lundi 25 juin 2012

Note de juin 2012

Nous inaugurons ici une nouvelle rubrique de La Quinzaine géopolitique. Une fois par mois, nos « Notes de méthode » proposeront de brèves incursions dans la bibliothèque idéale de la littérature géopolitique.

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Quelque programme que se fixe la réflexion géopolitique, ses leviers en passent toujours par le même moment : elle opère dans un élément constant, celui de l’histoire universelle, celui, autrement dit, de la résonance réservée à tels événements ou tels autres à travers la diversité des communautés de l’œkoumène et la multiplicité des générations. Résonance de la vie humaine qui s’exprime en toutes lettres dans les premières lignes de La Guerre du Péloponnèse, lorsque Thucydide, pour justifier son entreprise d’historien, invoque la portée de l’événement qu’il s’apprête à relater : « Ce fut en effet la crise la plus grave qui eût jamais ébranlé la Grèce et, avec elle, une partie du monde barbare. On peut dire que la majeure partie de l’humanité en ressentit les effets. » Cette universalité-là ne nous attribue qu’une de nos dimensions (nous vivons de plusieurs espaces-temps), encore faut-il la mesurer bien.
Contentons-nous ici de noter la relation établie par Thucydide entre le foyer de la crise et son seuil d’intensité car la fonction ainsi décrite suppose un esprit persuadé de sa capacité à la maîtriser, à l’image de sa capacité à la définir. L’esprit ainsi à l’œuvre – œuvre du politique ou de la littérature – ne se divise pas : il ne se rapporte à son monde que moyennant un même souci de méthode, une pragmatique pour un monde commun. La magistrale technique narrative nous expose la catastrophe du politique : les cités grecques se suspectent de menées impériales – impérialistes. Elles se reconnaissent souveraines, comme au premier jour, mais deux d’entre elles en particulier, Athènes et Lacédémone, semblent désireuses de transformer leur souveraineté, concept juridique incontesté, en hégémonie : en une politique de puissance imprévisible parce que n’obéissant à aucunes normes, ne connaissant ses supposés « intérêts » que si elle peut les déguiser, et d’abord à soi-même.

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Depuis Herder, les philosophes ont beaucoup controversé quant aux significations de l’histoire universelle découverte par l’Antiquité grecque. Or la volonté de méthode géopolitique exprime elle-même une de ces significations : locale, la vie de tout Etat ne s’en imbrique pas moins dans l’espace-temps commun à tous les Etats – commun au sens où il délimite le champ de leur concurrence et contient par là même de l’indécidable. L’universel découvert en son temps par l’historien Thucydide nomme donc la part d’indécidable de l’agir politique : la cité appelée à s’étendre en empire, l’Etat-nation aspirant à une zone d’influence – dans l’espace-temps dit « histoire universelle », la parité juridique des souverainetés va de pair avec la disparité des ressources matérielles de la puissance. C’est même à raison de cette nature composite que le politique peut passer pour un art, dans tous les sens du terme.
Convenons en tout cas qu’en effet il y a là de quoi produire une définition efficace de la pensée géopolitique – efficace parce que resserrée, et parce qu’attentive à son arrière-plan philosophique. Nous disposons alors d’un possible premier outil de recherche, s’agissant de définir la discipline malgré ses transformations au fil de son histoire et de ses ancrages successifs. Entre la lointaine Antiquité grecque et l’époque toute récente qui forge le néologisme « géopolitique » (sans doute par contraction du syntagme plus ancien, « géographie politique »), nous trouvons déjà réunis tous les composants de la méthode ici approchée : nous les trouvons réunis dans la génération des écrivains politiques nés du siècle de Louis XIV. Pour s’en convaincre, il suffit d’extraire des Mémoires du duc de Saint-Simon toutes les considérations qui portent sur la succession d’Espagne et le coup de force réussi par Versailles qui s’empare de la couronne à Madrid. Saint-Simon, voici qui doit compter aussi dans notre évaluation, servira de matériau au Voltaire du Siècle de Louis XIV.
Dans ces quelques années du classicisme finissant se forgent donc les prémisses de la méthode géopolitique dans sa version française. Ce qu’il convient de comprendre si nous voulons lui donner des fondements plus substantiels que les écrits du grand Chéradame, le premier historien français du pangermanisme.

