samedi 29 novembre 2014

L'empire archipel




En décembre 1950, en pleine guerre de Corée, méditant la stratégie américaine que préoccupe son double engagement en Europe et en Asie, Raymond Aron note dans Le Figaro, à propos de l’adversaire soviétique : « À chaque point de la périphérie, l’Empire continental dispose de forces terrestres supérieures à celles que sont susceptibles d’engager les États-Unis qui, par rapport à la masse terrestre Europe-Asie, ont une position comparable à celle de la Grande-Bretagne naguère par rapport à l’Europe. » Projection géopolitique dont on reconnaît le principe et l’échelle ; Harold MacKinder les a portés le premier à ce degré de netteté doctrinale. Mais la différence politique et stratégique de la terre et de la mer a déjà une longue carrière, elle date des premiers temps de la monarchie universelle. L’idée sommeille chez les écrivains de l’Antiquité gréco-romaine, leurs collègues hébreux, bien placés eux aussi pour comprendre ce qu’« empire » veut dire, lui accordant au contraire la plus vive attention (le prophète Daniel, ou surtout, la tradition de Léviathan et Béhémoth qui thématise avec précision l’opposition de la terre et de la mer).

Elle connaît ses premiers développements systématiques au Moyen Âge, dans l’œuvre de Dante, en particulier dans le bref traité rédigé en latin entre 1310 et 1312, et qu’il a intitulé Monarchia. Guelfe partisan de l’autorité impériale – celle des Hohenstaufen passant les Alpes pour la recevoir consacrée par le pape et régner jusqu’en Sicile en successeur régulier des empereurs romains –, Dante a cherché à décliner les principes juridiques d’une telle constitution. Mais il a aussi vécu ce temps de fondation politique comme une exigence impérieuse de refondation, exigence sans doute obscure à ses propres yeux : il voit les cités italiennes se déchirer (la sienne l’exilera à vie), et, à l’horizon européen, l’autorité se disloquer entre son régime temporel et son régime spirituel. D’où son vif intérêt pour les conditions de possibilité matérielles, donc géographiques de la structure impériale qui le retient, démarche qu’il tente selon la recette de rigueur pour un homme du Moyen Âge : faire retour sur le modèle romain, le principat du « divin Monarque Auguste », la « Monarchie parfaite » (I, 17). Si « modèle » il y a, c’est d’abord dans la perspective d’une intégration des multiples pouvoirs locaux et rivaux dans une forme holistique : monarchique parce qu’unitaire et unifiant le genre humain, et impérial parce qu’instituant le monarque universel. Autorité monarchique parce qu’unitaire, impériale parce qu’universelle, universelle parce qu’étendue à la surface entière des terres habitées. « L’Empire consiste dans l’unité de la Monarchie universelle » (III, 10), et « seul l’Océan met une frontière à sa juridiction, alors que ce n’est point le cas des autres princes, dont les  territoires ont pour frontières des territoires étrangers » (I, 11). En toutes lettres, voici sous nos yeux l’acte de naissance du principe géopolitique et stratégique qui oriente tout empire.

         À première vue, Dante reprend ici l’argument utilisé par Virgile promu poète d’Auguste quand, après la victoire d’Actium, il célèbre la restauration de la paix jusqu’aux limites océaniques de l’empire (les Hespérides, au bord de l’Atlantique, et, vers l’Orient, les confins de la mer Noire et les contrées parthes). Et Virgile, à son tour, pour cause de propagande bien comprise, avait simplement ajouté valeur mythologique d’allégorie à un postulat stratégique bien plus ancien que lui, datant au moins de Polybe, le premier écrivain romain à voir dans la puissance romaine un système d’emprise sur une multitude de nations toutes reliées, par un port ou un fleuve, à la mer Méditerranée. La synthèse de Polybe – fin du IIIe siècle av. J.-C. – vint d’ailleurs à point pour sceller la victoire définitive de Rome sur Carthage, sa rivale maritime. Polybe expose, en préliminaire à son histoire romaine, la question génétique qui l’anime : reconstituer le processus qui mène à l’instance d’une hégémonie formalisée – SPQR, made in Rom – sur un vaste ensemble disparate d’ethnies jusque-là isolées les unes des autres. Le mare nostrum aiguise et cristallise déjà le conflit des stratèges. L’Océan, déjà, semble receler le point secret d’équilibre de ce « grand espace ».

Pourtant, de Polybe et Virgile à Dante, une modification décisive survient dans ce premier schéma géopolitique de la domination impériale. Ce que le poète florentin hérite du passé romain, c’est l’idée exclusive d’une étendue terrestre et maritime monopolisée – valeur toute spatiale, atteignant son maximum et son optimum quand l’étendue de ce pouvoir se confond avec celle de l’œcoumène, au bord de l’Océan, comme si l’empire universel était une île et ne s’accomplissait que sous cette forme géographique, révélation de son essence politique. Ce que Dante, quant à lui, ajoute à ce modèle virgilien, et qu’il tient de source chrétienne (augustinienne), c’est le rapport immanent de cet espace universel à une durée. La Monarchie universelle qu’est l’empire se distingue de la Cité de Dieu en ce qu’elle constitue une Monarchie « temporelle », « principat unique sur tous les êtres qui vivent dans le temps, ou bien parmi toutes choses et sur toutes choses que mesure le temps » (I, 2). La marque de fabrique chrétienne, et l’écart d’avec la source polybienne et virgilienne, se lit ici sans peine : ce que « mesure le temps » – la durée historique, donc – ne fait sens que par opposition à un au-delà de la durée, que désigne et dénote la figure de l’éternité (l’éternité augustinienne, qui doit un jour, au jour du Jugement, se substituer à la durée de l’existence historique – ou, peut-être, la prolonger, équivoque laissée en suspens par Augustin). Il n’est pas interdit, il est même prudent d’imaginer que Dante, à cet égard, joue sur le sens du « temporel » qu’il évoque : il l’entend, certes, dans le sens chrétien ordinaire du « siècle » domaine des choses profanes, mais il l’entend aussi, et c’est la nouveauté véritable de sa pensée, dans son sens physique de « durée », expérience du temps vivant et irréversible des générations humaines. Indice certain de ce détournement audacieux, de cette « sécularisation » des figures apocalyptiques du Jugement : l’empire idéal doit apporter bonheur et liberté ici-bas, il préfigure dès maintenant l’au-delà. Frère Campanella, dans sa Monarchie du Messie (elle aussi insulaire), ne raisonnera pas autrement – et croupira de longues années dans les geôles dominicaines.

