Octobre
1917 n’en finira jamais, ce que ne prévoyait pas même John Reed, l’auteur des Dix jours qui ébranlèrent le monde – dix
jours : la durée de la dernière des secousses à emporter le régime
Kerenski et à assurer aux bolcheviks la prise du pouvoir. Dans leur conviction
d’hériter d’une révolution inachevée, celle de 1792-94 en France, pour la mener
à son terme, la « dictature du prolétariat », ils s’attendaient bien
à devoir affronter eux aussi des contretemps. Le temps combla cette attente
au-delà de toute espérance : ils s’affirmèrent plus forts que tous leurs
adversaires, tous sauf un, la révolution elle-même, qui mange toujours ses
enfants et ne fit pas d’exception pour eux. Le sort qu’elle leur réserva ne
diffère pas de celui de leurs ancêtre jacobins : de même que le 18
brumaire, le consulat et l’Empire survinrent tous au nom de la préservation des
acquis de la révolution, de même le régime stalinien dévora, parmi des millions
d’hommes, la génération bolchevik d’origine au nom de la consolidation du socialisme-dans-un-seul-pays.
Jusqu’à son dernier souffle, le régime soviétique justifia ne varietur toutes ses interventions militaires, dans le glacis et
ailleurs, comme autant de manœuvres stratégiques indispensables à cet impératif
premier, son héritage, sa mission, sa légitimité (comme l’Ancien Régime vivait
de légitimités dynastiques, le Nouveau Monde vit de légitimités idéologiques).
Ce
schéma mental d’une continuité structurelle de la révolution à travers les âges
et les nations ne date pas, tant s’en faut, d’octobre 1917. Des socialistes
russes aux jacobins, la filiation à rebours a toujours semblé aller de soi, ni plus ni
moins que, en leur temps, des jacobins aux puritains eux-mêmes inspirés par les
premiers réformateurs intégraux du spirituel et du temporel, hussites ou
anabaptistes. Or ces mythes de l’identification à une tradition révolutionnaire
n’inspirent pas, on doit s’en étonner, que les porteurs de ces révolutions et
les passeurs de cette tradition : ils s’emparent aussi du champ de
conscience de leurs adversaires, à l’image d’une religion révélée en fin de
compte à ses pires contempteurs même. Aujourd’hui comme en 1940 ou en 1970, on
aborde l’histoire du régime soviétique comme celle d’une société
« socialiste », plus ou moins déviée de ses objectifs d’origine, on
le concède, mais n’en résultant pas moins de l’énergie mise au début à les
atteindre. D’où le travers singulier de la plupart des savants discours émis
par les soviétologues même adversaires patentés de cette révolution : ils
raisonnèrent comme s’ils ignoraient qu’elle avait mangé, il y a lurette belle,
ses enfants, tous, sans exception. Comme leurs adversaires, ils dissertèrent
eux aussi sur les avatars du « socialisme » (en Russie, puis en
Chine, ou en Yougoslavie et bien ailleurs encore), en dépit de la double
évidence qui eût dû les faire taire et réfléchir : tous les
attributs de la vie en régime capitaliste maintenus (salariat, appareil d’État,
hiérarchies coercitives, circulation monétaire, glacis impérial), et toute la
sauvagerie des vagues de la terreur stalinienne (en Russie) ou néo-stalinienne
(dans les socialismes satellites du modèle soviétique). Ou bien les mêmes
experts s’interrogeaient et se déchiraient sur la question de savoir si les
Soviétiques agissaient, ici ou là, à Berlin en 1953 ou à Cuba en 1962, par
raison stratégique ou par motif
idéologique, comme si l’homo sovieticus
eût jamais fait ou, surtout, voulu faire
la différence.
