mercredi 30 avril 2014

D'Oslo à Téhéran


Le 18 mars 2013, le gouvernement israélien recevait une missive du Conseil des droits de l’homme de l’ONU. Elle lui enjoignait de « se conformer aux dispositions 49 de la quatrième Convention de Genève, de cesser immédiatement et sans condition préalable la colonisation ainsi que d’initier un processus de retrait des colons ». Si l’on se reporte à la lettre de la Convention (IV) ici invoquée, on constate que, datée du 12 août 1949, elle concerne la « protection des personnes civiles en temps de guerre », et que son article 49 s’intitule : « Déportations, transferts, évacuations ». Si l’on ajoute à ces prescriptions de droit international la donnée statistique qui montre qu’en 47 ans, depuis la fin de la guerre des Six Jours qui vit l’entrée de Tsahal dans Jérusalem-Est, quelque 250 colonies ont vu le jour, habitées par 520 000 Israéliens environ, on mesure sans peine ce que signifie la page tournée la semaine dernière : le rapprochement amorcé entre le Hamas et l’Autorité palestinienne, la suspension sine die du semblant de négociations encore en cours entre cette dernière et le gouvernement de B. Netanyahou. Une époque vient de prendre fin. Je ne m’intéresserai ici qu’à l’atmosphère si étrange d’un événement aussi considérable : non pas tant qu’il passe pour ainsi dire inaperçu (indifférence en elle-même éloquente), mais qu’il paraisse même répondre au désir à peine secret des deux parties concernées – voilà ce qui aide à mieux entrevoir la portée, là-bas, du nouvel ordre de choses. Que, Shimon Pérès, l’actuel président patriarche de l’État d’Israël, ait été, en septembre 1993, l’homme des accords d’Oslo et de la main tendue à Yasser Arafat sur le perron de la Maison Blanche – achève de donner à la situation où nous entrons sa vérité la plus limpide, y compris en termes de générations historiques.

Les Palestiniens – les Arabes des territoires occupés – avaient à tenir compte de deux nouveautés, pour eux stratégiquement déterminantes : entre l’Afrique noire et l’Asie, la déstabilisation du monde arabe sous la pression constante des foyers de l’islamisme théocratique, d’une part, et, d’autre part, la stabilisation récente, à l’échelle régionale, des rapports entre l’Iran et les États-Unis. Lorsque l’OLP et Israël conviennent du principe de pourparlers sur le statut des territoires pris ou repris en 1967 à l’Égypte et à la Jordanie, le « monde arabe » peut passer et passe encore pour une partie du tiers monde : pour un monde en voie de sécularisation, pour un monde en cours de modernisation, pour un monde maître de la moitié environ des réserves d’or noir du reste du monde. La guerre civile qui ravage alors l’Algérie n’a pas encore pris valeur de prodrome de retour du religieux, ni dans le champ de conscience des peuples arabes ni dans celui des Occidentaux – et ce malgré le précédent iranien. Image du monde qui fait dès lors des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie des laissés pour compte : les plus retardataires d’un monde arabe en retard « normal » à cette horloge progressiste et simpliste de l’histoire universelle lue comme un programme de décolonisation datant des années 1950-1960.