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Premier composant : le duel continental qui oppose la maison des Habsbourg et celle des Bourbons configure l’espace-temps universel mentionné à l’origine par Thucydide. Hostile au rapprochement envisagé par le Régent avec l’Angleterre, Saint-Simon, en 1716, lui expose comment « prospérer dedans et dehors et nous élever jusqu’au point de devenir les dictateurs de l’Europe, comme il était arrivé à la maison d’Autriche, même après avoir tacitement renoncé à la monarchie universelle, où elle avait enfin senti qu’elle ne pouvait atteindre ». Le trait décisif, dans notre perspective, se marque non pas tant dans cette reprise de la perception bourbonienne (datant des années Richelieu) que dans l’argument stratégique avancé par le duc pour convaincre le Régent : « l’avantage infini à tirer pour cette union et pour la mutuelle grandeur de la contiguïté des terres et des mers des deux monarchies (i. e. l’Espagne et la France), qui leur procure réciproquement des facilités que la nature avait refusées aux deux branches d’Autriche, dont elles auraient bien su grandement profiter ».
Voici donc, sous la plume de Saint-Simon, l’anticipation littérale des principes de l’amirauté américaine à la fin de l’ère Monroë : tout Etat doit apprendre à vivre aussi sur mer. Comme Mahan en 1894, Saint-Simon fait valoir la nécessité d’un contrôle des mers et des ports – si la France veut affaiblir les Habsbourg, la plus continentale des grandes monarchies européennes. Le même raisonnement lui fait comprendre, en 1703, la gravité de l’événement – quand l’Angleterre et les Provinces-Unies contraignent le Portugal à leur réserver le droit d’escale dans la baie de Lisbonne. Car « rien n’était donc plus principal que de garder contre lui (i. e. le Habsbourg) cette unique avenue (i. e. le Portugal), de conserver le continent de l’Espagne en paix en gardant bien ses ports et ses côtes, et de s’épargner une guerre ruineuse et dangereuse  en ce pays-là, tandis qu’on en avait partout ailleurs à soutenir. »
Deuxième composant : la délimitation exacte du foyer des intensités politiques du jour. « Les affaires d’Espagne influaient sur toutes les autres » (1702). Mais ce n’est pas le courtisan qui parle ainsi, le duc soucieux de voir se prolonger la politique matrimoniale pratiquée depuis le règne de Louis XIII, c’est bien plutôt le stratège habile à déjouer les apparences, celui qui, en 1700, a beau savoir « l’Espagne trop faible pour être laissée à ses propres forces », n’y reconnaît pas moins le véritable point de fixation de l’affrontement entre la France et la coalition anglo-austro-hollandaise. Ruinée par son incapacité à capitaliser le fruit de ses razzias coloniales, l’Espagne représente, dans l’économie de la balance des forces européennes, le maillon de loin le plus fragile, et c’est précisément sur cet organisme déjà vermoulu que se concentre toute la violence du conflit des années 1695-1710, sur lui que la monarchie française, à travers Saint-Simon, compte miser pour faire pièce à la marine anglaise (donc à la politique canadienne de Londres) et pour desserrer les tenailles autrichiennes. Le calcul stratégique portant sur cette échelle européenne s’avèrera payant. C’est Voltaire qui, le premier, tire ce bilan puisqu’il crédite Louis XIV d’avoir renversé la grande tendance historique à l’œuvre depuis un siècle : « Depuis Charles Quint la balance penchait du côté de la maison d’Autriche. Cette maison puissante était, vers l’an 1630, maîtresse de l’Espagne, du Portugal et des trésors de l’Amérique ; les Pays-Bas, le Milanais, le royaume de Naples, la Bohême, la Hongrie, l’Allemagne même (si on peut le dire), étaient devenus son patrimoine ; et si tant d’Etat avaient été réunis sous un seul chef de cette maison, il est à croire que l’Europe lui aurait enfin été asservie » (chapitre II du Siècle de Louis XIV). Le soin maniaque avec lequel, par ailleurs, Saint-Simon reconstitue le détail des intrigues de cour trouve là une de ses raisons puissantes : nous rendre visible la part invisible et abstraite du drame géopolitique qui, de son vivant, redessine la balance du pouvoir sur le continent et dans ses colonies.
Une fois que, dans la masse narrative des Mémoires, nous avons appris, à force de patience, à repérer les deux composants essentiels de la perception géopolitique et à en admirer le maniement agile par le duc, nous nous prenons même à en suivre aussi le jeu et les effets sur les machinations les plus inconsistantes, les intrigues les plus frivoles, les délibérations les plus chimériques. Et plus encore nous aimons admirer l’homme qui, témoin plus qu’acteur de la partie qu’il décrit du fond de son cabinet d’écrivain, inaugure l’usage de catégories géopolitiques que rien n’a encore périmées. Cent ans après lui, et jusqu’à la Première Guerre mondiale au moins, il enseigne encore les plus grands : “Nous sommes arrivés maintenant à une époque où l’histoire de la grande révolution d’Angleterre commence à se mêler à l’histoire de la politique étrangère”, note Macaulay, en 1848, dans son Histoire d’Angleterre quand il aborde les dernières années du règne de Charles Ier. Mais le principe et la morphologie de cette interaction régulière entre le politique dans la cité et le géopolitique où elle baigne, Macaulay les doit au siècle précédent.



