samedi 25 octobre 2014

Diplomatie scandinave

En faisant part, début octobre, de son intention de reconnaître l’« État palestinien », le gouvernement suédois honorait une tradition bien connue de sa diplomatie : présenter sa candidature à des missions délicates ou hors normes, et, le cas échéant, le moment venu, passer à l’acte. Cette spécialité suédoise, établie depuis un siècle en constante officieuse des relations internationales, produit à l’occasion des hommes d’exception, comme le consul Raoul Nordling ou le secrétaire général des Nations unies Dag Hammarskjöld. On a donc toutes raisons sérieuses de se demander à quelles considérations répond l’initiative du Premier ministre Stefan Löfven.
Comment, d’abord, en décrire le contexte général ? Entre Israéliens et Palestiniens, l’échec criant et répété des dernières tentatives d’intercession américaine en date ; l’internationalisation lente mais continue de la guerre arabo-arabe, maintenant en région syro-irakienne, le long de la frontière turque ; l’extension accélérée des colonies israéliennes en Cisjordanie – ces trois facteurs ont dû avant tout autre beaucoup peser dans la décision suédoise (une décision quelque peu indécise). Car toute tête bien faite sait que la « question palestinienne » a perdu autant d’intensité géopolitique qu’en a proportionnellement et simultanément cristallisé la guerre arabo-arabe (guerre elle-même inscrite dans un espace-temps encore plus vaste) : tout ce que la « question palestinienne » focalisait de clivages à la fois locaux (le conflit israélo-arabe), régionaux (le clivage des organisations palestiniennes selon leur allégeance syrienne, iranienne ou égyptienne) et propagandaires (la « guerre au terrorisme », la « guerre contre les sionistes et les croisés »), tout ce vieux complexe de haute conflictualité permanente s’est déplacé en juillet dernier vers le front de guerre et d’extermination créé par l’EIIL fonçant vers Mossoul et ravageant le nord de l’Irak.
La Suède tente donc une sorte de baroud d’honneur, en rejouant aujourd’hui la carte du statut d’« État observateur » aux Nations unies reconnu à l’Autorité palestinienne en novembre 2012. Calcul tout à fait admissible et intelligible si l’on s’en tient à la logique antérieure de cette promotion nominale de l’Autorité palestinienne (un « État observateur » fait présager d’un État tout court) ; calcul pour le moins hasardeux si, en revanche, on le pense dans sa nouvelle donne, la guerre transnationale ouverte en cours au Moyen-Orient. Dans cette perspective, on se demandera donc, non pas ce que veut la Suède aujourd’hui, mais pourquoi elle n’a pas tenté cette démarche dès l’hiver 2012-13, battant le fer tant qu’il était chaud. La réponse tient sans doute dans la logique de la tradition suédoise : une diplomatie officieuse présente certains avantages (l’originalité éventuelle de son style, l’imprévu relatif de ses initiatives), mais non sans de certains handicaps corrélatifs (le contretemps structurel de ses « coups » atypiques, joués hors jeu). Au bridge, le brio d’un joueur ou d’une équipe ne peut pas non plus longtemps compenser une absence de bonnes cartes en main. On ne bluffe pas comme au poker. Les deux sports s’excluent l’un l’autre, et il n’y en a pas de troisième.
Calcul plus hasardeux encore si l’on raisonne à l’échelle réduite du conflit israélo-arabe. Depuis la première présidence Obama, et sans doute dès avant elle, Israël a ouvertement cessé de penser négociations, transactions et normalisation : sans fard, Israël ne joue plus que deux cartes, d’ailleurs complémentaires,  celle du statu quo et celle d’une silencieuse annexion de facto des territoires occupés depuis 1967 et la prise de Jérusalem-Est. Les affrontements qui, de nouveau, menacent entre Palestiniens et forces armées israéliennes n’y changeront rien, même s’ils devaient déboucher sur de nouvelles violences ouvertes et massives. La symbolique politique du nationalisme palestinien de la génération Arafat (elle faisait sa force) n’avait qu’à peine survécu à la mort du vieux leader épuisé et assiégé, et ce type d’identité palestinienne laïque a disparu sous la vague théologico-politique qui submerge le monde arabe tout entier et le brasse en profondeur. Les Arabes palestiniens ne cessent donc de s’éloigner de la résolution réelle de leurs difficultés : en Israël dont les lois organiques ne définissent pas clairement de citoyenneté israélienne unifiée, leur cause de minorité non juive ne peut recevoir de statut juridique satisfaisant ; hors d’Israël, non seulement la Jordanie et l’Égypte ont officialisé depuis longtemps leur renoncement définitif à toute intégration des Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza, mais encore la réapparition, dans le monde arabe et musulman, des légitimités théologico-politiques en armes laisse-t-elle sur la touche l’arme politique du nationalisme et de sa dominante « laïque ».
Rappeler ces données de long terme vaut aussi rappel de l’usage de court terme qu’en font les gouvernements israéliens successifs, depuis la fin de la seconde Intifada, dans la seule et unique perspective de perpétuer cet état de choses. Sous l’angle de cette mise en perspective locale, l’initiative suédoise, si par extraordinaire elle trouvait écho, aurait alors un effet exactement contraire à ses intentions de Grande Diplomatie officieuse des causes limites ou désespérées : elle mettrait en pleine lumière la réalité maintenant massive de l’implantation israélienne récente et surtout son horizon d’implantation définitive. Disons ce qui est en nommant les choses par leur nom, disons donc que par « statu quo », formule de chancellerie, il faut entendre un fait accompli – accompli sous nos yeux, ces dernières années. La défaite politique intérieure des Israéliens non annexionnistes n’a pas fini d’exercer ses effets durables et paralysants sur cette situation. (Sur ce que les accords d’Oslo, en septembre 1993, avaient fait entrevoir, Stockholm, autre métropole scandinave, jette ainsi, en octobre 2014, un curieux éclairage de geste aussi éloquent qu’irréfléchi.)
Effets d’autant plus problématiques et plus dangereux qu’en passant du statu quo au fait accompli Israël ne travaille pas pour autant à l’établissement d’une normalité quelconque, et interdit même qu’elle advienne (de « normalité » israélo-palestinienne il ne saurait être question tant que les descendants des « réfugiés » de 1948 vivent dans un État lui-même sans frontières entérinées, et dont les lois organiques en vigueur ne sont que provisoires). En revanche, rien n’empêche, loin de là, que l’ensemble des territoires occupés par Israël et Jérusalem-Est deviennent un foyer actif de plus dans le Tumulte moyen-oriental et ses foyers. Foyers éparpillés, mais reliés entre eux par des « internationales » en tout genre comme par des tunnels – des Frères musulmans (et du Hamas, leur antenne palestinienne) aux « brigades » des islamismes concurrents et aux forces adverses qui harcèlent, mais sans plan véritable, l’EIIL et ses colonnes alimentées en pétrodollars.
Et ce n’est pas le moins significatif que de voir s’affronter à l’échelle transnationale : des États réels, d’une part, et des États fantoches, d’autre part – États réels depuis longtemps (États-Unis, Grande-Bretagne, France…), États fantoches pour longtemps (Autorité palestinienne, EIIL, Kurdes fragmentés par enclaves, Al Qaida et tutti quanti disséminés sur trois continents et sur le réseau du numérique) – comme si, sur cette scène en extension régulière, transparaissaient les deux valeurs extrêmes, les deux valeurs types, les deux intensités les plus caractéristiques de notre espace-temps géopolitique à l’époque hertzienne et électronique : d’une part, des empires sans espace impérial, d’autre part, des fragments de peuples sans espace national. « En politique on ne boucle jamais rien, on ne finit jamais rien, on vit dans l’à peu près et si l’on vise un but il faut épauler son arme dans une direction contraire », écrivait en 1918 un diplomate français de bonne et haute volée, Paul Cambon. Cette belle maxime machiavélienne n’a fait que se vérifier depuis que la diplomatie, scandinave ou autre, ne patine plus seulement sur terre et sur mer, mais surfe aussi – ou patauge – sur l’écran des réalités virtuelles.
J.-L. Evard