De ce fait, les pouvoirs que Dante prévoit de réserver au Monarque universel maître de l’empire ne se limitent pas, comme chez son maître Virgile, à l’occupation de l’espace conquis ou colonisé (le modèle romain réel répétant d’ailleurs son propre modèle mythologique, la préhistoire troyenne de la Ville). L’empire idéal de Dante se fonde aussi et tout autant sur la maîtrise anticipée de la durée, fonction essentielle de l’autorité comme l’était, aux yeux de Virgile, la restauration augustéenne d’un « âge d’or ». La temporalité, dans la fonction espace-temps de l’empire, change ainsi de régime et de nature : fictive et mythologique chez Virgile, elle devient empirique et historique chez Dante. Le temps linéaire de la patristique et de ses lecteurs médiévaux a bel et bien transformé l’espace du pouvoir, et même dissocié le temporel du spirituel au-delà de leurs propres intentions puisque l’axe du temps, chez Dante (mais Machiavel mettra avec ardeur la leçon à profit), sert de légitimation explicite à un appareil de pouvoir séculier – les Hohenstaufen en Italie – détaché de l’Église, au risque lourd de l’excommunication durant toute la Querelle des investitures, et au risque de la révolution dès la révolution anglaise sœur jumelle de la Réformation germanique.

On ne force donc pas le sens du texte en y écoutant les préludes d’une question athéologique posée par Dante en langage théologique. À l’empereur, le monarque universel par lui institué responsable de la durée de l’existence humaine dans sa plénitude profane, il incombe d’y veiller comme à une valeur qui peut et doit se suffire à elle-même, hors le souci d’éternité puisqu’aucune durée humaine, suggère Dante, ne se mesurera jamais à l’aune de la fin des temps. Dans le langage théologique d’Augustin, c’est ainsi l’hypothèque eschatologique que Dante expulse sans ambiguïté hors de la pensée du politique. Dans le temps abstrait et toujours retardé de la fin des temps fait irruption la durée concrète du Maintenant, source vive d’une condition historique où les générations se découvrent solidaires. Solidaires d’un temps ouvert et créateur plutôt qu’héritières d’un temps répétitif et cyclique ou du péché originel. D’où les accents d’enthousiasme intempestif que Dante laisse percer à l’idée de ce renouvellement du monde, celle d’une « humanité entière ordonnée dans son innombrable multitude » (I, 2), voire celle du bonheur dû à notre liberté : « par lui nous sommes heureux ici-bas en tant qu’hommes et nous serons heureux là-haut comme des dieux » (I, 12 – texte qui va jusqu’au détournement fier et insolent du fameux sicut dei de la Genèse, Gn 3, 5).

D’où aussi la métamorphose que Dante fait subir à son modèle géopolitique premier. La « Monarchie parfaite » des origines régnait sur une île : sous l’empire qui réunit toutes les sociétés humaines, elle touchait aux eaux qui l‘enserrent de tous côtés (et imite la forme sphérique du monde qui l’entoure). Mais depuis la chute de cette Monarchie exemplaire : « Ô genre humain, par combien de tempêtes et de catastrophes, par combien de naufrages dois-tu être ballotté, tandis que, transformé en un monstre aux multiples têtes, tu déploies tes efforts stériles ! » (I, 16). Voici l’île bienheureuse devenue vaisseau en perdition, hydre, Bête. Comment ne pas penser à Ratzel ! En 1897, dans sa Géographie politique, lui aussi imagine l’île de l’empire échouée en épave : « L’Angleterre possède des milliers d’îles, et c’est à partir d’îles qu’elle domine de vastes étendues maritimes et continentales. Certaines, comme Sainte-Hélène et Ascension, peuvent être assimilées à des vaisseaux échoués. » D’une métaphore marine à l’autre, on pilote autrement, la durée a fait irruption, chassé l’âge d’or et l’éternité, libéré l’imprévisible, la Fortune, le jeu des volontés, l’énigme du désir. Naissance d’un espace-temps. Renaissance et blessure du politique.

J.-L. Evard


jeudi 27 novembre 2014

Méditation quantique (5)