Il va de soi que, ces deux dernières années, la guerre syrienne arabo-arabe a achevé de détruire ces anachronismes, et que le consensus de long terme qui vient de s’établir entre le chiisme iranien et l’empire américain accuse encore ce tournant. Téhéran, en renonçant au principe et à l’industrie de la course à l’arme nucléaire, reçoit en échange la fonction de puissance régionale stabilisatrice : le désengagement américain au Moyen-Orient, appelé par la situation sur le bord pacifique de l’Asie, s’en trouve facilité au moment le plus opportun. L’Iran fait ainsi au vieil Occident un cadeau inestimable : il lui donne du répit, un peu de temps, le temps de méditer la réforme si urgente de ses politiques énergétiques à la veille des prochaines catastrophes climatiques. La fin du bras de fer avec l’Iran, au bout de quelque dix ans sous haute tension, aura représenté un événement pivot : en termes de politique internationale, il signale la fin de la révolution des mollah, dénouement géopolitique heureux de leur point de vue, et propice du point de vue américain. Mais pour le « Monde Arabe », le bilan est tout autre. En fait, il signifie qu’il n’y a plus de « Monde Arabe », celui auquel pensait, par exemple, Maxime Rodinson quand, en 1972, il publiait un livre devenu entretemps rien moins qu’inintelligible, Marxisme et monde musulman. Que des Arabes en exil, comme le Tunisien Abdelwahab Meddeb en France ou, en Allemagne, l’Égyptien Hamed Abdel-Samad récemment disparu dans la terrible tourmente cairote, entreprennent de réfléchir aux raisons profondes de ce retournement et d’en tirer des leçons –, ils entrent dans une grande et mélancolique solitude. Plus grande encore celle des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie puisque les voici les retardataires d’une époque qui vient de s’achever. Leur marginalité dans leur propre système de référence va s’aggraver à proportion de ce double contretemps.

Quant à Israël, la manière même dont se tourne la page en dit long : dans le silence, où se mêlent le pire sentiment de soulagement et le pire fatalisme. Soulagement inavouable : fin de la corvée de la comédie des négociations. Fatalisme indicible : devoir se dire mezzo voce que la « question palestinienne » est décidément  « insoluble » implique un retour pour le moins ardu sur toute l’histoire de la révolution sioniste et, en elle, sur la question, presque jamais abordée bien que cardinale, de sa singularité géopolitique : quand elle commence, cette révolution de la condition juive, il y a plus d’un siècle, elle rêve d’un « retour », donc d’un retour vers l’Orient romano-palestinien de l’histoire juive. Mais elle le réalise avec des expédients fiévreux, typiques du romantisme politique inné au XIXe siècle. Avec la proclamation de l’État d’Israël en juin 1948, une restauration a lieu en même temps qu’une révolution, mais l’État, soixante ans après, n’a toujours pas de frontières dignes de ce nom et ne semble que trop bien s’accommoder de cette extrême anomalie (que les progrès de la colonisation par enclaves et petits périmètres cellulaires ne font que mettre dans l’évidence la plus crue). Combien de temps se fera attendre le second retour, le retour sur soi après le retour chez soi ? La porte claquée il y a quelques jours par les négociateurs le laisse pressentir : nous attendrons les calendes.

J.-L. Evard

samedi 26 avril 2014

L'empire du drone


Désormais courant, l’emploi du drone, en Arabie saoudite comme en Afghanistan, ou au Mali, appelle de toute évidence la réflexion. Il accélère un débat plus ancien : en accentuant le processus de séparation physique de l’arme et du combattant, nouveauté datant du début des années 1960 avec les premières fabrications en série de missiles téléguidés à charge nucléaire (du type « Minuteman »), le drone indexe en effet un cycle historique de la révolution des affaires militaires (dite RAM par abrégé). À cette période remontent aussi, et pour cause, les premières grandes controverses sur la nature de la stratégie, liées comme les précédentes aux effets en chaîne d’un armement de type nouveau sur la conduite de la guerre. On l’avait déjà crue mise en cause par l’apparition des bombardements anti-cités théorisés aux débuts des années 1920 par le général italien Douhet, puis, à nouveau, dès les débuts du deterrent nucléaire. Dans tous ces cas de figure, l’hypothèse amenait la même question : si surgit une arme passant à tort ou à raison pour « absolue » – censée, autrement dit, dicter par avance les conditions matérielles de l’avantage opérationnel définitif –, l’idée même d’initiative stratégique n’en devient-elle pas dès lors secondaire ? Régulièrement, on finissait aussi par comprendre l’inconsistance de l’hypothèse même (conjecture toute fantasmagorique, car il n’y pas d’arme « absolue », du moins tant que les mots ont un sens).

