mardi 30 octobre 2012

De Kandahar à Tombouctou

-->
Si le calendrier annoncé à la récente session du Conseil de Sécurité des Nations Unies s’applique à la lettre, les premières opérations militaires contre l’Aqmi basée au Nord-Mali commenceront au début de l’année 2013. À plus d’un titre, cette échéance représente d’ores et déjà un tournant considérable du conflit avec l’islamisme ultra. Son extension à l’Afrique Noire, le retour au désert comme théâtre de la guerre, la pole position politique et logistique de la France dans la coalition qui se dessine et la primordiale fonction pivot de l’Algérie quelques années seulement après la fin de la guerre civile – autant d’ingrédients dont la sèche énumération indique par elle-même pourquoi le « front » sahélien qui se dessine maintenant, simultanément à la guerre civile syrienne et en sus du « front » afghan et pakistanais, doit faire l’objet d’une anticipation approfondie.
         Comment définir au mieux le dénominateur commun aux quatre composants respectifs des hostilités à venir ? Tous se grèvent d’une part considérable d’impondérables spécifiques, et dont le caractère de véritable nouveauté, dans le conflit transcontinental avec les équipes terroristes nées du 11 septembre, doit même particulièrement retenir l’attention.
La localité du conflit, tout d’abord : la destruction infligée, à Tombouctou, aux archives et aux monuments de la tradition religieuse et mystique musulmane réveille certainement là-bas – curieuse ironie des durées longues de l’histoire – la mémoire des exactions arabes du Moyen Âge en territoire noir et païen. Les mosquées maliennes plastiquées l’été dernier valent réplique des bouddhas pulvérisés par les talibans quand ils reprirent pied dans les hautes vallées afghanes. La manière ne diffère pas : la déclaration de guerre commence par une dure provocation théologique, l’iconoclastie la plus spectaculaire. Inaugurée en Asie, voici la profanation infligée à l’Afrique Noire  et par là même à la frontière, aussi, de vastes régions chrétiennes, que l’événement ne peut que soucier. Pour la première fois, l’homme noir, sur ses terres d’origine, se trouve happé dans la zone du conflit – et sommé de prendre parti. Certes, il nous faut déjà l’imaginer terriblement embarrassé…
Le théâtre du conflit, ensuite : après incursions dans l’univers de la métropole (Paris, New York, Madrid, Londres), puis dans celui des altitudes du pays et du maquis profonds (tribus montagnardes, clans familiaux, unités combattantes), la guerre investit maintenant le désert. Elle adopte ainsi un troisième genre, d’autant plus redoutable qu’elle ne joue pas seulement des propriétés de cette étendue, mais aussi des porosités très accentuées de ses frontières. Les plus de 1400 kilomètres de frontière avec le Sud algérien en constituent l’exemple le plus net. Comment les troupes classiques des Etats africains, peu aguerries, prévoient-elles de maîtriser de petits groupes automobiles de guérilleros (dont une bonne part de professionnels, mercenaires ou militants) dispersés sur l’équivalent de dizaines de départements français de sable ? Dans le désert, on fait la guerre (on lui consacra même des traités), mais guère la police, même si équipée d’armes électroniques.
Quant aux deux ingrédients les plus politiques de notre ensemble, on voit tout de suite qu’ils condensent en eux le maximum des impondérables en jeu dans les préparatifs en cours : mandatée par le Conseil de Sécurité, la France ne s’en embarque pas moins au Mali en l’absence, et pour cause, d’un consensus proprement européen – ce qui d’avance rétrécit sa marge de manœuvre géopolitique, laquelle consiste en substance en une solidarité franco-américaine plusieurs fois vérifiée en cette matière. Sa marge de manœuvre propre, celle de leader stratégique de fait d’une alliance de troupes africaines seules à intervenir au sol, elle ne peut l’augmenter qu’à une condition au moins, qui tient de l’impossible : que simultanément aux opérations franco-africaines au Nord-Mali l’Union européenne comme telle devienne puissance militaire réelle…
S’agissant de l’Algérie, le silence éloquent dont son gouvernement honora il y a trois jours les requêtes fermes de la diplomatie américaine en dit long. Hilary Clinton a regagné ses bureaux, mais bredouille. L’Algérie a d’avance trop d’objections sérieuses à l’idée d’un contrôle franco-américain serré de l’espace sahélien pour pouvoir, pour vouloir vraiment servir de pilier bien assis à la coalition encore incertaine qui se forme, lentement d’ailleurs.
Que prévoir de cette soudaine accumulation d’impondérables ? Que par effet mécanique de synergie ils ne tarderont pas à introduire, sur le plus plat des théâtres de la guerre, plus d’imprévu qu’il n’en faut à qui veut décision rapide.
J.-L. Evard, 30 octobre 2012

