En faisant part, début octobre, de son
intention de reconnaître l’« État palestinien », le gouvernement
suédois honorait une tradition bien connue de sa diplomatie : présenter
sa candidature à des missions délicates ou hors normes, et, le cas échéant, le
moment venu, passer à l’acte. Cette spécialité suédoise, établie depuis un
siècle en constante officieuse des relations internationales, produit à
l’occasion des hommes d’exception, comme le consul Raoul Nordling ou le
secrétaire général des Nations unies Dag Hammarskjöld. On a donc toutes raisons sérieuses de se demander à quelles
considérations répond l’initiative du Premier ministre Stefan
Löfven.
Comment, d’abord, en décrire
le contexte général ? Entre Israéliens et Palestiniens, l’échec criant et
répété des dernières tentatives d’intercession américaine en date ;
l’internationalisation lente mais continue de la guerre arabo-arabe, maintenant
en région syro-irakienne, le long de la frontière turque ; l’extension
accélérée des colonies israéliennes en Cisjordanie – ces trois facteurs
ont dû avant tout autre beaucoup peser dans la décision suédoise (une décision
quelque peu indécise). Car toute tête bien faite sait que la « question
palestinienne » a perdu autant d’intensité géopolitique qu’en a
proportionnellement et simultanément cristallisé la guerre arabo-arabe (guerre
elle-même inscrite dans un espace-temps encore plus vaste) : tout ce que
la « question palestinienne » focalisait de clivages à la fois locaux
(le conflit israélo-arabe), régionaux (le clivage des organisations
palestiniennes selon leur allégeance syrienne, iranienne ou égyptienne) et
propagandaires (la « guerre au terrorisme », la « guerre contre
les sionistes et les croisés »), tout ce vieux complexe de haute
conflictualité permanente s’est déplacé en juillet dernier vers le front de
guerre et d’extermination créé par l’EIIL fonçant vers Mossoul et ravageant le
nord de l’Irak.
La Suède tente donc une sorte
de baroud d’honneur, en rejouant aujourd’hui la carte du statut d’« État observateur »
aux Nations unies reconnu à l’Autorité palestinienne en novembre 2012. Calcul
tout à fait admissible et intelligible si l’on s’en tient à la logique
antérieure de cette promotion nominale de l’Autorité palestinienne (un
« État observateur » fait présager d’un État tout court) ;
calcul pour le moins hasardeux si, en revanche, on le pense dans sa nouvelle
donne, la guerre transnationale ouverte en cours au Moyen-Orient. Dans cette
perspective, on se demandera donc, non pas ce que veut la Suède aujourd’hui,
mais pourquoi elle n’a pas tenté cette démarche dès l’hiver 2012-13, battant le
fer tant qu’il était chaud. La réponse tient sans doute dans la logique de la
tradition suédoise : une diplomatie officieuse présente certains avantages
(l’originalité éventuelle de son style, l’imprévu relatif de ses initiatives),
mais non sans de certains handicaps corrélatifs (le contretemps structurel de
ses « coups » atypiques, joués hors jeu). Au bridge, le brio d’un
joueur ou d’une équipe ne peut pas non plus longtemps compenser une absence de
bonnes cartes en main. On ne bluffe pas comme au poker. Les deux sports
s’excluent l’un l’autre, et il n’y en a pas de troisième.
Calcul plus hasardeux encore
si l’on raisonne à l’échelle réduite du conflit israélo-arabe. Depuis la
première présidence Obama, et sans doute dès avant elle, Israël a ouvertement
cessé de penser négociations, transactions et normalisation : sans fard,
Israël ne joue plus que deux cartes, d’ailleurs complémentaires, celle du statu
quo et celle d’une silencieuse annexion de
facto des territoires occupés depuis 1967 et la prise de Jérusalem-Est. Les
affrontements qui, de nouveau, menacent entre Palestiniens et forces armées
israéliennes n’y changeront rien, même s’ils devaient déboucher sur de
nouvelles violences ouvertes et massives. La symbolique politique du
nationalisme palestinien de la génération Arafat (elle faisait sa force) n’avait
qu’à peine survécu à la mort du vieux leader épuisé et assiégé, et ce type
d’identité palestinienne laïque a disparu sous la vague théologico-politique
qui submerge le monde arabe tout entier et le brasse en profondeur. Les Arabes
palestiniens ne cessent donc de s’éloigner de la résolution réelle de leurs
difficultés : en Israël dont les lois organiques ne définissent pas clairement
de citoyenneté israélienne unifiée, leur cause de minorité non juive ne peut
recevoir de statut juridique satisfaisant ; hors d’Israël, non seulement
la Jordanie et l’Égypte ont officialisé depuis longtemps leur renoncement
définitif à toute intégration des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, mais
encore la réapparition, dans le monde arabe et musulman, des légitimités
théologico-politiques en armes laisse-t-elle sur la touche l’arme politique du
nationalisme et de sa dominante « laïque ».