D’où
le spectacle symétrique, bien étrange mais jamais examiné sur le fond : en
se proclamant défenseur intransigeant du legs révolutionnaire quand il décime
et calomnie ses adversaires au sein
du parti communiste russe ou quand il envahit l’Europe orientale puis centrale,
le dictateur soviétique répète la manœuvre de langage qui avait si bien réussi
à Bonaparte consul, puis consul à vie, puis empereur pour signifier, l’épée de
la révolution à la main, la fin de la révolution sur terre – à cette forte différence
près que Staline, à l’extérieur du
vaste bloc communiste, loin d’épouser quelque blonde archiduchesse ennemie ne désarma
jamais l’anticommunisme de ses adversaires, les intelligents comme les inaptes.
Dans cette symétrie irrationnelle entre les deux César, on peut voir, si l’on y
tient, l’effet direct du « grand mensonge » analysé au milieu des
années 1920 par Anton Ciliga et Boris Souvarine (qui dénonçaient par là
l’usurpation industrielle par le dictateur russe des prestiges de la révolution
par lui enclouée). Mais on s’en tiendrait ainsi à une nouvelle illusion :
car il ne s’agit pas de reconnaître, cette fois, comment une révolution mange
ses enfants, mais comment elle fascine
ses adversaires – anticommunistes déclarés en tout genre – au point de leur
imposer son propre langage socialiste et autoritaire sans jamais renier le
mythe de la continuité de la révolution à travers les siècles.
Or
cette emprise ne relève pas du « grand mensonge » analysé, avant
Ciliga et Souvarine, par Edgar Quinet le premier à propos, non de la révolution
russe, mais de la Révolution française. La révolution progresse en spirale :
quand les révolutionnaires au pouvoir se transforment en conservateurs du
nouveau régime, ils le font au nom de la révolution, dont ils n’invoquent
l’autorité que pour mieux en annuler l’élan. Mais pourquoi même leurs
adversaires, qui ne sont pas les enfants de cette révolution, leur font-ils ce
crédit ? Et pourquoi les soviétologues aussi, durant plus de deux
générations, furent-ils atteints du syndrome analysé par F. Furet à propos du Passé d’une illusion, le pli qui consiste à ne lire la révolution
russe et ses suites que comme une suite quasi organique de la Révolution
française ? Comment comprendre cette emprise mythologique en apparence
paradoxale – au sens où elle s’exerce indifféremment sur tous les protagonistes et tous les témoins du conflit ? (« La
Révolution est un bloc » ? Mais l’apophtegme de Clemenceau restait –
et reste – lettre morte pour tous les adversaires de 1789.) Dans les dernières
années du régime soviétique, un seul esprit avait fait de cette question le motif central de sa réflexion, le dissident Vladimir
Boukovski (et encore la limitait-il à la culpabilité insinuée par le biotope
bolchevik dans le biotope menchevik et socialiste, moyennant les prestiges de
l’antifascisme revenus à la Russie soviétique depuis la guerre avec l’Allemagne
hitlérienne).
D’où
viennent, faut-il donc d’abord se demander, les prestiges de la révolution
exploités par le « grand mensonge » des conservateurs
post-révolutionnaires du nouveau régime ? Ils naissent de la concurrence
des révolutions à travers les âges : les puritains de Cromwell chantent la
foi d’Israël peuple élu du désert, les jacobins refondent la nation en la
castrant dans sa continuité dynastique comme Londres avait décapité les Stuart,
les bolcheviks réhabilitent les babouvistes guillotinés en 1794 en prenant le
pouvoir au nom du quart état prolétarien et moujik. Mais le désir – en lui-même
absurde – de donner une légitimité à la révolution en arguant d’une histoire de
la Révolution en chaîne ne peut longtemps masquer sa contradiction immanente,
son démenti par le réel : la révolution puritaine débouche sur la
restauration monarchiste et monarchique de la « Grande Révolution »
de 1688 ; la révolution jacobine de 1793 débouche sur le principat puis
sur l’empire ; octobre 1917 aboutit à la dictature du parti unique
punissant de mort toute activité oppositionnelle en son propre sein. Si le
mythe de l’autorité de la révolution s’empare des consciences en dépit de
l’issue autoritaire de chaque révolution, destinée à la restauration conclusive
de quelque nouvel ordre, à quoi attribuer la toute-puissance de ce mythe en
dépit de son caractère aussi ouvertement irrationnel ? Paramètre
supplémentaire : d’où vient l’emprise de ce mythe si de plus on tient
compte de la conviction socialiste d’agir en connaissance « scientifique »
de cause (puisque, au nom du corpus marxien, l’administration des choses et des
hommes a passé pour une science aussi positive que l’astronomie ou la
balistique, venant, tel le saint-simonisme, comme une religion du progrès de plus,
mais affranchie de ses superstitions) ?