mercredi 13 juin 2012

Bulletin de juin (2)

Les récentes péripéties de la dislocation européenne en cours permettent d’enrichir le pronostic que nous risquons au grand jour depuis un moment déjà. En fait, ces jours-ci, l’Europe vient de disparaître, et, sauf à savoir comment déjouer les apparences, personne ne peut encore s’en aviser. Comme dans le célèbre sketch, le héros du dessin animé a depuis longtemps quitté la terre ferme de la falaise et mouline dans le vide. Dans tous ses émois de fugitif traqué par le méchant loup, il mettra encore longtemps à l’entrevoir béant sous ses pieds. Hors d’haleine, comment songerait-il seulement à penser ? Nous en sommes là : tandis que les comptabilités nationales se dissipent en traites de crédit sans valeur, leur banque commune, la BCE, fabrique des assignats qui n’ont d’autre valeur que la respectabilité déclinante de leur signataire. D’un côté, une banqueroute au ralenti ; de l’autre, un cautère auquel même le FMI a de plus en plus de mal à renouveler l’expression obligée de sa confiance crispée.
Le kit d’urgence des cent milliards d’euro(s) refilé sans fanfare, le 10 juin dernier, à l’Espagne en faillite ne pouvait faire le poids devant la coupe de football qui lui ravit la vedette. Le nom de la compétition sportive clone son synonyme la devise européenne – et c’est précisément cette joyeuse indifférence devant l’effondrement des finances ibériques qui a inspiré à la chancelière allemande sa décision stratégique, la première de son règne : la RFA exige désormais l’institutionnalisation d’une « Europe à deux vitesses ». Inutile d’attendre le résultat des nouvelles élections législatives du 17 juin, en Grèce, pour entendre ce que, de Berlin, ce parler-là veut dire : dans les faits et dans les têtes, Maastricht et Lisbonne ont vécu, et les formes de la débandade commencent de se dessiner au grand jour. Pour la première puissance européenne, même le fédéralisme fait donc désormais figure officielle de vieille baderne. Que le lieu commun de l’unité européenne, en mode fédéral ou intergouvernemental, soit ainsi disqualifié par la RFA au lendemain des présidentielles françaises ne tient évidemment pas du hasard des tactiques : non seulement le principe Europe est visé, mais elle l’est au cœur, le Traité signé par De Gaulle et Adenauer ayant servi jusqu’à aujourd’hui de référence symbolique solennelle. De la part d’Angela Merkel, désavouer ainsi François Hollande, et dès les premiers jours du nouveau quinquennat, revient à résilier ce rite et cette tradition. Les « euro-obligations » ont bon dos, l’essentiel est ailleurs – non pas même l’avenir de la « Zone » euro, mais celui de toute architecture institutionnelle du vieux continent. Il n’a qu’un tort, mais ce tort est fatal : il se compose d’Etats-nations, or les grandes puissances du jour seront des Etats-continents, non pas des fédérations d’Etats-nations.
Il ne sera donc même plus indispensable que l’euromanagement se donne la peine d’évacuer le décor communautaire datant des années Delors. Il suffit désormais de n’importe quelle épreuve un peu rude pour que soit administrée la cure de réalité qui interdira de taire plus longtemps l’évidence : un caprice pétrolier, un nouveau tour de vis protectionniste venu de Chine, un coup d’humeur des gaziers russes… tout, n’importe quoi, y compris une futilité, peut ravager les façades du village Potemkine que forme la « Zone » - l’agrégat crevassé des vingt-sept Etats membres de l’Union.
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       Plutôt que de céder à la facilité, plutôt que d’ironiser sur les figures du peu dramatique effroi sans fin de cette fin de partie, Flavius et La Quinzaine géopolitique veulent insister sur l’étrange note d’insignifiance qui en fait la musique. C’est le seul enjeu à notre portée : nous perdons l’idée d’Europe, soit – mais qu’au moins la déception et le deuil, nous les vivions sans nourrir le jeu pervers des Européens, consentants aveugles au sens de leur situation géopolitique ou, pire, tentés par le déni de réalité.
La forme de déni la plus répandue passe, comme toujours, par la manipulation du sens des  mots. Car il est pervers, aujourd’hui, de pontifier sur la « crise » de l’Europe et sur les remèdes envisageables ou sur les « erreurs » commises ; non pas seulement parce qu’il est indécent de nommer « crise » une aussi longue séquence d’indécision et d’atermoiements, étalée dans la durée, mais aussi parce que cette incapacité résolue à donner aux choses leur vrai nom répond de son côté à une seule et unique obsession : se dissimuler que les grandes puissances de ce monde ont compris qu’elles peuvent, de facto, le configurer, ce monde, en se passant de nous. Il leur suffit de ne pas le dire à trop haute voix et de contribuer ainsi au déni de réalité européen – pour que le Monde de demain, qui a vu le jour avant même la fin de la Seconde Guerre mondiale, achève de se substituer au décor actuel, sorti du monde d’hier, celui d’Aristide Briand et de Woodrow Wilson.
Il faut donc dès maintenant nous exercer à décentrer le regard. Quelles sont les lignes de fracture véritables du monde qui vient ? Poser la question, c’est y répondre : le bras de fer sino-américain s’engage dans un hémisphère qui déborde son foyer géopolitique, la question de l’océan Pacifique, et touche au flanc islamique du continent asiatique – tandis que, au Proche-Orient, la guerre inter-arabe s’intensifie de jour en jour.
Pour vivre et penser en Européens lucides, c’est vers ces deux lignes que nous devons nous diriger en esprit.
J.-L. Evard, 13 juin 2012