De même avec le drone : on ne peut rien en dire d’intelligent sans commencer par discerner ses caractéristiques marquantes et leur signification géopolitique de longue durée.

La première concerne les stratégistes. Quoi que fassent valoir leurs divers arguments et quoi qu’ils entendent les uns et les autres par « stratégie », tous raisonnent dans le même cadre de référence – le fait social et technique massif qui commande désormais toute action humaine, quoi qu’elle vise, et en toute matière (transporter, enseigner, distraire, commercer, soigner) : le temps zéro de la télécommunication numérique, conçu dans les années 1950 en vue de la synchronisation des calculatrices électroniques des forces armées américaines – suivies de peu par leur rival soviétique – domine aujourd’hui largement l’ensemble des réseaux de transmission et de la logistique militaire, comme il domine l’ensemble des activités des sociétés instituées en réseaux de communication numériques. L’art de la guerre, comme l’art du commerce ou l’art de l’industrie culturelle, a lui aussi fini de se reconvertir à la norme dite du « flux tendu », dont l’âme ne connaît que la donnée statistique produit de l’intelligence artificielle. Arme nouvelle, le drone ne l’est donc que de par son gabarit – son envergure restreinte de gros jouet – puisqu’il ne matérialise aucune réelle découverte technique récente. Tueur programmé, cette torpille aérienne téléguidée s’inscrit dans une généalogie déjà bien patinée, celle des armes dites « furtives », à valeur stratégique limite puisque leur usage ignore par nature et par fonction la différence de la guerre et de la paix, et qu’il ne permet donc pas aux antagonistes qui s’en servent de déchiffrer leurs véritables intentions respectives : toute arme furtive s’utilise à la limite obscure de la guerre secrète, de la drôle de paix et des opérations de police transfrontalières baptisées « sécurité nationale ». Sous cette qualité, en rapport direct avec la structure géopolitique du conflit entre Israël et les milices combattantes telles que le Hamas, le drone frappe avec régularité au Proche-Orient.

Le drone réactive par ailleurs les représentations angoissantes suscitées par les torpilles de la guerre sous-marine nées avec la Première Guerre mondiale : l’arme sale et maléfique parce que non détectable introduit de la dissymétrie, renforce donc le style spectral des opérations de guerre du temps présent. Elle remet d’ailleurs en question le sens même du mot de « guerre » (et du mot de « paix »), comme le fait aussi l’idée informe de « terrorisme » et de « guerre au terrorisme ». Car le drone « liquide » sans préavis, confondant opérations de police et opérations de guerre, proscriptions, représailles et décimation préventive; d’où son extrémisme : cette zone grise, cette surfusion de l’intérieur (le pupitre de commande souterrain du lanceur) et de l’extérieur (la cible lointaine – quelle que soit la distance, 10 000 ou 20 000 km), sous haute computation numérique. L’artillerie, l’aviation et le génie opéraient par explosions d’obus, de bombes ou de fourneaux de mine – le drone, comme la torpille du U-Boot, vise plutôt l’implosion de la balle dum-dum : la coque trouée cédant sous la pression des eaux, l’immeuble qui s’effondre sur lui-même, ces formes de la destruction maligne parce que mal prévisible ou mal détectable valent signature d’une pensée spectrale du politique, qu’il s’agit de décrire avec soin, parce qu’elle complète la pratique de la guerre virale apparue avec les offensives cybernétiques sur le noyau dur des réseaux numériques. Elle aussi, la guerre virale travaille à l’implosion : par infestation, par contamination, par paralysie endogène importée, elle s’en prend au temps stratégique zéro du réseau Internet et de ses annexes, elle l’inverse en un temps « négatif » : la panne, l’écran blanc, ou pire, la déconnexion latente, son risque, son bruit de fond. Risque programmé dans la construction même du réel puisque ce dernier n’a pas d’autre structure que celui d’une machine, d’une connectique, pas d’autre régime que celui du « flux tendu », et que toute machine, par nature et par fonction, vaut panne possible, panne virtuelle, panne en sursis, connexion débranchée ou parasitée, court-circuit en puissance – comme la grippe aviaire pour les abattoirs qui nous nourrissent, comme l’analphabétisme génétique, la malformation continue de nos systèmes scolaires et universitaires.

