eurasiatique, à l’histoire déjà longue. Les lignes qui suivent racontent sa première heure, la genèse de l’Eurasie, le nom de ses deux inventeurs. Nous les transcrivons du livre publié en 1906 par Jean Baruzi, Leibniz et l’organisation religieuse de la Terre. Né en 1881, Baruzi entre au Collège de France en 1933 (chaire d’histoire des religions). Quant à Leibniz, né à Leipzig en 1646, il meurt à Hanovre en 1716. On a conservé quelques-unes de ses lettres au czar Pierre le Grand, qui l’avait nommé par décret son « Conseiller intime de Justice », et à ses ministres – le matériau d’archives utilisé par J. Baruzi apparaissant ici cité entre guillemets.

Leibniz juge la Russie une terre riche de destinée. Aisément aujourd’hui les raisons géographiques de l’expansion slave sont aperçues et les conséquences de cette expansion sont pressenties. Mais au XVIIe siècle, à cause des bizarreries cartographiques, il fallait être un clairvoyant pour deviner l’avenir russe. Or Leibniz accroît son enthousiasme à mesure qu’il se rend compte des dimensions colossales de l’œuvre. « Une grande partie du globe de la terre », tout « le nord oriental de notre continent » : ainsi lui apparaît l’Empire russe.

Dès lors, la séparation de l’Asie et de l’Europe est tout à fait arbitraire. Leibniz saisit d’instinct la réalité géographique que les géologues actuels appellent l’Eurasie. Mais de la sorte le problème de l’expansion [européenne] vers l’Orient se précise scientifiquement. La mutuelle pénétration de l’Europe et de la Chine n’est plus une chimère ; elle est exigée par la géographie elle-même. La Chine est à elle seule une « Europe orientale ». Et la Russie a pour mission de la relier à l’Occident, d’accomplir la synthèse de deux civilisations qui s’ignorent. On choisirait un point type : Moscou deviendrait le siège d’un « commerce » entre la Chine et l’Europe, recueillerait avidement, de part et d’autre, et centraliserait les informations et les découvertes. Le czar est ainsi en état de tirer « de l’Europe d’une part, et de la Chine, de l’autre, le meilleur, et de perfectionner par des décisions bienfaisantes ce que toutes deux ont accompli ». La Russie peut combiner en elle-même, avec un équilibre naturel, l’Orient et l’Occident.

Ainsi Leibniz rêve de découvrir un pays en qui se puissent concentrer deux mentalités, en apparence irréductiblement hostiles. Point de vue monadique en quelque sorte, qu’il ne pourra trouver réalisé dans l’expérience. Déjà pourtant, des missions russes sont envoyées en Orient ; le christianisme est introduit heureusement en Sibérie. Dès 1698, Witsen écrivait à Leibniz qu’un prêtre grec était parti de Tobolsk pour Pékin, où il avait bâti un temple moscovite et baptisé vingt Chinois. Mais Leibniz eût sans doute voulu voir des missions protestantes se joindre aux missions romaines et orthodoxes : l’œuvre à réaliser était complexe. On n’atteindrait la Chine que finalement. Il fallait d’abord pénétrer l’Empire russe lui-même et le convertir à la culture européenne. Leibniz eût souhaité peut-être que là, comme partout, s’organisât une active collaboration : les prêtres grecs cherchant à se tracer une route terrestre jusqu’à la Chine ; et les Protestants apportant leurs rites purifiés à d’immenses peuplades barbares. Un projet d’union des Églises, tout secret, s’ajoutait à cet effort d’expansion. Le 16 novembre 1707, Urbich avait averti Leibniz que Pierre travaillait à unir l’Église grecque à l’Église latine, et que le prince Kourakine était chargé de l’œuvre. Le 15 octobre 1710, Urbich parle d’un projet de concile œcuménique. Il écrit à Leibniz, en style diplomatique, qu’il a « proposé Leibniz qui était fort capable de dresser le système ». Mais le concile serait difficilement rendu œcuménique, car il faudrait que le Sultan permît aux patriarches orientaux d’y assister. Or cette permission est douteuse.