mardi 5 juin 2012

Bulletin de juin (1)



Après quelques semaines de suspension contrainte, La Quinzaine géopolitique reprend sa parution. Le blog annoncé au début du printemps comprendra tout d’abord deux bulletins mensuels, commentaires de l’actualité, notes de lecture ou brefs essais théoriques.
Je profite de ce recommencement pour le préciser : le travail fécond ne peut se suffire d’hypothèses, si pertinentes soient-elles ; il ne dure et n’oriente la réflexion que s’il rend vivantes les méthodes d’une discipline. Dans cet esprit, la nouvelle série qui commence cette première semaine de juin propose d’ouvrir une recherche sur les notions de surface et d’interface géopolitiques. Extraites d’un essai paru en mai dernier dans la revue trimestrielle Médium (31), les lignes suivantes conduiront à quelques vers d’Apollinaire conçus sur le front de la guerre de 1914-1918. Elles valent hommage rétrospectif au visionnaire. Les poètes, s’ils prennent leur métier au sérieux, se font les égaux des stratèges, qui, pour quelques-uns, se mettent aussi à leur école.

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L’occidentalisation du monde avait résulté, par expansion accélérée, de l’initiative européenne, datant des Temps modernes. En généralisant, au XXe siècle, la condition occidentale à l’ensemble du monde habité, elle finit à l’inverse par parquer l’Europe, son foyer d’origine, parmi les provinces du géopolitique en gestation. En gestation, car entre la découverte du Nouveau Monde et la Première Guerre mondiale, l’Europe a progressivement perdu son avantage géopolitique de puissance impériale première, au bénéfice de deux entités géopolitiques plus hégémoniques, l’Amérique et la Russie. De la surface encore décisive au XIXe siècle nous sommes passés aux interfaces du géopolitique, le mot désignant donc entretemps une réalité tout autre. Face à l’Amérique et à la Russie, l’Europe était « petite », mais elle ne l’était ni plus ni moins que la Couronne britannique dominant son Commonwealth. En revanche, face à la stratosphère colonisée par les missiles et les  ordinateurs conçus au cours de la Seconde Guerre mondiale et sillonnée aujourd’hui par les navettes spatiales et autres satellites, la surface européenne, comme toute surface à l’ère des interfaces, n’est plus qu’une quantité négligeable. Ce que le sociologue avait repéré sous l’espèce de l’ère « post-industrielle » (D. Bell), le médiologue peut l’approfondir en observant les transformations liées au passage de la Surface à l’Interface.