Seconde caractéristique marquante du drone : la multiplication contemporaine de ces techniques soft de l’implosion n’a rien pour surprendre ; elle épouse l’esprit du temps dans ce qu’il a de moins spectaculaire et de plus ironique, les formes malignes de l’implosion démographique (désurbanisation des villes, désertification des campagnes), monétaire (la circulation spectrale des monnaies électroniques traversant les marchés en ligne et les infectant à la titrisation) ou scolaire (l’allongement de la durée moyenne d’études pour une baisse continue du niveau de connaissances, la désinformation active par prolifération de messages redondants et par conséquent l’intoxication continue de l’opinion publique par gavage optique et acoustique à intensité létale). « Spectral », il faut donc l’entendre au sens des physiciens disciples de Fresnel : quand j’expose un solide à de très hautes fréquences, je l'irradie, j’obtiens l’image photographique de sa possible déstructuration, j’en fais apparaître toutes les valeurs « atomiques », y compris celles de son anéantissement, celles de sa réduction à quelque éphémère potentiel thermonucléaire aveuglant.

Le drone ne manque donc pas d’avenir, tant s’en faut : cet enfant légitime de la torpille consolide le régime du Ni Guerre ni paix que nous pratiquons depuis les années 1930-40, il agrandit le champ des opérations hors droit où les militaires mènent des actions de police, et les polices des actions de guerre. Les coûts de fabrication du drone en font pour le moment le privilège des plus gros investisseurs. Encore un effort de miniaturisation, et il pourra se démocratiser – en feront acquisition, pour commencer, les discrètes armées de mercenaires employées comme intermittents de la guerre clandestine (dite aussi « sale »). Le drone monte en ligne, vecteur d’implosion infra-stratégique en attente de ses francs-tireurs.

J.-L. Evard


mardi 15 avril 2014

L'empire sans domicile fixe


« Sur vingt ans de pouvoir, j’en ai passé douze sans domicile fixe », note l’empereur des Mémoires d’Hadrien. On ne force pas les intentions de Marguerite Yourcenar, si l’on retient dans cette phrase un élément clef de sa réflexion d’historienne de la forme empire. Le célèbre récit aura hanté  l’écrivain plus de vingt-cinq ans : premières versions entre 1924 et 1926 (manuscrits volontairement détruits), reprises en 1934, 1937 et 1939, parution en 1951 – au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Plus de soixante ans ont passé depuis, le livre continuant sa lente révélation de grand classique non pas seulement des productions de la littérature, mais aussi de la philosophie politique. Tout invite donc à se demander ce qui pousse Hadrien, l’empereur déraciné, le César SDF, à calculer la part de ses années de voyage et la durée de ses séjours dans ses provinces, ses tentes, ses résidences – comme s’il singeait quelque jet manager de l’actuelle classe géopolitique.

