samedi 27 juillet 2013

Question d'antennes


En 1984, on demanda à Primo Levi s’il tenait pour pensable que se répète un événement comparable à la destruction des Juifs d’Europe par le Reich hitlérien. « On ne peut l’exclure », répondit-il. « Il suffit de voir ce qui s’est passé en Argentine, il y a quelques années. Par chance, comme c’est un pays mal organisé, les victimes se sont comptées en dizaines de milliers, non en millions, mais s’il y avait eu, à la tête de l’Argentine, un personnage, disons, “chamanique”, comme Hitler, les victimes se seraient comptées en millions, et non pas en dizaines de milliers » (Conversations et Entretiens, 1998, p. 218).
      Venant d’un esprit aussi épris de véracité que Primo Levi, le mot choisi pour qualifier Hitler ne saurait tenir de l’approximation facile : « chamane » ne rappelle pas seulement Canetti et certaines des meilleures pages de Masse et Puissance (en particulier le chapitre du « survivant »), mais suggère aussi tout ce que l’historiographie la plus récente, de Peter Reichel à Ian Kershaw, résume sous le terme de « charisme », qu’elle hérite de Max Weber : « L’histoire nous montre que l’on rencontre des chefs charismatiques dans tous les domaines et à toutes les époques historiques. Ils ont cependant surgi sous l’aspect de deux figures essentielles, celle du magicien et du prophète d’une part et celle de chef de guerre élu, du chef de bande et condottiere de l’autre », expose Weber en 1919. L’image choisie par Primo Levi correspond à la première des quatre fonctions énumérées : chamane, donc magicien, « doué de charisme » parce que « capable de manipuler les esprits et, d’une manière générale, les essences invisibles » précise M. Cherkaoui commentant la thèse de Weber (Le Paradoxe des conséquences, 2006, p. 80).

De nos jours, il suffit à un champion de ping-pong de sourire et d’aimer les bêtes pour avoir droit au titre prestigieux de personnalité charismatique, à égalité avec un pape ou une pop’ star. Quoique les sciences sociales aient les premières banalisé cette figure de héros et de héraut charismatique – et que l’usage courant ait achevé de raboter le peu de relief qu’elles lui reconnaissaient après en avoir elles-mêmes émoussé l’acide théologique, jusqu’à faire de l’exception charismatique une règle ordinaire de la domination –, quoiqu’elles pensent avoir acclimaté l’anomalie du charisme, elles en laissent l’opacité intacte, l’énigme entière.

Par « acclimatation » sociologique de la domination charismatique, j’entends un phénomène bien précis : en revendiquant de communiquer sans intermédiaire et en personne avec les esprits, les magiciens se mettent d’eux-mêmes en dehors des institutions, qui voient en eux, et à juste titre,  le point le plus critique de la relation d’autorité qui leur échappe – mais autant ce danger est-il perçu comme normal, donc explicable, par les théologiens qui y veulent y voir les œuvres du Malin et se fient à l’institution des sacrements pour le neutraliser, autant reste-t-il opaque au rationalisme des sciences sociales pour qui, de nos jours, a priori et par principe, la manipulation des esprits relève, soit de l’imposture, soit de la pathologie. La relation charismatique semble donc avoir été reconnue et interprétée par la sociologie historique – en réalité, elle y rencontre un cas limite de ses modèles, un phénomène extrême qui lui donne du fil à retordre sans fin, le cas particulier de Hitler en fournissant l’indice le plus éclatant. L’hypothèse de l’imposture tombant d’elle-même (le chamane possède de fait la foule de ses adeptes, la croyance en son pouvoir a ainsi valeur de certitude collective, elle crée par là la réalité qu'elle accrédite en la rendant irréfutable), reste la voie de l’explication par la pathologie : le chef charismatique rendrait possible et instaurerait un « délire collectif », quelque chose comme une transe transformée en institution régulière (qui orchestrerait, mais comment ? des instruments de pouvoir, juridiques, idéologiques, techniques). Elle aussi, cette hypothèse ne mène nulle part : elle méconnaît l’énigme même, le fait que des sociétés thermo-industrielles avancées, et non des communautés paléolithiques, se soient confiées à des chamanes.

Le Führer un chamane ? En apparence, Primo Levi penchait pour cette vision des choses. On se gardera toutefois d’en rester à la lettre de sa réponse : un « chamane » à la tête d’une technocratie totalitaire disputant douze ans durant l’empire du monde au reste du monde – lui-même ingénieur émérite, donc rationaliste invétéré, Primo Levi n’a certes fait là que lancer une image, que par ailleurs il savait populaire, voire triviale (une image que, du reste, caressait Hitler lui-même, lecteur de Gustave Le Bon et de sa Psychologie des foules). À nous de compléter – en revenant sur le modèle de Weber, qui nous fournit une clef : ne séparons pas les quatre positions charismatiques possibles, ne les considérons pas une à une selon une logique d’exclusion et de sélection (ou chamane ou condottiere), admettons qu’elles puissent se composer selon une logique d’inclusion et de commutation : magicien chamane + prophète + chef de bande + condottiere. Il se trouve que la carrière de Hitler correspond très exactement à cette composition wébérienne (largement antérieure aux premiers commencements du national-socialisme), dont deux à deux les quatre éléments se sont agrégés selon des variantes et des proportions nombreuses. La position ultime choisie par A. H. ? Celle du prophète incompris, dont le testament paraphrase l' Évangile de Jean, comme l'a montré F. Bouthillon (Et le bunker était vide : une lecture du testament politique d'Adolf Hitler, 2007).