Conçue aux Temps modernes comme un outil intellectuel de l’extension impériale des États-nations, la géopolitique, le mot le dit, interrogeait l’intensité d’une volonté de pouvoir, rapportée à l’inertie de l’étendue physique (terre et mer) où l’appliquer. Avant d’être tel ou tel empire, l’empire, en effet, est un principe de domination, et comme toute forme collective de domination, il articule un habitat (domus) et son habitant (dominus). Même étendu par la pensée à son arrière-pays, à son hinterland, à ses rivages les plus lointains, il lie à une surface, à laquelle il imprime une forme (par ses frontières) et une orientation (par sa métropole). Rome s’était faite empire grâce à ses voies de communication, et la thalassocratie britannique avait construit le Commonwealth selon la même technique du transport efficace. Les télécommunications en tout genre, filles de l’électrification intensive, ont supplanté les véhicules plus lents que la lumière, galère ou clipper. L’empire, c’est-à-dire l’imposition monopolistique d’un réseau de transport concentrique sans autres limites que sa propre sphéricité, l’empire a alors commencé de quitter la Terre et de gagner la stratosphère, espace-temps logistique et stratégique de la télécommunication instantanée (donc des décisions immédiates). Le principe de la domination impériale est donc bien toujours celui du circuit : mais ce circuit est moins une « toile » (figure plane) qu’une « grappe », un volume sans contours décisifs, un fragment d’énergie-matière fractale. Sous cet angle, la médiologie se présente comme un des outils les plus précieux de la prospective géopolitique. La géopolitique référait l’empire à l’étendue d’une surface, la médiologie l’interroge en termes d’interface. L’Europe qui décline et retourne à l’état de province est celle inapte à se convertir à cette mutation. Elle en est incapable non parce qu’elle serait fatiguée (thèse néo-hégélienne de la décadence, dans laquelle se débat Peter Sloterdijk), mais parce qu’elle n’est qu’une surface — fédérale, confédérale, libre-échangiste, humaniste ou nihiliste, peu importe puisque désormais toute surface n’est que l’un des innombrables cas de figure d’un complexe d’interfaces qui, ni terrestre ni céleste, n’opère que comme une connexion de connexions, et au sens où Niklas Luhmann a avancé l’hypothèse d’une « société de la société » (1997).
La transformation de la surface en interface géopolitique eut un premier grand témoin lucide. Guillaume Apollinaire y a consacré un de ses Calligrammes :

Guerre

Rameau central de combat
Contact par l’écoute
On tire dans la direction « des bruits entendus »
Les jeunes de la classe 1915
Et ces fils de fer électrisés
Ne pleurez donc pas sur les horreurs de la guerre
Avant elle nous n’avions que la surface
De la terre et des mers
Après elle nous aurons les abîmes
Le sous-sol et l’espace aviatique
Maîtres du timon
Après après
Nous prendrons toutes les joies
Des vainqueurs qui se délassent
Femmes Jeux Usines Commerce
Industrie Agriculture Métal
Feu Cristal Vitesse
Voix Regard Tact à part
Et ensemble dans le tact venu de loin
De plus loin encore
De l’Au-delà de cette terre

En peu de lignes, voici matière à renouveler l’étude des guerres hyperboliques et à prévoir comment la pensée géopolitique, s’éloignant de ses prémisses géographiques, construira ses prémisses médiologiques.
J.-L. Evard, 4 juin 2012