mercredi 22 octobre 2014

Retours sur la Grande Guerre (12) : la puissance désenchantée

Le XIXe siècle aura mis longtemps à passer. « C’était vraiment la fin du XIXe siècle», note G.-H. Soutou pour qualifier la manière rogue des États-Unis et de l’URSS quand, en novembre 1956, ils contraignent les gouvernements français et anglais à renoncer à contrôler le canal de Suez, et appuient Nasser qui défiait les deux vieilles puissances coloniales, dès lors désavouées sans complaisance par les deux « Grands ». Quand les historiens recherchent les traits distinctifs d’une époque, ils pratiquent volontiers ce contraste impressionniste du rappel de couleur intempestive : en pleine guerre froide, un fiasco néocolonial raye la toile, comme un déjà-vu (et l’effendi perd la face au Caire). Dans le même bref espace-temps, des grandes puissances essoufflées évacuent la scène, d’autres, plus robustes, se substituent à elles, le tiers-monde surgit et fait la martingale en raflant la mise : une telle situation n’a-t-elle qu’une signification ? Impossible ! Elle en a, comme on voit, au moins trois – plus quelques autres, encore cachées dans le rébus.
Cette manière alerte de suggérer comment se chevauchent les époques, comment elles parasitent ainsi les horizons d’attente qu’elles-mêmes inspirent aux protagonistes, donne aux historiens, à ceux du moins qui refusent toute téléologie d’un Plan historique, un de leurs outils de prédilection : montrer comment, dans chaque époque, font toujours intrusion d’autres époques, et comment cet enchevêtrement commande l’agir et limite sa rationalité. Vieille histoire que celle du nœud gordien. Toute grande puissance en rencontre toujours une autre qui lui ressemble : or cet autre n’est son double qu’en apparence, et cette illusion, ce  mirage narcissique, ne cessera qu’après la fin du conflit. En attendant le dénouement du duel, les duellistes, faut-il croire, se trompent d’époque, du moins agissent-ils comme s’ils se trompaient d’époque : au milieu du XXe siècle, Anglais et Français vivent et pensent encore comme au XIXe.
Obéissant à la même intention de désenchanter l’intelligence de l’histoire, cet exorde d’un billet de Raymond Aron, en septembre 1947, quand la grande querelle du plan Marshall agite déjà la France, avec, en entame,  une citation provocante: « “Maintenant il nous faut apprendre à vivre en nation de second ordre.” La vérité de ce mot que l’on prête à Paul Cambon, au lendemain de la victoire de 1919, fut voilée, pendant vingt ans, par des circonstances accidentelles, abstention de la Russie soviétique et isolement des États-Unis ; elle est aujourd’hui éclatante. » La technique du contraste, rude mais non ironique, produit ici une tension plus forte encore que celle ménagée par la plume de Soutou, puisque R. Aron place deux contretemps différents dans une seule perspective : Cambon, diplomate français âgé de 75 ans en 1919, réalise dans le premier immédiat après-guerre que la victoire française de 1918 vaut en réalité perte de puissance dans le concert des nations – et Raymond Aron, dans le second après-guerre, revient sur ce diagnostic pour en faire le modèle du sien propre (qui est le même que celui de Cambon), quelque trente ans plus tard. Là encore, l’esprit évite l’illusion s’il sait discerner des dissonances d’époque à l’œuvre dans le même événement : pour Cambon, la Conférence de la paix, ses trompe-l’œil, sa cacophonie, l’absence de toute vision générale d’un retour à l’équilibre des puissances (clef géopolitique du XIXe siècle et des deux précédents), l’entrée des États-Unis dans le jeu européen de toutes manières perturbé par l’événement révolutionnaire russe étendu à l’Europe centrale – cette prolongation de la guerre dans le désordre des guerres civiles de l’après-guerre, ce renversement des logiques les mieux établies (gagner la guerre – perdre la paix) annoncent le siècle nouveau qui commence. Et pour Aron, on ne peut comprendre le second après-guerre qu’en revenant sur le premier, tel qu’analysé par un de ses acteurs les plus lucides. Thèse : quant à la situation de la France, ses deux après-guerres semblent consonner, or, en perspective plus profonde (non pas française, mais internationale), cette similitude révèle une dissonance. Comment l’entendre ?
Diagnostic 1, Cambon en 1919 : les grandes puissances de 1919 ne sont pas celles de 1914, lesquelles se sont donc mises hors jeu entretemps. Diagnostic 2, R. Aron en 1947 : les grandes puissances de 1945 avaient déjà émergé à la faveur de la Grande Guerre, Cambon avait vu juste. Diagnostic 3, Soutou : Cambon et Aron avaient raison, l’équilibre perdu en 1914 ne fut jamais restauré. (Et il ajoute, ailleurs dans le même livre, La Guerre froide 1943-1990, p. 444 : les puissances ne recherchent plus l’équilibre mais la sécurité). Il aura donc fallu trois générations pour déchiffrer l’énigme : né en 1844, Cambon refuse en 1919 l’illusion impériale de la puissance restaurée par la victoire militaire des Alliés ; né en 1905, Aron reconnaît en 1947 la similitude des deux après-guerres, au moment où commence la Guerre froide : né en 1943, Soutou avance le mot clef qui permet de trancher le nœud gordien, il gomme équilibre, écrit sécurité. Grâce à eux vient l’heure du pas de plus, de la synthèse indispensable au déchiffrement des époques enchevêtrées de notre condition historique : la Grande Guerre, pouvons-nous dire désormais, aura mis fin au régime géopolitique de l’équilibre des puissances et lui aura substitué celui de la sécurité.
Paul Cambon, ambassadeur à Londres et fils du XIXe siècle (il va mourir en 1924), voit, effaré, trois siècles de haute tradition diplomatique s’effondrer en quelques semaines – je cite sa Correspondance, publiée en 1946. Décembre 1918 : « Le chaos de la Conférence ressemble assez à celui de l’Allemagne […] On est suspendu à l’arrivée du Président Wilson dont les idées vagues et utopiques vont encore augmenter la confusion générale […] Quelle besogne va-t-on faire et que de guerres futures on va préparer ! C’est effrayant à penser. » Février 1919 : « Je ne veux pas envisager  les résultats d’une politique qui mènera la France à une défaite pacifique. Clemenceau veut tout sacrifier au maintien de l’alliance avec les Américains et pour cela il nous met en état de domesticité. » Mars 1919 : « La Conférence de Paris fait banqueroute : Clemenceau, Lloyd George et Wilson en sortiront diminués. Clemenceau et Lloyd George n’ont pas su résister aux fantaisies du Président américain […] La Conférence de Paris frise le ridicule. Le Conseil des Quatre a succédé au Conseil des Dix, mais à quatre on ne fera pas de meilleure besogne qu’à dix parce qu’on est dans le faux et qu’on ne pourra se tirer d’une impossibilité. On a oublié, dès le premier jour, qu’il s’agissait de préliminaires de paix avec l’Allemagne et l’on s’est laissé entraîner par Wilson à discuter tout autre chose, on n’en sortira pas. »
D’un historien à l’autre – Cambon, Aron, Soutou –, le même événement (l’après-guerre de la même Guerre à deux temps, 1914-18 et 1939-45), mais à raison de trois perspectives, de trois rétrospectives disparates : Cambon compare 1918 à 1871, Aron compare 1945 à 1919, Soutou réfère 1956 à un non-siècle (son XIXe siècle pourrait aussi bien passer pour un XVIIIe prolongé, l’âge d’or de l’équilibre, l’Ancien Régime en somme). Ainsi progresse le processus de réorientation des perceptions du même événement attracteur, la Grande Guerre : l’époque vécue par Cambon comme un désordre croissant se donne, après coup, en perspective inverse, comme celle de l’instauration – imprévue – d’un régime historique tout nouveau. L’économie de la sécurité transparaît dans celle de l’équilibre, mais c’est pour y mettre fin. D’un nœud gordien à l’autre, on aura changé d’énigme. Il faudra donc bien admettre que le reste aussi a changé, sans retour : les manières d’aborder cette énigme, les conditions de son expérience, la nature de l’autorité. De l’équilibre à la sécurité, la construction du réel géopolitique modifie ses fins, et ses moyens par conséquent. Au nom de l’équilibre par elles recherché, les grandes puissances affirmaient leur certitude de réguler le désordre réel des rapports entre les puissances. Au nom de la sécurité, elles laissent entendre sans ambiguïté la certitude contraire. La Grande Guerre, messagère de ce désenchantement, portera longtemps encore des fruits que nous ne savons ni cueillir ni goûter. La Clio de Péguy renonce à la foi ardente de celle de Polybe.
J.-L. Evard

samedi 18 octobre 2014

Méditation quantique (3)