Depuis la Renaissance, toute pensée du politique commence par récapituler l’histoire de l’empire romain, sur laquelle chaque génération revient comme à la grande énigme contenant toutes les autres. Creuset plus déterminant encore quand à son tour y plonge la génération de Yourcenar (née en 1903), celle qui traversera deux guerres mondiales. De cette empreinte romaine, de sa nouvelle fonction pivot au XXe siècle en particulier, un historien stratégiste, Alain Joxe, a donné, en 1991, une explication convaincante : « Ce que nous devons chercher dans l’Histoire, ce n’est [donc] pas “ce qui a si bien marché” dans le système romain, ultime couronnement de la chaîne des Empires depuis Sumer et Akkad ; il importe plutôt de chercher à quel moment, à quel niveau, de quelle manière le système mondial contemporain héritier de Rome et d’Athènes s’est articulé à la stratégie nucléaire et aux tactiques coercitives fines, autrement dit ce qui a “si mal tourné” . » Autrement dit : la transformation politique de la guerre et de la paix sous l’effet de la dissuasion nucléaire met fin, dit A. Joxe, à la longue histoire de la forme empire et de son type historique le plus pur, le cas romain.

D’évidence, sans jamais se pencher sur de tels raisonnements spécialistes (elle exerçait un autre métier), M. Yourcenar n’aurait jamais consacré tant d’énergie aux Mémoires d’Hadrien si elle n’eût pas pensé, elle aussi, que quelque chose, mais quoi ? « tournait » décidément très mal dans le vieux monde, avant même que ne commençât la fabrication artisanale, puis industrielle du feu nucléaire.

Parmi les motifs profonds et reconnus de la grandeur de son personnage de roman historique, le détachement lucide d’Hadrien adepte de l’enseignement stoïcien vient au premier rang. C’est pourquoi le récit de M. Yourcenar est devenu un inépuisable objet de méditation : Hadrien, succédant à Trajan empereur conquérant, résolu à maintenir l’empire mais sans plus l’étendre, usera son temps à constater l’impossibilité de son projet stratégique – mais sans la comprendre, n’en percevant que quelques symptômes alarmants. Une seule exception dans cette tragédie imperceptible de vingt ans de pouvoir intempestif : ce calcul désabusé des douze ans de transport et des huit ans de vie sédentaire. « […] je rêvais d’une armée exercée à maintenir l’ordre sur des frontières, rectifiées s’il le fallait, mais sûres. Tout accroissement nouveau du vaste organisme impérial me semblait une excroissance maladive, un cancer, ou l’œdème d’une hydropisie dont nous finirions par mourir », songe le jeune Hadrien quand, jeune consul envoyé aux frontières, il se prépare encore à la toge impériale. Programme classique des conservateurs grecs ou romains partisans de l’empire immobile, résumé par le Socrate de La République de Platon (IV 423b) : on peut «  fixer la plus juste limite que nos magistrats doivent assigner à l’accroissement de l’État et à l’étendue de son territoire, après quoi ils renonceraient à toute annexion – quelle est cette limite ? demanda-t-il [= Adimante] – […] tant que l’agrandissement ne compromettra pas l’unité de l’État [polis], qu’on l’agrandisse, mais pas au-delà », répond Socrate. Hadrien passera son règne à rêver de cette « fixation », il lui consacrera même, en se contredisant, un fragment de limes érigé par lui au cœur de la « Bretagne », l’île qu’il vient de réunir à Rome comme dessinant l’extrême nord définitif de l’étendue impériale.

Or le même partisan mélancolique de l’impossible empire immobile passe son temps à le sillonner. « J’occupais à tour de rôle les palais des marchands d’Asie, les sages maisons grecques, les belles villas munies de bains et de calorifères des résidents romains de la Gaule, les huttes ou les fermes. La tente légère, l’architecture de toile et de cordes, était encore la préférée. » Puis vient l’aveu, la phrase clef, la bourde stratégique, la confidence fatale : « Le seul luxe était la vitesse et tout ce qui la favorise, les meilleurs chevaux, les voitures les mieux suspendues, les bagages les moins encombrants, les vêtements et les accessoires les mieux appropriés au climat. »

