dimanche 27 juillet 2014

Retours sur la Grande Guerre (8) : la double hélice


Octobre 1917 n’en finira jamais, ce que ne prévoyait pas même John Reed, l’auteur des Dix jours qui ébranlèrent le monde – dix jours : la durée de la dernière des secousses à emporter le régime Kerenski et à assurer aux bolcheviks la prise du pouvoir. Dans leur conviction d’hériter d’une révolution inachevée, celle de 1792-94 en France, pour la mener à son terme, la « dictature du prolétariat », ils s’attendaient bien à devoir affronter eux aussi des contretemps. Le temps combla cette attente au-delà de toute espérance : ils s’affirmèrent plus forts que tous leurs adversaires, tous sauf un, la révolution elle-même, qui mange toujours ses enfants et ne fit pas d’exception pour eux. Le sort qu’elle leur réserva ne diffère pas de celui de leurs ancêtre jacobins : de même que le 18 brumaire, le consulat et l’Empire survinrent tous au nom de la préservation des acquis de la révolution, de même le régime stalinien dévora, parmi des millions d’hommes, la génération bolchevik d’origine au nom de la consolidation du socialisme-dans-un-seul-pays. Jusqu’à son dernier souffle, le régime soviétique justifia ne varietur toutes ses interventions militaires, dans le glacis et ailleurs, comme autant de manœuvres stratégiques indispensables à cet impératif premier, son héritage, sa mission, sa légitimité (comme l’Ancien Régime vivait de légitimités dynastiques, le Nouveau Monde vit de légitimités idéologiques).
Ce schéma mental d’une continuité structurelle de la révolution à travers les âges et les nations ne date pas, tant s’en faut, d’octobre 1917. Des socialistes russes aux jacobins, la filiation à rebours a toujours semblé aller de soi, ni plus ni moins que, en leur temps, des jacobins aux puritains eux-mêmes inspirés par les premiers réformateurs intégraux du spirituel et du temporel, hussites ou anabaptistes. Or ces mythes de l’identification à une tradition révolutionnaire n’inspirent pas, on doit s’en étonner, que les porteurs de ces révolutions et les passeurs de cette tradition : ils s’emparent aussi du champ de conscience de leurs adversaires, à l’image d’une religion révélée en fin de compte à ses pires contempteurs même. Aujourd’hui comme en 1940 ou en 1970, on aborde l’histoire du régime soviétique comme celle d’une société « socialiste », plus ou moins déviée de ses objectifs d’origine, on le concède, mais n’en résultant pas moins de l’énergie mise au début à les atteindre. D’où le travers singulier de la plupart des savants discours émis par les soviétologues même adversaires patentés de cette révolution : ils raisonnèrent comme s’ils ignoraient qu’elle avait mangé, il y a lurette belle, ses enfants, tous, sans exception. Comme leurs adversaires, ils dissertèrent eux aussi sur les avatars du « socialisme » (en Russie, puis en Chine, ou en Yougoslavie et bien ailleurs encore), en dépit de la double évidence qui eût dû les faire taire et réfléchir  : tous les attributs de la vie en régime capitaliste maintenus (salariat, appareil d’État, hiérarchies coercitives, circulation monétaire, glacis impérial), et toute la sauvagerie des vagues de la terreur stalinienne (en Russie) ou néo-stalinienne (dans les socialismes satellites du modèle soviétique). Ou bien les mêmes experts s’interrogeaient et se déchiraient sur la question de savoir si les Soviétiques agissaient, ici ou là, à Berlin en 1953 ou à Cuba en 1962, par raison stratégique ou par motif idéologique, comme si l’homo sovieticus eût jamais fait ou, surtout, voulu faire la différence.
D’où le spectacle symétrique, bien étrange mais jamais examiné sur le fond : en se proclamant défenseur intransigeant du legs révolutionnaire quand il décime et calomnie ses adversaires au sein du parti communiste russe ou quand il envahit l’Europe orientale puis centrale, le dictateur soviétique répète la manœuvre de langage qui avait si bien réussi à Bonaparte consul, puis consul à vie, puis empereur pour signifier, l’épée de la révolution à la main, la fin de la révolution sur terre – à cette forte différence près que Staline, à l’extérieur du vaste bloc communiste, loin d’épouser quelque blonde archiduchesse ennemie ne désarma jamais l’anticommunisme de ses adversaires, les intelligents comme les inaptes. Dans cette symétrie irrationnelle entre les deux César, on peut voir, si l’on y tient, l’effet direct du « grand mensonge » analysé au milieu des années 1920 par Anton Ciliga et Boris Souvarine (qui dénonçaient par là l’usurpation industrielle par le dictateur russe des prestiges de la révolution par lui enclouée). Mais on s’en tiendrait ainsi à une nouvelle illusion : car il ne s’agit pas de reconnaître, cette fois, comment une révolution mange ses enfants, mais comment elle fascine ses adversaires – anticommunistes déclarés en tout genre – au point de leur imposer son propre langage socialiste et autoritaire sans jamais renier le mythe de la continuité de la révolution à travers les siècles.
Or cette emprise ne relève pas du « grand mensonge » analysé, avant Ciliga et Souvarine, par Edgar Quinet le premier à propos, non de la révolution russe, mais de la Révolution française. La révolution progresse en spirale : quand les révolutionnaires au pouvoir se transforment en conservateurs du nouveau régime, ils le font au nom de la révolution, dont ils n’invoquent l’autorité que pour mieux en annuler l’élan. Mais pourquoi même leurs adversaires, qui ne sont pas les enfants de cette révolution, leur font-ils ce crédit ? Et pourquoi les soviétologues aussi, durant plus de deux générations, furent-ils atteints du syndrome analysé par F. Furet à propos du Passé d’une illusion,  le pli qui consiste à ne lire la révolution russe et ses suites que comme une suite quasi organique de la Révolution française ? Comment comprendre cette emprise mythologique en apparence paradoxale – au sens où elle s’exerce indifféremment sur tous les protagonistes et tous les témoins du conflit ? (« La Révolution est un bloc » ? Mais l’apophtegme de Clemenceau restait – et reste – lettre morte pour tous les adversaires de 1789.) Dans les dernières années du régime soviétique, un seul esprit avait fait de cette question le motif central de sa réflexion, le dissident Vladimir Boukovski (et encore la limitait-il à la culpabilité insinuée par le biotope bolchevik dans le biotope menchevik et socialiste, moyennant les prestiges de l’antifascisme revenus à la Russie soviétique depuis la guerre avec l’Allemagne hitlérienne).
D’où viennent, faut-il donc d’abord se demander, les prestiges de la révolution exploités par le « grand mensonge » des conservateurs post-révolutionnaires du nouveau régime ? Ils naissent de la concurrence des révolutions à travers les âges : les puritains de Cromwell chantent la foi d’Israël peuple élu du désert, les jacobins refondent la nation en la castrant dans sa continuité dynastique comme Londres avait décapité les Stuart, les bolcheviks réhabilitent les babouvistes guillotinés en 1794 en prenant le pouvoir au nom du quart état prolétarien et moujik. Mais le désir – en lui-même absurde – de donner une légitimité à la révolution en arguant d’une histoire de la Révolution en chaîne ne peut longtemps masquer sa contradiction immanente, son démenti par le réel : la révolution puritaine débouche sur la restauration monarchiste et monarchique de la « Grande Révolution » de 1688 ; la révolution jacobine de 1793 débouche sur le principat puis sur l’empire ; octobre 1917 aboutit à la dictature du parti unique punissant de mort toute activité oppositionnelle en son propre sein. Si le mythe de l’autorité de la révolution s’empare des consciences en dépit de l’issue autoritaire de chaque révolution, destinée à la restauration conclusive de quelque nouvel ordre, à quoi attribuer la toute-puissance de ce mythe en dépit de son caractère aussi ouvertement irrationnel ? Paramètre supplémentaire : d’où vient l’emprise de ce mythe si de plus on tient compte de la conviction socialiste d’agir en connaissance « scientifique » de cause (puisque, au nom du corpus marxien, l’administration des choses et des hommes a passé pour une science aussi positive que l’astronomie ou la balistique, venant, tel le saint-simonisme, comme une religion du progrès de plus, mais affranchie de ses superstitions) ?
Dans le cas russe, la réponse s’impose sans délai : la révolution d’octobre 1917 l’a emporté, comme elle y prétendait depuis le premier jour, à la faveur de la guerre mondiale. Déjà la révolution de 1905 avait-elle éclaté à la suite de la défaite dans la guerre avec l’empire japonais, comme la Commune en réaction à la défaite du Second Empire devant les armées de Bismarck, et comme, dès l’été 1792, la France révolutionnaire se déclare en guerre avec les puissances européennes. La révolution, chaque fois qu’elle surgit, progresse comme une spirale de rayon croissant, mais cette spirale ne se meut pas elle-même sans l’action d’une seconde, qui l’accompagne, doit-on bien constater, comme son ombre : la spirale de la guerre. Le cas russe n’a rien d’une exception – dès le début des années 1920, en Allemagne, Moeller Van Den Bruck théorise, au nom de la « révolution conservatrice », l’interaction de ces deux spirales : l’Allemagne a perdu la guerre, elle doit donc la rejouer pour la gagner, mais la rejouer comme « révolution allemande ». Ce qui revient à ramasser en une synthèse nouvelle une ancienne équation théologico-politique : de la révolution interprétée par les hommes d’ordre (Ballanche, J. de Maistre) comme une « expiation » elle-même condition préalable d’une régénération prochaine de l’autorité épuisée de l’Ancien Régime, Moeller Van Den Bruck présente la Grande Guerre menant à la défaite de 1918 comme la condition « positive » du renversement du Second Empire allemand, la préhistoire du Troisième. De même les bolcheviks russes avaient-ils répété leur scission dans la social-démocratie russe en saluant dans la guerre de 1914 la condition du renversement révolutionnaire du régime tsariste, qu’ils s’attendent à voir se décomposer sous le choc. Leur « défaitisme » en fera d’ailleurs, dans cette logique nihiliste de la politique du pire, les pires adversaires des « pacifistes » : ils souhaitent la guerre comme la condition sine qua non de la crise révolutionnaire. D’une révolution à l’autre, les acteurs, bien sûr, diffèrent, mais ni les rôles, ni le facteur catalytique (l’interaction de la guerre et de la révolution), ni la rationalisation mythologique : dans la violence incontrôlable de la guerre entre États, la révolution trouve le modèle de légitimation que, par nature elle n’a pas, ne peut avoir, mais dont elle peut prétendre, au nom du droit dit curieusement naturel, imiter l’empire et la factualité – celle même de l’état de nature si redouté par les théoriciens historiques de l’État de droit et par Clausewitz, théoricien de la « guerre absolue » et adversaire inconditionnel de l’Empire héritier de la Révolution.
On peut certes se dire que les faits donnèrent raison au « défaitisme révolutionnaire » des bolcheviks (ils prirent le pouvoir), mais on s’interdit alors de répondre à la question posée, celle de l’emprise du mythe révolutionnaire sur tous les protagonistes de la révolution en chaîne, révolutionnaires, antirévolutionnaires et contre-révolutionnaires. Le mythe qui postule une continuité de structure d’une révolution à l’autre (de 1793 à 1917, par exemple) déforme – il ne s’en cache pas, et c’est la finalité de tout mythe – la perspective historique, mais il transfigure une réalité évidente : dans les jacobins, les bolcheviks haïssent le Bourgeois mais vénèrent le Révolutionnaire, l’homme de guerre, l’homme de la guerre intérieure et extérieure, préposé aux deux spirales jumelles de la violence en inflation à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières de l’État ou de l’empire, le citoyen hors État de droit et praticien du droit dit naturel, pur euphémisme vitaliste pour désigner la violence virtuelle propre au vivant. À elles deux, les spirales conjuguées de la guerre et de la révolution finissent par engendrer, comme on voit, une arme absolue d’un type vraiment nouveau : arme purement mentale, agencée de telle manière qu’elle contraint ses utilisateurs à raisonner dans un langage commun qu’ils ne maîtrisent pas mais qui leur interdit d’échapper à l’effet combiné infaillible d’une spirale sur l’autre. Les bolcheviks disent « révolution » là où, à juste titre, ils pensent à un des risques de la guerre, et leurs adversaires, les conservateurs, parlant de les combattre, prennent malgré eux le risque de la révolution, un des effets toujours possibles de la guerre. Ce que les uns désirent, leurs adversaires le redoutent – mais aucun d’entre eux ne maîtrise cette interaction et chacun sait qu’il joue donc sa propre destruction (parce qu’il parle une langue dont il ne comprend ni le sens ni la logique neutralisante de spirale du ni vrai ni faux), ce qui, de manière on ne peut plus claire et d'ailleurs ironique, signale la fin sans appel de toute perspective stratégique pour chacun des antagonistes.
En durée longue, ces effets rétroactifs et réciproques de la guerre sur la révolution dénaturent bien entendu les deux réalités à grand-peine rationalisées par leur construction mythologique. La Guerre froide et la Seconde Guerre mondiale ont vu, d’une part, la transition inattendue qui mène de la guerre totale à la dissuasion nucléaire, d’autre part celle qui mène, du conflit croissant entre Ancien Régime et Nouveau Monde, au conflit bipolaire entre deux empires symétriques et mythologiquement stériles. D’où une certitude : le « Ni paix ni guerre » qui résume la coexistence des États depuis 1914 vaut aussi pour le régime de la domination, celui de la révolution conservatrice détraquée. L’événement est le même, sous deux visages différents, indissociables : celui de la stratégie paralysée par le risque et par la hantise de parler un langage manipulé par l’adversaire, celui de l’autorité rongée par la certitude de parler, et à contretemps, un langage soit révolutionnaire, soit conservateur, aussi bien l’un que l’autre, mais aussi peu digne de ses prétentions édifiantes dans un cas que dans l’autre.
La Grande Guerre, de ce point de vue, aura coïncidé avec une phase décisive de la double hélice de la guerre et de la révolution, comme on l’entrevoit mieux depuis la disparition de l’Union soviétique. Les Russes y ont perdu leur identité révolutionnaire de convention – le prix à payer, modeste au fond, pour se défaire aussi de leur identité totalitaire, bien plus lourde. Ils y ont moins perdu que leur adversaire bipolaire, désœuvré par la perte de sa raison d’être préférée, désarmé par l’apparition de doubles hélices d’un genre d’apparence toute nouvelle et en tout cas sans rapport aucun avec la tradition de la guerre et de la révolution. La Grande Guerre mérite bien son nom : elle mit fin à cette tradition, elle rendit indistinctes la guerre et la révolution. Ce faisant, elle fit plus encore : elle nous assigna une condition nouvelle, inconnue, dont le langage reste à inventer et à parler. La Grande Guerre mit définitivement fin aux légitimités dynastiques (les couronnes allemande, austro-hongroise et russe). La Guerre froide exténua et ridiculisa les légitimités idéologiques. De quel mythe vivra ou végétera la légitimité qui vient ou ne parvient pas à venir ? Son désœuvrement risque de durer longtemps.
J.-L. Evard