Ceux qui évoquent la « révolution néolithique » ne flattent pas la mode des inflations de la Révolution, ils montrent une gerbe d’événements survenus il y a quelque six mille ans sur notre continent eurasiatique (sans préjudice d’autres possibles foyers de la même conjoncture). Dans cet ensemble de nouveautés diverses qui confirment l’hominisation et affectent l’humanisation – l’écriture, l’agriculture… –, comment penserait-on chacune d’elles à part sans mettre aussitôt en évidence ses articulations avec les autres, bien que leur composition et leurs connexions aient sans doute suivi des voies et des séquences différentes selon les cas. Leur convergence et, là où cette conjonction se produit, l’identité finale de leurs effets indiquent en revanche que la diversité des circonstances n’aura pas empêché qu’advienne une époque, de valeur universelle : à l’échelle des peuples alors disséminés, la répétition généralisée de quelques circonstances, aussi décisives que, par exemple, dans l’ordre biologique, une mutation, ou dans l’ordre géologique, une réaction thermique en zone volcanique, met l’intelligence, sans contredit possible, devant un paquet ou un faisceau d’événements du coup indissociables.
Pour l’espèce humaine, la « révolution néolithique » fait époque parce qu’on ne peut en aucun cas penser séparément des nouveautés aussi riches de conséquences que, entre autres, la transposition de séquences gestuelles et rituelles en langages transmissibles, traductibles, et en inscriptions durables, ou la découverte, parmi les usages du feu, de la métallurgie, ou la sédentarisation définitive sur les lieux du stockage des produits de l’agriculture, ou les prodromes d’un déclin du totémisme devant des systèmes d’autorité plus abstraits… Qui reconstruit les enchaînements menant de chacune de ces nouveautés spécifiées à ses conséquences directes et à leur ensemble (sa genèse et sa stabilisation) se donne les moyens les plus fiables de conceptualiser l’époque néolithique. Il se donne aussi les moyens rigoureux, au-delà du type anthropologique ainsi obtenu – une époque –, de construire d’autres types, d’autres époques de puissance conceptuelle approchée parce que dérivés de la même règle distinctive et de la même méthode typologique : dans des paquets d’événements, repérer les événements les plus attracteurs (en excluant tous les autres, comme s’ils n’avaient pas été) et interroger leurs possibles interactions, en isolant les plus pertinentes. On explore ainsi un domaine construit de la même manière que les champs des physiciens ou des biologistes, soucieux de faire parler les faits avant de construire leurs classifications – et d’y réintroduire les événements anecdotiques dont ils avaient commencé par suspendre la réalité. Sans extraire l’existence humaine de sa durée et de sa continuité, on s’éloigne ainsi des modèles théologiques ou téléologiques de l’histoire universelle : plus on se rapproche de l’histoire de la nature, et moins on subit les perspectives déformantes et les effets mythologiques de l’inévitable anthropomorphisme des philosophes et des poètes.
Peut-on, dans la même intention, parler aussi de « révolution électronique » ? Oui, semble-t-il en bonne analogie, mais à la stricte condition d’énumérer alors toutes celles de ses composantes qui répondraient au même critère infaillible d’attribution sélective : pour qu’un événement bien précis fasse époque, pour que, dépouillé de toute valeur d’anecdote, il fasse corps d’événement type avec d’autres événements aussi typiques que lui et puisse dès lors rentrer sans aucun doute possible dans la classe générique des événements de puissance matricielle, pour que lui revienne ce type d’historicité limite, cette intensité d’événement critique en synergie manifeste avec quelques autres de même intensité – pour que cette élévation de la classe spécifique des événements anecdotiques à la classe générique des événements attracteurs, pour que cette puissance magnétique d’événement classeur d’événements sur la flèche du temps axial, pour que cette puissance de polarisation dans la série des faits divers, pour que toutes ces qualités catalytiques lui reviennent sans le moindre doute possible, pour tout cela, qui dicte le minimum nécessaire au raisonnement contrôlable, il faut hiérarchiser les moments de la question en jeu selon les mêmes règles logiques que celles appliquées au repérage de l’époque néolithique et de sa puissance de césure anthropologique. En quoi la révolution électronique a-t-elle puissance d’événement attracteur ?
Mais pourquoi choisir l’électronique plutôt que l’électricité, renversant ainsi leur ordre d’entrée en scène – et s’écartant d’une tradition bien établie chez les ingénieurs et chez les historiens des techniques ? Au nom de la règle contraignante par raison d’époque : l’électronique couronne un siècle de reconnaissance accélérée des champs électriques statiques et dynamiques, elle ouvre aussi l’étude de leur décomposition en phénomènes particulaires, concomitante à l’intuition puis à la connaissance des structures nucléaires. La valeur d’époque de l’électronique balise ainsi ses ressources de synthèse de savoirs anciens brusquement activés par la physique mathématique de l’électricité et de savoirs inattendus, révélés par les changements d’échelle perçus en conscience quantique et relativiste. De Faraday à Maxwell, de Maxwell à Lorentz, de Lorentz à Einstein, la séquence ne tolère pas le fractionnement : notre perception électrique du monde s’unifie d’un trait, sans discontinuité, courant électrique et photon conduisent ensemble à la même cosmologie, ouvrent les mêmes champs de questions, introduisent ensemble le dilemme du continu et du discontinu.
Pourquoi néanmoins risquer l’image creuse et éculée de la « révolution » ? Faute de mieux (réponse de commodité), et pour la même règle contraignante de la raison d’époque (réponse de nécessité) : là où  l’électronique conclut un temps révolu tout en ouvrant des champs encore inexplorés, elle cristallise de plus un saut considérable dans l’industrie et la théorie des communications – et, plus précisément, dans la maîtrise de leurs signaux et de leurs vecteurs. Elle émerge comme une dérivation de flux électrique et donne accès à  de tout autres flux, ondes  et corpuscules situés aux valeurs limites de l’énergie-matière. L’électronique raréfie ce qu’elle touche. Elle marque la région dénominateur commun d’échelles de grandeur multiples du même rythme cosmologique, celui symbolisé (depuis un siècle) par l’équation einsteinienne bien connue. On n’évoquera qu’en passant quelques autres particularités remarquables des champs électroniques : la multiplicité de leurs supports, la diversité consécutive des milieux transmetteurs de la vibration, la réduction continue du volume de ses relais physiques sans perte de leur réactivité (miniaturisation incessante des transistors), etc. Mutation il y eut donc avec l’électronique parce qu’elle appelle des corps conducteurs à la fois plus sensibles et moins denses, et capte en proportion les valeurs ondulatoires subliminales du matériau ad hoc. Bien plus que l’électricité, elle retourne donc l’inertie nommée matière en ce mouvement pulsatile et pulsionnel de l’émission électronique (et anti-électronique) qui commande à la physique contemporaine et à ses machines. Plus ductile que la ductilité électrique, elle lie plus solidairement les phases de la matière (gazeuse, solide ou liquide – et le vide).
Les phénomènes électroniques font donc passerelle entre des périodes de l’histoire de l’électricité, non sans les prolonger au-delà du monde électrique (et tout en infléchissant l’évolution des techniques thermo-industrielles puisqu’ils perfectionnent les moteurs électriques émancipés des énergies fossiles, et même, désormais, implémentent des organes, cœur et bientôt rein ou cortex cérébral, ainsi émancipés de l’organisme). Simultanément, et comme pour l’interprétation biochimique des équations génétiques de l’unité cellulaire, l’électronique révèle nos capacités de retraitement sémiotique systématique de nos mondes : fin de la matière (masse, volume, étendue, cinétique), naissance de l’empire des signes (codes, phrases, compétence, performance). La solitude de l’animal-machine prend fin : vivant ou non vivant, naturel ou artificiel, tout corps ne s’autorise que d’une complexité sémiotique aux grammaires variées, que d’une densité calculable de ponctuations numériques ouvertes à toute simulation et à tout clonage. Car là et non ailleurs avait tout commencé : le grain, le punctum de la pellicule sensible, le pixel de la haute définition cathodique, l’obscurité crépusculaire de l’infrarouge, l’hypermnésie des semi-conducteurs, la robotique en extension régulière, le tactile du contact, autant de prolongements ingénieux et méthodiques du même événement originaire, de la même découverte par qui tout bascule : la fragmentation électronique du flux électrique, l’immatériel rendu encore moins matériel, l’événement valant signal et le signal valant message. Fin des monstres, naissance des robots. Fin des spectres, naissance des écrans. Fin des revenants, naissance des clones. Fin du réel, naissance du virtuel.
Qui ne rêve pourtant d’en parler autrement ? de donner un nom plus neuf, un nom inouï à cette époque si nouvelle ? Rester en remorque de mots aussi verbeux que « révolution » perdra pourtant de sa laideur de fausse et vulgaire commodité au fur et à mesure que nous apprendrons à mieux identifier l’époque qui vient, l’époque en jeu dans les multiples effets anthropologiques de l’électrification du monde humain et de ses colonies. « Mais, de même que, pour aider sa mémoire dans la connaissance des lieux, on retient certaines villes principales, autour desquelles on place les autres, chacune selon sa distance ; ainsi dans l’ordre des siècles il faut avoir certains temps marqués par quelque grand événement auquel on rapporte tout le reste. C’est ce qui s’appelle époque, d’un mot grec qui signifie s’arrêter, parce qu’on s’arrête là, pour considérer comme d’un lieu de repos tout ce qui est arrivé avant ou après, et éviter par ce moyen les anachronismes, c’est-à-dire cette sorte d’erreur qui fait confondre les temps », note Bossuet dans son Discours sur l’histoire universelle. Il y a tout lieu de s’arrêter encore longtemps sur l’empire de l’électronique, et de revenir sur ses arcanes. Avons-nous maintenant d’autre dieu ?
J.-L. Evard