Quant aux états de transe qui habilitent le chamane auprès de ses fidèles, de récentes découvertes archivistiques ajoutent au portrait-robot wébérien du chef charismatique une touche supplémentaire de vraisemblance, et ouvrent même de nouvelles perspectives à l’intelligence des religions politiques à l’ère des communications de masse en temps réel.

En 1988, les éditions Alinéa publiaient la traduction française d’un récit allemand de forme romanesque autobiographique, Le Témoin oculaire, d’Ernst Weiss. Le texte résulte en réalité de la mise en forme littéraire des Journaux d’un certain Edmund Forster, psychiatre reconnu et médecin-major de la Marine impériale affecté, à la fin de la guerre de 1914-1918, à l’hôpital militaire de Pasewalk (Poméranie occidentale) qui accueille entre autres, fin octobre 1918, un certain caporal Adolf Hitler. Forster diagnostique sans hésitation : la perte de la vue déplorée par l’homme qu’il prend en traitement ne s’explique pas par l’ypérite qu’il incrimine (bien qu’il en ait réellement respiré), mais manifeste une puissante symptomatologie hystérique – cas non rare aux yeux des pathologistes formés sur le terrain de la guerre. Et Forster décide d’appliquer au caporal hystérique le traitement de choc par lui prévu en de tels cas de syndrome hystérique aggravé : l’hypnose. Nouveau rebondissement : le traitement hypnotique appliqué par le médecin-major (avec apparent succès immédiat) s’interrompt brusquement aux alentours du 9 novembre, pour cause d’abdication de l’empereur et de troubles séditieux dans les grandes villes allemandes. Forster, en effet, décampe de Pasewalk (à l’image de l’armée allemande en début de dislocation), laissant son malade en plan, au beau milieu d’une cure de séances d’hypnose à hautes doses…

Weiss, l’auteur du Témoin oculaire, avait rencontré Forster et l’avait écouté lui raconter les faits, l’un et l’autre parfaitement conscients du danger mortel qu’ils couraient comme possesseurs du plus dangereux des secrets d’État, dont la Gestapo, dès février 1933, cherchera par tous les moyens à faire disparaître les traces écrites (à commencer par les archives de la Marine et de son département sanitaire). En juin 1933, à Berlin, Edmund Forster se suicide. En juin 1940, à Paris, Ernst Weiss se suicide. En 1943, les services de l’OSS américaine, désireux de disposer d’un psychogramme aussi précis que possible du chef suprême du Reich, détectent la présence en Islande d’un ancien assistant de Forster, réfugié en Islande, un certain Karl Kroner – qui dépose et qui, dans ses grands traits, dévoile l’histoire restée jusque-là pour le moins confidentielle. Elle demeurera néanmoins inexploitée, connue ou devinée d’une quantité infime d’ « initiés ».

Le reste sera affaire de recoupements judicieux dans les quelques documents dispersés ayant échappé à la vigilance de la Gestapo chargée de garantir l’image de mâle courage du caporal guerrier. Ce reste finira par donner le livre de Bernhard Horstmann, Hitler in Pasewalk (Düsseldorf, Droste Verlag, 2004) – que je viens de résumer. Le personnage « chamanique » imaginé par Primo Levi n’est ni simple improvisation intuitive de l’esprit de finesse, ni oiseuse spéculation psychiatrique, ni alibi socio-pathologique construit ex quo ante : il personnifie la dimension télépathique de la domination à l’époque où la médecine, y compris militaire, se tourne vers les techniques du transfert et du contre-transfert, autrement dit vers la talking cure dont Freud, de son côté, fera la psychanalyse. On s’en avisera bien assez tôt, quand l’hystérique incomplètement soigné du Dr Forster, une fois devenu chancelier d’Allemagne, changera de registre, laissera la télépathie aux ingénieurs des âmes et s’emparera des transmissions radio, chose d’ingénieur en communications, pour continuer de parler avec les esprits. Avec un micro, les transes portent plus loin. Au Rwanda, en 1994, sept ans après la mort de Primo Levi, elles passèrent par la Radio des Collines. Au micro, ajoutons l’écran de la télévision – où n’iraient-elles pas ?

J.-L. Evard, 27 juillet 2013

lundi 22 juillet 2013

Made in Snowden


Quant à sa version allemande, l’affaire Snowden s’avère conforme à nos prévisions du 30 juin ; d’abord rampante, devenue bruyante, elle ne fait que commencer. On gagne d’ailleurs à la considérer sous ses deux échelles, la locale et l’impériale.

