Nous inaugurons ici une nouvelle rubrique de La Quinzaine géopolitique. Une fois par mois, nos « Notes de
méthode » proposeront de brèves incursions dans la bibliothèque idéale de
la littérature géopolitique.
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Quelque programme que se fixe la
réflexion géopolitique, ses leviers en passent toujours par le même
moment : elle opère dans un élément constant, celui de l’histoire
universelle, celui, autrement dit, de la résonance
réservée à tels événements ou tels autres à travers la diversité des
communautés de l’œkoumène et la multiplicité des générations. Résonance de la
vie humaine qui s’exprime en toutes lettres dans les premières lignes de La Guerre du Péloponnèse, lorsque
Thucydide, pour justifier son entreprise d’historien, invoque la portée de
l’événement qu’il s’apprête à relater : « Ce fut en effet la
crise la plus grave qui eût jamais ébranlé la Grèce et, avec elle, une partie
du monde barbare. On peut dire que la majeure partie de l’humanité en ressentit
les effets. » Cette universalité-là ne nous attribue qu’une de nos
dimensions (nous vivons de plusieurs espaces-temps), encore faut-il la mesurer
bien.
Contentons-nous
ici de noter la relation établie par Thucydide entre le foyer de la crise et son seuil
d’intensité car la fonction ainsi
décrite suppose un esprit persuadé de sa capacité à la maîtriser, à l’image de
sa capacité à la définir. L’esprit ainsi à l’œuvre – œuvre du politique ou de
la littérature – ne se divise pas : il ne se rapporte à son monde que
moyennant un même souci de méthode,
une pragmatique pour un monde commun. La magistrale technique narrative nous
expose la catastrophe du politique : les cités grecques se suspectent de menées
impériales – impérialistes. Elles se reconnaissent souveraines, comme au
premier jour, mais deux d’entre elles en particulier, Athènes et Lacédémone,
semblent désireuses de transformer leur souveraineté, concept juridique
incontesté, en hégémonie : en une politique de puissance imprévisible
parce que n’obéissant à aucunes normes, ne connaissant ses supposés « intérêts »
que si elle peut les déguiser, et d’abord à soi-même.
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Depuis Herder, les philosophes ont
beaucoup controversé quant aux significations de l’histoire universelle
découverte par l’Antiquité grecque. Or la volonté de méthode géopolitique exprime
elle-même une de ces significations : locale, la vie de tout Etat ne s’en
imbrique pas moins dans l’espace-temps commun à tous les Etats – commun au sens
où il délimite le champ de leur concurrence et contient par là même de
l’indécidable. L’universel découvert en son temps par l’historien Thucydide
nomme donc la part d’indécidable de l’agir politique : la cité appelée à
s’étendre en empire, l’Etat-nation aspirant à une zone d’influence – dans
l’espace-temps dit « histoire universelle », la parité juridique des
souverainetés va de pair avec la disparité des ressources matérielles de la
puissance. C’est même à raison de cette nature composite que le politique peut
passer pour un art, dans tous les sens du terme.
Convenons
en tout cas qu’en effet il y a là de quoi produire une définition efficace de
la pensée géopolitique – efficace parce que resserrée, et parce qu’attentive à
son arrière-plan philosophique. Nous disposons alors d’un possible premier
outil de recherche, s’agissant de définir la discipline malgré ses transformations au fil de son histoire et de ses
ancrages successifs. Entre la lointaine Antiquité grecque et l’époque toute
récente qui forge le néologisme « géopolitique » (sans doute par
contraction du syntagme plus ancien, « géographie politique »), nous
trouvons déjà réunis tous les
composants de la méthode ici approchée : nous les trouvons réunis dans la
génération des écrivains politiques nés du siècle de Louis XIV. Pour s’en
convaincre, il suffit d’extraire des Mémoires
du duc de Saint-Simon toutes les considérations qui portent sur la succession
d’Espagne et le coup de force réussi par Versailles qui s’empare de la couronne
à Madrid. Saint-Simon, voici qui doit compter aussi dans notre évaluation,
servira de matériau au Voltaire du Siècle
de Louis XIV.
Dans ces
quelques années du classicisme finissant se forgent donc les prémisses de la
méthode géopolitique dans sa version française. Ce qu’il convient de comprendre
si nous voulons lui donner des fondements plus substantiels que les écrits du
grand Chéradame, le premier historien français du pangermanisme.
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Premier composant : le duel continental qui oppose la maison des
Habsbourg et celle des Bourbons configure l’espace-temps universel mentionné à l’origine par Thucydide. Hostile au rapprochement
envisagé par le Régent avec l’Angleterre, Saint-Simon, en 1716, lui expose
comment « prospérer dedans et dehors et nous élever jusqu’au point de
devenir les dictateurs de l’Europe, comme il était arrivé à la maison
d’Autriche, même après avoir tacitement renoncé à la monarchie universelle, où
elle avait enfin senti qu’elle ne pouvait atteindre ». Le trait décisif,
dans notre perspective, se marque non pas tant dans cette reprise de la
perception bourbonienne (datant des années Richelieu) que dans l’argument
stratégique avancé par le duc pour convaincre le Régent :
« l’avantage infini à tirer pour cette union et pour la mutuelle grandeur
de la contiguïté des terres et des mers des deux monarchies (i. e. l’Espagne et la France), qui leur
procure réciproquement des facilités que la nature avait refusées aux deux
branches d’Autriche, dont elles auraient bien su grandement profiter ».