jeudi 16 octobre 2014

Ebola et le FMI


Dans les premiers jours d’octobre, le FMI émettait un de ces édifiants bulletins périodiques qu’il consacre à l’état du monde – billet trompe-la-faim et pain béni des sciences de la Communication qui, à l’usage didactique de leurs étudiants, y trouvent en outre l’échantillon idéal d’une littérature de chancellerie à taux d’utilité stratégique élevé, celle destinée par des Experts à l’Opinion comme Rome envoie ses bulles urbi et orbi. Rien ne distinguait ce commentaire de ses semblables, sauf à noter que, pour la première fois, ces distingués écrivains de la Pompe à Phynances, parmi les causes aggravantes du désordre de l’économie-monde, mentionnaient au passage un fardeau supplémentaire, Ebola et les coûts prévisibles des interventions prévues au programme des autorités sanitaires. Remercions-les, en cet exorde, de nous enseigner que coûte cher ce qui coûte cher.

Autant leur remarque, en effet, paraît frappée au coin du bon sens le plus solide, autant elle-même frappe, ou glace, pour ce qu’elle révèle, à l’occasion et à son insu, du délabrement intestin de la pensée économique. Car elle y fait la confidence de son impensé, elle avoue l’impensable irréductible de ses raisonnements de Haute Autorité bancaire, à savoir  – mais nous le savions déjà – que nous vivons à l’ère de « l’aile de papillon » – l’image si prisée, depuis des décennies, par les philosophies populaires de l’implosion et de la contamination généralisée des causes et des effets de l’agir humain. Aucune tête bien faite ne contestera le pronostic de la Banque-monde (plutôt s’alarmerait-on si elle choisissait de taire et son inquiétude et le courroux du virus). Toute tête bien faite discernera même, et sans difficulté, d’autres et nombreuses causes possibles voire probables de dépense improductive ou ruineuse, recensées ou non recensées par les techniciens budgétaires – car toute tête de cette sorte sait ce que budget (« escarcelle ») veut dire : le Chancelier de l’Échiquier, depuis des siècles le surintendant de la Couronne britannique, y présente au Parliament l’état annuel des comptes du royaume, leur balance, comme on disait dans la langue des premiers cambistes opérant sur les marchés du dernier Moyen Âge. Les ordinateurs du budget du Monde veulent évaluer le coût de la mort pour cause d'épidémie virale ? Ceux des compagnies d'assurance connaissent bien ces plans sur la comète des joueurs de loto. Quant à nous, théorisons, de l’image passons à la fonction, je veux dire à sa panne : plus la pensée économique s’est orientée vers une économie générale, plus elle est entrée dans le champ incertain et l’époque indéterministe de l’aile de papillon, et plus elle bavarde en vieille folle insane sur la « crise ».

Économie générale ? La formule remonte à l’entre-deux-guerres : au choc en retour de la grande crise boursière puis industrielle de 1929 sur les doctrines économiques, et à la nécessité pour elles, face à l’effondrement de la présupposée rationalité économique, de réviser leurs fondements. « Générale », dans « économie générale », indique, avec cet effort de réflexion théorique mené dans l’urgence, qu’on veut marquer ses distances vis-à-vis de la tradition, vis-à-vis de l’économie politique, tout comme l’économie politique, à sa naissance, avait choisi de se nommer ainsi pour se démarquer de sa préhistoire d’économie domestique. Au moment de sa nouvelle reconversion, la pensée économique a, de plus, bifurqué en deux disciplines distinctes, la micro- et la macroéconomie : il s’agissait là de compléter les réformes indispensables à la refondation du raisonnement économique et de ses outils ; tout en élargissant le champ précédent de l’économie politique à l’échelle d’une économie générale, il s’agissait aussi de marquer le dédoublement de la réalité économique en une réalité « micro » (locale, restreinte) et une réalité « macro » (systémique, universelle). Deux mutations complémentaires se produisirent ainsi : de l’économie politique à l’économie générale, on quittait, d’une part, la perspective nationale originelle (celle d’Adam Smith se penchant, après les physiocrates, sur la « richesse des nations ») et on enregistrait, d’autre part, l’internationalisation structurelle de l’offre et la demande de valeur (travaux de Böhm-Bawerk et de Rosa Luxemburg) ; cependant, cette extension géographique du champ économique désormais transnational ne se produisait pas sans des phénomènes contraires (ce champ se segmentant selon plusieurs échelles de grandeur et plusieurs domaines d’application, échelles et domaines dont les interactions échappent à l’intelligence). La perspective antérieure d’une pensée économique construite telle une science homogène et unifiée disparaissait ainsi à jamais, les concepts fondamentaux de la forme-valeur butant sur cette nouvelle et incontestable indétermination, la fragmentation des fonctions économiques à échelles et à finalités multiples – à l’image du destin des sciences physiques bouleversées par la découverte quantique et relativiste du champ électro-magnétique et de ses incalculables. Avec J. M. Keynes, P. Mattick et G. Bataille, en particulier, on commença à pressentir ce qui nous séparait une fois pour toutes des fondateurs de la méthode économétrique : nous ne pouvons plus distinguer, ni en substance ni en fonction, entre l’utile et l’inutile, entre « forces productives » et « improductives », entre valeur d’usage et valeur d’échange, entre stocks et flux, entre besoins vitaux et besoins imaginaires ou manipulés. Il arrivait ainsi aux sciences économiques ce qui arrivait, et en même temps, à leurs homologues, la psychologie des profondeurs, par exemple, butant à son grand dam sur les antinomies de l’activité pulsionnelle polarisée à la fois par le vouloir-vivre et par le vouloir-mourir (et à égalité de puissance), ou la linguistique décrivant avec Chomsky, en dépit des mises en garde du positivisme logique, des grammaires formelles qui n’informent aucune langue réelle, ni morte ni vivante.