On ne peut guère penser l’exploration de la sphère terrestre par les grands découvreurs sans celle des sphères célestes par les astronomes leurs contemporains. Les deux genres d’expédition, l’outre-mer et l’outre-ciel se complétaient, ce qui, en peu de temps, leur donne leur assiette : les Européens de la même génération s’assurèrent aussi bien de la forme de la Terre et du principe géographique de l’insularité des continents que de son orbite concentrique à celle d’autres planètes en révolution héliocentrique. En quelques dizaines d’années, ils avaient changé d’image du monde, mutation qui en déclenche d’autres tout aussi décisives, à commencer par l’essor soudain des sciences expérimentales de la nature et par l’autorité qui leur revient peu à peu, aux dépens de la tradition et de la transmission dogmatiques.
L’âge électrique et électronique où nous vivons depuis plus d’un siècle n’a pas moindre portée, ses conséquences non plus – mais nous commençons tout juste à les mesurer, à saisir leurs corrélations. Les deux grandes secousses, celle du XVIe et celle du XXe siècle, se ressemblent pourtant par un trait bien fait pour ne laisser personne en repos : elles soumettent notre existence à une instabilité grandissante. Avec la réforme copernicienne de l’espace-temps, qui permet la maîtrise des surfaces transocéaniques (compas et horloge nautique), nous ancrions la Terre à l’industrie du transport et nous commencions de l’habiter et de la coloniser tout autrement : il nous plut de la parcourir et sillonner autant que de nous y enraciner. Avec l’industrialisation de l’énergie électrique (onde qui sert d’interface et d’information aux solides et aux fluides du vivant, quelle qu’en soit l’échelle de grandeur), nous réaménageons notre biotope en un réseau de transmission.
Du néolithique d’où nous venons à l’électronique où nous allons, comment ne pas reconnaître la figure du mouvement d’ensemble, sa direction ? Parti d’une surface immense, sauvage, non mesurable, l’homo sapiens se reproduit désormais entre des interfaces d’espace-temps, où compte de moins en moins Gaia, la planète Terre des débuts, et de plus en plus le multivers amorphe, les horizons illimités et simulés découverts par la physique relativiste et quantique, cette science royale des pratiques et flux de la transmission qui détrône les sciences de l’habitat et celles du transport. Direction, dis-je – mais aussi : pulsion, compulsion – orientations faites de dérivations, réflexion faite d’inattention.
D’une mutation à l’autre, en dépit des discontinuités par elles introduites dans l’évolution anthropologique, des similitudes fortes autorisent donc à conjecturer, en rétrospective longue, une orientation – et, dans cette orientation corrigée par réorientations successives, une constante, repérable à partir de ses deux valeurs extrêmes : l’espace-temps néolithique, celui de l’habitat (village et sépulture), cultive l’immobilité avant tout autre genre de vie – tandis que l’espace-temps électronique, à l’inverse, investit toutes les possibilités de vie mobile (disons même « hyper-mobile », pour marquer combien la mobilité procurée par l’industrialisation du transport s’est renforcée et modifiée avec celle de la transmission). Et pourtant, la comparaison même invite à ne pas s’arrêter à ces apparences : la tendance unitaire qu’elle donne à voir en passe aussi, et tout autant, par une discontinuité. Le bon sens des physiciens commande ici de se demander en quoi se traduit toute l’inertie engendrée – Newton oblige – par les accélérations successives du transport et de la transmission. (Ou bien, hypothèse inverse, entropique : hors accélération et inertie, quelque chose d’incalculable se dissipe-t-il sans retour loin des surfaces du transport et des interfaces de la transmission ?)
Dans le cas de l’accélération du transport, on cherchera la réponse dans l’ensemble des techniques de massification apparues avec ces industries de la mobilisation permanente puis totale – et ce pour une raison élémentaire : si des masses commencent à se transporter plus vite sur des surfaces plus étendues, elles produisent des énergies centrifuges, inconnues puisque inapparentes dans l’univers centripète de la vie immobile. L’ensemble des techniques politiques de pondération de cette vitesse centrifuge frappe toutes les humanités : elle décentre l’homme de ses foyers traditionnels, et pas seulement l’homme noir africain déporté aux Amériques par le commerce triangulaire, mais aussi le paysan des campagnes anglaises, flamandes ou badoises jeté dans l’exode et l’exil par la misère qui assiège la glèbe toujours trop lente. Elle dessine le type pyramidal d’autorité et d’anarchie décrit, par exemple, par Bertrand de Jouvenel (Du pouvoir : histoire naturelle de sa croissance, paru en 1945). La croissance du pouvoir – genèse de l’État absolutiste, militarisation et bureaucratisation du travail d’échelle industrielle, gestion statistique de l’impôt, de la démographie, de la banque, de la mutualisation saint-simonienne des biens jugés utiles, hypertrophies du bien proche et tout prochain univers concentrationnaire –, cette intégrale caractérise en effet la réponse des pouvoirs aux nécessités toutes nouvelles du transport planétaire généralisé et de la déstabilisation fondamentale qu’il déclenche : l’art de l’administration statistique, autrement dit la science des probabilités, entend limiter l’instabilité générique d’un monde en déplacement moteur incessant. L’intelligence statistique du mouvement croissant des transports émerge en même temps que les masses, et comme moyen terme entre leur valeur autoritaire de peuple et leur valeur anarchique de foule : le principe statistique de la sécurité collective et de ses accidents (ferroviaires, par exemple) conceptualise le coût normal, « marginal », de cette institutionnalisation des grands appareils de pouvoir à l’époque de l’accélération des transports. Cette seconde érection pyramidale et occidentale du pouvoir dit absolu se produit à l’image de la première : le despotisme dit oriental avait déjà réussi à massifier et à asservir les foules au service de l’économie hydraulique qui industrialisait l’agriculture. Mais il les immobilisait, les cloîtrait, le long d’un fleuve ou au-dedans d’une grande Muraille. Au nom de l’émancipation, ou du progrès, notre puissance de massification statistique les a libérées : mobilisées, et maintenues telles, y compris quand elle déraille et délire dans la panique totalitaire.
Du moins jusqu’à l’’heure de la révolution électronique, qui relance l’accélération antérieure, mais dont les fins véritables ne se confondent pas, loin de là, avec celles, cinétiques, de la motricité propre à la révolution thermo-industrielle. Raisonnons un instant par exagération productive : transmettre des signaux à la vitesse dite absolue du flux de photons devrait, à la limite, dispenser de se transporter (et de charrier nos biens avec nous). Or l’inverse se produit sous nos yeux : bien que l’échange électronique de messages rende ou puisse rendre superflus le messager et ses parcours, la pulsion de transport, pour le dire ainsi, ne se tarit pas, l’homo viator de Gabriel Marcel a détrôné l’homme au viatique de naguère. Bien au contraire, sa frénésie semble stimulée par l’âge électronique – il suffit, pour s’en convaincre, de pratiquer la démographie qualitative des flux migratoires (contraints, touristiques ou scolaires) ou de fréquenter les urbanistes – qui ne modélisent plus des communautés urbaines, mais des terminaux : des interfaces provisoires entre des réseaux toujours en chantier. L’hyper-mobilité brownienne des simulations quantiques remonte désormais des laboratoires de physique, son premier foyer d’apparition élitaire, vers le monde visible et commun des « branchés » en addiction permanente au déracinement sublimé, divulgué et vulgaire.
Comment les appareils de pouvoir pyramidal de la première ou de la seconde génération pourraient-ils se convertir à cette nouvelle mutation ? Il leur faut décider face à un impondérable… massif : l’hyper-mobilité induite, dans un premier temps, par l’espace-temps du simultané électronique universel signifie-t-elle une accélération de plus ? et, ce cas échéant, comment se concrète la plus-value d’inertie qui fait, en bonne règle newtonienne, sa conséquence inéluctable ? La réponse change selon le métier qui la donne : les architectes et leurs maîtres fuient dans la verticale des tours géantes qui éloignent des surfaces d’entassement, l’industrie du loisir nous reconvertit à la jet society pour tous, qui n’habite plus nulle part puisque partout. Quant à l’État proprement dit, il se replie. Stato, état, l’État, to stay, stehen : comment résister quand on s’imagine fait pour tenir, se tenir, faire tenir ? L’empire de la simultanéité électronique généralisée appelle donc la mise à mort de l’État – à elle se résume le programme politique et théologique de la révolution électronique en cours. Politique, car il y faudra des arguments d’autorité de logique juridique – une légalité. Théologique, car le to stay et le stato de l’État indiquait son rapport intime avec l’éternité, celle de Pharaon ou celle des églises – une légitimité. Passant, avec l’électronique, de l’éternité à la simultanéité, nous ne pouvons pas ne pas changer de religion et de gnose.
J.-L. Evard

lundi 24 novembre 2014

Jérusalem des astres (2)