Obstacle, et de taille, à ces plans de « grande politique » : l’expansion suédoise, les guerres de Charles XII  Pendant ce temps, la guerre se maintenait dans toute l’Europe et vraisemblablement interdisait les desseins de Leibniz. « Ce qui me ferait fort souhaiter cette paix entre la Suède et la Russie », écrivait-il le 3 janvier 1708, c’est que je voudrais que le czar poussât et perfectionnât son admirable et héroïque dessein de cultiver son vaste Empire et d’y introduire les Sciences, les Arts et les bonnes mœurs. » Un instant peut-être, il crut que Poltawa marquerait la fin des luttes : « Nous avons appris », écrit-il, « des grandes particularités de la défaite et prise de toute l’armée suédoise, qui sera mémorable à jamais dans l’histoire, et servira d’enseignement à la postérité en bien des manières […] Le czar dorénavant s’attirera la considération de l’Europe et aura très grande part aux affaires générales. » Il n’était pas possible d’annoncer plus nettement l’avènement de la Russie comme puissance européenne […] Désormais, l’Europe s’inquiétera de la puissance de Pierre le Grand. Leibniz raillait cet effroi subit : « On dit communément », écrivait-il après Poltawa, « que le czar sera formidable à toute l’Europe, que ce sera comme un Turc septentrional. Mais peut-on l’empêcher de cultiver ses sujets et de les rendre civils et aguerris ? […] Pour moi, qui suis pour le bien du genre humain, je suis bien aise qu’un si grand Empire se mette dans les voies de la raison et de l’ordre […] »

Quelle importance Baruzi donne-t-il à ces plans, et quel poids spécifique à l’alliance du czar et du philosophe (Leibniz ayant aussi conseillé Louis XIV, pour des plans de conquête de l’Égypte, et les jésuites, pour les projets scientifiques de leur mission chinoise) ? Une même aspiration essentielle les gouvernait : transformer les rapports de l’Asie et de l’Europe. L’un ajoutait au fait brut tout un avenir mystique ; l’autre voyait avant tout la puissance future de sa race ; mais tous deux pareillement avaient foi en un progrès fantastique et en des remaniements colossaux. Convergence de désirs, attestée même par des campagnes en apparence accidentelles : la guerre contre la Perse, voulue par Leibniz dès 1707, se réalise en 1722 [après sa mort], lorsqu’une armée russe prend Bakou, occupe le Daghestan, le Ghilan et le Mazendéran.

Ainsi, par des divinations mystérieuses, Leibniz et Pierre le grand pressentaient en pensée et en action la Russie de demain. Leibniz pourtant s’accordait davantage encore avec elle. Pierre le Grand, en effet, on l’a souvent remarqué, inaugura vraiment la marche consciente des tars vers la « mer libre ». Et il chercha tantôt vers la Baltique, tantôt vers le Bosphore. Mais, s’il crut certainement à une extension sans cesse croissante vers l’Est, si la Sibérie exploitée et « russifiée » fut, dès ce temps, la fin profonde de l’effort russe, il ne pensa point au rôle possible de la Chine dans l’expansion slave. Or Leibniz voyait avant tout la Russie pénétrant la Chine et se laissant pénétrer par elle. De façon littérale, pour lui la Russie reliait la Chine et l’Europe ; de plus, tandis que le czar croyait en sa victoire sur les Turcs, et finalement en l’extension de son Empire jusque sur le Bosphore, Leibniz, en dépit de quelques lueurs d’espoir, sacrifiait d’anciens désirs à une politique nouvelle. Il voulait que Pierre le Grand fût avant tout un organisateur pacifique, qui, après avoir anéanti son rival nordique, irait toujours plus loin vers l’est et créerait un Empire vraiment asiatico-européen.

En un  sens donc Leibniz s’opposait à Pierre le Grand et, par une intuition plus géniale, prévoyait une évolution dont nous sommes encore contemporains.

Lignes qui se suffisent d’autant mieux à elles-mêmes qu’elles commentent des pensées et des énigmes vieilles de trois cents ans, et dignes des plus beaux fleurons de la pensée de l’empire.
J.-L. Evard

mardi 6 mai 2014

Anachronisme géopolitique


En Ukraine, la puissance accrue, ces dernières semaines, des ingrédients de pure idéologie indique certes, comme dans tout conflit qui s’aiguise, la mobilisation intense des dispositifs de propagande. « La première victime de la guerre », disait R. Kipling, « c’est la vérité. » Il faut donc considérer de près comment, cette fois, la propagande lui tord le cou, sauf à s’en tenir à des généralités aussi creuses qu’inutiles.