mardi 22 juillet 2014

Retours sur la Grande Guerre (7) : Propulseurs impulsifs


Leopold von Ranke, en imaginant l’historien comme « un prophète du passé », a instauré une relation étrange entre ces deux vocations. À l’intelligence prophétique qui se projette plus loin que le prévisible il oppose, à contre-courant du fil du temps, la reconstruction historienne : elle remonterait aux sources, vers tout ce que l’oubli a rendu invisible. Comme chez Michelet, l’inspiration historique se nourrirait d’une vision à optique double, aussi bonne lectrice du passé illisible que de l’avenir obscur. Du visible, donné à la vue du sens commun, elle s’élèverait, à travers le prévisible donné au sens perspicace, vers l’invisible – d’hier et de demain –, domaine réservé des visionnaires autant que des prophètes, deux fonctions à ne confondre à aucun prix, et pourtant confondues par cette génération d’historiens historicistes.

On peut donc se demander si ces conceptions épiques ou emphatiques du métier d’historien, contemporaines du sacre de l’écrivain se consacrant avant-garde du Peuple, non contentes de participer aux débuts romantiques de la religion idolâtrique de l’histoire, n’en disent pas plus qu’elles ne voudraient : un visionnaire ne serait-il pas tout simplement un esprit lucide et limpide, passionnément attentif à sa condition, à sa geste et ce qui la détermine, désireux d’éclairer, mais sa propre lanterne avant celle d’autrui ? Qui dit geste, en effet, se pense en mouvement – celui de l’agir, gestation du vivant en action – et apprend ainsi à compter d’abord avec ce qui oriente cette vie : cette vie, quelles forces plus ou moins sensibles, et certaines imperceptibles, la propulsent, et dans quelles directions ? Comment prendre barre sur elles, ou se concerter, s’harmoniser avec elles ? Expert spécialiste moins des pulsions ou des impulsions du vivant que de ses propulsions, de ses mouvements, oui, mais toujours au regard de leurs fins, le visionnaire rechercherait ainsi l’échelle de vision où celles-ci se révéleraient à lui, tel un mouvement virtuel encore caché dans l’actuel mouvement visible. Mouvement calculable mais à condition, pour le visionnaire, de se transporter de son champ de perception usuel dans un autre, celui des phénomènes limites. Grâce au visionnaire, nous pourrions ainsi nous garder de sa caricature, le faux prophète et sa pseudo-théologie.