Échelle locale (proposition directe) : « Germany made in Snowden ». De tous les pays européens dont les réseaux de communication sont passés sous le contrôle de la NSA du général américain Keith Alexander, la RFA paie sur la scène publique le tribut le plus lourd, qui commence même de jeter son ombre sur les élections législatives de l’automne prochain. Les raisons de ce privilège négatif ne surprendront personne : sur le sol européen, la RFA et la RDA (où l’actuelle chancelière, qui y est née, avait commencé sa carrière politique dans l’appareil communiste) avaient dû de voir le jour à leur fonction de laboratoires jumeaux et de théâtres avancés de la guerre froide. L’appareil d’État allemand, à l’ouest, ne surgit pas seulement, en 1949, de l’habileté tactique de l’équipe Adenauer négociant avec les Alliés la Loi fondamentale commune aux onze Länder et le réarmement de la République fédérale sous parapluie nord-atlantique – son personnel politique et administratif avait fait l’objet d’une sélection soigneuse de la part des sections politiques des services secrets américains, l’OSS, créée pendant la Seconde Guerre mondiale en amont de la « dénazification » prévue par la Maison Blanche après capitulation sans conditions de la Wehrmacht. Jusqu’au début des années 1980, la vie politique allemande se constellera donc de « scandales » en tout genre, dus tous au surpoids de l’administration américaine sur l’exécutif ouest-allemand (doctrine Hammerstein ou scandale des Starfighter en 1960-62, par exemple) et sur son utilité pour elle dans l’économie de la dissuasion nucléaire (jusqu’à la crise des missiles des années 1982-1986). Personne de sensé ne s’étonnera donc de bonne foi du profond marquage américain sur l’économie sécuritaire de l’actuelle RFA. On n’hésitera pas à le dire structurel, ou constitutif.

Échelle impériale (proposition réciproque) : « Snwoden made in Germany ». Depuis les premières révélations du transfuge américain réfugié en Russie poutinienne, il est de bon ton, chez les éditorialistes pressés, de citer Orwell et son 1984. Les « aspirateurs » de messageries et de téléphonie partout branchés par les plombiers infatigables de l’oncle Sam n’imposent-ils pas irrésistiblement le souvenir du cauchemar littéraire imaginé par le grand écrivain anglais rescapé de la guerre civile espagnole ? « Big Brother » : Orwell avait Staline en tête, mais le caractère systémique de la mise sur écoutes de la planète par la NSA autorise l’allusion (ou la facilite). Comme si Big Brother venait de changer d’empire, le voici yankee pour l’occasion, chargeant d’un péché de plus l’hyperpuissance déjà en mal d’image.

À cette échelle « macro », celle où la connaissance sérieuse des faits vérifiés et l’usage des hypothèses raisonnables demandent le plus d’effort, les terribles simplificateurs peuvent s’en donner à cœur joie – raison pour laquelle on voit à nouveau fleurir les homélies « anti-totalitaires », celles qui visent dans le « cyberspace » l’infrastructure par excellence de la domination sécuritaire à l’époque de la « guerre hors limites » (cf. La Quinzaine géopolitique du 22 juin 2013). Du coup, telle une vieille éponge qu’on recycle, un non-concept aussi prestigieux et aussi suspect que celui de « totalitarisme » refait surface : comme toute denrée avariée qu’excuse une pénurie, il bénéficie du dérèglement sécuritaire provoqué par le 11 septembre 2001, et il correspond par contrecoup aux pressions implacables exercées par les Etats-Unis depuis la seconde guerre d’Irak sur leurs alliés pour le partage des frais logistiques, policiers et juridiques de cette guerre. L’affaire Snowden, sous cet angle, vaut réplique à l’affaire de Guantanamo : à l’existence déclarée d’une zone américaine de non-droit (droit de la guerre, droit des gens) étendue au Proche-Orient et à l’Europe impliqués dans le « trafic », la détention ou l’exfiltration des prisonniers islamistes ou des talibans captifs de l’US Army. Aucun historien, aucun politologue sérieux n’admettra de voir dans ces séquences erratiques de la « guerre au terrorisme » les prémisses d’un « totalitarisme » new look, il sait en effet que, depuis Hobbes, le Léviathan tire sa légitimité de la garantie de sécurité et de  privacy qu’il offre aux sujets en échange de leur soumission à la volonté du Souverain. Les atteintes qu’il porte, à l’occasion, à la séparation des pouvoirs ou à l’habeas corpus minent ce contrat fondamental, elles n’ont pas besoin pour ce faire de la manipulation pseudo-religieuse du lien politique commune au fascisme, à l’hitlérisme et au stalinisme. Est suffisamment grave en soi qu’un militaire américain ait été habilité à une mission de police secrète par la République des États-Unis et son gouvernement dûment élu à espionner trois continents avec lesquels toutefois il ne s'imagine ni ne se trouve en guerre. Mais l'épisode n'interroge pas seulement la substance des constitutions républicaines de référence et leur avenir du point de vue sécuritaire des grandes bureaucraties militaires : il indique, dans l'économie du "Ni paix ni guerre" inauguré dans les relations internationales depuis 1945, l'institutionnalisation nécessairement irréversible de la guerre virtuelle, au sens d'abord informatique du syntagme, puis en son sens politique propre. La virtualité de la guerre concrétise la disparition du théâtre de la guerre : "hors limites", la formule se lira à la lettre pour décrire ce nouveau régime de la virtualité multiforme, véritable trou noir de la volonté politique où s'abolissent comme par attraction réciproque les oppositions traditionnelles de la paix et de la guerre, du civil et du militaire, de la sécurité et de la liberté. Trou noir des intensités politiques où se dépolarisent simultanément le calcul totalitaire et le principe républicain.