Donner à une époque le nom d’une ville pour en fixer le leitmotiv, l’esprit du temps, ce jeu se joue depuis des siècles. Pour élire Paris capitale du XIXe siècle, Baudelaire et Benjamin exercent en poètes la prérogative antique des fondateurs d’empire baptisant une cité éponyme quand ils ont choisi la colline inspirée siège de leur majesté et de leur postérité. Ce jeu de la fondation d’un espace-temps collectif rentre dans la catégorie des jeux sérieux, politiques autant que poétiques ; il admet des variantes, leur règle servant la fonction symbolique que nourrit l’imaginaire historique. Ainsi, plutôt que d’attribuer à une époque sa ville emblème, on peut se demander à l’inverse quelles époques se reconnaissent dans une seule et même ville. Variante d’autant plus séduisante pour l’esprit qu’elle répond à sa volonté de s’enrichir en se jouant de l’espace-temps : ici, au lieu de chercher un lieu pour un temps, il recherche par réciproque un temps, ou plusieurs, pour un même lieu. Comment déclinerait-il mieux les interactions de l’espace et du temps propres à tout espace-temps ?
Pour des raisons évidentes, Jérusalem, plus encore que Rome, se prête à ce jeu sérieux de la fondation géopolitique car elle sert d’archive et d’écrin à trois époques. Tour à tour, elle fut une ville nationale (davidienne), capitale et sanctuaire éminent des douze puis deux tribus du peuple juif entre le Premier et le Second Temple ; une ville internationale, ou multinationale, qui végète dans sa gloire de sépulcre et de haut-lieu de la Rédemption, blason théologique et monnaie diplomatique des différents plans de monarchie universelle. Au début du XXe siècle, Jérusalem devient une ville transnationale : Londres en chasse le Turc et l’empire ottoman, mais pour y laisser sévir, au nom d’un mandat international de complaisance, une anarchie qui ne dit pas son nom et n’en dévaste pas moins la ville et la région vite transformées en champ mal clos du conflit judéo-arabe, dès les premières émeutes pogromistes de 1929 et de 1936. Transnationale, Jérusalem le reste à plus forte raison au moment de la proclamation de l’État d’Israël : ville clivée en deux souverainetés nationales et plusieurs légitimités théologiques.
Des trois fonctions géopolitiques distinctes assumées par Jérusalem, aucune ne se sépare tout à fait des deux autres. Elles se chevauchent, elles interfèrent, elles n’en doivent pas moins se composer entre elles, comme le doivent toujours et partout des époques appelées à en passer par le même lieu et à se rejoindre en une seule et même durée – un singulier complexe d’espace-temps hors sol et sans calendrier bien que concentré sur sa puissance de méridien géopolitique de l’histoire universelle. Comprendre pourquoi, cela revient à approcher de plus près la complexion de Jérusalem et ses divers  agencements au fil du temps : ils ne cessent d’agir les uns sur les autres. Ce que dit la formule bien frappée, genius loci, s’applique au mieux à la Ville phare des nations – même à elle et sans doute à elle surtout. On se place donc dans la perspective idoine en se donnant Jérusalem comme un espace-temps clef de bien d’autres : la capitale de trois âges de l’humanité (national, international et transnational) a charge d’un signe d’histoire d’intensité exceptionnelle. Il n’y va pas que d’une allégorie : il y va aussi d’une donnée d’espace-temps. L’allégorie ne fait même que la figurer, comme on met en figures le moment invisible et inhérent de tout espace-temps.
Les trois âges de Jérusalem se chevauchent parce qu’ils scandent trois époques politiques parlant chacune un langage théologico-politique adressé aux nations du genre humain. Car même l’époque transnationale commençant pour la Ville il y a un siècle ne vaut, certes, que par renouvellement des pactes entre nations des deux autres époques. Le Psalmiste de la brève monarchie davidienne appelait les soixante-dix nations du monde à se ranger en cercle autour du Temple. Première perspective d’une théocratie universelle, qui, à la deuxième époque, se répète à plus vaste échelle quand Jérusalem, même après les huit croisades, reste l’emblème international de l’évangélisation paulinienne des peuples que se disputent et se partagent les églises – à la frontière de l’islam ou sous son empire. Même énigme enchevêtrée pour Jérusalem du troisième âge : le projet sioniste originaire d’une judéité sécularisée et rassemblée sur les lieux laïcisés de son passé aura fait long feu, Jérusalem israélienne refait de nos jours son plein de passions théologiques et retrouve ainsi son moment typique de contretemps de l’histoire universelle (premier contretemps : la destruction romaine du Temple puis de la ville ; deuxième contretemps : le décentrement paulinien, la fondation romaine de fédération catholique des communautés chrétiennes.)
Mais Jérusalem ne porte aujourd’hui en elle ces trois âges historiques que d’avoir repris récemment son titre de capitale, capitale, cette fois, de l’État hébreu fondé en juin 1948. Fondation inachevée, fondation toujours en cours, fondation en suspens puisque cet État, à la lettre même du Judenstaat d’un de ses premiers concepteurs, Herzl, ne sait pas, ne sait toujours pas s’il doit se définir comme État juif ou comme État des Juifs. Il ne le saura jamais, il ne pourra jamais en décider, sa fondation restera donc inaccomplie – quoiqu’elle survienne dans les lieux qu’il aura destinés à une nouvelle page de l’histoire des Juifs, en vue de les préserver de la détestation anti-judaïque et antisémite. Or l’indécision constitutive de l’identité définie par le Judenstaat de Herzl et Weizmann ne résulte pas, on s’en doute, de quelque esquive juridique due à l’improvisation : elle a ses racines véritables dans la condition juive, dans la permanence et les mutations de l’homme juif en ses trois époques. Elle ne pouvait pas ne pas se marquer en creux dans les lois organiques du nouvel État, qui n’a pas de constitution, particularité si particulière qu’elle opère en même temps sur trois plans différents : elle aménage avec opportunité les relations d’Israël avec la diaspora juive, elle dévaste les relations entre Juifs et Arabes, elle sert, malgré elle, de terrain d’expérience au nouveau mode transnational de rapports entre les peuples du nouveau monde historique apparu entre les deux guerres mondiales.
Mais à quoi tient, en langage non pas théologique mais géopolitique, cette essentielle relativité ternaire du national, de l’international et du transnational ? L’époque des nations avait marqué leur affirmation face aux empires universels de l’Antiquité, et c’est bien sûr dans le symbole mémoriel et fondateur de l’Exode que les Juifs auront dessiné pour eux-mêmes et pour toutes les nations la forme nationale de l’ethnie en butte aux empires et, par opposition à leur loi, se donnant ses lois (prophétie de Daniel). L’âge international généralise cette relation de conflit et de polarisation entre les nations et les empires : égalité des nations de l’œcoumène élargi aux Nouveaux Mondes, mais aussi fédération des nations sous l’autorité de souverains prétendants à la monarchie universelle héritière de son modèle romain. L’âge transnational fait donc entendre une question sans précédent dans l’histoire des nations et des empires : après la fin des plans de monarchie universelle dans le désastre de deux guerres mondiales, que reste-t-il des nations, elles qui jusqu’à maintenant n’avaient trouvé d’identité que dans leur rejet de la forme empire ? Que signifie « nation », non plus face à la forme empire désormais caduque, mais face aux grandes puissances qui lui ont succédé ?
Cette question fait notre ordre du jour, le cahier de nos charges, et c’est à Jérusalem qu’elle se pose avec le plus d’acuité et de complexité. Car, en durée longue, le peuple juif, qui n’a jamais fondé d’empire, ne connaît guère de l’existence nationale que son mode diasporique – fondant autour de la ville de Jérusalem une nation neuve, il se maintient pourtant dans la dispersion diasporique de toujours. Les dures épreuves de la fondation interminable de l’État d’Israël prolongent donc, sous les conditions toutes nouvelles de l’âge transnational, une expérience plus qu’ancienne. Encore faut-il savoir la reconnaître pour ne pas devoir la subir.
J.-L. Evard