Plus difficile encore à entrevoir, il y a tout d’abord la stricte condition de possibilité intérieure de la vision lucide  – la vision limpide du virtuel immanent à l’actuel : l’expert en propulsions doit discipliner sa première nature, toujours impulsive, spontanéité première du vivant, immaturité qui ne peut saisir ce qui le propulse qu’en rencontrant ses impulsions – vaste et long travail de culture en vue du geste juste, et du plus difficile d’entre tous les gestes justes, le geste de la réflexion, le moins naturel de tous. Lier l’impulsif des pulsions, le subjuguer, régler l’écart, mûrir… Cette conversion perceptive fait progresser l’animal humain de la nature à la culture, elle fait aussi les visionnaires, et ce en toutes matières : Leonard de Vinci n’a conçu ses machines, en avance de deux ou trois siècles sur le niveau technologique de son temps, qu’à force d’apprendre à regarder la spirale d’un coquillage ou d’une feuille d’arbre. On n’imagine guère la savante immobilité requise par une telle attention méditative, et moins encore ce qui en résulte, la formidable accélération, le bond du vivant une fois qu’il a ainsi réussi à brider longtemps le désordre de ses impulsions sans but. La même école de perspicacité – la science des spirales élémentaires – s’observe quelques générations plus tard chez un autre ingénieur ès machines volantes, Clément Ader, à la veille de la Grande Guerre.

En 1893, dans la Revue de l’Aéronautique, trois ans après dépôt du brevet d’invention de L’Avion, Ader présente le bilan de ses recherches depuis plus d’une vingtaine d’années : « Les appareils ailés futurs pour la réalisation de la navigation aérienne ne battront pas des ailes ; pour voler ils planeront continuellement. Leurs ailes creuses les supporteront et un propulseur placé à l’avant les fera avancer et entretiendra la vitesse. La force motrice sera fournie par la vapeur appropriée à cet usage particulier. » Puis il se résume : « Le corps de l’aéroplane est charpenté de manière à  supporter les organes qu’il contient, à être supporté lui-même par les ailes pendant le vol et à supporter à son tour l’ensemble à terre. » C’est surtout à cette proposition que l’on reconnaît la vision du visionnaire : en deux lignes, la synthèse conceptuelle qui définit le mouvement du plus lourd que l’air en appui sur l’air quand il n’est pas au sol ! Les « organes » du mouvement – on reconnaît les milliers d’heures passées à observer les chauves-souris – engendrent assez de mouvement pour se transporter eux-mêmes de l’élément terre à l’élément air. Le moteur des pales, Ader le nomme « générateur » : l’ensemble qui transforme de l’énergie potentielle en énergie motrice (la frappe des pales sur l’air) et en énergie thermodynamique (la mise en rotation des pales). Le « générateur » propulse l’aéroplane, qui, lui, ne contrôle son appui sur l’air que grâce au profil articulé de ses ailes, à leur cintrage calculé en fonction d’une courbe précise de sustentation.

En juillet 1909, Blériot traverse la Manche. Ader, de son côté, a déjà commencé son autre carrière, celle du stratège qui peine à se faire entendre. « Sera maître du monde celui qui sera maître de l’air » : sa devise, auprès de  l’État-major, ne lui rapporte guère, à lui comme aux premiers pilotes, que la réputation de sportif de haut niveau. En 1911, au général délégué aux projets aéronautiques par le ministère de la Guerre, il écrit : « L’Aviation, comme arme de guerre, est une chose certaine. » Mais les premiers crédits accordés pour les ateliers de Satory ne seront pas renouvelés.

L’entrée en guerre va tout changer. Ader avait échoué à faire valoir les raisons pour lesquelles il identifiait l’aéroplane à l’arme « absolue » (elle hantait déjà l’imaginaire de la guerre, elle inspirait les recherches, et la littérature aussi) – elles vont trouver des théoriciens plus efficaces que lui, par exemple Alphonse Séché, auteur de ces lignes prémonitoires, où Ader a certainement reconnu sa pensée : « Conséquence de l’entrée en scène des armées aériennes, la surface totale du territoire national est devenue vulnérable. À l’antique attaque en ligne, horizontale, si je puis dire, s’ajoutera l’attaque verticale et, innovation dernière, l’attaque en profondeur. L’attaque en profondeur est appelée à modifier du tout au tout la physionomie de la guerre. Elle modifiera également la physionomie du pays. Avec l’attaque en profondeur, la lutte cesse d’être circonscrite aux frontières ; elle peut être étendue d’un seul coup au territoire entier des nations belligérantes » (Les Guerres d’enfer, 1915). Désormais, l’enfer viendra du ciel. Et Séché de transposer le schéma dans l’autre profondeur, l’océanique : « Entre le sous-marin et l’avion, le rapprochement est curieux ; l’un et l’autre transforment l’attaque horizontale des armées territoriales et  de surface marine en attaque verticale ou, plutôt, ils ajoutent cette attaque à l’ancienne. Le sous-marin plonge, s’enfonce, creuse son offensive ; l’avion monte, s’élance, lève la sienne. Immersion, d’une part, émersion, de l’autre. » D’Ader à Séché, même vision élargie de la profondeur, non pas seulement au sens stratégique (déjà acquis), mais en même temps au sens physique, lui-même double (le moteur devenant un automobile, cet automobile se transportant d’un milieu à un autre milieu). La motricité se faisant mobilité met fin à la familière et antique immobilité des surfaces du monde. 

Les choses vont d’ailleurs se précipiter. En juillet 1916, un an après que Séché a publié ses Guerres d’enfer commence l’offensive de la Somme, opérations qui font « ressortir d’une façon éclatante la nécessité de posséder la supériorité aérienne » (Cl. Carlier, 1989). Au printemps 1918, lors de l’offensive allemande de Picardie, 2800 avions français et 1070 avions britanniques affrontent 2800 appareils allemands. « À la fin du mois de mars le front est stabilisé. Pour la première fois dans l’histoire l’aviation a joué un rôle capital dans une bataille terrestre, elle apparaît comme la “machine à finir la guerre”, c’est ce qui va hâter la mise sur pied de la Division aérienne. Cette dernière est créée le 14 mai 1918 […] elle met en œuvre directement 600 avions » (id.) – plus du quadruple du parc aérien d’août 1914.

En 1921, en Italie, dans l'esprit de stratégie aéronautique le plus pur, le général Douhet achève d’écrire son traité du bombardement aérien, La Maîtrise de l’air. Sous ce titre se présente une description raisonnée du grand bombardement destructeur qui ponctuera toute la Seconde Guerre mondiale : Coventry, Hambourg, Dresde, Varsovie. D'une guerre à l'autre, la cible change : on ne détruit pas les positions de l'ennemi, mais ses œuvres vives, les zones urbaines, le tissu cardiaque de l'industrie. Bien que non combattants, voici les civils affectés d'une valeur « stratégique » intégrale, celle non pas de l'otage ou du butin, mais du parc humain à détruire – comme dans l'univers concentrationnaire. La guerre échappe à la main des stratèges, passe dans celle des ingénieurs, pour qui, a priori, rien n'est jamais impossible.

L’historien des débuts de la guerre aérienne dans l’histoire universelle, Cl. Carlier, le souligne : « Durant toute la Grande Guerre, la maîtrise de l’air est subordonnée à la nécessité de toujours créer du matériel nouveau, en moyenne tous les six mois, de toujours perfectionner le matériel existant, de toujours considérer le matériel le meilleur comme un matériel provisoire qui exige des modifications. Aucune autre fabrication de guerre n’a présenté ce caractère d’instabilité et d’incessante évolution. » On touche là à l’aspect le plus décisif de la vision de Clément Ader : le brusque gain de profondeur (et de vulnérabilité) stratégique ne va pas sans une soudaine accélération du niveau de performance technique, l’emballement connu à la fin de la Grande Guerre devenant le régime normal des grandes puissances. On a souvent remarqué l’à pic de la courbe soudain ascendante de l’innovation dès la fin du XIXe siècle. Transparaît là, en effet, ce qui distingue la « révolution industrielle » de toutes les autres : elle ne peut en aucun cas changer de régime, elle gardera, dirait un prophète du passé, le train d’enfer adopté comme à l’improviste depuis la conquête de l’air par l’Europe en guerre, comme si tout le moment impulsif de notre nature première était passé ce jour-là dans notre seconde nature, notre culture propulsive, pour ne plus en revenir.

J.-L. Evard

samedi 19 juillet 2014

Jérusalem, Rome et Amman (suite)


Le lecteur de « Jérusalem, Rome et Amman », le Billet du 15 juillet, attend-il de l’auteur qu’il s’explique quand il qualifie « zone de non-droit » l’État binational à quoi, faute d’un accord avec les autorités palestiniennes, tendrait, dit-on, Israël ? À la thèse compacte de mardi vient s’ajouter ici l’argument entier.

« État binational », dit-on à tout va comme s’il s’agissait de l’alternative concédée à l’échec de l’indépendance palestinienne ; comme si l’on se donnait avec cette formule la figure de se rabattre du coup sur une alternative, moins belle mais non moins juste, bâtarde peut-être mais à peine moins équitable que la première. Or cette alternative au rabais n’en est pas une du tout : un tel « État binational », et même si, par extraordinaire, les Arabes palestiniens pouvaient n’y pas vivre en citoyens de seconde zone, Israël ne peut même pas en caresser l’idée, Israël ne peut même qu’en exclure catégoriquement la simple possibilité de principe.