La frivolité qui inspire les raccourcis « anti-totalitaires » n’en trouve pas moins son non-dit dans une réalité amère aux utopies de la communication émancipatrice. La période où les infrastructures du « Nouvel Ordre Numérique » pouvaient passer pour « américaines » et, à ce titre, pour les outils idoines de la domination de l’empire américain sur le reste du monde – cette période s’achève du fait même de la généralisation du Réseau intégral  et de ses désormais nombreuses possibles réplications hard et soft hors la zone de contrôle direct et légal de la Rand Corporation, de Microsoft et tutti quanti. Comme l’avait entrevu Hans Blumenberg dès 1987, le Réseau s’est substitué au sol : « pour les réseaux, il faut un médium, et non plus un sol » (Le Souci traverse le fleuve, p. 119). Au fur et à mesure que l’empire américain, dans la logique même de sa conversion enthousiaste au culte des « autoroutes de l’information », s’est détaché de son sol (ensemble impérial du heartland et du rimland) pour se transporter dans « la Toile » (ensemble hertzien stratosphérique) et a emporté avec lui le reste des continents, il les a éloignés eux aussi de leur sol. (Al Qaida ne fait la guerre ni pour une terre ni pour un nomos, mais pour un réseau de fibres optiques (des chaînes de télévision, des communiqués, un pur passage publicitaire et nomade) symétriquement, le pouvoir américain a bien pris soin de ne pas mettre le corps de Ben Laden en terre après sa liquidation, mais de le jeter à la mer : tous moments qui affichent un à un leur justification particulière mais concourent tous à la même fin, la liquéfaction de la structure impériale, sa conversion à la loi des flux.)

Cette déterritorialisation-là n’a assurément rien de commun avec les guerres de conquête, prises de terres et autres expropriations de l’histoire des empires – et d’abord pour la raison qu’elle survient comme le résultat voulu et recherché d’une longue surrection technique et technologique universelle. Plus le Réseau se ramifie et prolifère, plus il se décentre – selon la règle première de son économie fractale de boucle matrice de boucles en métastases, prolifération directement opposée à l’espace-temps de l’empire comme principe romain d’hégémonie exercée sur la surface terrestre et maritime comme sur ses voies de transport.

Le contenu de l’affect néo-anti-totalitaire que cristallisent les affaires Wikileaks et Snwoden ne tient pas à autre chose qu’au vertige croissant au fur et à mesure qu’augmente la faille qui écarte du sol, sur lequel avait toujours vécu homo erectus, le Réseau hors sol et hors temps qui nous attend. Sous cet angle, il faut souhaiter, comble de l’ironie, que les Américains comprennent les premiers cet événement, son élémentaire logique interactive, celle-là même qui ébranle tous les pouvoirs dictatoriaux ou autarciques, mais qui exige aussi des sociétés ouvertes qu’elles choisissent entre la Terre, lente, lourde, et le Réseau, nébuleuse électronique en suspension galactique. Tendance de longue durée, déjà sensible dans le fait que nous enterrons de moins en moins nos morts, et les incinérons. Eux les premiers nous montrent la voie : nous hissons les voiles, nous quittons la Terre. Événement encore lointain mais déjà vertigineux.

J.-L. Evard, 22 juillet 2013

mercredi 17 juillet 2013

La domination par les astres. Ou : De l'avenir géopolitique des exoplanètes


« Gouverner, c’est prévoir » : à ce lieu commun venu du plus vieux fonds proverbial, la volonté de domination par l’art de la prédiction exacte et calculée, projet déterministe s’il en est, aura insufflé une nouvelle vie. Fruit des succès de l’encore jeune astronomie copernicienne et képlérienne, l’idée maîtresse de Laplace, celle d’un univers de causes et d’effets intégralement calculables, donne, au début du XIXe siècle, légitimité mathématique à une antique image du gouvernement du monde née au sommet des ziggurat chaldéens et sous les pyramides égyptiennes : qui perce la trajectoire des astres dicte leurs lois aux hommes. Kant ne pensait pas autrement, et Cournot non plus. Au moment de dégager les principes de la cité idéale, Socrate remarque : « As-tu déjà remarqué que ceux qui sont nés calculateurs saisissent rapidement presque toutes les sciences, et que les esprits pesants, lorsqu’ils ont été exercés et rompus au calcul, à défaut d’autre profit, en retirent tous au moins celui d’accroître la pénétration de leur esprit ? » (La République, 526b, traduction Chambry). C’est sur ces « calculateurs nés » que le philosophe roi fonde l’empire des lois : le géomètre au pouvoir tire sa science et sa légitimité de l’observation méthodique des astres. Ce pythagorisme nous gouverne aujourd’hui encore : l’antique temps calendaire qui précéda et inspira les arts du calcul résultait de la mesure des durées, et toute mesure des flux de temps revient à les étalonner en les exprimant par des unités spatiales (le cycle des saisons que les premiers géomètres spatialisent dans la figure du cercle, ou le temps mécanique des horloges, ou l’écriture de la musique : autant de projections mathématiquement  réglées de la durée sur l’étendue euclidienne où, par équivalence, l’esprit la « calcule » parce qu’il a pu d’abord la morceler en la spatialisant, rapporter le continu et le multiple des durées au discontinu et au segmentaire des intervalles et des parcelles).