Rappeler ces données de long
terme vaut aussi rappel de l’usage de court terme qu’en font les gouvernements
israéliens successifs, depuis la fin de la seconde Intifada, dans la seule et
unique perspective de perpétuer cet état de choses. Sous l’angle de cette mise
en perspective locale, l’initiative suédoise, si par extraordinaire elle
trouvait écho, aurait alors un effet exactement contraire à ses intentions de
Grande Diplomatie officieuse des causes limites ou désespérées : elle
mettrait en pleine lumière la réalité maintenant massive de l’implantation
israélienne récente et surtout son horizon
d’implantation définitive. Disons ce
qui est en nommant les choses par leur nom, disons donc que par « statu quo », formule de
chancellerie, il faut entendre un fait accompli – accompli sous nos yeux, ces
dernières années. La défaite politique intérieure des Israéliens non
annexionnistes n’a pas fini d’exercer ses effets durables et paralysants sur
cette situation. (Sur ce que les accords d’Oslo, en septembre 1993, avaient
fait entrevoir, Stockholm, autre métropole scandinave, jette ainsi, en octobre
2014, un curieux éclairage de geste aussi éloquent qu’irréfléchi.)
Effets d’autant plus
problématiques et plus dangereux qu’en passant du statu quo au fait accompli Israël ne travaille pas pour autant à l’établissement
d’une normalité quelconque, et interdit même qu’elle advienne (de
« normalité » israélo-palestinienne il ne saurait être question tant
que les descendants des « réfugiés » de 1948 vivent dans un État
lui-même sans frontières entérinées, et dont les lois organiques en vigueur ne
sont que provisoires). En revanche, rien n’empêche, loin de là, que l’ensemble
des territoires occupés par Israël et Jérusalem-Est deviennent un foyer actif
de plus dans le Tumulte moyen-oriental et ses foyers. Foyers éparpillés, mais
reliés entre eux par des « internationales » en tout genre comme par
des tunnels – des Frères musulmans (et du Hamas, leur antenne palestinienne)
aux « brigades » des islamismes concurrents et aux forces adverses qui
harcèlent, mais sans plan véritable, l’EIIL et ses colonnes alimentées en
pétrodollars.
Et ce n’est pas le moins
significatif que de voir s’affronter à l’échelle transnationale : des
États réels, d’une part, et des États fantoches, d’autre part – États réels
depuis longtemps (États-Unis, Grande-Bretagne, France…), États fantoches pour
longtemps (Autorité palestinienne, EIIL, Kurdes fragmentés par enclaves, Al
Qaida et tutti quanti disséminés sur
trois continents et sur le réseau du numérique) – comme si, sur cette scène en
extension régulière, transparaissaient les deux valeurs extrêmes, les deux
valeurs types, les deux intensités les plus caractéristiques de notre
espace-temps géopolitique à l’époque hertzienne et électronique : d’une
part, des empires sans espace impérial, d’autre part, des fragments de peuples
sans espace national. « En politique on ne boucle jamais rien, on ne finit jamais rien,
on vit dans l’à peu près et si l’on vise un but il faut épauler son arme dans
une direction contraire », écrivait en 1918 un diplomate français de bonne
et haute volée, Paul Cambon. Cette belle maxime machiavélienne n’a fait que se
vérifier depuis que la diplomatie, scandinave ou autre, ne patine plus
seulement sur terre et sur mer, mais surfe aussi – ou patauge – sur l’écran des
réalités virtuelles.
J.-L. Evard