Ne pèseront, en Israël et au Proche-Orient, que les esprits capables de comprendre pourquoi il en va ainsi et ce qui fait du conflit israélo-palestinien une guerre sans fin. Pour forger sa conviction efficace, leur raison doit passer par quatre moments logiques successifs : 1) peut-il y avoir un État palestinien souverain qui n’aurait pas  Jérusalem pour capitale partagée ? 2) non, mais en tout état de cause Israël ne partagera jamais Jérusalem réunifiée en 1967; 3) le conflit, d’ailleurs, porte aujourd’hui comme hier sur l’ensemble des frontières; 4) frontières dont même Israël n’a ni ne peut d’ailleurs avoir d’idée claire et distincte. Conclusion : la souveraineté palestinienne est une chimère, mais l’État binational aussi.

D’où vient donc le cercle vicieux et belliqueux de la capitale impossible et des frontières indéfinissables ? Depuis toujours, l’État d’Israël se trouve devant un formidable dilemme. Avers de ce dilemme : en bonne et simple logique géopolitique, il faudrait à l’État hébreu, comme à tout État, les frontières définitives qui normaliseront son existence dans la langue commune et positive du droit international – tout État ne se norme que par des frontières, tout État résulte de la reconnaissance que lui attestent des États… eux-mêmes reconnus. Cet outil normatif, comme toute norme, résulte d’un processus de reconnaissance mutuelle que le droit ne fait qu’entériner, langage circulaire comme tout langage et tout rituel juridique. Mais il n’y a jamais eu, et pour cause, d’action politique rationnelle et durable sans lui, puisque obtenir cette reconnaissance fait rentrer tout nouvel État dans la communauté des États source du droit – prémisse évidente de la promotion juridique, pour laquelle Israël vit dans l’attente de ses frontières depuis le premier jour de son existence. Et passe de guerre en guerre pour négocier le tracé sans lequel les frontières provisoires nées de la première guerre israélo-arabe de 1948-49 se pérennisent, et pérennisent par contrecoup le conflit avec les États alentour. Que les causes de ce conflit remontent plus haut dans le temps – à l’éveil des nationalismes arabes, quand s’affaisse l’Empire ottoman –  ne change rien à l’exigence normative et juridique première de reconnaissance mutuelle entre les parties concernées par le Plan de partage de la Palestine adopté par l’ONU en novembre 1947.

Généralisons ce raisonnement juridique classique à l’ensemble du Proche-Orient : nous voyons aussitôt pourquoi la qualité politique de source co-constitutive du droit représente, qui plus est, pour tous les États de la région, et non seulement pour Israël, une nécessité vitale, y compris en matière de politique intérieure : ce qui dérègle la vie de l’État au-delà de ses frontières l’affaiblit en-deçà. Cette interaction profonde des deux espace-temps du politique n’a pas varié d’un pouce depuis la naissance du droit des gens, devenu droit international. Sur Israël, elle exerce des effets d’autant plus puissants que, tout en s’identifiant à la cause des démocraties, l’État hébreu s’est fondé en renonçant à proclamer une constitution ou une Loi fondamentale. Ce qui, dans la tradition démocratique des modernes inaugurée par l’Indépendance américaine, représente une exception, et peut-être une anomalie.

Au bout de soixante-cinq ans, l’État hébreu n’a toujours pas de frontières. En aura-t-il un jour ? Peut-être. Le souhaite-t-il ? Oui, sans doute. Le peut-il ? Oui, mais à la stricte condition de se doter d’une Loi fondamentale ou organique, sans l'énoncé de laquelle il ne saurait y avoir de définition de l’étendue de territoire à laquelle s’applique souverainement cette Loi (souverainement : par décision souveraine du peuple et par reconnaissance internationale de sa souveraineté).

D’où le revers du dilemme, sa face la plus épineuse : en Israël, à l’intérieur des frontières toujours provisoires de l’État proclamé souverain en juin 1948, le souverain lui-même – la communauté civique israélienne composée de Juifs et d’Arabes – représente, en droit international, une exception, et ce pour une double raison. L’admission immédiate à la citoyenneté israélienne pour tout Juif qui en fait la demande en venant vivre sur place (alyia) présuppose en effet une identité juive, dont la définition n’est pas normative, mais coutumière (conforme aux règles traditionnelles de la filiation invoquées par les magistrats compétents, qui, outre les juristes civils et civilistes, sont aussi les théologiens du rabbinat hébreu). Qui plus est, la compétence exclusive que, comme partout, le législateur israélien se réserve de statuer sur la qualité de citoyen israélien n’a elle-même toujours pas de fondements juridiques nécessaires et suffisants : l’État hébreu est-il un État juif, ou se comprend-il comme État des Juifs, où qu’ils vivent ? Nul ne le sait. (Herzl lui-même ne le savait pas quand il écrivait : Judenstaat, car le mot allemand admet les deux traductions, selon l’idée spécifique que l’on se fait de l’objet visé.) Nul ne peut le savoir, car l’État hébreu – aussi bien am (en hébreu biblique : « la confédération du peuple mosaïque rassemblé sur la terre ») que knesset (en hébreu moderne : la volonté générale du peuple réuni en corps constitué) – sursoit sine die à la décision. Cette volontaire indécision juridique résulte du compromis de 1948 entre laïcs, qui optent pour « l’État des Juifs », et religieux, optant pour « l’État juif ». Un historien israélien, Gershon Weiler, avait donné un autre nom à ce silencieux compromis historique : la « tentation théocratique ». Qu’on ne se méprenne pas : elle pèse sur toutes les parties concernées. (Dans cette perspective, on nous passera une impertinence : la binationalité, l’État hébreu la pratique, comme on voit, depuis longtemps. La réflexion stratégique et politique exige donc de comprendre comment en sortir, non pas à en rêver comme d’une solution.)

Tant que, en résonance avec la société israélienne, l’État hébreu prolongera ce clair-obscur théologico-politique, il prolongera aussi le malentendu consécutif avec ses voisins : comment sauraient-ils ce que lui-même a résolu de ne pas trancher ? Mais ce malentendu traverse aussi Israël de l’intérieur : comment laïcs et religieux renonceraient-ils au compromis sémantique et juridique sans lequel l’État n’aurait pu voir le jour après la proclamation du Plan de partage de la Palestine ? Ce compromis fondateur tient lieu de constitution à Israël, il perpétue la fondation comme compromis institutionnel au moins autant que comme recommencement historique. Compromis et balance of power : il régule la discorde entre laïcs et religieux, qui, ensemble, sauf métamorphose préalable ou à raison  d’une manière de révolution culturelle, ne peuvent s’accorder sur le préambule philosophique d’aucune Loi fondamentale ou organique.

Le dilemme constitutif de l’État et de son absence de constitution engendre donc, aux frontières, l’obstacle géopolitique exact qui lui correspond point par point : pas de Loi fondamentale, d’où pas de concept de la souveraineté ; pas d’idée du souverain, donc pas de frontières ; pas de frontières, donc pas de paix. Un État « binational » ne ferait que redoubler intra muros le dilemme qui fait, dans son environnement, le destin et l’exception d’Israël, État hébreu en attente de sa rationalisation constitutionnelle.

Une fois mieux compris cet enchaînement de malentendus multiples, viendra le moment de l’agir lucide et paisible. Il ne peut venir que du sein d’Israël. De la longue chaîne des malentendus, le premier maillon se trouve dans la conscience juive, en Israël et partout ailleurs.

J.-L. Evard

vendredi 18 juillet 2014

Nihilisme de la vitesse


Des différentes manières de lire L’Étrange Défaite, pour laisser s’ouvrir son maître argument, l’une consiste à débusquer l’idée cachée dans le titre, comme on délace le nœud qui plie et abrège tout un long cordage. Alors, l’attention ainsi aiguisée, on pourra reconnaître, dans l’étrangeté mise par Marc Bloch en légende de son tableau de la défaite de 1940, la stupeur à laquelle il résiste, veut s’arracher – et s’arrache en écrivant l’admirable texte ; la stupeur léthargique qui succède aux chocs, aux ébranlements démesurés, et précède le mouvement inverse, sans doute lent lui aussi, de la réappropriation, de la restauration, de la réorientation, après le temps mort et groggy de la surprise, de la dispersion, de l’étonnement. Et ce qui urge, pour s’ébrouer, pour secouer la torpeur qui menace sinon de durer, prend d’abord la forme d’une question des  plus crue : n’est-il pas… étrange de parler de défaite là où il y eut déroute ?