Physiques ou humaines, nos sciences du différentiel et du sériel recherchent elles aussi leur validité dans l’idée de « loi », par quoi elles entendent la récurrence régulière d’un événement typique – effet inaltérable d’un agencement enchaînant de façon prévisible un processus (une transformation) et une structure (un invariant). Cet idéal d’explication et de construction du réel doit l’essentiel de son autorité à l’astronomie, reine des sciences nées aux Temps modernes et sous les Lumières : si nos universités transmettent aujourd’hui des « sciences économiques » ou des « sciences sociales », elles le  doivent à la conviction déterministe selon laquelle les révolutions et les périodes prévisibles des corps célestes entrevus au télescope par les premiers astronomes mathématiciens matérialisent à la perfection, tel un principe universel, les cycles cachés de tous les règnes organiques et inorganiques. Jusqu’à Einstein inclus, le cycle astronomique aura magistralement illustré et soutenu l’idée de fonction mécanique, parce qu’il schématise un schéma déterministe pur : une horlogerie – métaphore banale du Dieu grand Horloger une fois l’imago galiléenne et copernicienne devenue bien commun –, mais une Horloge qui, ne devant rien à la main de l’homme, servira donc de paradigme universel et idéal, de sanctuaire éminent à tous les projets de rationalisation intégrale de l’existence humaine. (Avec la récente biologie génétique, le dispositif a changé, non pas l’intention du déterminisme inconditionnel théorisé par Laplace : les « sciences de l’information » rêvent elles aussi d’un traitement unifié du vivant et de l’inerte, d’une interaction ou d’une fusion de l’organique et du cybernétique.)

On lira donc avec intérêt l’article de Ron Cowen publié par La Recherche de juin dernier (à la suite de sa première parution dans la revue américaine Science). D’ici peu, y apprend-on, un immense nuage interstellaire de gaz G2 approchera le trou noir situé au centre de notre galaxie, la Voie lactée, qui l’absorbera. Événement considérable ! De son observation, les astrophysiciens attendent deux bénéfices : une analyse spectrale de la composition physico-chimique de ce nuage, une vérification de la théorie de la relativité générale (grâce à la propriété des trous noirs : altérer la courbure de l’espace-temps, donc la vitesse de la lumière et « filmer » alors la disparition du nuage « mangé » par le trou noir). Technique subtile envisagée pour cette phase : discerner et jauger, au fil de l’approche du trou noir par le nuage qui navigue vers lui pour finalement s’y disloquer, les contre-effets d’attraction gravitationnelle d’une certaine étoile en particulier, parmi toutes celles situées dans le champ hertzien ciblé – spécifiques, ces contre-effets devraient permettre des mesures fiables, à haute valeur pronostique. En somme, il s’agit, dans ce champ, d’isoler l’atypique qui est mesurable – les ondes émises par cette étoile suspecte et leur impact sur le nuage – du normal qui n’est pas mesurable – les paquets d’ondes dus à l’interaction du trou noir et de la poussière stellaire diffuse qui gravite aux alentours. Technique de filtrage qui n’est pas sans rappeler le principe et la finalité du repérage radar, « provoquer » des corps étrangers à se signaler dans un champ hertzien bien défini : dans un champ de longueurs d’onde ou de fréquences connues, toute longueur ou fréquence inconnue prend alors valeur précise de signal d’alerte du fait même qu’elle est incongrue.

Pour ce faire, les astrophysiciens comptent sur un modèle statistique : utiliser les logiciels de calcul des « séries chronologiques qui permettent de prévoir la volatilité des marchés boursiers » (écrit Cowen). Le rapprochement vaut comparaison, et comme toute procédure de mesure il s’effectue par projection : de même qu’on enregistre les variations des cours des bourses censées révéler la présence de valeurs indésirables (facteurs de baisse), donc adverses au processus général d’évaluation des titres et des fonds (sa finalité en durée longue, c’est bien évidemment la hausse, qui manifeste et confirme le bon fonctionnement attendu, l’apparition régulière de valeur ajoutée signifiant « croissance » pour la raison économique), de même pourrait-on mesurer les tensions électromagnétiques entre matière – ici, sa phase gazeuse – et antimatière (le trou noir). Dans ce raisonnement analogique, au krach (effondrement des valeurs boursières) équivaut l’implosion du nuage G2 absorbé par le trou noir, par ressemblance avec la destruction de valeur (donc de capital), comme si l’offre qui diminue faute de demande à la corbeille signalait ainsi qu’il n’y a plus d’attente, plus de liaison entre cambistes – elle dessine alors, sur les écrans des traders, l’encéphalogramme en chute libre des grandes crises boursières. Le fading stade suprême du trading ! Le stock intoxiqué par le flux, et l’inverse aussi bien : catalepsie, stade létal, extase de l’économie politique et numérique ! (« Extase » ? comme celle des mystiques, l’extase de l’économie politique et numérique manifeste l’implosion de l’espace-temps, l’indistinction de l’espace et du temps confondus parce que suspendus, leur plus court circuit, leur psychose.)