Voici
donc, sous la plume de Saint-Simon, l’anticipation littérale des principes de
l’amirauté américaine à la fin de l’ère Monroë : tout Etat doit apprendre
à vivre aussi sur mer. Comme Mahan en
1894, Saint-Simon fait valoir la nécessité d’un contrôle des mers et des ports
– si la France veut affaiblir les Habsbourg, la plus continentale des grandes
monarchies européennes. Le même raisonnement lui fait comprendre, en 1703, la
gravité de l’événement – quand l’Angleterre et les Provinces-Unies contraignent
le Portugal à leur réserver le droit d’escale dans la baie de Lisbonne. Car
« rien n’était donc plus principal que de garder contre lui (i. e. le Habsbourg) cette unique avenue
(i. e. le Portugal), de conserver le
continent de l’Espagne en paix en gardant bien ses ports et ses côtes, et de
s’épargner une guerre ruineuse et dangereuse
en ce pays-là, tandis qu’on en avait partout ailleurs à soutenir. »
Deuxième
composant : la délimitation exacte du foyer
des intensités politiques du jour. « Les affaires d’Espagne influaient sur
toutes les autres » (1702). Mais ce n’est pas le courtisan qui parle
ainsi, le duc soucieux de voir se prolonger la politique matrimoniale pratiquée
depuis le règne de Louis XIII, c’est bien plutôt le stratège habile à déjouer
les apparences, celui qui, en 1700, a beau savoir « l’Espagne trop faible
pour être laissée à ses propres forces », n’y reconnaît pas moins le
véritable point de fixation de l’affrontement entre la France et la coalition
anglo-austro-hollandaise. Ruinée par son incapacité à capitaliser le fruit de
ses razzias coloniales, l’Espagne représente, dans l’économie de la balance des
forces européennes, le maillon de loin le plus fragile, et c’est précisément
sur cet organisme déjà vermoulu que se concentre toute la violence du conflit
des années 1695-1710, sur lui que la monarchie française, à travers
Saint-Simon, compte miser pour faire pièce à la marine anglaise (donc à la
politique canadienne de Londres) et pour desserrer les tenailles autrichiennes.
Le calcul stratégique portant sur cette échelle européenne s’avèrera payant.
C’est Voltaire qui, le premier, tire ce bilan puisqu’il crédite Louis XIV
d’avoir renversé la grande tendance historique à l’œuvre depuis un
siècle : « Depuis Charles Quint la balance penchait du côté de la
maison d’Autriche. Cette maison puissante était, vers l’an 1630, maîtresse de
l’Espagne, du Portugal et des trésors de l’Amérique ; les Pays-Bas, le
Milanais, le royaume de Naples, la Bohême, la Hongrie, l’Allemagne même (si on
peut le dire), étaient devenus son patrimoine ; et si tant d’Etat avaient
été réunis sous un seul chef de cette maison, il est à croire que l’Europe lui
aurait enfin été asservie » (chapitre II du Siècle de Louis XIV). Le soin maniaque avec lequel, par ailleurs,
Saint-Simon reconstitue le détail des intrigues de cour trouve là une de ses
raisons puissantes : nous rendre visible la part invisible et abstraite du
drame géopolitique qui, de son vivant, redessine la balance du pouvoir sur le
continent et dans ses colonies.
Une fois
que, dans la masse narrative des Mémoires,
nous avons appris, à force de patience, à repérer les deux composants essentiels
de la perception géopolitique et à en admirer le maniement agile par le duc,
nous nous prenons même à en suivre aussi le jeu et les effets sur les
machinations les plus inconsistantes, les intrigues les plus frivoles, les
délibérations les plus chimériques. Et plus encore nous aimons admirer l’homme
qui, témoin plus qu’acteur de la partie qu’il décrit du fond de son cabinet
d’écrivain, inaugure l’usage de catégories géopolitiques que rien n’a encore
périmées. Cent ans après lui, et jusqu’à la Première Guerre mondiale au moins,
il enseigne encore les plus grands : “Nous sommes arrivés
maintenant à une époque où l’histoire de la grande révolution d’Angleterre
commence à se mêler à l’histoire de la politique étrangère”, note Macaulay, en
1848, dans son Histoire d’Angleterre
quand il aborde les dernières années du règne de Charles Ier. Mais
le principe et la morphologie de cette interaction
régulière entre le politique dans la cité et le géopolitique où elle baigne,
Macaulay les doit au siècle précédent.