Encore une fois, on ne force pas le récit en donnant à ces lignes la valeur ironique et critique d’un anachronisme furtif mis discrètement par l’auteur dans la bouche de son personnage. La  vitesse qui réjouit le Romain vaut clin d’œil au lecteur : ce plaisir des bolides, nous le projetons avec M. Yourcenar comme une fiction intelligente sur la scène historique. Intelligente, car l’anachronisme ici risqué contient en réalité une thèse véritable – et sérieuse – sur la nature de la forme empire : si l’empereur, d’origine divine par future apothéose, vit en mobile dans un espace-temps immobile, il le menace d’une forte tension dans ses œuvres vives. Hadrien n’étant pas Napoléon, sa jouissance de l’accélération solitaire violente la cinétique collective de son espace-temps, non pas même pour le plaisir de la transgression héroïque, mais par hédonisme – par goût du luxe, de la dépense sensuelle et ostentatoire interdite à ses sujets. Comment ne pas penser au mot aigre mais profond du « prince immobile », à Talleyrand notant dans ses Mémoires : « L’histoire des hommes nous donne ce triste résultat : c’est que l’esprit de destruction accourt dans tous les lieux où les communications deviennent plus faciles. » L’époque du nihilisme de la vitesse vient de commencer.

Quant aux raisons de M. Yourcenar, un siècle après Talleyrand,  de marquer par ce trait subsidiaire l’erreur et la faute de son empereur philosophe, on les devine sans peine. Ne voit-elle pas, dès 1914, des continents entiers se confier au même plaisir incomparable, au même luxe de la vitesse, et pour tous ?

J.-L. Evard

mercredi 9 avril 2014

Maïdan azimut


Le 1er mars dernier, nous concluions notre Bulletin (« Le méridien de Maïdan ») sur un pronostic que d’aucuns auront pu juger excessif ou lugubre : l’Ukraine, disions-nous, rentre dans l’étau de la dette souveraine et de la réannexion par Moscou. Cinq semaines ont passé, la Crimée vient de repasser dans la main russe, et les préparatifs de pronunciamento et de sécession qui s’accélèrent à l’est du pays nous ramènent au même périlleux exercice de prospective : que réservent aux Ukrainiens et que nous réservent les jours qui viennent ? À l’évidence, l’objectif prioritaire des Russes consiste à rendre impossible la constitution, moyennant élections, d’un gouvernement ukrainien en bonne et due forme : elle entérinerait la chute du désormais fantoche Ianoukovytch – et à tirer tout le profit d’agitation possible de l’actuelle période transitoire. Mais à plus long terme ?

Avant d’exposer l’argument, un bref détour. Rappelons, pour mieux le comprendre, une règle stratégique cruciale énoncée en 1960 par l’Américain Thomas Schelling, un des premiers experts de la théorie des jeux appliquée au politique : « S’engager à sanctionner le dépassement de certaines limites par l’adversaire implique une définition précise de ces dernières sous peine de voir celui-ci tirer parti de cette incertitude pour éviter la mise à exécution de la menace » (Stratégie du conflit). Pour leur plus grande part, les calculs qui guident les initiatives russes face à Kiev (et désormais, sur un ton de menace non déguisée, face à plusieurs capitales des anciens satellites du système pansoviétique) mettent à profit l’axiome de Schelling : ni les États-Unis ni l’Europe des Vingt-Huit n’ayant signalé leurs intentions avec netteté, ils ont par là même donné à Moscou une sorte d’invisible carte blanche – blanche comme la neige des Jeux de Sotchi durant lesquels, à mots à peine couverts, s’est joué, entre autres, le sort de l’Ukraine. La dislocation qui la guette correspond au montant des investissements géopolitiques résolus par Poutine en vue du maintien de l’empire pour les décennies à venir : forte des effets européens du tournant asiatique des États-Unis (dès le début du premier mandat présidentiel d’Obama), forte sur son flanc germanique depuis l’entrée du tandem Schröder / Fischka au conseil d’administration de Gasprom, forte d’avoir sauvé le régime de Bachar el-Assad, la Russie entreprend maintenant de rendre à l’OTAN aussi la monnaie de sa pièce – en force, revenir sur ses marches occidentales, laver les humiliations répétées des années d’effondrement de la structure soviétique (voilà pour le passé récent), multiplier ces exercices en prévision des ressources de puissance bientôt nécessaires aux frontières mongole et chinoise, ainsi que, au sud-ouest, dans les zones maritimes où transite l’or noir.