Or cette modélisation audacieuse des explorateurs du trou noir et du nuage de gaz ne prolonge pas simplement la vieille alliance entre l’astronomie des débuts et les sciences sociales. Car l’outil de comparaison qu’utilisent ces nouveaux argonautes n’est pas déterministe, mais probabiliste (puisque statistique) – différence pour le moins décisive, et dont la portée dépasse largement leurs intentions ; ils exploitent avec astuce la valeur statistique d’une anomalie (le signal incongru), mais surtout ils prennent le risque d’une analogie entre interaction physique et péréquation marchande. Comment raisonnent-ils au juste pour faire du marché des valeurs une image approchée du champ hertzien ? Comment réussissent-ils à comparer les années-lumière de l'univers en expansion avec les nanosecondes de la spéculation en bourse ?

Nous comprendrons l’enjeu de la manœuvre si nous élucidons le genre de risque entraîné par la procédure. Tout statisticien procède « par ressemblance » puisqu’il compare des formes similaires des « distributions de grands nombres de mesures, que celles-ci portent plusieurs fois sur un même objet, ou une fois sur plusieurs objets » (A. Desrosières, La Politique des grands nombres, 1993, p. 95). Il n’a pas à se demander pourquoi ni comment se produisent de telles « ressemblances » – à cela même tient le risque, risque pour le moins considérable puisque le savoir-faire des statisticiens présuppose leur ignorance de principe quant à la nature intrinsèque de ce qu’ils mesurent. Leur objet, c’est le Grand Nombre, et non pas ce dont il énonce (et dissimule) le nom en le dénombrant : en résumant son identité à sa probabilité. Au fond, nous retrouvons là la même dénaturation que celle commise par les techniques de mesure du temps : en le spatialisant, elles en effacent la nature intrinsèque de durée. La mesure statistique des fluctuations (boursières par exemple) ne procède pas autrement : elle projette sur la surface d’un graphisme ce qui est durée pure. On peut certes dire que le temps « ressemble » alors à l’espace : mais ce qui admet ainsi une évidente signification technique est tout simplement absurde pour l’esprit, qui veut connaître, mais sans confondre connaissance et domination – connaître non par comparaison, mais par raison. À ce point de la réflexion, on touche donc au moment où les chemins de la science et ceux de la technique bifurquent et où il faut prendre congé de Pythagore, des télescopes et des logiciels si l’on veut approfondir le travail de pensée.

Que l’astrophysique ne soit plus déterministe, nous le savions déjà (du vivant d’Einstein déjà, le déterminisme se savait menacé). Que la mathématisation des sciences économiques ait progressé au point de pouvoir fournir, par analogie, des modèles de computation aux sciences de la nature, voilà en revanche le plus significatif et le plus nouveau – le plus actuel. (Il ne serait pas difficile aux astrophysiciens, en effet, de se souvenir que les paniques boursières n’ont pas de cause puisqu’elles en ont plusieurs – et jamais les mêmes – et que tout champ statistique, comme tout champ hertzien, est susceptible de brouillage par pollution ou saturation. Eh bien non, ils écartent ces raisonnements déterministes, et optent pour l’hypothèse moyenne et probabiliste de la perception et du traitement statistiques. Pourquoi ?)

L’événement caché dans cette nouveauté concerne pourtant moins la question de l’alliance entre les sciences dites physiques et celles dites humaines que celle de leur autorité : les sciences avaient servi de référence à des modèles de pouvoir, par exemple celui des ingénieurs chez les positivistes, parce qu’elles étaient déterministes et tant qu’elles le restaient – et pour cette seule raison. Devenant probabilistes comme c’est le cas de nos jours, elles vont perdre cette utilité, ainsi que l’appréhendait déjà Ilya Prigogine. Certes, c’est grâce aux modèles statistiques que, comme l’escomptaient Condorcet et les premiers statisticiens, on peut « mieux » prévoir – mais, telle la plus belle femme du monde, les techniques prédictives numériques ne peuvent donner au pouvoir que ce qu’elles ont, et en tout cas pas le pouvoir de décider, en quoi consiste, en substance, toute autorité légitime. Décider, en effet, c’est décider d’en finir avec le possible et passer du probable à l’irréversible. Que des astrophysiciens du plus haut niveau forcent des arcanes cosmologiques en y projetant le temps réel et spatialisé des places financières, en y introduisant donc l’Indécidable dont l’entendement probabiliste a fait sa finalité spécifique (à commencer par la théorie des jeux), ne peut donc avoir qu’une seule signification, contenue dans les implications mêmes de leur procédure ici décrites : dans notre espace-temps, le temps l’emporte désormais sur l’espace (il renverse la vieille domination euclidienne et mécanique de l’espace sur le temps), et c’est l’événement en cours de cette subordination qui explique le surgissement de l’Indécidable à l’horizon du pouvoir et du savoir légitimes. L’Indécidable provient en droite ligne de la prise du pouvoir par la raison statistique. Pour elle, l’heure du désenchantement commence de sonner : grâce à la computation numérique des durées, elle pensait étendre l’emprise du déterminisme à l’ensemble de la vie humaine, et, pour ce faire, avait généralisé les procédures de spatialisation de la durée. Comme tout processus qui atteint son apogée, celui-ci aussi se répète en s’inversant (règle diabolique des réplications ironiques projeté sur le temps pour l'immobiliser dans l'étendue et l'y segmenter, l'espace nous revient en boomerang, mais déformé et disloqué par sa fonction rythmique de capteur statistique de durées, sous la figure creuse de l'écran, pure surface, bulle de transparence sans substance) : le temps, autant vaut dire l’Imprévisible même, la puissance insensée de l’Inattendu, le temps commence de déformer et de pervertir l’espace où nous habitons, et que nous traversons de plus en plus vite sans savoir ni vouloir savoir où nous allons.