Une des formules les plus lapidaires de l’essai nous tend bien, en effet, cette clef de lecture : « En 1940 Bazaine a réussi. » Clef qui, une fois reconnue (ardu, l’art de lire ne déçoit jamais ses assidus), donnera les autres : nommer Bazaine, c’est nommer la Déroute même, la pire de toutes jusqu’alors (chez Zola, la débâcle), et, d’une pierre faisant deux coups, en appeler de l’autre grand texte dont Bloch invoque le patronage magistral puisque, en mai 1940, Sedan semble se répéter – La Réforme intellectuelle et morale, prononcé en Sorbonne par Renan en 1871. En deux coups, la voilà montée, la scène – étrange – du propos : par surimpression, les trois guerres franco-allemandes en une seule, et la première comme coulisse de l’écriture de la troisième, dont une génération, celle de l’auteur, se trouve coup sur coup avoir vécu la deuxième et la troisième comme n’en faisant qu’une – mais ne le faisant, comme c’est étrange, pas vraiment non plus (du Pétain maréchal de Montoire au victorieux colonel Pétain, quelle fêlure); et, classe 1906, l’auteur lui-même : comme combattant en ligne, soldat, puis officier réengagé volontaire.

Clef de lecture, donc enquête historique : dans la défaite, comprendre la déroute en posant 1939-40 dans la perspective de 1914-18 elle-même aboutée à celle de 1870-71. Méthode analogique que se propose Bloch, non pas tant comme historien que comme combattant recommencé, membre de cette génération-ci, maillon de deux guerres : ni trop jeune pour la première ni trop âgée pour la seconde. Position générationnelle imprenable, rétrospective unique en son genre ! puisque le fait brut de la naissance place d’emblée des classes d’âge et de conscrits – en gros, un million de jeunes hommes – là où l’historien, même comparatiste convaincu et réfléchi, hésite, multiplie les justifications, hasarde les recoupements, rogne sur les comparaisons, nuance les rapprochements… D’où cette pensée, chez Bloch, pour dissuader l’étrange sensation : « J’appartiens à une génération qui a mauvaise conscience. De la dernière guerre, nous étions revenus, c’est vrai, bien fatigués. » Réflexion destinée à éclairer, moyennant retour sur soi, une autre figure insistante de l’étrange lenteur, le vécu des autres, les hauts gradés, le Grand État-Major : la « fatigue », en particulier celle d’une armée de vieux généraux. Et, quelques lignes plus bas, avant le diagnostic, la feinte, ironique en réalité, d’une pseudo-explication de psychologie collective et… expéditive : la défaite de 1940, effet de la fatigue des chefs (vieux) de la nation vaincue par une nation jeune. La métaphore du sommeil s’accrochera dans les détails, il sera question, entre autres, de l’« hypnose du châtiment » – à propos du défaitisme qui, sur le mode hypocrite de la contrition prônée, dénonce dans la défaite une sanction méritée voire providentielle. (Encore Bazaine, même si cette fois il s’appelle Pétain. Étrange spectre que ce militaire-revenant en évoquant un encore plus sénescent. Dans la guerre 3, la guerre 1, comme si, en cette certaine perspective, la 2 n’avait jamais eu lieu.)

La guerre mondiale comme guerre des classes d’âge ? Mais, en face, le vainqueur, l’« enfant humilié » dira Bernanos, le caporal chancelier, n’a-t-il pas lui aussi combattu quatre ans, et souvent en première ligne ? Anticipant la forte objection, Bloch abattra autrement son atout : la « fatigue » qui donne à la défaite sa triste laideur de soporifique en overdose (Bloch écrit : une allure de « vieux boxeur » que son trop de graisse a résigné à baisser la garde avant le second round) marque moins les anciens de 14 que tous les combattants de 39 en tant que vaincus de la « guerre de vitesse » (l’expression revient souvent). Le voici, le vrai vif stratégique du sujet, exposé dans son meilleur rendement analogique : d’une guerre à l’autre, la vitesse a changé. La fatigue qui accable les combattants (français) a sa source dans l’écart de vitesse des deux adversaires : celui qui charge (phalanges de tanks et de stukas) assène cet impact percutant à l’animal immobile que, par commotion, le choc dévitalise, assomme, exténue. La charge la plus rapide prend l’avantage cinétique et dynamique de la décharge décisive (de la percussion mortelle ou traumatisante). Nom propre : l’effet Guderian, lui aussi un ancien de 1a guerre 2. La cavalerie blindée comme bolide, la guerre comme guerre d’artilleurs, comme accélérateur de particules, de soldats se faisant le medium et le vecteur d’une invisible et térébrante onde de choc à très haute fréquence – on reconnaît là le principe des guerres de la Révolution transformées en technique stratégique par l’artilleur Bonaparte et par lui enseignées à toute l’Europe.

Mais la différence de vitesse entre les deux adversaires n’affecte pas que la ligne (géométrique) du choc frontal, puisque l’armée la  plus lente croit discerner un front (une position) quand il y a un trajet (un mouvement), et que cette impotence topologique se répercute aussitôt sur la transmission des messages entre combattants de la même armée (les contretemps de l’information dans son propre champ la transforment en désinformation contagieuse, autrement dit en information panique – moment bascule de la cristallisation de la défaite en débâcle). La différence de vitesse entre les deux adversaires induit un second effet tout aussi destructeur pour celui qui le subit : la disparition de la ligne de front (alors que décisive, vertébrale, vingt ans plus tôt), sous l’effet de la course propre à la guerre de vitesse, et la disparition consécutive de l’autre frange, de la zone large qui séparait l’ « avant » de l’ « arrière » (et tout aussi bien : le combattant du civil). Il faut donc répéter le raisonnement en sens inverse pour atteindre sa vérité stratégique profonde : l’armée défaite se disloque, sous la violence physique du choc certes, mais plus encore sous l’effet mental de la désinformation qui l’empêche de repérer et de calculer le mouvement de l’adversaire, d’en anticiper la logique. La lenteur décérèbre. Abordant cet aspect mental de la guerre de mouvement, Marc Bloch aborde alors son véritable propos, celui qui le ramène à Renan : ce moment mental fait corps avec un moment intellectuel et moral, la décérébration entraîne sottise et veulerie. Le choc physique sera d’autant plus violent (« fatigant ») que l’intelligence avait omis d’y préparer, et que la volonté dormait. La défaite de la guerre 3 ramène au diagnostic de la défaite de la guerre 1 et le confirme. Aviez-vous lu Renan, demande Bloch à Pétain-Bazaine – comme après 1945 on demandera : aviez-vous lu Mein Kampf ? Bloch fait mieux : en pleine guerre, il lit aussi (en allemand) le nazi anti-hitlérien, Otto Strasser, Hitler et moi, qui vient de paraître. Et lit aussi Rauschning, autre hitlérien devenu opposant, l’homme qui, en 1938, pose l’équation décisive en publiant La Révolution du nihilisme. Bloch, un de ces rares qui ne font pas la guerre, qui ne vivent pas sans lire.

Voilà la découverte étrange dont le médiéviste Marc Bloch s’avise un des tout premiers : la guerre 3 l’a mis aux prises avec le nihilisme –  de la vitesse. Renan, après la guerre 1, avait prédit : Il faut rattraper la Prusse, rattraper le niveau d’instruction de cet intellectuel sous les armes qu’est l’officier prussien. La guerre de vitesse avait déjà commencé. Entre les systèmes scolaires.

À coup sûr, l’auteur de L’Étrange Défaite, lecteur attentif de Renan méditant sur la défaite de 1871, ne devait guère porter dans son cœur les arguments d’un ancien combattant de la Grande Guerre, Alain, l’auteur pacifiste de Mars ou la guerre jugée (quatre ans seulement séparent la rédaction des deux écrits). N’empêche que, sur un point non secondaire, ils se rejoignent. L’armée « vieille » et « lente » où Marc Bloch voit un puissant mécanisme de « retardement », il la décrit comme une « bureaucratie » : comme une puissance essentiellement conservatoire, destinée, pour commencer, à la conservation, à la reproduction d’elle-même (au sens où on le disait de l’armée prussienne, véritable État dans l’État : caste nationalisée, mise au service exclusif et intégral de l’État). Quand Alain note, avec gouaille, lui, mais pour de tout autres raisons que les motifs de l’indignation rentrée de Marc Bloch : « La stratégie et la tactique prennent ce que l’organisation leur laisse », il frôle la même idée : comme corps, l’armée s’oppose d’avance à tous les mouvements qu’exige sa fonction combattante… Lourde et lente, l’organisation (la simple existence de l’organisme structuré, segmenté, arrimé à ses bureaux et à ses services en tout genre) dévore la vitesse potentielle de la mobilisation, de la confrontation, du raid, de la razzia, et l’annule d’autant plus vite qu’il y va d’une armée presque dépourvue des nouvelles machines, les plus rapides, les avions. Plus tard, dans La Route des Flandres, le cavalier Claude Simon emporté dans la débâcle décrira, lui aussi : abominable, la course de vitesse entre les chevaux fatigués et les avions hurleurs.