Dans
le cas russe, la réponse s’impose sans délai : la révolution d’octobre
1917 l’a emporté, comme elle y prétendait depuis le premier jour, à la faveur
de la guerre mondiale. Déjà la révolution de 1905 avait-elle éclaté à la suite
de la défaite dans la guerre avec l’empire japonais, comme la Commune en
réaction à la défaite du Second Empire devant les armées de Bismarck, et comme,
dès l’été 1792, la France révolutionnaire se déclare en guerre avec les puissances
européennes. La révolution, chaque fois qu’elle surgit, progresse comme une
spirale de rayon croissant, mais cette spirale ne se meut pas elle-même sans
l’action d’une seconde, qui l’accompagne, doit-on bien constater, comme son
ombre : la spirale de la guerre. Le cas russe n’a rien d’une
exception – dès le début des années 1920, en Allemagne, Moeller Van Den
Bruck théorise, au nom de la « révolution conservatrice »,
l’interaction de ces deux spirales : l’Allemagne a perdu la guerre, elle
doit donc la rejouer pour la gagner, mais la rejouer comme « révolution
allemande ». Ce qui revient à ramasser en une synthèse nouvelle une ancienne
équation théologico-politique : de la révolution interprétée par les
hommes d’ordre (Ballanche, J. de Maistre) comme une « expiation » elle-même
condition préalable d’une régénération prochaine de l’autorité épuisée de
l’Ancien Régime, Moeller Van Den Bruck présente la Grande Guerre menant à la
défaite de 1918 comme la condition « positive » du renversement du
Second Empire allemand, la préhistoire du Troisième. De même les bolcheviks
russes avaient-ils répété leur scission dans la social-démocratie russe en
saluant dans la guerre de 1914 la condition du renversement révolutionnaire du
régime tsariste, qu’ils s’attendent à voir se décomposer sous le choc. Leur
« défaitisme » en fera d’ailleurs, dans cette logique nihiliste de la
politique du pire, les pires adversaires des « pacifistes » :
ils souhaitent la guerre comme la
condition sine qua non de la crise
révolutionnaire. D’une révolution à l’autre, les acteurs, bien sûr, diffèrent,
mais ni les rôles, ni le facteur catalytique (l’interaction de la guerre et de
la révolution), ni la rationalisation mythologique : dans la violence
incontrôlable de la guerre entre États, la révolution trouve le modèle de
légitimation que, par nature elle n’a pas, ne peut avoir, mais dont elle peut
prétendre, au nom du droit dit curieusement naturel, imiter l’empire et la
factualité – celle même de l’état de nature si redouté par les théoriciens historiques
de l’État de droit et par Clausewitz, théoricien de la « guerre
absolue » et adversaire inconditionnel de l’Empire héritier de la
Révolution.