jeudi 20 novembre 2014

Jérusalem des astres (1)


À Paris, dans quelques jours, les députés de l’Assemblée nationale débattront de la « reconnaissance de l’État palestinien ». On ne voit pas pourquoi les parlementaires français s’interdiraient le pas où les ont précédés, ces dernières semaines, leurs collègues de Suède et de Grande-Bretagne. On voit moins, en revanche, ce qu’ils en attendent puisque ces hors-d’œuvre diplomatiques d’une future souveraineté fantoche coïncident avec un autre tournant du conflit, les premières notes d’une forme de guerre féroce qui signale que, là-bas, la désorientation géopolitique s’accélère. Car l’initiative suédoise et ses remake ne se produisent pas à n’importe quel moment, ils succèdent à la phase des négociations pro forma qu’Israéliens et Palestiniens avaient feint encore de mener, au début de l’automne, et qu’ils ont suspendues sine die, quand John Kerry s’esquiva, pour ne plus revenir. Exit la Maison Blanche, les premières attaques à l’arme de poing et à la voiture bélier, jusque dans Tel Aviv, auront pointé le sens de cette brève pause  dans le drame en vrille : la fin des simulacres de négociation aggrave le discrédit des deux directions palestiniennes auprès de leurs bases respectives, ouvre la voie à des activismes peu ou pas encadrés (s’attaquant à la foule, plutôt qu’à la ferme, au village ou au camp, comme, mis à feu de Gaza ou du Liban, les missiles décochés à la masse) – tandis que, du côté israélien, où se profilent déjà des mesures d’état d’urgence, le raisonnement omni-sécuritaire, qui n’est pas un raisonnement stratégique mais son contraire, investit et annule le très peu qui restait de marge de manœuvre géopolitique. C’est de cette situation qu’il faut partir pour comprendre le reste ; et d’abord pour comprendre comment le double langage conduit, là-bas, à une telle paralysie stratégique des deux côtés du conflit et, ici, à l’hypocrisie post-démocratique de la « reconnaissance » non pas seulement d’une non-existence de fait, mais encore d’une impossibilité de fait et de droit (son nom ? l’État palestinien).

Petite hypocrisie cachée dans une grande puisque la perspective d’un État palestinien mitoyen d’Israël, avec Jérusalem pour capitale, défie le bon sens, même le plus fruste. Israël ne « rendra » jamais la moitié arabe de Jérusalem enlevée de haute lutte à la Jordanie en 1967 : non pas seulement pour des raisons « nationales », et même pas au nom d’un quelconque belliqueux et inavouable « droit de conquête », mais aussi, mais surtout parce que, par définition et par nature, une capitale divisée n’en est pas une, ni là-bas, ni ailleurs. Ni pour les Israéliens ni pour les Palestiniens. Première escroquerie du double langage : alléguer une impossibilité, et l’alléguer comme étant une condition de… possibilité – comme la condition de possibilité d’un futur État palestinien. À partir de cette vieille hypocrisie maximale et initiale (dans sa lettre, elle remonte au moins à l’époque des accords d’Oslo, dans son esprit elle date des premières années du Fatah et du Hamas, et même des années du mandat britannique, des dix dernières du moins), à partir de cette bien vieille hypocrisie maximale et initiale léguée en 1946-48 par Londres aux Nations Unies, la kyrielle des petites hypocrisies paralysantes n’aura cessé d’ajouter son poids mort, sa masse toxique, sa nuisance de corps contre-nature à la première incongruité d’une capitale pour deux États, d’une Jérusalem retoquée à la berlinoise (le Berlin de la Guerre froide, la violence d’une ligne de démarcation à potentiel nucléaire).