Que signifie au juste nihilisme de la vitesse ? Ceci, d’abord, hypothèse basse qui donne raison à l’officier des Transmissions, à Alain (mais pas comme il l’entend) : si vous faites la guerre, vous devez vous faire rapide, et vous donner les moyens de cette accélération (de bonnes lignes téléphoniques, par exemple, au moins aussi stratégiques que la ligne de front). Si, bien que lent, vous faites la guerre, vous la faites pour mourir, non pour vivre, et vous vous faites nihiliste (car vous retournez vos moyens contre vos fins prétendues). Et ceci aussi, hypothèse haute qui donne raison à Alain et à Bloch en même temps : l’accélération du mouvement de la guerre s’oppose à la masse des corps qui la font. Et ceci, enfin, qui ne les concerne pas eux en particulier, mais nous tous : l’accélération de la vie commence par déformer la vie des corps qu’elle traverse (comme, en économie politique, l’accélération des flux menace la valeur des stocks). L’armée la plus rapide – le flux – a tétanisé l’armée la plus lente – le stock. Mais le diagnostic se généralisera sans peine : le plus rapide prend l’empire sur le plus lent, loi physique secrètement nihiliste puisqu’elle récapitule ce conflit de la matière, inertie, et du mouvement, accélération. Bilan : entre l’un et l’autre, il n’y a pas d’équilibre concevable autrement que sous la figure d’une concurrence des vitesses, d’une accélération exponentielle. Condamnés à vivre en accélération permanente, nous sommes tous devenus des nihilistes qui s’ignorent – et ne veulent pas savoir non plus qu’au-delà de la ligne extrême de la vitesse commence l’éternel retour de la lenteur, la décélération finale qui ramène la masse de matière déliée et disloquée par la vitesse à son commencement archaïque et végétal de vie lourde et lente, meurtrie. Au bout du nihilisme de la vitesse, après ses déflagrations, il y a cette rechute, ce temps mort, cette étrange détente, prélude au travail de résilience et d'indolence. Human bomb, le guerrier du siècle qui commence, a lu L’Étrange Défaite. Qui en douterait ?

J.-L. Evard

mardi 15 juillet 2014

Jérusalem, Rome et Amman


J’entendais vendredi je ne sais plus quel expert invité par je ne sais quelle chaîne de radio rappeler avec placidité et bonhomie que, territoires occupés compris, les frontières actuelles de l’État d’Israël correspondent à celles envisagées comme idéales dans les années 1930-40 par Zev Jabotinski, le père du nationalisme juif laïc mort en 1940. En perspective historique aussi bien que dans le langage des symboles, on ne saurait guère trouver d’image plus frappante pour faire entendre comment s’aggrave le désastre en cours au Proche-Orient. De fait, aujourd’hui, Israël contrôle, à peu de chose près, l’étendue géographique dont le sionisme révisionniste prévoyait de doter le futur État juif. Mais, de fait aussi, à chaque nouvelle éruption de violence, une évidence s’impose : pour les héritiers, pour la classe politique israélienne, l’ancien modèle géopolitique devenu réalité présente s’est aussi transformé en machine infernale. Sous nos yeux, comme une vis folle, elle échappe à leur contrôle. Sa trajectoire sort par là-même de la zone des événements prévisibles, inflexion  maintenant évidente mais que, jusqu’à maintenant, deux autres données de la situation avaient occultée : à l’intérieur d’Israël, l’alignement massif de l’opinion sur le cours maximaliste du Likoud et la disparition de toute réelle opposition au projet Jabotinski (ce qu’aura incarné la carrière de Shimon Peres, ex-travailliste devenu président de l’Israël dont ses jeunes années ne voulaient à aucun prix) ; dans l’environnement proche du pays, les terribles développements de la guerre arabo-arabe. En durée longue, un fait, typique des conflits sans issue, en dit long sur cette situation d’Israël dans son milieu géopolitique immédiat, le monde arabe : depuis la Guerre des Six Jours, aucun des affrontements armés à répétition n’a fait naître de résolution véritable, et ce dans les deux sens du terme : la résignation toxique à la guerre s’est aggravée, l’enlisement dans le statu quo aussi.

L’affaiblissement de la conscience stratégique israélienne s’observe d’abord dans le court terme, depuis que le « processus de paix », officiellement enterré il y a quelques mois mais fictif depuis plusieurs années déjà, ne servait plus que d’alibi délétère aux négociateurs paralysés par leur propre mauvaise foi. Du côté israélien, il ne dissimulait pas la poursuite régulière des constructions d’immeubles dans les territoires ; du côté palestinien, même fonction perverse d’écran à la rivalité des appareils politiques et militaires sur fond de conflits arabo-arabes. Mais dans la longue durée aussi, seul le déclin de la haute conscience stratégique de la génération des fondateurs d’Israël peut rendre compte du désastre en cours – et non sans la nuance amère d’ironie qui toujours signale qu’une époque s’achève quand une autre commence. Comment ne pas penser, en effet, que c’est précisément de la prise de Jérusalem-Est par Tsahal, en 1967, à la fin de la guerre des Six Jours – cette prise et ses significations historiques, ses implications géopolitiques – que date ce déclin ? et pour la raison même que le succès de 1967, son immense et multiple résonance symbolique, paraissait mettre fin à une attente de deux mille ans, dite et psalmodiée depuis des dizaines de générations ; et que, la comblant, il desserrerait la contrainte du réel sur le seuil de vigilance et d’intelligence stratégiques atteint sous le mandat britannique et face à l’hostilité déclarée de l’environnement arabe.

Au sens premier où toute volonté stratégique consiste d’abord en un sens aigu de la perspective longue et des enchaînements complexes, Israël, à l’évidence, continue certes de manœuvrer, comme au premier jour, mais au regard de quel horizon ? en relation avec quel espace-temps ? La vieille et infaillible loi du genre, celle de toutes les républiques sous les armes, celle qui veut qu’une hégémonie renforcée au nom inverse d’impératifs de défense et de sécurité en dénature donc la véritable portée, cette perversion du réel stratégique semble bien commander désormais les actes et les discours des gouvernements israéliens, quels que soient les partis politiques qui les composent. Or ce renversement fait suite directe à la guerre des Six Jours, comme le montre l’expression, passée dans le langage courant, de « territoires occupés » : occupés, ils le furent au nom des critères stratégiques de sécurité qui, en 1967, orientèrent les négociations de paix avec la Jordanie et avec l’Égypte, en prévision de négociations à venir, censées statuer sur le sort de ces territoires. L’expédient juridique et diplomatique dure encore, mais sa fonction première de sécurité s’est inversée, faisant place à celle d’un foyer de menaces multiples – qu’aucune initiative stratégique ne démine, comme le souligne sans ambiguïté l’immobilité de ligne Maginot des murailles qui servent à Israël de filtre et de cuirasse sécuritaire. Une seconde règle de la stratégie se vérifie ainsi : par définition, le Stratège ne se manifeste que par sa puissance de mouvement (configurer comme il l’entend un espace-temps), et seul ce Mouvement stratégique, qui n’est pas essentiellement militaire, mais science politique de l’articulation des hétérogènes jamais vraiment liés, transforme la menace subie en ce danger sélectif qu’on appelle, toutes nuances oubliées, sécurité. L’imaginaire stratégique d’Israël ne s’est toujours pas affranchi du complexe obsidional de Massada.

« Peau de léopard » : le surnom donné là-bas aux territoires occupés veut résumer la proportion  – 60 % – d’étendue géographique passée en possession israélienne, un éparpillement d’enclaves où l’on compte aujourd’hui plus de 350 000 mille Israéliens juifs installés par « colonies ». Pour une part, ces chiffres traduisent la régression de la conscience stratégique en pur calcul tactique – événement interne à Israël au fil de son histoire longue et de la tension qui a toujours orienté sa relation, théologique puis géopolitique depuis 1948, entre un mouvement (la condition de diaspora en exil) et un point fixe (la Jérusalem réelle et imaginaire). Mais pour une autre part, ils montrent, dans les plus de soixante ans d’existence de l’État d’Israël, le motif d’un litige de fond avec les nations et les empires qui composent la « communauté internationale ».

Prenons le cas de son « parlement », la tribune des Nations unies et de son exécutif, le Conseil de sécurité : de la résolution par eux adoptée en juin 1948 date en effet la reconnaissance d’Israël comme membre souverain de cette communauté. Sur les cinq membres permanents de cette instance entretemps dépouillée du peu d’autorité de ses débuts, deux sont muets, la Grande-Bretagne parce qu’ancienne puissance mandataire retirée du jeu géopolitique dans la région, et la Russie parce qu’héritière non constitutive du siège du régime soviétique entretemps disparu ; la Chine s’emploie trop à sa périphérie géographique ou commerciale pour se dépenser vraiment ailleurs, la France se tait parce qu’empêtrée dans le souvenir de la diplomatie gaullienne et de sa politique proche-orientale biface. Restaient les États-Unis, qui viennent de rendre leur tablier de Grand Arbitre médiateur, non seulement lassés par leurs échecs à répétition, mais encore rassurés par les garanties récemment obtenues du côté iranien, à la faveur du deal nucléaire passé en pleine guerre arabo-arabe. Que reste-t-il donc des garants du substrat juridique de 1948 sans lequel les Juifs n’auraient jamais pu transformer le Foyer instauré par convention en 1920 en un État souverain de plein droit ? À peu près rien, et en tout cas pas plus que ce que vaut leur crédit dans l’actuel ordre et désordre du monde.