On
peut certes se dire que les faits donnèrent raison au « défaitisme
révolutionnaire » des bolcheviks (ils prirent le pouvoir), mais on
s’interdit alors de répondre à la question posée, celle de l’emprise du mythe
révolutionnaire sur tous les protagonistes de la révolution en chaîne,
révolutionnaires, antirévolutionnaires et contre-révolutionnaires. Le mythe qui
postule une continuité de structure d’une révolution à l’autre (de 1793 à 1917,
par exemple) déforme – il ne s’en cache pas, et c’est la finalité de tout mythe
– la perspective historique, mais il transfigure une réalité évidente :
dans les jacobins, les bolcheviks haïssent le Bourgeois mais vénèrent le
Révolutionnaire, l’homme de guerre, l’homme de la guerre intérieure et
extérieure, préposé aux deux spirales jumelles de la violence en inflation à
l’intérieur comme à l’extérieur des frontières de l’État ou de l’empire, le
citoyen hors État de droit et praticien du droit dit naturel, pur euphémisme
vitaliste pour désigner la violence virtuelle propre au vivant. À elles deux,
les spirales conjuguées de la guerre et de la révolution finissent par engendrer,
comme on voit, une arme absolue d’un type vraiment
nouveau : arme purement mentale, agencée de telle manière qu’elle
contraint ses utilisateurs à raisonner dans un langage commun qu’ils ne
maîtrisent pas mais qui leur interdit d’échapper à l’effet combiné infaillible
d’une spirale sur l’autre. Les bolcheviks disent « révolution » là
où, à juste titre, ils pensent à un des risques de la guerre, et leurs
adversaires, les conservateurs, parlant de les combattre, prennent malgré eux le
risque de la révolution, un des effets toujours possibles de la guerre. Ce que
les uns désirent, leurs adversaires le redoutent – mais aucun d’entre eux ne
maîtrise cette interaction et chacun sait qu’il joue donc sa propre destruction
(parce qu’il parle une langue dont il ne comprend ni le sens ni la logique
neutralisante de spirale du ni vrai ni faux), ce qui, de manière on ne peut
plus claire et d'ailleurs ironique, signale la fin sans appel de toute perspective stratégique pour chacun des
antagonistes.
En
durée longue, ces effets rétroactifs et réciproques de la guerre sur la
révolution dénaturent bien entendu les deux réalités à grand-peine rationalisées
par leur construction mythologique. La Guerre froide et la Seconde Guerre
mondiale ont vu, d’une part, la transition inattendue qui mène de la guerre
totale à la dissuasion nucléaire, d’autre part celle qui mène, du conflit croissant
entre Ancien Régime et Nouveau Monde, au conflit bipolaire entre deux empires
symétriques et mythologiquement stériles. D’où une certitude : le « Ni
paix ni guerre » qui résume la coexistence des États depuis 1914 vaut aussi
pour le régime de la domination, celui de la révolution conservatrice
détraquée. L’événement est le même, sous deux visages différents,
indissociables : celui de la stratégie paralysée par le risque et par la
hantise de parler un langage manipulé par l’adversaire, celui de l’autorité
rongée par la certitude de parler, et à contretemps, un langage soit révolutionnaire,
soit conservateur, aussi bien l’un que l’autre, mais aussi peu digne de ses
prétentions édifiantes dans un cas que dans l’autre.
La
Grande Guerre, de ce point de vue, aura coïncidé avec une phase décisive de la
double hélice de la guerre et de la révolution, comme on l’entrevoit mieux
depuis la disparition de l’Union soviétique. Les Russes y ont perdu leur
identité révolutionnaire de convention – le prix à payer, modeste au fond, pour
se défaire aussi de leur identité totalitaire, bien plus lourde. Ils y ont
moins perdu que leur adversaire bipolaire, désœuvré par la perte de sa raison
d’être préférée, désarmé par l’apparition de doubles hélices d’un genre
d’apparence toute nouvelle et en tout cas sans rapport aucun avec la tradition de la guerre et de la
révolution. La Grande Guerre mérite bien son nom : elle mit fin à cette
tradition, elle rendit indistinctes la guerre et la révolution. Ce faisant,
elle fit plus encore : elle nous assigna une condition nouvelle, inconnue,
dont le langage reste à inventer et à parler. La Grande Guerre mit
définitivement fin aux légitimités dynastiques (les couronnes allemande,
austro-hongroise et russe). La Guerre froide exténua et ridiculisa les
légitimités idéologiques. De quel mythe vivra ou végétera la légitimité qui
vient ou ne parvient pas à venir ? Son désœuvrement risque de durer
longtemps.
J.-L.
Evard