J’entendais quelqu’un, la semaine dernière, comparer l’état de l’Ukraine aujourd’hui à celui de l’ex-Yougoslavie au début des années 1990, rapprochement ingénieux à condition de tenir compte précis des vingt dernières années – passées par l’appareil soviétique recyclé à endurer sa mise au rebut ainsi que celle de la doctrine Brejnev, avant de se lancer, dès que Poutine prend les rênes, dans la reconversion à un programme de restauration impériale grand-russe. La méthode appliquée résulte d’un mixage bien dosé de motifs variés de l’histoire russe des trois derniers siècles, et comment pourrait-il en être autrement ! Mais leur point commun ressort avec évidence pour peu que l’on admette une hypothèse : depuis la fin de la seconde guerre de Tchétchénie, le Kremlin a fini par constater, à sa propre surprise, qu’il disposait peut-être, malgré l’effondrement de la structure soviétique interne et continentale, des moyens de sauver quelques meubles. Lesquels au juste ?

Le cours pris par le conflit ukrainien et son niveau toujours plus élevé d’intensité s’explique donc mieux si l’on consent d’abord à une brève rétrospective : (1) la dissidence est-allemande, dès le printemps 1989, avait paralysé le pouvoir de Honecker, le mettant KO debout, neuf ans seulement après l’affaire polonaise, et poussant Gorbatchev à négocier sans attendre l’unification allemande – (2) survenue peu après, la dislocation yougoslave n’avait paru qu’à peine concerner le Kremlin, indifférence remontant à la nette sécession de Tito au début des années 1950, le fait nouveau tenant toutefois à la genèse d’un national-communisme serbe – (3) le raidissement russe commença dans le cas de la Tchétchénie, puis de l’Ukraine devenue indépendante (âpres furent les transactions sur les armes nucléaires entreposées en Crimée).

Or, dans ces deux situations, le Kremlin reçut l’appui discret mais sans réserve des grandes puissances, car il joua, dans un cas, la carte de la guerre au terrorisme (et Grozny, traitée comme Varsovie en 1944, fut rasée par d’intenses bombardements), dans l’autre, bénéficia de la connivence entre les membres du club nucléaire (avec l’accord de Washington, il récupéra les sous-marins basés à Sébastopol et leurs ogives nucléaires). En même temps qu’il négociait les gros contrats gaziers que l’on sait (près de 20 pays de l’Union européenne dépendent à plus de 40 % de leur approvisionnement par Gazprom), l’Ouest signifiait donc son assentiment non conditionnel à ces premières initiatives stratégiques russes ; il rendit ainsi possibles des opérations plus ouvertement offensives : de la Géorgie du Nord (été 2008) à l’Ukraine, nous aurons assisté à cette seconde phase, active, du redressement impérial grand-russe.

D’aucuns, bons connaisseurs du délabrement de la société soviétique après plus de 40 ans de course aux armements en crescendo, s’étonnent qu’il ait lieu, ce redressement, et dès aujourd’hui. « Redressement » ? Il faut, je crois, interroger avant tout son allure et son style, en gardant à l’esprit que pour l’émule d’Andropov qu’est Poutine, il ne s’agit pas seulement d’effacer le souvenir humiliant de l’implosion de l’URSS ruinée par ses budgets militaires, mais aussi et surtout de transformer ce ressentiment en une ressource stratégique, dans la course recommencée avec les grandes puissances et autres BRICS, à la recherche d’un leadership de substitut. D’où sa pratique du recours systématique à des fragments de discours par ailleurs tout à fait incompatibles, selon une technique comparable aux traditions bonapartistes – conçues, justement, par et pour toutes les classes politiques héritières d’une révolution programmatique, suivie d’une contre-révolution systématique (et non pas d’une anti-révolution).

Si Poutine s’avère, longtemps après la disparition du glacis soviétique, un adepte aussi fidèle de la doctrine Brejnev, cette continuité tient moins à son propre passé d’officier du KGB, qu’à la signification profonde et au sens géopolitique de cette doctrine comprise dans sa longue durée historique : cet internationalisme refroidi dès 1920 en système national de dissuasion musclée aux frontières (Pologne, Pays baltes) résume à lui seul toute la brève histoire du bolchevisme, de la paix « révolutionnaire » de Brest-Litovsk, signée avec l’Allemagne en pleine guerre mondiale, à la guerre froide (car : si froide la guerre, alors refroidie la révolution – l’équation même de la révolution et de la contre-révolution depuis l’époque de leur première catalyse en France, entre 1797 et 1814, véritable thermodynamique de la guerre civile à l’époque des premières idéologies, succédant à celle des guerres de religion). Car le régime autoritaire de Poutine illustre, comme les régimes précédents issus du paroxysme totalitaire, l’extrême difficulté de la société russe à se régler entre deux extrêmes : le paroxysme révolutionnaire de la société chaude et bolchevik, le paroxysme soviétique de la société froide et stalinienne. La Révolution française n’avait-elle pas elle-même mis plus d’un siècle à se dénouer ? le chaud-froid de la révolution et de la contre-révolution a-t-il jamais été une opération simple ? et s’il se complique d’un enchaînement de guerres et de révolutions…