Il se reproduit ainsi à l’échelle internationale ce qui avait déjà lieu sur place, à l’échelle locale : le caractère d’expédient provisoire et virtuose qui avait été la marque de fabrique de l’intelligence politique israélienne profite de moins en moins de son capital symbolique, celui qui pesa tant en 1948 et dans les années ultérieures. Dans la longue durée, les « nations impossibles » ne peuvent pourtant compter sur rien d’autre que sur cette ressource invisible : toutes les nations phares de la révolution romantique des nationalités en savent quelque chose, de la Pologne à l’Irlande et à l’Italie, elles qui justement avaient servi d’exemples stimulants au sionisme de la première génération. Époque depuis longtemps révolue ! Les temps qui viennent ne dépendent donc que d’un nécessaire retournement mental, d’un nécessaire retour à la lucidité stratégique : s’il en est encore temps (car la pression annexionniste en Israël progresse chaque jour, et avec elle l’immobilisme généralisé), chercher quelles alliances arabes pourraient faciliter à l’État hébreu le retrait hors des territoires et lui permettre d’éviter ainsi le pire, la constitution inavouée d’un État binational à deux vitesses, vaste zone de non-droit et cratère central assuré des confrontations politico-religieuses à venir.

Avec l’Égypte, cette logique interactive avait permis l’abandon du Sinaï, pour ne prendre que cet exemple. Avec l’Autorité palestinienne, la guerre arabo-arabe l’a rendue inapplicable puisqu’elle divise aussi entre eux les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie. Reste la carte jordanienne : Jérusalem ne se dégagera du piège cisjordanien et gazaoui qu’en interaction avec Amman. Il faut faire vite, et parler franc avec la monarchie hachémite, couronner avec elle le dépassement des guerres d’hier par l’institution régionale et judéo-arabe de la paix et de sa durée. Ce que le Likoud de Begin avait réussi avec Sadate, pourquoi celui de Netanyahou craindrait-il de le tenter avec le roi Abdallah II ? Et pourquoi ne pas prendre au mot l’hospitalité du Vatican qui, il n’y a que quelques semaines, mettait ses antichambres à la disposition des bonnes volontés ? Saint-Pierre, aidé de Sant’ Egidio, achevant le travail laissé en plan depuis Camp David – il n’y aurait là que demi-miracle, mais, d’un premier possible à un second, d’un bout de réel à un autre, bonne et vraie prouesse dans le siècle.

J.-L. Evard


jeudi 10 juillet 2014

Retour sur la Grande Guerre (6) : de l'antéchrist.


« Les gens affirment que je suis un saint qui se perd dans la politique. En fait, je suis un homme politique qui s'efforce le plus qu'il peut de devenir un saint. » La carrière de Gandhi prend son véritable essor en pleine Grande Guerre. Il quitte l’Afrique du Sud et retourne en Inde en 1915, y prend la tête des premières manifestations où se rassemble la double cause, politique et religieuse, qu’il incarne. Mais la date qui sert ainsi de jalon biographique à l’histoire de la non-violence jette aussi, à sa manière, un éclairage  significatif sur l’ensemble des transformations connues par l’univers religieux en général, à l’occasion de la Première Guerre mondiale, en Occident. Gandhi, en Orient, parvient à la réputation prestigieuse qu’on sait pour une raison qu’on médite peu, malgré sa portée : pacifique, la non-violence, inséparable de la marche à l’indépendance de la future nation indienne, ne se confond pas avec le pacifisme. Ce qui, de principe, sépare les pacifiques des pacifistes passe souvent inaperçu, mais ce contresens, à son tour, en dit long sur d’autres confusions analogues, filles de la même période.

Quand Musil, jeune ancien combattant, note en 1920 : « Ce qui fut d'abord balbutiement, puis a dégénéré en grandes phrases, était vrai : la guerre a été une expérience religieuse. Comme toujours, il n'est resté que le nimbe vide des mots. Il faut comprendre l'expérience religieuse à travers celle de la guerre, et non l'inverse », il retrouve une idée où le XIXe siècle l’avait précédé (Proudhon, 1861 : « La guerre est la plus ancienne de toutes les religions : elle en sera la dernière »), mais il risque lui aussi une approximation : qu’entend-il par « religion » ? La vie des passions, les émotions, le pathétique – mais aussi les « grandes phrases » qui, comme les fanfares, alimentent l’exaltation martiale et ses nuées : « La guerre, nous n'en serions maintenant douter, est avant tout un phénomène de notre vie morale. » Sans doute généralise-t-il, comme son précurseur aussi friand que lui du vague des mots (« La guerre ne fait guère que manifester des événements déjà déterminés par des causes morales que les historiens savent rarement voir », lit-on, perplexe, dans l’Émile, lV). Comme Rousseau, Proudhon travaille en vue d’établir une « religion civile », autre syntagme typique de la corrosion cellulaire des concepts. Or son œuvre va servir d’abécédaire aux courants, soit anarchistes, soit autoritaires, du syndicalisme français, que, dès le premier jour, la Grande Guerre voit et fait se ranger sous la bannière de l’ordre jusque-là combattu.

Rien n’interdit donc à l’historien de se représenter la Grande Guerre non seulement comme une période géopolitique, mais encore et surtout comme l’époque même qui cultive de telles approximations, au moment même qui les rend le plus dangereuses  – comme l’époque qui place et cache l’essentiel de ses intentions et de ses attentes dans la flottaison singulière, l’indétermination accentuée qu’elle imprime à la relation ancienne de la guerre et de la religion, autrement dit à la tradition théologico-politique tout entière, à laquelle, dès avant la Grand Guerre, la psychologie, celle des foules, veut donner sa marque. La réflexion doit alors se porter sur ce phénomène remarquable : comment au juste l’expérience de la Grande Guerre a-t-elle obscurci les deux idées d’apparence familière qui l’accompagnaient d’elles-mêmes ? Leur perte d’évidence ne donne-t-elle pas à cette période son sens d’époque, et comme un de ses traits les plus significatifs ? Dans cette perspective, l’extension des religions politiques, forme matricielle des pouvoirs au XXe siècle, deviendrait plus intelligible. Elle résulterait de l’affaissement préliminaire de l’idée de religion et de l’institution religieuse. On resserrera le questionnement, pour mieux le contrôler, en ne citant que des écrivains soldats rescapés de la guerre ou de la Grande Guerre.

On remarquera d’abord que les écrivains du pacifisme de l’entre-deux-guerres qui, comme Musil, revenaient des tranchées croisèrent vite la question du religieux sur le fil de leur réflexion. Les plus conséquents d’entre eux s’en avisèrent, et leur travail s’en trouva au moins modifié, quand ce n’est pas bouleversé. « Il y a un certain esprit religieux, qui n’est pas le meilleur, et qui s’accorde avec la guerre par le dessous, comme on peut voir chez un bon nombre d’officiers que je prends pour sincères. D’abord cette idée que l’homme n’est pas bon, et, en conséquence, que l’épreuve la plus dure est encore méritée. Aussi l’idée que, selon l’impénétrable justice de Dieu, l’innocent paie pour le coupable. Enfin cette idée aussi que notre pays, léger et impie depuis tant d’années, devait un grand sacrifice. Sombre mystique de la guerre, qui s’accorde avec l’ennemi, la fatigue et la tristesse de l’âge », écrit Alain dans son Mars ou la guerre jugée (1936). Tableau qui revient à mesurer à sa juste valeur l’empire encore puissant, plus d’un siècle après, des argumentations les plus tranchées de Joseph de Maistre (« Chaque goutte du sang de Louis XVI en coûtera des torrents à la France ; quatre millions de Français peut-être payeront de leurs têtes le grand crime national d’une insurrection antireligieuse et antisociale, couronnée par un régicide », 1797). Mais au moins l’idée de religion reste-t-elle, dans ce cas de figure, des plus simples : avec de Maistre, et devant la crise révolutionnaire, il s’agit de l’institution religieuse (la catholicité, son clergé, assermenté ou réfractaire, sa fonction de colonne de l’Ancien Régime). Alain, à d’autres moments de ses propos sur la guerre, note – mais sans s’y arrêter – que ce filon-là ne contient peut-être pas toute la question : il distingue lui-même la religion comme culte de la religion comme mystique, puis néglige cette différence décisive. Ne lui importe, à lui écrivain pacifiste disciple de Comte, que de compter les collectivités religieuses parmi l’ensemble des collectivités sensibles aux émotions de masse et, surtout, que d’imaginer les « prolétaires » immunisés contre elles. À peine se pose-t-elle que la question se voit ainsi déjà résolue, dans le plus pur philanthropisme angélique hérité de 1848.

