En Israël, le sens commun s’étonne et s’agace souvent du traitement
réservé par l’opinion et les décideurs internationaux aux vicissitudes
politiques que connaît le pays embourbé dans la « question
palestinienne ». « N’y a-t-il donc pas, partout ou presque, quantité
d’autres conflits décourageants de complexité et de durée, et qui n’émeuvent
pourtant que ceux qu’ils concernent ? », se demandent les Israéliens,
« pourquoi faisons-nous, nous et nous surtout, toujours les plus grosses
manchettes ? » Cette question se nourrit bien sûr de la mémoire des
siècles de persécutions, quand la vitupération anti-judaïque puis antisémite
incriminait indifféremment le peuple
juif des calamités les plus diverses et prenait ainsi le timbre obsessionnel que prolongeront les discours
tenus sur la « question » juive – une particularité sans équivalent
dans le vaste ensemble des pathologies occidentales, leur idée fixe et invariante. Même après la Shoah et
même doté de l’État destiné à lui faire rejoindre le concert des nations, le
peuple juif se voit ainsi marqué aujourd’hui encore d’une
« différence » qui lui rappelle les pires souvenirs.
Alors la « question palestinienne », par
l’effet pervers de l’usage vulgaire de la langue politique, survient comme pour prolonger la « question
juive », et pour la raison évidente que les terribles simplificateurs qui
enferment le concret complexe dans une « Question » réussissent par
là même à le rendre inintelligible. Ne philosophe-t-on pas depuis longtemps, et
fièrement, à coups de marteau ? Ce que les pauvres d’esprit ne peuvent
comprendre, ils commencent par le défigurer pour s’en donner une représentation
rudimentaire à leur mesure. L’évidence qu’ils censurent date des premières
années du sionisme : à l’exception de quelques rares individualités comme
Israël Zangwill ou Jabotinski, la génération des fondateurs de l’État hébreu
n’avait pas mesuré au plus juste possible, mais plutôt sous-estimé la réaction
de rejet des contrées arabes au rétablissement juif sur place. Depuis, le
siècle qui a passé n’a pas effacé les effets de l’erreur de calcul, il les a déplacés, en en multipliant l’amplitude : à l’échelle locale de la question des terres achetées – ou spoliées – à des
propriétaires indigènes ou latifundiaires s’ajoutent l’échelle régionale du voisinage géopolitique en
phase de décolonisation (les empires
se retirent, les nations arabes
émergent en même temps que l’État hébreu) et l’époque de la SDN et des Nations Unies, signifiant, pour les Juifs,
que leur exil parmi les nations prend fin au moment même où l’ensemble (incomplet) des nations de
l’œkoumène s’institue pour la première fois en communauté juridique
contractuelle. Aussi incongru qu’il y paraisse, la « question
palestinienne » naît et persiste de cet enchevêtrement d’horizons
historiques : des ensembles (des peuples) se réassemblent en changeant
d’échelle (en passant de la dispersion à la cohésion), chaque ensemble en
changeant, et l’ensemble de ces ensembles aussi. Toute la difficulté tient dans
l’art d’agir en même temps sur ces trois échelles de grandeur, art d’autant
plus délicat qu’une des parties concernées, le prolétariat arabe palestinien,
n’en maîtrise aucune : jadis, en 1948, les bourgeoisies et les patriciats
arabes l’ont royalement ignoré, et aujourd’hui une nouvelle
« question », celle de l’islamisme, déplace une fois de plus les
données du conflit (aggravé par la sécession et la partition territoriale du
Hamas) et sa nature (modifiée par le retour du théologico-politique, simultané
en Israël et dans le monde musulman).
Ce caractère interminable
de la conflictualité proche-orientale amène donc toute intelligence à se
demander spontanément ce qui, dans cet imbroglio de conflits, fait signe
d’histoire, et d’histoire non pas passée
mais à venir. La réponse, elle l’a
sous les yeux, si elle recherche les raisons de l’impossibilité manifeste de
tracer des frontières durables au Proche-Orient non pas seulement dans
« l’histoire du Proche-Orient » (comme le font les historiens et les
géographes qui, s’ils sont des prophètes, ne le sont que du passé et du fait
accompli), mais dans l’époque qui est
la nôtre, et que le sens commun nomme la « mondialisation ». Autant
vaut donc se demander ce qui distingue la première mondialisation (celle des
grandes découvertes) de la seconde (la nôtre), car cette question indique d’elle-même
la différence la plus claire et la plus distincte des deux époques : la
première mondialisation des nations fut l’époque de l’État universel, du stato universale (de Charles Quint au
Komintern), la seconde est celle des flux dont se compose l’ordre numérique
(décrit par des auteurs comme L. Cohen-Tanugi ou Manuel Castells). La seconde inverse donc du tout au tout le sens de
la première : décline ce qui avait érigé
et fixé les nations à la surface de
l’œkoumène, augmente ce qui les déterritorialise
et les transforme en simples relais de la circulation
accélérée des biens et des hommes. La première mondialisation avait sécrété la
norme universelle de la « frontière naturelle », la seconde
l’invalide et la corrode – l’intermède de la colonisation du territoire
américain et de sa Frontière mouvante repoussée chaque jour jusqu’à l’océan
Pacifique nous donnant comme la préfiguration la plus édifiante du basculement
d’un Nouveau Monde à un autre. Les mots le disent tout cru : l’État (le
statut du stato) immobilise, il opère
en force centripète, il centralise, le flux emporte, comme s’il était pure
force centrifuge, il connecte en disséminant, ses arborescences, qui prolifèrent, ignorent toute frontière d’espace
et de temps. La seconde mondialisation assigne une seule Église et un seul
empire à l’ensemble encore disloqué du genre humain : l’écran
d’ordinateur.
D’où la grave question qui, en Israël, se pose de
manière particulièrement aiguë : à l’heure de la seconde mondialisation
qui s’en prend à la substance et au principe géopolitiques de l’État, donc à
sa forme première, la frontière, comment vivre dans un État sans frontières
durables, état contre-nature du temps de la première mondialisation, mais
anomalie conforme aux règles de la seconde ? Question qui appelle des
décisions, et des plus difficiles. Là s’entend le motif profond de la
perplexité générale.
J.-L. Evard, 24 janvier 2013