J.-L. Evard, 17 juillet 2013


dimanche 14 juillet 2013

Eloge de la fonction Poubelle

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De tous les handicaps inhérents à la pensée économique depuis ses premiers jours, le pire et le plus dangereux passe inaperçu : l’économie politique, science des proportions entre les stocks et les flux du travail, ignore la fonction Poubelle, pour nommer  ainsi le moment d’élimination des produits de l’activité humaine jugés nuisibles ou inutiles à ses cycles (à supposer que les économistes, par définition tous disciples de l’utilitarisme, distinguent le nuisible et l’inutile). À vrai dire, les économistes n’ignorent pas la fonction Poubelle, ils la délèguent, ils l’abandonnent à des gens qu’ils dédaignent – quitte à les consulter (mais après la bataille) quand les déchets inconnus de leurs modèles et dont leurs raisonnements n’ont cure s’accumulent au point de refouler au plein jour du cycle économique et de le dérégler (comme la mauvaise monnaie chasse la bonne, comme les hedge funds polluent les portefeuilles licites ou légaux). Passe encore, se dit l’économie, que Michelet prenne note, dans ses Journaux, du retraitement des cadavres de chevaux de Waterloo pour servir d’épandage fertilisant à l’agriculture betteravière anglaise : l’observation date des débuts de l’économie politique (les années John S. Mill), elle peut encore passer pour une perception excentrique inintelligible au sens exact et rassis des comptables. En revanche, quand un autre poète, Georges Bataille, témoin des ravages de la grande crise de 1929, décide d’ajouter à la dyade élémentaire des économistes (valeur d’échange et valeur d’usage) le moment symbolique de la valeur sacrificielle, qu’il nomme la « part maudite », c’en est trop : l’homme passera pour empiéter, et en dilettante, sur le territoire des esprits sérieux, et le mythographe pour un mythomane. De ce jour date le crépuscule véritable de la pensée économique : elle exclut, voici désormais sa raison d’être, de prendre en vue et en considération les moments destructifs de l’existence humaine. Elle se constitue en une pure analytique du produire et du consommer, tel un biologiste Folamour qui envisagerait d’étudier le métabolisme vital exception faite des fonctions d’excrétion.

On condensera la définition de la fonction Poubelle en une formule due à Hugo : « On n’élimine pas la poussière, on la déplace. » Idée qui va loin pour peu qu’on l’applique ne serait-ce qu’à la surface visible des événements les plus révélateurs des effets de cette censure économiste de la relation d’échange. Car je ne parle pas ici de la « poubelle de l’histoire » chère au jargon plébéien et à son triste hyperréalisme de la domination, je ne parle pas du point de vue des vaincus  (je ne parle pas de l’enfer qu’est devenue l’existence quotidienne des Gitans depuis l’abolition des frontières européennes par application des accords de Schengen, je ne parle pas non plus de la réapparition, lente mais irréversible, d’un prolétariat européen de disoccupati à vie nommés « chômeurs » par des statistiques que ni la vérité ni les scrupules n’ont jamais étouffées, ni non plus de la promotion officielle de l’inculture souriante en bande organisée et bavarde, grâce aux bons offices des mass media), je parle de la Grande Poubelle la plus officielle, je parle de la réallocation méthodique des déchets les  plus encombrants de nos activités les plus prestigieuses. Ce que la théorie économique censure, la pratique le relègue aux marges du monde habitable, tel le système pénitentiaire britannique se déchargeant au XIXe siècle de ses détenus dans le no man’s land australien département du Commonwealth.

Méthodique, cette redistribution passe pourtant aussi inaperçue que la face cachée de la Lune. Quelques exemples significatifs illustreront peut-être les raisons de cette censure et la gravité des conséquences de son régime – à commencer par notre illusion la plus primitive : nous  nous targuons de produire (des biens et des services), en « oubliant » que pour produire il faut au préalable avoir détruit (avoir transformé une forme), en négligeant, pour cause d’économisme impénitent, qu’il n’y a pas de vie sans déchets de cette vie. (Le déchet comme œuvre et comme opération de la vie, nous pensons pouvoir l’oublier depuis que, sortis de notre passé théologique, nous vivons sans le péché originel, le dernier grand mythe à avoir thématisé la vie comme déchéance, la vie humaine comme chute dans l’existence.)

