Le 18 mars 2013, le gouvernement
israélien recevait une missive du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Elle
lui enjoignait de « se conformer aux dispositions 49 de la quatrième
Convention de Genève, de cesser immédiatement et sans condition préalable la
colonisation ainsi que d’initier un processus de retrait des colons ». Si
l’on se reporte à la lettre de la Convention (IV) ici invoquée, on constate que,
datée du 12 août 1949, elle concerne la « protection des personnes civiles
en temps de guerre », et que son article 49 s’intitule :
« Déportations, transferts, évacuations ». Si l’on ajoute à ces
prescriptions de droit international la donnée statistique qui montre qu’en 47
ans, depuis la fin de la guerre des Six Jours qui vit l’entrée de Tsahal dans
Jérusalem-Est, quelque 250 colonies ont vu le jour, habitées par 520 000 Israéliens
environ, on mesure sans peine ce que signifie la page tournée la semaine
dernière : le rapprochement amorcé entre le Hamas et l’Autorité
palestinienne, la suspension sine die
du semblant de négociations encore en cours entre cette dernière et le
gouvernement de B. Netanyahou. Une époque vient de prendre fin. Je ne
m’intéresserai ici qu’à l’atmosphère si étrange d’un événement aussi
considérable : non pas tant qu’il passe pour ainsi dire inaperçu
(indifférence en elle-même éloquente), mais qu’il paraisse même répondre au
désir à peine secret des deux parties concernées – voilà ce qui aide à mieux
entrevoir la portée, là-bas, du nouvel ordre de choses. Que, Shimon Pérès,
l’actuel président patriarche de l’État d’Israël, ait été, en septembre 1993, l’homme des
accords d’Oslo et de la main tendue à Yasser Arafat sur le perron de la Maison
Blanche – achève de donner à la situation où nous entrons sa vérité la plus
limpide, y compris en termes de générations historiques.
Les Palestiniens
– les Arabes des territoires occupés – avaient à tenir compte de deux
nouveautés, pour eux stratégiquement déterminantes : entre l’Afrique noire
et l’Asie, la déstabilisation du monde arabe sous la pression constante des
foyers de l’islamisme théocratique, d’une part, et, d’autre part, la
stabilisation récente, à l’échelle régionale, des rapports entre l’Iran et les États-Unis.
Lorsque l’OLP et Israël conviennent du principe de pourparlers sur le statut
des territoires pris ou repris en 1967 à l’Égypte et à la Jordanie, le
« monde arabe » peut passer et passe encore pour une partie du tiers
monde : pour un monde en voie de sécularisation, pour un monde en cours de
modernisation, pour un monde maître de la moitié environ des réserves d’or noir
du reste du monde. La guerre civile qui ravage alors l’Algérie n’a pas encore
pris valeur de prodrome de retour du religieux, ni dans le champ de conscience
des peuples arabes ni dans celui des Occidentaux – et ce malgré le précédent
iranien. Image du monde qui fait dès lors des Palestiniens de Gaza et de
Cisjordanie des laissés pour compte : les plus retardataires d’un monde
arabe en retard « normal » à cette horloge progressiste et simpliste de
l’histoire universelle lue comme un programme de décolonisation datant des
années 1950-1960.
Il va
de soi que, ces deux dernières années, la guerre syrienne arabo-arabe a achevé
de détruire ces anachronismes, et que le consensus de long terme qui vient de
s’établir entre le chiisme iranien et l’empire américain accuse encore ce
tournant. Téhéran, en renonçant au principe et à l’industrie de la course à
l’arme nucléaire, reçoit en échange la fonction de puissance régionale
stabilisatrice : le désengagement américain au Moyen-Orient, appelé par la
situation sur le bord pacifique de l’Asie, s’en trouve facilité au moment le
plus opportun. L’Iran fait ainsi au vieil Occident un cadeau inestimable :
il lui donne du répit, un peu de temps, le temps de méditer la réforme si
urgente de ses politiques énergétiques à la veille des prochaines catastrophes
climatiques. La fin du bras de fer avec l’Iran, au bout de quelque dix ans sous
haute tension, aura représenté un événement pivot : en termes de politique
internationale, il signale la fin de la révolution des mollah, dénouement géopolitique
heureux de leur point de vue, et propice du point de vue américain. Mais pour
le « Monde Arabe », le bilan est tout autre. En fait, il signifie
qu’il n’y a plus de « Monde Arabe », celui auquel pensait, par
exemple, Maxime Rodinson quand, en 1972, il publiait un livre devenu entretemps
rien moins qu’inintelligible, Marxisme et
monde musulman. Que des Arabes en exil, comme le Tunisien Abdelwahab Meddeb
en France ou, en Allemagne, l’Égyptien Hamed Abdel-Samad récemment disparu dans
la terrible tourmente cairote, entreprennent de réfléchir aux raisons profondes
de ce retournement et d’en tirer des leçons –, ils entrent dans une grande et
mélancolique solitude. Plus grande encore celle des Palestiniens de Gaza et de
Cisjordanie puisque les voici les retardataires d’une époque qui vient de
s’achever. Leur marginalité dans leur propre système de référence va s’aggraver
à proportion de ce double contretemps.
Quant à
Israël, la manière même dont se tourne la page en dit long : dans le
silence, où se mêlent le pire sentiment de soulagement et le pire fatalisme.
Soulagement inavouable : fin de la corvée de la comédie des négociations.
Fatalisme indicible : devoir se dire mezzo
voce que la « question palestinienne » est décidément « insoluble »
implique un retour pour le moins ardu sur toute l’histoire de la
révolution sioniste et, en elle, sur la question, presque jamais abordée bien
que cardinale, de sa singularité géopolitique : quand elle commence, cette
révolution de la condition juive, il y a plus d’un siècle, elle rêve d’un
« retour », donc d’un retour vers l’Orient romano-palestinien de
l’histoire juive. Mais elle le réalise avec des expédients fiévreux, typiques du
romantisme politique inné au XIXe siècle. Avec la proclamation de
l’État d’Israël en juin 1948, une restauration a lieu en même temps qu’une
révolution, mais l’État, soixante ans après, n’a toujours pas de frontières
dignes de ce nom et ne semble que trop bien s’accommoder de cette extrême
anomalie (que les progrès de la colonisation par enclaves et petits périmètres cellulaires ne
font que mettre dans l’évidence la plus crue). Combien de temps se fera
attendre le second retour, le retour sur soi après le retour chez soi ? La
porte claquée il y a quelques jours par les négociateurs le laisse pressentir :
nous attendrons les calendes.
J.-L.
Evard