dimanche 28 octobre 2012

Pour une chronopolitique

-->
Interrogé un jour sur ses premiers essais, Paul Virilio, qui venait tout juste de baptiser « dromologie » leur perspective et leur contexte, ne parut pas attacher autrement d’importance au vocable. À bon escient. Nos générations, orphelines du latin et otages du franglais, ne lésinent pas sur les éphémères mots-valises qui bariolent le décor de l’american way of life, comme si leur mousse ne favorisait pas l’idolâtrie bavarde de la technoscience. Et bien des savoirs se porteraient moins mal s’ils se contentaient en effet de bien décrire leur objet, sa position possible ou actuelle dans les immensités où s’improvise l’existence. Du destin de l’œuvre originale de Paul Virilio il faut en revanche considérer la réception parmi les disciplines établies, aujourd’hui. Car c’est là un point qui, loin de ne concerner que les lecteurs de P. Virilio, savant modeste, donne vue, et à bonne altitude, sur l’avenir de la pensée géopolitique, souvent immodeste, et sur les conditions de sa refondation.
En substance, ma thèse se résume à un simple test : feuilletez les cahiers de la revue Hérodote, dont les mérites indiscutables se passent depuis longtemps de longs discours – vous n’y trouverez que par exception mention des livres de Virilio ou référence à ses essais. Qu’est-ce à dire ? Ceci, hélas : les experts de la Terre comme distance et répartition géographiques (nos parcours dans l’espace) ne se sentirent qu’à peine interpellés par un expert de la Terre comme vitesse et durée (nos parcours comme accélérations). Test qui s’enrichit d’une signification supplémentaire quand on observe l’écho réservé dès les débuts (1976) par Hérodote à l’œuvre de M. Foucault : à l’historien et généalogiste des spatialisations indiscrètes et inquisitoriales de la domination et de la souveraineté, les géographes se référèrent avec autant de déférence qu’aux fondateurs de leur faculté et autres présidents de jury d’agrégation. Épisode à deux faces, que je ne surinterprète pas si j’y lis la reconduction d’un formidable handicap de l’intelligence, qui sévit d’ailleurs aussi comme un non moins formidable préjugé philosophique : sous nos latitudes, la mésentente de l’espace et du temps est la règle, et leurs noces – l’exception. Plus précisément encore : dans cette mésentente, l’espace s’arroge la préséance, et ses « spécialistes » ne laissent guère de chances aux explorateurs de la durée. Virilio n’est pas le premier à en faire l’expérience : même Bergson, quand il rencontre Einstein à Paris le 6 avril 1922 à la Société française de Philosophie, fera lui aussi chou blanc, et ne déstabilisera pas l’image du monde newtonienne revue et corrigée par le théoricien de la relativité.
Changeant d’échelle, je passe maintenant de ces deux exemples à la thèse, à charge pour moi de l’étayer (il y faudra plus qu’un billet, je ne fais que l’introduire) : l’invention de la géographie exacte (à savoir, l’extension à l’étendue terrestre de la mathésis cartésienne) signifie que l’Occident, qui vient de se lancer dans la conquête militaire, théologique et commerciale de l’œcoumène, vivra désormais du clivage de l’espace et du temps. (Rien ne le prédestinait à cette décision ; la chrétienté d’avant Descartes vit à l’horizon d’un espace-temps muni d’une étendue et d’une durée indissociables, comme l’était l’espace-temps de Dante ou celui de Joinville.) Une fois prise, cependant, la décision de ce clivage introduit de l’irréversible : aujourd’hui, nous vivons de la même philosophie spontanée de l’espace-temps que les conquérants du Nouveau Monde et les élèves de Cassini (axiome tacite de cette « philosophie » : « d’abord l’Espace comme étendue donnée à mon mouvement, ensuite, et ensuite seulement, le Temps, projection mentale et ombre portée de la durée sur l’infini mécanique de l’étendue inerte »).
Dans le cas de Virilio et de sa non-réception par la géographie et la géopolitique, les conséquences de cette hégémonie de l’espace impérial sur les durées de l’existence ont de quoi nous alarmer plus vivement que l’échec de Bergson face à Einstein – et pour une raison évidente : la quantité de savoirs concernés par ce nouvel épisode du conflit occidental entre l’espace et le temps, cette quantité s’avère immédiatement considérable, s’y engage en effet un ensemble significatif de sciences physiques et de sciences humaines, solidaires parce que coresponsables de l’écosystème humain.
Pour s’orienter dans cette passe dangereuse, il ne suffira donc pas de revenir, en historien des sciences, sur le passé de la discipline dite « géopolitique ». Il faudra surtout, en philosophe, interroger les effets prolongés de la censure imposée au temps humain par les experts de l’espace et leur préjugé mécanique. La Terre a disparu, il n’y a plus que des territoires, produits et objets de l’activité post-industrielle : cette condition anthropologique nouvelle qui est la nôtre implique que, désormais, le temps nous est visiblement compté, ce que résume la méditation du « sursis » enseignée par Günther Anders. Il urge de réviser le préjugé moderne qui ne nous garantit même plus maîtrise et possession du monde que nous essayons d’habiter.
J.-L. Evard, 28 octobre 2012

