Tout système d’orientation répond à
une fonction première : à une question qu’il transforme en une réponse
jugée pertinente. Ainsi en va-t-il de la philosophie politique, conçue à
ses origines pour comprendre pourquoi la cité, cette sorte d’enclave et de sanctuaire
où le pouvoir se retire comme pour
surplomber l’étendue, déborde ses
limites, pour se faire, et comme en sens inverse, le centre hégémonique d’un
empire. Or cette question souffre d’un handicap irréparable : elle connaît
presque autant de réponses que l’histoire a connu d’empires.
Ne reste
alors qu’une alternative : soit disqualifier la question comme spécieuse
(sans même chercher à agir sur elle), soit la modifier – la rendre utilisable
par celui qui la pose, au moment où il la pose et dans les conditions
d’espace-temps où il le fait. Modifions-la donc (au fond, l’éviter ne se peut), refermons les manuels d’histoire
des empires et réduisons la complexité des formes d’empire à la possibilité d’une fonction aussi régulièrement relancée qu’interrompue, au gré
(obscur) des peuples et des époques. Il s’agira alors d’interroger une fonction
intermittente, et la diversité des
formes historiques, loin d’interdire une méthode d’approche, permettra
d’envisager l’empire, non comme le nom propre d’un régime dynastique ou
guerrier de transgression de frontières, mais comme un type d’événement – soit le mouvement double, ici suggéré, du
retrait et de la transgression.
L’idée
d’empire, quelles qu’en soient les formes empiriques, s’avère alors correspondre
à une forme singulière de la durée historique : le geste premier de la
retraite à l’abri des remparts de la cité crée une réserve de temps, un capital de sécurité, comme en échange de l’espace concédé par les
hommes qui se resserrent ensemble dans l’enclave protectrice, en renonçant à
l’habitat dispersé, donc exposé, de la vie rustique. Puis le geste second de la
transgression et de la conquête réalise l’opération
inverse : l’extension dans l’espace exige le risque d’une dépense de
temps que l’économie sédentaire de la cité, non seulement ne prévoyait pas,
mais encore excluait. Il est rare que les partisans de l’empire ne rencontrent
pas une opposition résolue parmi les défenseurs de la tradition, conservant le lieu des origines au nom
de la piété républicaine qui blâme les aventuriers et le Rubicon.
Or c’est
ce bruyant antagonisme qui abuse la bonne intelligence de la question, et dont
détrompe une lecture plus attentive du mythe politique. « L’ancêtre de
l’Empire romain, à l’image duquel tous les autres empires devaient et devront
se conformer à l’avenir, puisqu’ils ne sont tous en réalité qu’autant d’essais
fragmentaires visant à la résurrection de cet Empire qui n’a pas encore disparu
ni ne disparaîtra jamais, l’ancêtre de l’Empire romain n’est pas un homme
orgueilleux, mais un homme pieux, pius
Aeneas », fait remarquer Theodor Haecker, le traducteur allemand de
Virgile. L’homme pieux, attaché au culte des ancêtres, surgit ici comme celui
qui leur assure aussi un avenir – ce que, le mot l’indique, fait aussi par
définition l’aventure, par où viennent l’imprévu et l’inattendu du temps non
répétitif le plus extrême.
S’entrevoit
donc ici, sous les apparences d’anecdote d’un détail mythologique, un des
effets décisifs de la fonction interrogée : les aventuriers à qui répugne
le temps monotone de l’espace circonscrit par la cité se présentent à elle
comme ceux qui la protègent de la répétition, et ce d’autant mieux qu’ils
répètent la procédure de la fondation, mais en
l’inversant. Au gain de temps permis par la contraction d’espace (époque de
la cité) ils opposent un gain d’espace grâce à la perte de temps par quoi
commence toute aventure (époque de l’empire).
Moyennant
description rigoureuse de cette permutation de l’espace et du temps, en
transformant sa version mythologique
en une topologie de la cité et de
l’empire comme des supports réversibles de la durée historique, on pourra
libérer l’intelligence géopolitique de son préjugé euclidien et géographique. Durée ne nomme ici évidemment pas une quelconque extension
« dans le temps », ni quelque « dilatation » du temps à
l’image de la multiplication d’une surface (autant de spatialisations naïves de
la puissance de la durée, d’ailleurs utiles aux idéologies de l’empire,
millénaristes ou coloniales par exemple) – mais ne désigne que la plasticité première de l’espace-temps
humain, la possibilité constante de subvertir la mécanique de la répétition des
formes pour s’ouvrir à leur invention – à leur poésie. À Rome nous ne donnons
d’avenir qu’en cherchant à nous souvenir de Troie. Le nom propre de Rome ne
généralise donc pas indûment un cas particulier, par vulgarité idéologique ou par subtilité casuistique,
mais désigne une possible synergie
d’espace-temps, l’art universel de les composer et de les transformer d’aventure en une
durée incommensurable parce
que partout, toujours ouverte à la refondation.
J.-L. Evard, janvier 2013
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