Comprendre le tournant pris par la guerre au Mali depuis
le début de l’intervention armée française passe par un rapprochement surprenant : la soudaine
intensification du conflit réveille, d’abord par intuition, le souvenir du 11
septembre 2001. Pourquoi donc, puisque, et même s’il s’agit bien, au fond, de
la même guerre, elle engage des
protagonistes et occupe des théâtres différents ?
Si cette soudaineté rappelle la surprise
massive provoquée par la destruction des twin
towers et l’annihilation de plus de trois mille New-Yorkais, la raison de
cette réminiscence ne tient pas du tout à quelque maigre manœuvre compensatoire
de nos mémoires de civils démunis de toute information sérieuse (réservée aux
décideurs et à quelques rares experts) et dès lors réduits à bricoler quelques
pauvres images de guerre ; non, cette réminiscence n’est pas un déjà-vu
sans contenu réel, elle tient à un trait bien visible de l’événement : à
l’évident élément de style tout à
fait décisif qu’est, comme toujours dans l’agir politique, le coup de théâtre. L’avantage tactique va
à qui crée la surprise, et à lui seulement. À lui de l’exploiter de manière à
le transformer en gain stratégique. Les jours qui viennent – en cette matière,
tout se joue très vite – diront donc si le coup de poker tenté par François
Hollande le président normal se justifie dans la durée, car, n’en doutons pas,
la guerre malienne va durer. Parce qu’elle va durer, il faut déjà risquer une
première évaluation stratégique.
Passons d’emblée à ce qui la distingue le
plus nettement des épisodes précédents du conflit : son caractère
territorial beaucoup plus accentué (renforcé par la cassure de l’État malien)
en fait non seulement une guerre au sol (comme en Afghanistan), mais surtout
une guerre dans le désert ou la steppe désertique – forme de territorialisation spectaculaire qui
tranche avec l’incertain de la forme afghane et, à plus forte raison, avec la
forme spectrale de l’attaque par
attentats avec ou sans « bombes humaines ». Au Mali, ce sont des
corps constitués en armées qui, après destruction en règle de sanctuaires à
haute valeur symbolique, à Tombouctou en particulier, ont choisi de s’installer en enclave entre le Maghreb et l’Afrique Noire. L’ensemble de ces
éléments géopolitiques indique bien et délimite désormais le seuil d’intensité
stratégique de la guerre en cours : élevé, ce seuil, puisqu’il agrafe
trois continents (certains des djihadistes au combat circulent certainement
d’un front à l’autre, la proximité géographique se renforçant, au fil du temps,
entre les théâtres multipliés du conflit), puisqu’il inclut maintenant des touaregs, donc des nomades se dressant
contre des sédentaires (affrontement de cultures matérielles), et puisqu’il
enchaîne sans fard sur des conflits antérieurs eux-mêmes très violents
(révolution libyenne, guerre civile algérienne). La territorialisation de la
guerre malienne ne caractérise donc pas seulement le type de guerre probable
devant lequel nous nous retrouvons : il récapitule aussi des conflits
précédents non résolus, et commence à
ce seuil d’intensité élevé parce qu’il
les prolonge. C’est la seconde raison pour laquelle nos mémoires ne
s’égarent pas en nous rappelant le 11 septembre 2001 : dans un cas et
dans l’autre, on a passé un seuil d’intensité supplémentaire de la guerre en
cours, comme un avion passe le mur du son.
La forme d’enclave choisie pour cette
guerre par les armées djihadistes du désert malien a d’ores et déjà des
conséquences stratégiques : au Proche-Orient comme en Afghanistan, les
groupes armés vivent en transfrontaliers dont les bases de repli, en cas de
besoin, s’étendent à l’échelle d’un demi-sous-continent… hospitalier comme le
Liban ou comme le Pakistan. En revanche, comme forme géopolitique, l’enclave
malienne a valeur de message sans équivoque pour les États africains comme pour
la République algérienne : les voilà mis au pied du mur, sommés de rendre
leurs frontières hermétiques ou de les maintenir… poreuses. Pression factuelle
qui, quant à l’internationalisation du conflit, aura des effets aussi puissants
que, par ailleurs, la nécessité, pour les Occidentaux, de ne pas devenir des
réservoirs à otages esquivant toute initiative militaire (scénario illustré par
le déroulement de l’attaque d’In Amenas, la raffinerie algérienne). En enclave,
ce nouveau théâtre de guerre occupe le cœur du continent africain. Si l’on
observe comment de théâtre en théâtre cette guerre s’est propagée, on le voit avec netteté : son cordon serpente
maintenant sans discontinuité sur l’ensemble
du monde musulman. L’effet Ben Laden (la prose de la guerre
« mondiale », il y a dix ans et plus) ? Plein pot. On le dira donc accompli. Effet en boucle (typique de la
vidéo-guerre logée dans cette guerre). Et retour à la case départ, après la mort de Ben Laden ? Non,
bien sûr. Mais, au contraire, passage au seuil supérieur : les formes
contemporaines de la sale guerre et de l’info-guerre s’ajoutant aux formes
classiques (la guérilla dans le désert,
merci colonel Lawrence !) et à celles de la guerre civile (la guerre à la
Femme, entre autres, cible martyre de l’intégrisme).
Dans le quasi-désert et l’enclave où se
sont enfermés quelque 7000 djihadistes résolus, le dénouement, ils le déclarent
par le choix du style et de la stratégie, exclut d’avance les solutions en
demi-teinte (celles justement qui ont mené à la situation extrême
d’aujourd’hui). Au Mali, nous ne vivons pas face à une guerre ou une guérilla
de plus, mais à une intensification de la guerre en cours depuis des années.
Chacun des huit ou dix jours qui viennent commandera la suite : le rythme,
la durée, l’après-guerre.
J.-L. Evard, 18
janvier 2013
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