lundi 15 octobre 2012

Icare est revenu

-->
Nous qui, depuis le premier billet de La Quinzaine géopolitique, disons et répétons que les grandes puissances ont pris d’assaut la stratosphère au cours de la Seconde Guerre mondiale et qu’elles l’aménagent dans l’espoir de mieux régner sur Terre comme au Ciel – nous saluons fraternellement Felix Baumgartner, le premier homme à réussir tout nu la traversée de ces espaces-temps d’outre-sphère et d’après la fin de l’histoire !
Un Norvégien, Amundsen, en posant le premier le pied sur le pôle Nord, avait mis fin aux Temps modernes inaugurés par Christophe Colon. Un Autrichien, aujourd’hui, met fin à l’ère Amundsen en plongeant en navigateur solitaire dans des mondes que ne transgressaient jusqu’à maintenant que nos sondes et leurs longueurs d’onde. Les voies des Titans restent décidément aussi impénétrables qu’au premier jour. Les fils de Prométhée se suivent et répètent la règle de toujours : obscures, leurs origines ! Les peuples d’Europe se disputent en vain l’honneur de se prétendre la patrie du découvreur peut-être juif de l’Amérique, Amundsen et Baumgartner viennent de nations modestes, anciennement glorieuses et qui n’ont plus qu’un peu de neige en commun !
L’ouverture de la stratosphère à l’homme physique qui la parcourt en chute libre, sans le moindre radio-habitacle, vaut présage exceptionnel pour l’époque. "Monde" : le sens même du mot le plus banal de notre langage déjà si fatigué vient de changer - Icare, sous nos yeux, a de nouveau jeté le gant et lavé l’indignité de sa mort de petit morveux œdipien. Avec lui recommence l'histoire de l'aérospatial : échappement libre ! Cordon coupé !
Felix Baumgartner, felix Austria ! Tous les hommes sont tes frères : notre planète couturée de pipe-lines, accablée de déchets ménagers et nucléaires, asphyxiée des immondices du surpeuplement, nos cieux retournés et brassés par les turbines, les drones et les lasers, nos stades pollués par les ripoux du doping de masse, nos dimanches trottinés en jogging-pyjama – des forfaits sournois de notre destin technique tu ne fis qu’une bouchée !
Felix, ni futuriste ni somnambule : ange silencieux, chute heureuse, gravité rédemptrice !
J.-L. Evard, 15 octobre 2012