Là opère en profondeur la faute politique irréparable, agissant sur toutes les parties comme une bombe à fragmentation et à retardement. Car une fois commise, une fois osée, une fois admise, une telle faute politique et stratégique doit à tout prix rester cachée sous le manteau, afin qu’elle ne déconsidère pas ceux qui, en leur temps, en prirent le risque mou et inglorieux, sachant bien qu’avec une telle recette contre-nature ils renverraient aux calendes grecques toute possible résolution du conflit israélo-palestinien. On ne négocie, n’est-ce pas, que sur du négociable. Jérusalem ne l’est pas, ne peut pas l’être. L’époque de la « question d’Orient », durant laquelle cette Ville des villes servait aux empires chrétiens et ottoman de monnaie d’échange à teneur variable ou frelatée, cette époque est révolue – depuis que les empires et les nationalités ont disparu, cédé la place aux grandes puissances et aux guérillas.

Israël peut se retirer – dès demain – des « territoires occupés », Israël ne peut pas se retirer de la ville arabe. Là-bas, toute future action géopolitique raisonnable doit partir de ces deux propositions, l’une positive, l’autre négative : elles commandent le reste, elles ont valeur de paramètres et d’invariants. Jérusalem n’est d’ailleurs devenue le foyer principal et symbolique du conflit israélo-palestinien qu’en 1988, mais à l’insu de l’opinion et quarante ans seulement après la fondation de l’État hébreu : du jour où la monarchie hachémite, sous la pression d’une partie de ses notables cisjordaniens, renonça à ses anciennes possessions, et déclara officiellement se désintéresser à jamais de cette ancienne partie du royaume, y compris de la mosquée al-Aqsa et de ses précieuses significations théocratiques. Ce jour-là, la Cisjordanie conquise par Tsahal en 1967 se transforma en un fardeau pis que lourd pour Israël : surgissent les « territoires occupés », et avec eux le statut d’« occupant », qui peu à peu prive l’État hébreu de sa gloire d’État restauré pour une nationalité en exil et place l’ensemble de la perspective sioniste historique en contradiction frontale avec ses origines –  mais non sans rapprocher le sionisme religieux de ses buts, Eretz Israel, le « Grand Israël » biblique. Ironie amère : c’est en consommant en 1988 la perte des territoires acquis par elle en 1922 que la dynastie hachémite fait à Israël la pire des concessions : « occupés », ces territoires ont d’abord pour fonction de signaler qu’aucune frontière validée ne les limite. Fonction négative, mère de tous les dangers. Car fonder un État c’est d’abord tracer son limes, sa frontière, le dire souverain ne pouvant s’autoriser que de cet acte.

Vide géopolitique mortel auquel visiblement pensait Ariel Sharon, alors ministre de la Défense, quand il déclarait, en octobre 1981: « Je pense que le point de départ d’une solution des problèmes des Palestiniens est d’établir un État palestinien dans cette partie de la Palestine qui a été séparée de ce qui devait devenir Israël en 1922 et qui est  maintenant la Jordanie. » De manière significative, ce militaire et politique du Likoud réalisera bien plus tard son projet, mais de l’autre côté de la non-frontière, sous la forme caricaturale de l’évacuation de l’enclave ex-égyptienne de Gaza, et prêtant alors le dos à un procès en impréparation qui équivalait à lui refuser le bénéfice géopolitique de la mesure (car elle avait pour modèle illustre le précédent de Begin et du Sinaï rendu à Sadate). Depuis ce demi-échec par improvisation, et qui avait voulu passer pour l’amorce annoncée d’une réorientation de la doctrine territoriale d’Israël en Judée-Samarie aussi, les séquences de colonisation intensive ont mis un terme définitif à cette lucidité. Comme si, peu avant sa mort et trop tard pourtant, Sharon s’était rallié aux recommandations du plan Allon (du nom de son auteur le député travailliste israélien), des années 1968-70 : « […] pour des raisons diplomatiques et surtout démographiques (ne pas mettre en cause le caractère juif de l’État d’Israël) il est indispensable de retenir le principe d’une rétrocession de la Cisjordanie et de Gaza » (cité d’après A. Dieckhoff, Les Espaces d’Israël, 1987).

 La sanction diabolique d’une logique d’expédients à répétition a fini par régir l’ensemble de la contrée : la capitale (impossible) se ceinture d’une frontière provisoire et ambulante. Lorsqu’un diplomate et historien comme Élie Barnavi déclare ne plus voir qu’une solution au conflit, « le retrait unilatéral sur des frontières dont seul Israël dessinait les contours – sans doute en épousant le tracé du mur de séparation » (Le Débat 182, nov.-déc. 2014), il ne convient pas seulement de l’immobilité instable et limite du dispositif d’espace-temps, il évoque surtout à demi-mots, et en sens inverse, la dynamique par inertie qui s’impose à l’ensemble du champ géopolitique : qui assiège qui ? L’initiative géopolitique ira à celui-là seul qui en décidera et voudra savoir ce qu’il veut – à celui qui répartira les rôles sans lesquels il n’y a pas de positions et rien que des postures, donc pas de mouvement et rien que des manœuvres, et par conséquent pas de résolution, rien que des intentions, et toujours dilatoires.

Dans le sillage de la première grande hypocrisie géopolitique de la capitale impossible, à la suite de cette première boucle de nœud gordien se sont engouffrées, accumulées, enchaînées toutes les hypocrisies annexes, comme obéissant à la loi de quelque synergie perverse mue avec une régularité mécanique. Or le conflit israélo-arabe ne matérialise pas seulement un XXe siècle qui ne veut ni ne peut finir, pas seulement les effets cumulés et retardés de la politique arabe de Balfour et Jabotinski, il anticipe en même temps sur un XXIe siècle qu’il n’intéresse pas. Car le XXe siècle voulait encore maîtriser l’espace et les étendues qu’il avait hérités de l’époque des empires et des surfaces, alors que le XXIe siècle s’en retire et se tourne vers la maîtrise et la contraction des durées et des interfaces (à suivre).