La quantité croissante d’anachronismes ravivés par le conflit ukrainien ne s’explique pas autrement. Tandis que les groupes pro-russes de l’est du pays vitupèrent les « fascistes » et les « nazis » de l’ouest, la Russie elle-même semble gagnée par l’usage immodéré des réminiscences historiques : faveur croissante du « national-bolchevisme » (par franche allusion aux chauvins du KPD allemand des années 1923-1930), de l’eurasisme (version perfectionnée du panslavisme), auxquels ne manquent pas les dénonciations de la « décadence occidentale », l’ouvre-boîte universel qui fait fraterniser les disciples de Spengler et leurs adversaires du clergé orthodoxe de tradition byzantine. Un timbre peu rassurant d’ultimatum les réunit dans ces sombres détestations et l'usage de ces simulacres, toxiques aussi puissants que des statistiques truquées ou que des villages Potemkine.

Ces anachronismes, en se renforçant, confirment la bonne vieille règle invariable de l’interprétation stratégique : par définition, toutes les idéologies pratiquent le double voire le triple langage (et leurs adeptes les premiers s’abusent eux-mêmes), elles n’en disposent pas moins des moyens mentaux de maîtriser les excès de cette rationalisation irrationnelle de l’agir – tout comme les théologiens avaient trouvé les techniques intellectuelles de contrôle des passions dogmatiques et schismatiques. Qu’elles les perdent, et elles perdent aussi les moyens de communiquer entre elles – comme c’est aussi le cas des dispositifs ouvertement dogmatiques ou hérétiques de l’histoire des religions. Dans le cas russe, la tonalité de plus en plus tendue et dénonciatrice des discours en vogue, quelles qu’en soient par ailleurs les références idéologiques, ne laisse aucune place au doute : les instances de l’autocontrôle nécessaire à l’échange s’érodent, les idéologies servent de moins en moins à une demande d’identité et de plus en plus à un désir d’exclusion et d’excommunication – dont les décisions militaires et diplomatiques de ces dernières années, l’affaire syrienne en particulier,  confirment les progrès.

Qui dit anachronisme chronique dit pathologie du contretemps. La Russie, faut-il en conclure, se sent débordée : encerclée, et ses anachronismes idéologiques traduisent cette phobie. Ils disent aussi qu’elle n’a pas trouvé de voie nouvelle, et pas trouvé non plus le désir d’en inventer une : le régime soviétique a disparu, mais pas tous ses appareils, pas tout son personnel, pas tous ses objectifs. Ce qui en reste louvoie à courte vue d’un cap à l’autre, à l’image du règne de Gorbatchev, star éphémère de l’eurocommunisme russe jetée avec lui aux oubliettes, ou du sort des « oligarques » tantôt adulés tantôt persécutés. Il y a comme un étrange piétinement de l’histoire russe : elle ne cesse de répéter ses différents commencements, puis elle ressasse leurs inachèvements successifs. Elle n’est pas la seule puissance condamnée à tergiverser ainsi entre deux indécisions, mais à la différence d’autres anciennes hégémonies devenues des nations sans histoire qu’on visite comme un joli musée, elle ne se résigne ni à prendre le deuil de son rang dans l’histoire universelle, ni à entrer au purgatoire des empires déchus, ni à tenter une catharsis salutaire.

Ce syndrome de l’encerclement, typique des empires problématiques menacés d’enragement, induit la Russie à fantasmer son passé soviétique et byzantin de société close. Pour d’autres raisons, il pourrait bien gagner sa voisine chinoise. Voici pourquoi l’Ukraine n’est pas la Yougoslavie, ni Taïwan une des Malouines, ni les îles Paracel le rocher de Tanger : les sociétés closes préfèrent la guerre au commerce. Plus réduit leur accès à la mer – « Homme libre, toujours tu chériras la mer ! » – ou, de nos jours, à la stratosphère, plus élevé le risque. D’où, dès maintenant, la grande question de la grande stratégie : comment neutraliser le ressentiment qui, à l’Orient comme dans l’Occident, monte et cristallise en pathologies de l’encerclement et en passions de l’autarcie ?

J.-L. Evard