Mais pourquoi ce déclin de la pratique scientifique ivre d’universaux fictifs, déclin qui n’a pas échappé à la vigilance de têtes aussi bien faites que celle, par exemple, de Hermann Broch et d’Umberto Eco sensibles l’un et l’autre à la fragmentation avancée de notre image du monde, pourquoi cette pathologie de la faculté de jugement nous plonge-t-elle justement dans cette forme hallucinatoire et instable de réalité que l’humour du sens commun compare au vibrato épileptique des ailes d’un éphémère papillon voletant ou butinant vers l’heure de satiété de sa mort gourmande ? Pour la raison évidente que, perdant le sens et le goût des causalités raisonnées, nous cherchons refuge dans un quasi-monde de causalités possibles, déferlantes, démoniaques, caricaturales. Son nom est légion, puisque tout agir désorienté régresse à la longue dans des formes de conscience superstitieuse, dépressive ou enragée : la toute-puissance mythologique et ironique des choses n’augmente-t-elle pas toujours à proportion directe de l’impuissance inavouable de la volonté faustienne et technoscientifique de possession du monde ? Pour les techniciens et sorciers de la pensée comptable et budgétaire, la sanction du réel s’annonce d’autant plus rude qu’ils exercent un métier couronné du prestige ambigu qui les protège encore de la déconsidération publique et du discrédit – seule la conscience responsable de chacun pouvant donc lui suggérer de ne plus collaborer au simulacre de science établi en institution bancaire, donc en puissance, en instance et en suffisance de gouvernement, ou de n’y collaborer que pour y introduire le même virus d’intelligence inspirée que Pasteur en son temps chez les biologistes, Einstein chez les physiciens, Hubble chez les astronomes et Juan Gris ou Debussy chez les poètes. Il y faut, j’en conviens, quelque courage.

Dans le champ contemporain de la conscience économique et de sa science ravagée, la panne et la panique débutent d’ailleurs face à et avec la multiplication irréversible, la prolifération virulente des « causes » présumées et des « effets » prétendus – non pas seulement en conformité avec les symptômes connus de toute panique (dont le nom grec même, « pan », rappelle l’effroi qu’inspire toute totalité se donnant à percevoir dans la simultanéité médusante de ses composants et de ses exposants), mais aussi de par la logique et la physique immanentes de toute masse critique. Tout vivant, comme on sait depuis les débuts (du reste encore récents) de la biologie, ne vit qu’en proportion à sa masse critique, phase limite de sa morphologie et de sa physiologie : il ne vit qu’appelé à maintenir une synergie de fonctions dont la bonne entente présuppose qu’elles se hiérarchisent au service d’une seule fin limitée – perpétuer l’espèce – et s’interdisent chacune de se développer séparément vers le maximum de leur puissance possible, leur phase hypertrophique. L’organisme l’emporte sur les organes, et le corps sur les animaux dont il se compose – l’inverse signalant et provoquant les phases morbides.

La pensée économique, à la fin de l’Ancien Régime, avait rêvé de l’homo economicus comme de la forme idéale d’homo sapiens : démiurge au service efficace de ses besoins, comme s’il les connaissait cause à cause et cas par cas – se targuant de les connaître parce qu’il a confondu avec eux son désir, qu’il ne connaît pas et qui fait toute son indécision native, noble et libératrice d’homme de désir, d’animal sortant de son animalité par la grâce du désir, de cet obscur objet du désir qui l’arrache pour moitié à son destin biologique, en vue d’une autre dignité que celle du vivant où il vit en centaure, cavale à gueule humaine. Obscur objet du désir que celui d’un enfant qui joue avec du sable, d’un adolescent soudain embrasé, d’un peuple sacrifiant sur l’autel des ancêtres ou renversant par apostasie d’holocauste le même meuble des supplices, d’un artiste brûlant un jour ce qu’il a adoré… S’opposant sur la question du plus ou moins de régulation nécessaire à l’économisation de l’existence humaine, les doctrines économiques, en revanche, fraternisent et n’en constituent plus qu’une, dogme unique de leurs articles divers, sur un point fondamental : à toute valeur d’échange correspond une valeur d’usage, corrélation clef de la vie destinée à l’utile, donc à l’outil, donc aux besoins tels que tous rassemblés dans l’ensemble mesurable de nos métabolismes et dictés par eux. Il n’y a de pensée économique possible, quel que soit par ailleurs son style propre, qu’en référence à ce credo de toute économique : la physique des métabolismes et de leurs quanta dicte les formes et les causes finales de l’utile – quant aux sphères de l’inutile (homo ludens), elles ne sauraient perturber d’aucune façon les logiques de la production et de la distribution des énergies du cycle vital. Clivée par décision de méthode entre l’utile et l’inutile, la pensée économique, dans son époque classique (« politique ») ou post-classique (« générale » ou « libidinale »), paie donc le prix de son préjugé anthropologique fondateur. De la complexité du vouloir-vivre, elle ne retient, par convention première, par nécessité technique, par conviction technologique, par religion du ratio, elle ne retient que le mesurable, et censure, ou refoule, ou décrie, ou dédaigne, ou exile l’incommensurable, l’ouvert, le jeu, l’indomptable.

Tu n’as ni prix ni fin, admirable assomption de l’homme de désir, noblesse de la bête saisie de l’inexpiable et capricieux désir nommé « parole ». Honnis soient les sordides et les cupides pressés de te domestiquer et de te dominer.

J.-L. Evard

mardi 14 octobre 2014

Une mosquée, un lapsus


Comme il se doit, le jour où les bourreaux d’Hervé Gourdel diffusèrent l’annonce de sa mise à mort et les images du supplice, les journalistes sollicitèrent aussitôt quelques mots de Dalil Boubakeur, recteur de la Grande Mosquée de Paris, président réélu du Conseil français du culte musulman, médecin de profession, trilingue confirmé, diplômé de l’université al-Azhar, en Égypte, et docteur honoris causa de l’université musulmane de Zitouna, en Tunisie. Sous le choc de l’information, l’homme cherchait ses mots, affrontant la sommation de la caméra braquée sur lui. On patientait, ils venaient avec difficulté. Je n’ai pas sous les yeux le texte littéral de la longue phrase hachée et arrachée à ce dignitaire érudit et respecté, âgé de soixante-quatorze ans et plus. Je ne me souviens que des mots clefs de la laborieuse déclaration (« … effroi… compassion… »), et surtout du dernier : « dissociation », qui n’a, dans le contexte, aucun sens – sauf à y entendre le barbarisme et le lapsus que le vénérable théologien venait de commettre. Cherchant à souligner que la communauté religieuse qu’il représente se désolidarise des assassins agissant au nom de l’islam, il s’agrippa au vague premier mot utilisable qui lui venait dans cette intention, et dans cette situation délicate : il lui tenait à cœur de dire qu’il n’y a pas de quelconque société possible avec le crime organisé, quelques motifs qu’il allègue.
L’homme à qui les journalistes venaient d’extorquer le service minimum prévu par ses fonctions de haut responsable religieux rappelle le parlementaire autrichien qui, au moment d’ouvrir une session de la Chambre qu’il préside, déclare aux élus rassemblés en corps dans l’hémicycle : « Messieurs, la séance est levée » (épisode rapporté par un spécialiste reconnu de l’acte manqué, le docteur Sigmund Freud). Le recteur Boubakeur n’avait pas la tâche aussi facile que le notable de Cacanie. Il lui incombait, non la mécanique d’un rite institutionnel des plus banal, mais la responsabilité personnelle et politique d’un geste stratégique. On ne risque pas la surinterprétation si l’on discerne, dans l’image malheureuse de la « dissociation » invoquée dans l’improvisation et le désarroi, l’effet verbal direct de la collision de deux idées distinctes, corrélées à des ordres distincts de réalité. L’une, à l’évidence, répond à l’émotion : né en Algérie, le recteur associe, dans l’information qui « tombe » – le meurtre d’Hervé Gourdel, maillon dans la guerre arabo-arabe du Proche- et du Moyen-Orient –, le recteur associe ce nouveau meurtre à sa propre mémoire de l’affreuse et récente guerre civile algérienne, où, dix ans durant, s’affrontèrent les maquis dits salafistes et les forces militaires du régime. L’autre idée ne sollicite pas  la mémoire, mais la perception : comme tant d’autres dignitaires musulmans de par le monde, le recteur Boubakeur se demande in petto, et depuis des années, jusqu’où l’islamisme ultra pourra exploiter comme il l’entend la tradition de l’islam et des quatre djihad. Question tragique, que reconnaissent sans hésiter les juifs et les chrétiens de bonne volonté, eux qui, jadis, eurent aussi leurs zélotes redoutables (des implacables chasseurs d’hérésies arienne et cathare aux irrédentistes et sicaires anti-pharisiens décrits par Flavius Josèphe dans La Guerre des Juifs). Qui ne comprendrait la perplexité du recteur ! Comme tous les musulmans, et comme les juifs et les chrétiens par le passé, il lui  faut réfléchir aux outils à inventer en vue de la sécularisation des sociétés musulmanes, et il lui faut œuvrer dans ce sens avec le seul appui d’une seule certitude : l’islamisme ultra ne reculera et ne dépérira qu’à la condition de cette urgente sécularisation de la religion islamique et de sa prise efficace sur les consciences (il y a urgence, quand bien même l’effet de cette réforme ne saurait, de par sa nature, s’imposer que dans le long terme). Urgence et mutation d’autant plus délicates qu’elles ne peuvent s’appuyer sur aucun précédent : au monde juif, il aura fallu attendre, face à la menace de l’antisémitisme de masse, l’invention d’une religion politique, le sionisme herzlien, pour penser une normalité juive non religieuse ; quant à la chrétienté, elle n’a survécu à ses guerres de religion qu’en admettant, non sans réticences répétées et amères, les laïcs à responsabilité égale avec les clercs dans le gouvernement de la cité. À l’islam, qui se définit lui-même comme la troisième et « ultime » des religions révélées, l’heure de vérité qu’est l’épreuve pour le moins complexe de la sécularisation n’approche pas, tant s’en faut, sous de meilleurs auspices.
Épreuve d’autant plus ardue que, face à l’islam d’aujourd’hui, les mondes sécularisés eux-mêmes connaissent le doute mais ne se l’avouent guère. Ils ont fini, certes, par surmonter leurs propres propensions théocratiques, mais bien des héritiers philosophiques de la sécularisation réussie paient cette époque d’une lourde illusion car ils ignorent à quel point leur propre culture ne vit que d’un imaginaire religieux dénié et refoulé. Notre siècle qui a vu fleurir et se déchaîner les religions séculières en sait long sur la question – mais il ne le sait que comme on traîne avec soi des secrets honteux, il n’a que par exception le courage de se demander pourquoi des escrocs ou des fantoches de la conscience religieuse purent devenir si aisément des directeurs de conscience ou des chefs d’État. Aux décisions difficiles qui attendent les musulmans à l’horizon de la sécularisation « retardée » de l’islam fait pendant, du côté des deux autres monothéismes, la non moins difficile connaissance de soi. Délicate, la position du recteur Dalil Boubakeur, et dix fois plutôt qu’une. Dans son lapsus nous entendîmes sa sincérité.
J.-L. Evard