jeudi 11 octobre 2012

L'OTAN devant la Grande Porte


Commentant l’arraisonnement turc d’un A320 syrien chargé d’informatique militaire d’origine russe, l’excellent Bernard Guetta exposait ce matin jeudi 11 octobre le dilemme qui handicape l’initiative stratégique d’Ankara et explique les curieux méandres de l’affrontement entre les deux régimes : il faut dissuader Damas de porter la guerre contre les opposants à Bachar al Assad réfugiés en Turquie parce qu’il n’est pas d’atteinte à la souveraineté turque qui tienne – mais à l’inverse il faut ménager Damas comme élément du statu quo régional qui, pour Ankara, comprend aussi la poursuite des opérations militaires contre les indépendantistes kurdes. Trois conflits au moins s’enchevêtrent donc à la frontière des deux États : la guerre civile syrienne qui la chevauche depuis de longs mois, la tenace guérilla kurde en territoire turc, qui depuis des années sait l’appui dont elle dispose auprès de la minorité kurde de Syrie, la translation et la transformation de ces deux conflits en une tension croissante, en une guerre perlée entre la Turquie et la Syrie.
À quoi s’ajoute la place décentrée et excentrique de la Turquie dans l’OTAN, que ces trois guerres proche-orientales divisent depuis le premier jour, et cela pour deux ou trois raisons dont les effets pervers s’additionnent sous nos yeux. Ils précipitent discrètement l’heure d’une nouvelle crise européenne de l’Alliance atlantique. À la périphérie de l’OTAN se pose désormais la question centrale de sa finalité réelle.
Avant d’être une alliance, l’OTAN opère depuis qu’elle existe comme un alliage : sur le métal lourd des logiciels de la stratégie impériale américaine se greffent les métaux légers des supplétifs  que sont les membres des Etats européens et la Turquie. L’« Atlantique » qui donne son nom à cette machine hybride n’y figure plus que comme le rappel d’un lointain passé : l’OTAN opère en Asie et en Afrique. Cette fois pourtant, le foyer de guerre qui tend à se fixer à la frontière turco-syrienne regarde de très près la géographie européenne. De réserve logistique de l’Alliance, le vieux continent se voit convoqué par le conflit turco-syrien en banlieue stratégique malgré lui. La question gréco-turque de Chypre pouvait jadis le laisser placide. L’horreur de la guerre syrienne répond d’une tout autre échelle, celle de Grosny la ville tchétchène martyre.
Ainsi, en quelques semaines seulement, l’Europe voit lui revenir par effet boomerang, et à risques multipliés, les impondérables créés par la paralysie du Conseil de Sécurité des Nations unies. L’Europe avait, ces dernières années, éloigné la Turquie vers l’Orient, en bloquant le processus d’adhésion à la Communauté (celle des Dix-Sept, celle des Vingt-Sept – peu importe). Par le jeu mécanique des alliances, la guerre civile syrienne ramène la Turquie vers l’Occident – qui n’en veut pas.
Ces courts circuits doivent se lire avec la plus grande attention comme un avant-goût des conflits qui attendent la planète produit de la globalisation : à l’échelle internationale, le processus technique et juridique d’intégration et d’emboîtement des sociétés est si avancé qu’il n’est plus une seule fraction d’humanité qui ne soit la partenaire d’au moins quelques autres, pour une raison quelconque (un oléoduc, une industrie touristique, une campagne caritative, une épidémie de musique, l’OMC). Mais ces formes de connexion restent artificielles : elles ignorent les mouvements de régionalisation et de localisation qui se manifestent en sens inverse, avec autant de résolution que, dans un autre domaine, les partisans de la « décroissance » résistent à l’hégémonie de la Technique Universelle.
Dans ce puzzle multipolaire et transcontinental pataugent les appareils géopolitiques du siècle précédent (dont l’OTAN, bâtie au début de la guerre froide dans la tradition de Metternich émule de Talleyrand). Les alliages qui constituent l’Alliance atlantique ne résisteront pas à la disparité extrême des échelles de ce conflit à sa bordure proche-orientale. Seule une intervention panarabe en Syrie (mais elle n’est plus à l’ordre du jour) aurait pu retarder l’heure de vérité qui sonnait déjà pour l’OTAN au moment de son repli afghan. Au fil des jours qui viennent ne nous manquera certes pas l’occasion d’observer tous les symptômes de cette désorientation. Sous son signe, notre nouveau monde conteste les mésalliances héritées du passé.
J.-L. Evard, 11 octobre 2012