J.-L. Evard

lundi 17 novembre 2014

Retours sur la Grande Guerre (14) : l'après-guerre à répétition


I
Qui se flatte qu’il y a des philosophies de l’histoire caracole volontiers à travers les époques, ou les traverse à bride abattue. Nous répétons : « La Guerre de Trente ans », pour évoquer la guerre européenne qui commence en 1914 et s’achève comme guerre mondiale en 1945 pour céder la place, jusqu’en 1990, à la Guerre froide. Nous avons l’analogie facile, rapide, ce pli de lieu commun vient de loin. Il nous coûte plus qu’il ne nous sert : nous écrivons l’histoire à notre image, et ni plus ni moins intelligible qu’au premier jour elle nous le rend bien, la commodité nous vaut peut-être la berlue. Son sens, s’il en était un, s’ébauche dans les rapprochements et les parallèles qui, dans les événements, construisent des séries, et dans ces séries, les catégories de causes et d’effets sans lesquelles l’orientation de nos actes finirait par nous échapper. Nous nous assurons ainsi de leur visibilité, mais c’est en les conservant dans la lumière froide, dans le formol des mythes et de leur imagerie d’Épinal.
Encore faut-il aussi gager que plus dure un conflit, plus il ameute de causes et de partis, et plus diminue l’espoir d’en donner un jour quelque idée intelligible et bien consistante. Dans le cas de la Guerre de Trente ans n° 2, et pour s’en tenir à la fonction analogique qu’elle remplit dès les débuts de sa mise en circulation, tantôt comme référence littérale aux années 1618-1648 que conclut le Traité de Westphalie, tantôt comme référence générique à la « guerre civile européenne » : dans les deux cas, elle entre dans le langage conventionnel des diplomates et des historiens dès l’hiver 1918-1919. Elle reçoit son habilitation définitive en décembre 1919, quand paraît un livre qui, en  quelques semaines, cristallisera les passions, en Europe et aux États-Unis : Les Conséquences économiques de la paix, de John M. Keynes. Négociateur du Trésor britannique à la Conférence de la paix, il vient de démissionner de ses fonctions ; avec ce brûlot il rend public son différend avec le Cabinet de Lloyd George et règle ses comptes en librairie.
Keynes s’y distingue aussi par son énergie de polémiste amateur du style relevé : à l’image fort peu nationaliste de la « guerre civile européenne », récurrente dès les premières pages, il donne, bien avant les historiens des années 1960 et leur suite, un impact qu’elle gardera, non seulement de par ses prestiges auprès de l’opinion, mais aussi parce qu’elle lui sert d’arme rhétorique pour défier des décideurs dont il déteste la politique mais respecte la carrure (Clemenceau surtout). La veine des grands mémorialistes d’Ancien Régime inspire encore cette prose quand bien même son auteur y argumente en moderniste de l’économie de libre-échange réformée en politique de réparation des dommages de guerre. En France, Keynes trouvera au moins deux contradicteurs de talent égal au sien : quelques mois après la parution de son essai, Jacques Bainville, aux éditions de l’Action Française dont, avec Maurras, il est la tête pensante, publie Les Conséquences politiques de la paix. En 1946, Raymond Aron, dans la collection qu’il dirige aux éditions Gallimard, publie (et préface) La Paix calomniée ou les conséquences économiques de monsieur Keynes, dont l’auteur, Étienne Mantoux, neveu du diplomate secrétaire des négociations de Versailles en 1919-1920, est mort au combat en avril 1945. Mantoux fait réplique, et minutieuse, aux thèses économiques et politiques de Keynes. En bon connaisseur du différend entre les deux écoles, Aron, pour faire apprécier et la consistance de son argument et sa propre adhésion, ajoutera que Bainville aussi avait eu raison contre Keynes. (Qu’en revenant sur le premier après-guerre Aron libéral se sente, au début du second, si proche de Bainville monarchiste n’est pas la moins savoureuse des chausse-trapes de la séquence ici envisagée : la Guerre de Trente ans n° 2 oppose des usages différents du même stéréotype historique, mais peut rapprocher des adversaires idéologiques.)
Ces quatre textes ne parcourent pas seulement les deux guerres mondiales comme les variantes analogiques d’une même Grande Guerre : guerre européenne et « civile » étendue à l’Amérique et à la Russie, l’analogie consistant tout d’abord à représenter la guerre entre empires et États d’Europe comme une guerre intestine. Mais cette première analogie, qui comme toute analogie ne vaut que par raccourci, en introduit une seconde, plus risquée encore : le rapprochement avec la guerre du Péloponnèse, à travers Thucydide (ou, chez Mantoux, avec les guerres puniques). En deux métaphores ou deux condensations figurales, on passe ainsi du « monde » grec au « monde » européen, et du « monde » européen, au « monde » euraméricain et au « monde » eurasiatique. La Grande Guerre de référence renvoie ainsi à son tour à une Grande Guerre de toujours, la plus Grande, qui est la plus récente, à la plus Ancienne – selon le principe de la mise en abîme, du renvoi à l’infini, comme le lecteur de Thucydide retrouvant sur les frises du Parthénon des Grecs, qui sont des Titans ou des Lapithes, combattant entre eux comme Sparte et Athènes. Grec, européen, américain, ces mondes à la fois historiques et mythologiques, qu’ont-ils donc de commun qui autorise l’imaginaire – ou le force – à les assembler en dépit de leur disparité ? Sans doute ce trait typologique-ci, avant tout autre : tous ces mondes voient des empires s’opposer, et ces empires prendre la tête de coalitions rassemblant des nations et des nationalités.  Or, nous les récepteurs de ces chaînes métaphoriques anciennes mais vivaces, quel usage pouvons-nous nous en accorder, si du moins nous voulons que notre pensée reste maîtresse des figures et des catégories qu’elle superpose à la matérialité fluide et fugace de l’expérience en vue de l’interpréter, mais au risque de les confondre avec elle ? Comment actualiser la différence politique de la paix et de la guerre, non pas dans la langue des Grecs ou dans celle de Bossuet, mais en regard de nos contraintes présentes, celles dictées par notre recherche obsessionnelle de la puissance technique avant toute autre ? Comment démonter la poupée gigogne des Grandes Guerres en série sans fin – sans autre fin que leur horizon mythique et mythologique ?