jeudi 9 octobre 2014

Après le Léviathan (13) : la domination unaire


Les spécialistes de l’étude du milieu intellectuel forment eux-mêmes, dans cet ensemble à peine définissable, un milieu restreint. Et leur spécialité, à son tour, admet des subdivisions : par période, par pays, par allégeance religieuse ou politique…, autant de sous-espèces multiples dans une nomenclature aux prémisses branlantes puisque, depuis la fin de l’Ancien Régime, la condition d’intellectuel résulte non pas d’un statut ou d’une fonction (clerc ou mandarin), mais d’un simple jugement de valeur, auquel la concurrence entre les milieux et celle entre intellectuels empêchent d’adhérer ou de résister avec sincérité (le label se décernant par cooptation sans règle du jeu, le jugement qui recrute ou exclut reste arbitraire, comme toute échelle des mérites). Charme obscur des sociétés ouvertes : hostiles à tout traditionalisme farouche des métiers et des conditions, elles ne prétendent pas à des vérités normatives sur elles-mêmes, ce qui garantit la part de liberté et de nouveauté promise aux individus qui y vivent et qui peuvent, de plus, mieux agir sur leur sort que ne le permettaient les sociétés closes. Mais cette relative mobilité des acteurs se paie d’une indétermination corrélative du sens des phrases qu’ils échangent, aggravant le vague des mots qu’ils utilisent. Plus leur valeur d’échange augmente, plus diminue leur valeur d’usage. Les discours flottent, la propagande s’insinue partout, parce que les interlocuteurs occupent désormais non pas une position dans l’ensemble, mais plusieurs, et mal délimitées. Toute société ouverte procède donc aussi comme une société aléatoire : dans l’espace public, les experts et l’opinion se rencontrent à égalité formelle d’influence. Le vide oppressant qui résulte de cette construction n’indique que le lourd prix à payer pour réduire les incertitudes liées au fait brut de cette forme d’existence équivoque. Ce qui, pour les uns, vaut barrière, pour les autres vaut niveau.

On doit pourtant admettre l’existence d’une lacune dans la sociologie du milieu intellectuel, et par conséquent en interroger la signification possible d’anomalie (ce qui fait exception dans une classification la met par là-même tout entière en question) : en France, berceau du milieu intellectuel Nouveau Régime (« le successeur de Louis XIV », disait Daniel Halévy, « ne s’appelle pas Louis XV, mais Voltaire »), il est, dans l’ensemble de ce milieu, un sous-système passé inaperçu, celui des intellectuels dans l’œuvre desquels on chercherait en vain une quelconque trace explicite de l’époque totalitaire. Et puisqu’on repère ici l’exception d’un système, un seul nom suffira à illustrer la question à construire, celui de Michel Foucault. S’agissant des mouvements et des régimes totalitaires, son œuvre aura observé un silence remarquable (encore que peu remarqué) si on la mesure à sa propre intention, la « généalogie » de la domination. Ce nom propre, le nom de Foucault, vaudra, dans ce qui suit, pour ceux des théoriciens du Pouvoir dont la forme concentrationnaire et exterminatrice, à l’échelle eurasiatique, au XXe siècle, semble avoir, de près ou de loin, laissé leur inspiration indifférente ou muette.

Question véritable il y a là, du fait que cette indifférence ne se confond pas, tant s’en faut avec quelque impassibilité ni avec quelque détachement. Foucault n’a-t-il pas d’ailleurs tenu à redéfinir avec minutie les formes de l’« engagement » en milieu intellectuel ? Le dernier Foucault insista aussi sur la valeur d’actualité de ses conceptualisations du « biopouvoir » : les pouvoirs qui s’emparent au nom de la loi et de la science des prémisses du vivant (prémisses biologiques, génétiques, médicales) tiennent un discours technologique, à ne pas confondre avec les discours totalitaires. On admettra certes cette distinction, indispensable à toute typologie des pouvoirs (la technologie se légitime d’une domination des choses, l’idéologie, d’une domination des hommes), mais l’objection de fond n’en subsiste pas moins : toutes les idéologies totalitaires ont aussi tenu, en effet, le discours d’une domination infaillible des choses. L’argument d’actualité invoqué par Foucault pour « enjamber » l’époque totalitaire tombe donc de lui-même ; dire, comme lui, qu’il étudiait la genèse en cours des tout nouveaux biopouvoirs, et non pas le passé du pouvoir absolu (le pouvoir d’extermination des idéocraties hitlérienne et stalinienne) ne correspond même pas à la réalité élémentaire en question. La fameuse opposition chère à Foucault, celle entre les pouvoirs qui tuent et ceux qui « laissent vivre », ne fait que déplacer la question, ou la dénier : idéocratie totalitaire ou technologie bio-puissante, ces pouvoirs ne distinguent pas, contrairement à Foucault, entre domination des hommes et domination des choses (bien au contraire, ils les égalisent et revendiquent même haut et fort cette identité des hommes et des choses). Il faut donc bien présumer que Foucault, tout en pressentant la question en jeu dans ses propres travaux, inhérente à leur inspiration durable, l’a ensuite abandonnée – hypothèse déjà énoncée en son temps par Baudrillard (Oublier Foucault).