Mais on manquerait à la précision en faisant de l’unité OTAN l’adversaire (« occidental » ou « atlantique ») de l’empire russe. L’OTAN, agrégat hybride de structures américaines de commandement à petit personnel européen, Moscou sait fort bien comment y enfoncer un coin, et s’y emploie en ce moment même : parce que l’Europe des Vingt-Huit est une zone de libre-échange, une construction mercantile et bancaire, non pas un acteur géopolitique, parce que l’affaire Snowden a rappelé que l’empire américain ne pense pas autrement et la traite en conséquence, parce que les manœuvres pour l’hégémonie impériale se déroulent dans un jeu à trois (USA, Chine, Russie) d’où l’Europe est non pas absente mais inexistante, la stratégie russe de restauration impériale peut s’afficher sans fard, et jouer maintenant tous les avantages tactiques du jour. Dans ce contexte, le réseau est-ouest des gazoducs transcontinentaux s’avère ce qu’il est aussi de fait : une redoutable arme de pouvoir écologique à très haut coefficient stratégique.

Pour mieux prévoir à moyen terme les prochains échelons du drame en cours si près de nos propres banlieues, on évitera donc de faire de l’histoire ancienne : de ressasser les lieux communs de la guerre froide et d’utiliser le schéma corrélatif, celui du duel des années 1950 et 1960 entre OTAN et Pacte de Varsovie. Car la Russie en 2014 ne s’oppose pas à l’Ouest comme si elle était encore l’URSS : la Russie s’est affiliée à une internationale d’un autre genre que le Komintern ou le Kominform, elle fait partie des BRICS, où elle cherche le leadership, et peut espérer l’obtenir. L’efficacité de la stratégie russe sur ses frontières européennes tient à cette polarisation géopolitique de date récente : elle y représente et joue la dynamique des BRICS, alors que l’Europe nage encore dans le XXe siècle et ne se pense que par référence traumatique à lui, y compris dans ses autojustifications idéologiques de paravent dressé contre le spectre d’une troisième guerre sur le continent, répétant ou renouvelant 1914 et 1939. En revanche, dans les manœuvres de grande stratégie triangulaire auxquelles se livrent les États-Unis, la Russie et la Chine, celles-ci, bien que rivales, jouent ensemble la carte BRICS, les États-Unis représentant à eux seuls l’ancien monde dont ils sont – mais comme Nouveau Monde, hémisphère atlantique augmenté de l’hémisphère pacifique en 1941 – l’héritier involontaire et, n’en doutons pas, peu sentimental. Autrement dit : dans le champ de la grande stratégie, celui de long terme, celui qui compte plus que tous les autres, non seulement l’Europe n’existe pas, mais de plus a-t-elle l’intention ferme et manifeste de ne pas compter. Pauvre Ukraine !

Loin des conceptions de Thomas Schelling mais proche de ses soucis spécifiques de citoyen d’une république impériale (et non d’un État-nation), un autre stratégiste américain, Edward Luttwak, définissait ainsi, en 1983, la « règle universelle de la stratégie » : « on ne peut se retirer unilatéralement de la compétition sans dommage, et l’on ne peut y participer sans y mettre le prix » (La Stratégie de l’impérialisme soviétique). Dans la position pire qu’inconfortable qui est la nôtre, celle du spectateur juché de guingois sur son strapontin mal vissé, mettons au moins à profit les jours qui viennent pour méditer notre nouvelle condition d’Européens enfants des conventions de Maastricht, de Nice et de Lisbonne.

J.-L. Evard, 9 avril 2014