Soit par exemple (grinçant) le cas de la malchanceuse Russie : ce looser de la guerre froide semble bien prêt d’endosser un nouveau rôle, celui de la puissance Poubelle de référence pour notre époque d’économisme clean et soft. La voici transformée en zone refuge des grands voyous internationaux, comme il y eut jadis les Caraïbes pour la flibuste : Depardieu exilé fiscal, Snowden traqué par les gorilles d’Obama, DSK coqueluche franco-américaine reconvertie en conseiller-syndic d’une banque russe… toutes ces pannes de la vie bourgeoise trouvent à Moscou quelque manitou à talisman, et l’assurance d’un second départ. Ce que la morale réprouve à l’Ouest, l’Est slave le recycle, comme s’il offrait à la planète une prestation de services d’un nouveau genre : en Suisse, aux Bahamas ou aux îles Caïmans, on blanchit l’argent sale – en Russie, on fait d’un voyou maussade un repenti hargneux, d’un transfuge incontrôlable une star apaisée. Cette industrie poutinienne du doping et du relooking des gouapes ou des chevaliers d’industrie ne relève pas d’une simple extension de la fonction de séduction touristique, naguère celle des chœurs de l’Armée rouge : elle correspond aussi à la géopolitique russe en vigueur au Proche-Orient depuis le premier jour de la guerre civile syrienne – la Russie ne craignant pas de défier le sens commun démocratique en armant et en soutenant un régime de massacre déclaré. Le peuple syrien tient ainsi, de nos jours, le rôle symbolique dévolu au peuple polonais au XIXe siècle. Et comme la Pologne d’Adam Mickiewicz, la Syrie est à nos portes : par gazoducs, l’ouest de l’Europe, à commencer par la RFA, s’avitaille pour moitié en gaz naturel russe. Dépendance stratégique tout à fait décisive. Ce qui s’échange ainsi entre nous et la Russie ne relève toutefois ni de l’économie ni de la stratégie : l’inavouable, l’excrément comme face cachée de la valeur ajoutée, et surtout quand il a puissance symbolique, relève du troc, cette zone grise de la vie humaine (ou son marché noir).

Certes, on plaindra le peuple russe, qui prend peut-être le chemin de Scylla quand il avait pu sortir du Charybde soviétique. Mais on se dira surtout qu’en matière de fonction Poubelle il doit déjà s’assurer qu’il ne remportera jamais de médaille d’or, la concurrence battant son plein. Quels États aménagent des galeries souterraines de déchets nucléaires radioactifs pour des milliers d’années ? Pas spécialement la Russie. Quels États imposent à leur peuple les pires servitudes industrielles et urbaines de l’accumulation sauvage du capital ? Pas spécialement la Russie. Où partent les masses de non-recyclables des zones post-industrielles, où se forment les maillons les plus faibles de la pollution du biotope humain par la vie humaine source de divers cloaques en expansion aussi rapide que la démographie africaine ou asiate ? Dans quelles Afriques noires, dans quelles nouvelles Tasmanies ?

Je ne m’indigne pas. Je demande seulement qu’on n’écarte pas, et même qu’on entende les questions à haute teneur philosophique, et qu’on se demande pourquoi le même peuple – le peuple japonais – endure deux fois le marquage extrême de la fission nucléaire : une fois à Hiroshima et Nagasaki, une seconde fois à Fukushima. En quoi cette question intéresse-t-elle la philosophie ? En ce qu’elle dévoile avec simplicité la face cachée de l’économisme notre religion idolâtrique : la première fois, à Hiroshima et Nagasaki, le peuple japonais a subi le nucléaire comme flux de feu ; la seconde fois, le peuple japonais a subi le nucléaire comme stock de feu. Du flux au stock en si peu de temps (deux générations humaines) et au même endroit (le même archipel), c’est là ce qu’on appelle un signe d’histoire. Tchernobyl, poubelle nucléaire sur le flanc ukrainien de la Russie, pèse donc moins que, dans la même époque, le destin japonais, le destin du peuple japonais peuple Poubelle du feu nucléaire. De Tchernobyl à Fukushima, pour un philosophe, il y a la même différence qu’entre un accident (angoissant) et un événement (éloquent).

À ce peuple japonais  – les « Prussiens de l’Extrême-Orient », disait-on au XXe siècle – qui, jusqu’à l’entrée en force du commodore américain Perry dans ses eaux territoriales, avait rêvé de vivre à l’écart de l’Occident avant de rêver de l’imiter et de l’égaler, reviendrait donc, dans un monde raisonnable donc utopique, une sorte de responsabilité particulière, et noble : à nous qui sans vergogne avons installé nos poubelles hors les murs, enseigner la vie sans mensonge, la vie sauve et sincère. Car parler de flux et de stock sans penser le déchet aggrave la faute originaire de la pensée technicienne, ainsi résumée par Valéry : « Nous savons ce que nous faisons, mais nous ne savons pas ce que fait ce que nous faisons. »

J.-L. Evard, 14 juillet 2013