La question en jeu, on le voit bien, passe par un individu (l’auteur, Foucault), mais ne se peut exposer et expliquer qu’en revenant à sa forme même de question, concernant sa génération, travaillant donc des générations et, par elles, une époque. À vrai dire, de cette époque, s’il y a un auteur, c’est cette question. Du silence de Foucault sur l’époque totalitaire (singulier cas de figure suggérant un habitus, une pente, un penchant significatif), comment remonter au motif sous-jacent à cet évitement (pratiqué par d’autres contemporains eux aussi penseurs des récentes formes massives de l’emprise) ? De la singularité du cas on s’élèvera à la généralité de la situation en se demandant à partir de quand le sens commun – ce moderne espace de conscience et de parole commun aux experts et à l’opinion – a jugé possible, comme Foucault et d’autres en leur temps, de penser la domination des choses et celle des hommes comme une seule et même relation. Une fois mise dans cette perspective, une fois comprise comme une modification essentielle survenue dans notre perception traditionnelle de la domination, notre question gagne alors en précision. Nous n’avons plus seulement à interroger une anomalie, nous pouvons, par analogie spontanée et réfléchie, la rapprocher d’autres anomalies du même type. Exemple : à l’inverse du silence des uns sur l’époque totalitaire, les usages loufoques ou visiblement ironiques de l’idée de totalitarisme chez d’autres – anomalie la plus fréquente, mais qui témoigne aussi du désastre spécifique de l’époque totalitaire, des déformations connues à cause d’elle dans les têtes les mieux faites, du début de dislocation du langage humain si longuement médité par Paul Celan (Ponge, par exemple, parlant du « totalitarisme louis-quatorzien », risque une analogie impossible et rate la définition recherchée ; de même, Bataille, en imaginant un « surfascisme » adversaire du fascisme, joue sur les mots plutôt que d’élucider une situation ; chez les hommes d’Église, quand Pie XI, pour défier Hitler et sans doute Mussolini aussi, assure en 1938 que « le seul régime totalitaire, c’est celui de l’Église », le pontife montre surtout qu’il n’a pas encore compris le sens de l’époque et  se revendique d’un Moyen Âge depuis longtemps disparu).

Et pour le dire au degré de généralité maintenant atteint : non seulement nous savons à quoi attribuer la convergence des deux genres de domination (elle remonte au premier modèle platonicien d’une domestication intégrale du « gros animal », la foule dont les besoins vitaux menacent le désir et l’ascèse acosmique de la vie contemplative), mais nous comprenons aussi comment mieux situer l’époque totalitaire elle-même, sa finalité de domination concentrationnaire et exterminatrice, dans l’horizon de la domination – et de la domination des choses et des hommes réduits à un seul et même objet de la domination, celle du « matériel humain », selon le téméraire et terrible syntagme sorti tout droit de la bouche de quelque ingénieur saint-simonien avant de repasser par celle des soviets et de Staline. Est en jeu, non pas notre langage (poétique ou performatif), mais notre époque – celle qu’un ingénieur, encore un, un spécialiste de l’optogénétique, Pierre-Marie Lledo, célèbre de nos jours au nom du « transhumain », version actualisée de l’utopie cybernétique elle-même héritière directe de l’utopie saint-simonienne. Sous l’égide des sciences neuronales (synthèse de l’électronique, de l’informatique et de la nano-biologie génétique), la régie unifiée des hommes et des choses reconduit la vieille perspective de la domination unique, du gouvernement des désirs et des besoins parqués à la même enseigne et sous la même férule. Elle s’y emploie, certes, au nom d’une interaction « intelligente » entre l’inerte et l’animé, entre l’homme et son environnement, mais cette clause ne change rien à la prémisse des fondements : tant que des philosophes projetteront de soumettre les besoins de la foule à leurs désirs de sages éclairés, cette « interaction » signifiera « domination », et cette domination ignorera toute compassion. (Derrière le bon pasteur se profilera à nouveau le tyran génocidaire.) Pourquoi ? Pour la simple raison qu’elle confond l’ordre organique du besoin (moment d’un métabolisme, toujours cyclique) et l’ordre imaginaire du désir (moment d’une pensée, toujours inaccomplie), et qu’elle répète ainsi le programme premier de l’animal-machine, rebaptisé « transhumain » pour cause de progrès techniques survenus entretemps. Les religions monothéistes avaient  distingué le spirituel du temporel, l’esprit de la chair. Les sciences qui les configurent en un seul ordre hériteront donc de leur fonction de gouvernement : hyper-religion moniste établissant et nous révélant l’autorité de l’hyperpuissance de demain, charitable à nos besoins parce qu’adversaire du désir par où nous entrons dans l’ordre et la maturité de la décision. Le « surhomme » conçu par les romantiques reprenait, chez Carlyle et chez Nietzsche, tels ou tels attributs de héros rédempteurs en guerre avec les dieux. Visée démiurgique de toute-puissance dont, sans détour, lhyper-religion nanotechnologique du « transhumain » revendique l'héritage.

Ici commence le véritable travail de pensée : loin des mots baudruches et des sacerdoces simplificateurs, reconnaître les motifs proprement philosophiques de l’époque totalitaire, débusquer les programmes de la domination unaire et unitaire.

J.-L. Evard

samedi 4 octobre 2014

Méditation quantique (2)


I

Une formule qui fait mouche et survit à sa mode témoigne d’une intuition marquante, remarquée, partagée – elle entre pour longtemps au patrimoine du sens commun. Ainsi du « village planétaire » cher à Marshall MacLuhan, image familière à deux ou trois générations – jusqu’à ce que viennent la concurrencer les leitmotive de la « mondialisation ». Un même fil les relie, que l’on remonte sans peine vers un passé bien plus lointain : l’ancêtre en droite ligne du « village planétaire », c’est l’île de Robinson Crusoé, qui, dès les préliminaires du livre I du Capital, joue un rôle crucial dans la description de l’échelle désormais internationale de la division du travail et du cycle de la forme-valeur. Par le contraste ingénieux de sa fiction exotique, la contre-utopie de Daniel Defoe enseignait le Nouveau Monde né des grandes découvertes, sa réalité aussi inconnue qu’auparavant celle de la Chine impériale et close visitée par Marco Polo : les sociétés humaines perdent leur allure d’îles plus ou moins clivées et disséminées, pour ne plus former qu’un unique archipel, vaste et continu comme le genre humain sauvage et civilisé que populariseront les traités de Rousseau et de Humboldt. Dit en termes plus systémiques : l’espèce humaine, homo sapiens essaim jusque-là diffracté en des espaces-temps peu ou pas interactifs, se centrerait en un seul espace-temps homogène et coordonné. Robinson le migrant rescapé et Vendredi l’autochtone innocent, ou x milliards d’humains nés libres et égaux, qu’importe le nombre ? – pour Defoe et ses disciples, un fait primordial détache le Nouveau Monde de toutes ses formes antérieures, à savoir sa qualité de continuum spatio-temporel parfait. Sa forme géométrique (son idéale rotondité de sphère), ou géographique (la dualité géologique élémentaire des continents et des océans), ou anthropologique (l’interaction continue des cultures locales sous un même dénominateur ethnologique commun, l’observateur occidental) et son régime astronomique (le système héliocentrique et géodésique) ne se laissent plus dissocier, convergent vers le même moment, la même époque : le Nouveau Monde tel qu’en lui-même.

Proposition réciproque : ce qu’on appelle « Nouveau Monde » résulte désormais de la composition nécessaire et suffisante de ces quatre systèmes en une seule structure simplifiée : planète copernicienne il y a (géométrie et astronomie), comme il y a un seul village sur elle (l’île habitée par Crusoé, archétype et emblème littéraire des milliards d’humains dispersés sur les continents comme ils se succèdent de génération en génération depuis la stabilisation ontologique de l’homo sapiens). Une sorte de pythagorisme bienveillant baigne cette vision : le Nombre et ses incarnations isonomiques commandent toutes les modalités du vivant. Que de cercles et de cycles, d’ailleurs, dans cette nouvelle Cité du Soleil réglée comme une horloge ! Tout aura donc fini par s’emboîter comme par conformité à quelque Nombre parfait : les planètes en révolution constante autour de l’étoile solaire et nourricière, le genre humain unifié en fraternité œcuménique, sur cette boule de terre et d’eau, par l’extension universelle de l’échange en marché – « mondial ». Grâce à Robinson, le monde a retrouvé un axe, le sens de l’orientation et celui de ses échelles de grandeur concentriques. Même pédagogie que chez Swift et son héros Gulliver : entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, le voyageur, muni d’un microscope et d’un télescope, maîtrise les focales et, d’un champ à l’autre, se joue des déformations de perspective et de parallaxe liées aux progrès mêmes de l’optique. La mesure du monde se précise à ces deux horizons du subliminal et de l’immonde, mais aussi la conscience ironique des erreurs et des illusions nées de l’usage de ses instruments même. La métrique devient infinitésimale, adopte les nombres irrationnels, le principe d’incertitude niché en elle la pondérera bientôt en toutes lettres.