La « religion » que ce positivisme traduit en pacifisme veut voir à l’œuvre dans la grande tuerie de 1914-1918 n’a donc guère à voir avec l’expérience ou l'imagination d’ « enthousiasme » à laquelle pense Proudhon et qu’un socialiste comme Georges Sorel thématisera, pour la consacrer comme pure passion politique, sous le signe de la « violence dans l’histoire » (1908), raisonnement qui le mènera à se reconnaître dans le Mussolini de 1920-1921. Autre contre-sens : il échappe aussi au pacifisme inconditionnel d’Alain que la passion guerrière à laquelle s’adressent les paradoxes contre-révolutionnaires de Joseph de Maistre ne spécule pas du tout sur la force mécanique des masses organisées par des hiérarchies de principe militaire, mais au contraire sur la violence des grandes paniques et des furies collectives, encadrées par des meneurs mais dépourvues de chefs parce que foncièrement indifférentes à toute stratégie. Preuve en est la manière dont la Grande Guerre, à travers la voix de Léon Bloy par exemple, recueillera l’héritage de Joseph de Maistre : pour Bloy, ancien de l’armée de la Loire en 1870-71 et « catholique absolu » comme il se définit lui-même, l’hécatombe de la guerre avec l’Allemagne impériale ne fait sens que dans une vision dite par lui « apocalyptique ». Cette « guerre d’extermination », selon son expression de prédilection, ne réalise pas seulement de sombres prophéties anciennes du châtiment d’une « France qui ne veut pas de Dieu », elle préfigure aussi une guerre à venir contre l’Église, à l’image des épreuves connues par la Belgique qui « expie » ainsi le « pharisaïsme » de son catholicisme. Bloy se risque même à généraliser ce scénario à l’échelle internationale : parce que la France a passé alliance avec la Grande-Bretagne hérétique, avec l’Église d’Orient sise à Moscou et avec Satan en personne (entendez : l’Italie post-garibaldienne), elle devra détruire, après la guerre, ce qui lui reste de christianisme. Le « catholicisme absolu », comme on voit, ne recule pas devant les constructions hénaurmes. Disproportion toute relative : Bloy n’a qu’un tort, il commet l’erreur des émotifs incurables, il répète à contretemps et avec emphase les formules glacées de J. de Maistre. À l’antipode du rationalisme laïc d’Alain, le contresens ainsi commis sur la théologie politique de Maistre n’en obéit pas moins à la même bévue : l’aristocrate ne s’intéressait qu’à la légitimité des pouvoirs traditionnels ébranlés par 1789 (et cherchait dans la tradition théologique de nouvelles ressources pour sa restauration). L’âme des foules ? Il laisse ces considérations à des générations plus sentimentales que la sienne. De Maistre à Bloy, la césure compte bien plus que l’héritage : les sépare l’âge des foules, l’antagonisme crucial du peuple et de la foule, la hantise même du romantisme politique, comme Hugo ne cesse de la conjurer quand il oppose la foule qui détruit au peuple qui s’instruit.

Les ultra de la guerre de Dieu passent trop souvent pour des imaginations malades inaptes à l'action. Certes leurs imprécations théologiques ne recherchent pas l'accord du sens commun, ni celui du bon sens, d'où l'erreur du jugement qui oublie qu'elles peuvent inspirer, et inspirent souvent le passage à l'acte. Bloy se complaît dans l'exagération délirante, il n'en pratique pas moins un cynisme fort prisé chez tous les ennemis du Bourgeois, poètes ou aventuriers. Vingt ans avant la Grande Guerre, par exemple, il note, non par cynisme d'ailleurs, mais par conviction : « Lu un livre horriblement écrit, sur la franc-maçonnerie en Angleterre, mais plein d'une salutaire et rafraîchissante exécration pour la race anglaise ! Depuis quinze ou vingt ans, je suis dans la même pensée, la même vision. Je vois toujours une victorieuse armée d'un million d'hommes, autour de Londres : Que tous ceux qui aiment Marie, Marie sanglante, et le blanc Vicaire du Christ viennent à nous, et qu'ensuite vingt mille pièces de l'artillerie la plus puissante tonnent sur la ville damnée, sans lassitude et sans pardon, jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'un immense amas de poussière. L'Angleterre est au monde ce que le Diable est à l'homme » (Le Mendiant ingrat, juillet 1894). Or cette haine d'artilleur boute-feu du culte marial rentre en même temps dans la réalité stratégique de la guerre intégrale ou totale : Bismarck pensera à pilonner Paris, durant l'hiver 1870; quant à Londres, un autre chancelier allemand s'en chargera plus tard. Que les propos exterminationnistes de Bloy – trame obsessive de ses derniers Journaux – tiennent de la monomanie et de l’hallucination virulentes d’un solitaire volontairement anachronique, et que Bloy, écrivain reconnu, n’ait jamais recherché une quelconque influence politique, ces évidences n’empêchent pas que la littérature qu’il pratique sert de support stylistique à un schéma d’interprétation du monde. Point n’est besoin de professer la foi chrétienne et catholique, ni la littérature dite « décadente », pour s’imaginer vivre à l’horizon d’une apocalypse, et pour ne retenir du train du monde que ce qui nourrit le scénario d’une histoire « surnaturelle », tendue entre des révélations et des confirmations du Cataclysme final ou du Grand Déluge. La littérature n’a jamais qu’une fonction ondulatoire : amplifier et émettre en écho le non-dit universel produit du filtrage institutionnel ou conformiste. Entre cette sourdine et la propagande, les frontières, à l’occasion, se font poreuses.

En fait, la Grande Guerre telle qu’elle survient, dure et se propage réactive si bien la sensibilité apocalyptique inhérente à toute perception mythologique de l’expérience vécue qu’elle favorise cette traduction esthétique des extrêmes. Indice net de cette  reconversion des valeurs théologiques en littérature nihiliste, le cas de Céline, devenu héros national quand, en 1932, il publie le Voyage au bout de la nuit. Que se dit Bardamu, à son premier contact avec le feu : « Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans le sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis ! Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique. » La surenchère épique au démoniaque vaut ce que vaut son véritable adversaire, la prose édifiante sécrétée par la Grande Guerre et Barrès. Sartre répétera l’opération à l’occasion de la Seconde Guerre mondiale. Si ce nihilisme peut se dire un humanisme, il le doit à la persévérance qui lui fait imaginer l’enfer et à l’imagination pénitentielle qui lui suggère qu’il n’y a rien qu’enfer. Il suffit de se passer des mots en –isme et de considérer l’enjeu : de l’apocalypse, l’intelligence théologique faite littérature de l'absurde ne dresse ces fresques que pour mieux retrouver le Jugement dernier. Les Guerres d’enfer : en 1915, un des chefs de l’Action française, Léon Daudet, préface le livre auquel Adolphe Séché, pour décrire l'ère commençante de la guerre industrielle, vient à point nommé de donner ce titre éloquent. Bloy n’avait-il pas intitulé Sueurs de sang ses propres « souvenirs » de l’hiver 1870-71, pour transfigurer l'épreuve de la guerre en scène christologique d'un Calvaire national ?

« Un million d'hommes », « vingt mille canons », « mille chiens ». D'un amateur d'apocalypse à l'autre, un trait commun se dégage, un marqueur, une idiosyncrasie : sur tous s'exerce la fascination du grand nombre, de la quantité illimitée, de la pléthore sans fin, du sériel dans le cas de Sartre. L'imagination apocalyptique renoue ainsi avec un vieil interdit théologique : dans les livres de la Bible, le dénombrement passe pour l'apanage exclusif du Tout-Puissant, compter ou recenser passant pour une entreprise funeste ou maléfique, passible des pires châtiments. Ce qui néanmoins distingue nettement la Grande Guerre de sa reprise de 1939, c’est qu’elle en appelle encore à voix haute du jugement de Dieu, à la manière des croisés du Moyen Âge ou des légitimistes en guerre avec les libéraux du XIXe siècle. Bloy, peu avant sa mort en 1917, écrira encore une Jeanne d’Arc et la France, texte promis à un grand avenir (moins littéraire, certes, que politique). « Gott mit uns » : la devise apparaît sur la boucle du ceinturon de tout fantassin allemand, dont la musette sert de porte-livre au cinquième Évangile, le Zarathoustra de Nietzsche. On dira donc de la Grande Guerre qu’elle ne découronne l’Église que pour couronner la littérature – et qu’en ce sens elle n’exhorte les chrétiens de toute obédience à quitter les églises que pour mieux lire et mieux écrire. Comment l’idée de religion résisterait-elle, en dépit du génie du christianisme, à tant de nouveauté ? Même Bernanos ne trouvera pas la réponse. La théologie politique continue, elle a seulement changé de support et de prédicateurs. La littérature et ses écrivanges l'ont désarmée devant l'innombrable.

J.-L. Evard