II

De l’île de Robinson au village de Mc Luhan, du schéma insulaire au schéma planétaire, il n’y en a pas moins, n’en déplaise au peu d’ironie des mondialistes fidèles à la miniature de l’île-monde, un changement d’éléments qui bride le pouvoir métaphorique de l’image inspiratrice : « village », la planète ne l’est qu’en sa qualité de grand circuit hertzien et électronique de réseau du nouvel ordre numérique et communicationnel opérant en temps zéro, à la vitesse lumière des ondes radioélectriques. Si, changeant d’hypothèse et passant de l’espace-temps de ces ondes de la transmission des messages à l’espace-temps des transports, nous nous référons alors à une réalité physique différente, celle des corps solides en mouvement dans un espace-temps de type newtonien du premier genre (un seul système référentiel, un seul champ gravitationnel). Si, derechef, changeant encore d’hypothèse et de réalité physique, nous ne considérons que le corps humain, celui de Robinson, l’homme nu qui ne dispose ni de moyens de transport ni de moyens de transmission et doit se déplacer par lui-même, comme tout autre animal, nous raisonnons là aussi dans une autre perspective spécifique, celle du jogging, de l’humain comme espèce liée à l’habitat où elle demeure et à la sépulture qu’elle y a un jour ajoutée comme une sorte de second berceau. La schématisation insulaire de Mc Luhan réduit donc à un seul monde – la « médiasphère » – une pluralité de mondes génériquement différents, organiquement hétérogènes. (Elle postule leur complémentarité : a-t-on jamais vu une pensée simplificatrice et holiste procéder autrement ? Elle invoque, pour célébrer le règne de la télécommunication électronique et simultanée, le passage de la préhistoire à l’histoire : a-t-on jamais vu la technique légitimer ses pouvoirs autrement qu’en les magnifiant par un mythe de la régénération de l’espèce promise à quelque âge d’or ?)

 Ce que vise, hors et contre la mythologie du monde en miniature, ce rappel de la diversité générique des espaces-temps de la condition humaine apparaît de soi-même : la réduction abrupte de leur pluralité par la joyeuse ou joviale robinsonnade de Mc Luhan. Ou encore, et pour le dire par thèse positive : en entrant dans le Nouveau Monde, en fabriquant le continuum spatio-temporel des réseaux du transport d’échelle planétaire, puis en entrant dans le nouveau Nouveau Monde, lui aussi continu, né de l’industrie des transmissions à distance par contact électromagnétique, nous n’avons certainement pas uniformisé un espace-temps antérieurement discontinu, mais ajouté et introduit des espaces-temps hétérogènes, que nous cherchons à composer avec ceux qui leur préexistent (quand nous ne nous résignons pas à leur destruction, à l’image des villes américaines abandonnées comme Chicago à l’abattoir de la désindustrialisation massive). Les époques de l’homme interfèrent, se chevauchent, elles ne se composent pas. Le monisme se dupe lui-même.

À l’hypothèse mondialiste d’une réduction progressive et unaire des diverses cultures humaines s’alignant par l’effet de l’échange en une communauté planétaire, « internationale », il s’agit donc d’opposer une hypothèse anthropologique tout autre, celle d’une multiplication imprévue, désordonnée et décentrée des espaces-temps de l’existence humaine. Face à la représentation technologique et technolâtre d’une simplification de l’existence humaine qui finirait toujours par se rendre maîtresse des effets seconds de son outillage sur son propre champ de conscience, face à cette conception naïve ou apologétique d’une techno-science qui anticiperait toujours à temps sur ce que fait ce qu’elle fait (P. Valéry), il faut examiner la contre-hypothèse d’une hyperpuissance techno-scientifique en état de surmenage extrême, réduite – mais sa dignité lui en interdit l’aveu – au bricolage et au tâtonnement, emmenée par élan incontrôlé et incontrôlable vers sa phase de masse critique, vers le stade de son implosion. Mc Luhan voit une planète village ? À son télescope ajoutons un microscope : la « mondialisation » qu’il célébrait au nom de la télécommunication universelle en temps zéro nous apparaît alors aussi comme un processus de dislocation, et ce au sens propre d’un dérèglement de notre coordination de l’espace-temps. À la coordination traditionnelle de l’espace-temps habité et traversé s’ajoute désormais son étalonnage à la vitesse dite « absolue » de la transmission électromagnétique : l’île-monde s’ajuste désormais sur des phases de flux, elle s’appareille comme l’interface d’un complexe de réseaux numériques sans temps ni lieu propres que ceux de la computation et du commerce incessants des données et des valeurs informatisées. Monde privé de son insularité par sa fluidification intensifiée, monde souffrant de « l’accélération » de son histoire : l’Atlantide, comme celle du mythe égyptien, va bientôt rejoindre les ondes. En bonne logique, la dislocation de l’île-monde commence d’ailleurs par sa flottaison (des monnaies, des modes, des signes, des genres).



III

Mc Luhan a voulu moduler la métaphore si commode de l’île-monde, commode pour la raison d’abord qu’elle rejoint le mythe très ancien de l’insularité réputée cellule souche de la vie humaine : dans le « village planétaire », on a ensuite voulu reconnaître des quartiers supplémentaires, des tribus de passage, des dépendances, des hameaux, des unités à l’échelle inférieure, des enclaves réfractaires à la connexion à l’empire électronique ; sur ce globe en peau de chagrin, on a tenté de décrire des sous-systèmes centrifuges ou alternatifs, dans cette nef on a imaginé des querelles, dans cette prétendue symbiose on a admis l’existence de partitions, de dissonances – comme une même espèce animale apparemment à l’unisson de son milieu de vie connaît une première mutation, puis une autre, et d’autres encore, pour voir finalement son programme biologique basculer et lui échapper tout entier. Ainsi le sens commun a-t-il cru voir des formes de dissidence là où apparaissent les lignes de faille de la dislocation (qu’il préfère, on le comprend, nommer « délocalisation »). La figure mythologique de l’île-monde chère aux mondialistes rappelle le style de la méthode darwinienne : elle permet, sans aucun doute, d’imaginer l’origine des espèces, mais elle contraint, pour ce faire, d’oublier qu’aujourd’hui les espèces, selon le mot de Schopenhauer, n’ont plus à naître mais à subsister – et qu’en somme elles vivent désormais face à l’échéance de leur disparition, laissant à la seule espèce humaine la charge de l’évolution, la « mission » de renouvellement du vivant. Tant que les philosophies du Progrès ont pu pallier le silence des darwiniens sur cette conséquence inattendue de leur propre méthode, le mythe de l’île-monde n’a rien perdu de son crédit : Crusoé et son environnement s’entendent bien, ils peuvent ignorer que le style darwinien est bien moins suspect de légitimer crûment l’avantage du vivant le plus « fort » qu’il n’est stupide de ne pas tirer la grande leçon qu’impose sa propre démarche – à savoir que l’histoire de l’homme d’abord dispersé entre des espaces-temps hétérogènes prend, à l’époque de la révolution néolithique, le relais exclusif de l’histoire des autres espèces animales.

Autrement dit : l’origine des espèces s’est elle-même modifiée au cours de leur évolution (il faut apprendre à penser avec Darwin contre Darwin) ; de toutes les espèces animales seule l’espèce humaine a continué d’évoluer (en ajoutant à son milieu naturel d’origine des milieux historiques, artificiels) ; et comme pour toute espèce vivante, cette évolution d’un type nouveau finit par menacer l’unité distinctive qu’elle s’était donnée à l’époque de sa stabilisation anthropologique. Sous la pression accrue du « village planétaire », véritable empire électronique de la simultanéité, les deux constantes anthropologiques maintenues jusqu’alors en synergie – habiter, se transporter – décrochent et remplissent de moins en moins leurs fonctions traditionnelles. Le genre humain se voit contraint de « choisir » entre des espaces-temps incompatibles, comme déjà dans le passé au moment de l’opposition naissante entre la ville et la campagne. Karl Polanyi avait analysé la « Grande Transformation » au terme de laquelle les îlots originaires d’humanité peu à peu arrachés à leur autarcie par la multiplication des échanges avaient abouti à l’île-monde que modélise le XVIIIe siècle de Swift et Defoe. Se déroule aujourd’hui une seconde Transformation – une seconde Mutation comparable à la première. Il faut en approcher le principe concret (à suivre).

J.-L. Evard