II
Pour l’essentiel, qu’objectent donc Bainville, Mantoux et Aron à Keynes ? Qu’il dénature le sens du conflit, et pense en « économiste », non en stratège. On comprend alors pourquoi Aron aura fait traduire et publier Mantoux : en 1947, peu avant le blocus de Berlin par les Russes, on débat déjà du futur « plan Marshall ». Les nations qui sortent à peine de la Seconde Guerre mondiale reconnaissent, face à ses ravages et à ses ruines, ce qu’elles avaient vécu trente ans plus tôt, et pressentent que ce déjà-vu signale pire encore (Mantoux faisant mention du grand massacre des Juifs dans les camps nazis). Du plan Marshall et de son arrière-plan géopolitique, elles ont toutes les raisons de remonter à ses précédents : le ravitaillement américain, en armes et en crédit pour les Alliés, dès 1916, puis la division entre Alliés, dès 1918, quant à la construction du nouvel ordre européen après disparition de trois empires (Romanov, Habsburg, Hohenzollern). Nous lisons ainsi quatre auteurs en forte connivence métaphorique, si vives soient par ailleurs leurs controverses de vainqueurs en désaccord de fond sur la nature de leur victoire. Pour Bainville, nationaliste disciple de Richelieu et de Vergennes, le Traité de Versailles annule l’avantage français puisqu’il laisse intacte la structure constitutionnelle du Reich unifié en 1871 ; pour Keynes (à cette date, encore économiste néo-manchestérien), le nouvel ordre européen n’en sera un véritable qu’à la condition de garantir le retour au libre-échange, à égalité pour les vainqueurs et les vaincus – que la wilsonienne Société des Nations doit rassembler en une communauté juridique ; pour Mantoux, les arguments proprement économiques de Keynes, outre que, chiffres à l’appui, il en nie la pertinence, masquent un discours british typique, soucieux d’interdire les mers à l’Allemagne mais point hostile de principe à sa puissance sur le continent eurasiatique. En réalité, dans le langage des taux et des pourcentages, de l’agio et du leasing, nos controversistes disputent de la nature de l’équilibre entre grandes puissances. S’entendent-ils quand ils l’invoquent ? Ou bien, créent-ils, prolongent-ils un malentendu – et lequel ? – du fait même que, parlant d’équilibre, ils ne cessent de le modifier – et pérennisent alors, à leur insu, le déséquilibre qu’ils redoutent ?
Nous ne pourrons résister à l’attraction analogique du mythe qui commande l’écriture de l’histoire (percevoir l’ombre du Péloponnèse sur l’Alsace-Lorraine, ou celle de Carthage sur Berlin) que si d’abord nous nous affranchissons du Soupçon, de la psychologie du Soupçon qui, même sous la plume des théoriciens aguerris, enferme alliés et ennemis dans l’usage adroit ou maladroit du double langage, dans la manipulation du discours en outil de propagande subtil ou grossier. Certes Keynes parle-t-il en disciple de la tradition manchestérienne, certes Wilson s’imagine-t-il élu à la tête des Nations par le Dieu de ses conciliabules avec Lui, certes Clemenceau hérite-t-il de la théorie girondine et bourbonienne des frontières naturelles de la France… Mais ces postures, qui sont aussi des stéréotypies et par là des mythes en acte, n’expriment pas seulement des « intérêts », les « mobiles » qui ameutent les moralistes au nom de la critique dite idéologique par ces philosophes censés par eux-mêmes ne penser, depuis Rousseau, qu’au nom angélique de l’Universel. Ces postures, en effet, échappent aussi en partie à la volonté de leurs acteurs : Keynes n’est pas simplement british, il l’est beaucoup trop, de même que Wilson et Clemenceau finissent par camper un Américain et un Français outranciers. Une part de la mise en scène échappe au contrôle et au calcul des dramaturges. C’est cet excès, ce débordement, cet échappement, qu’il faut savoir reconnaître et s’expliquer puisqu’ils se produisent là-même où la volonté entend au contraire s’assurer sans faille de la totalité et du détail de ses décisions. Comme si le discrédit où chacun tente de compromettre toute autre posture que la sienne signalait ce qui échappe à la volonté de tous, et la caricature : l’équilibre des grandes puissances, cette valeur stratégique des empires en concurrence, les détermine, les prédestine à l’usage – pour le moins dangereux – de la fonction analogique et de ses raccourcis mythologiques. Comme si une norme commune et reconnue depuis des générations – l’équilibre des pouvoirs – exerçait à l’insu de ses pratiquants quelque impalpable effet pervers, dont l’emprise maligne les condamnait à s’intenter d’interminables procès d’intention au rendement intellectuel et moral des plus nuls.
Prenons par exemple, dans l’ensemble des quatre textes de guerre ici considérés, le cas de Raymond Aron préfacier en 1946 d’Étienne Mantoux lui-même en controverse avec le Keynes de 1919. Aron, quelques mois après sa préface, se fera le défenseur ardent, inconditionnel, et du plan Marshall et du plan Monnet-Schumann de Communauté européenne du charbon et de l’acier – prélude aux étapes de la constitution de l’Ouest européen en un corps politico-économique hybride, la Communauté européenne. Pour étayer son plaidoyer à la fois européen et antitotalitaire (les deux objectifs du plan Marshall), Aron recourt souvent, dans ses éditoriaux du Figaro, à la formule du « grand espace » en question dans cet après-guerre qui se joue aussi comme une entrée en Guerre froide. L’Europe, dit Aron, ne trouvera le salut que sous la forme nouvelle du « grand espace » – par quoi il entend à la fois l’équivalent d’une zone de libre-échange, dans le long terme, et, dans le court terme, celui d’une région stratégique placée sous l’appui nucléaire américain, face à l’URSS. Ce qu’Aron ne dit pas, et sans doute ne peut pas dire : le schéma économique et stratégique du « grand espace » a une préhistoire et une tradition, il n’est pas trouvaille de circonstance, son principe (transfrontalier et impérial) provient des plans du pangermanisme prévoyant, dès la fin du XIXe siècle, l’extension de l’hégémonie allemande vers le Mitteleuropa et vers les Pays flamands, belges et français. Les hitlériens et la Wehrmacht l’adopteront et le feront leur, à l’heure du coup de Prague et jusqu’à leur défaite. Au « grand espace » des écrivains pangermanistes, les contributions de Carl Schmitt, rallié dès mars 1933 à la NSDAP, avaient entretemps assuré une carrière à toute épreuve, une autorité sans laquelle Aron, excellent germaniste mais stratégiste gourmand, y aurait d’abord regardé à deux fois avant d’ouvrir le pot de confiture et ses toxines.
En somme, Aron, situé en aval de la chaîne métaphorique des Conséquences économiques et politiques de la Grande Guerre, se réfère tacitement à l’amont de cette chaîne. Keynes, en effet, en 1919, oppose à Clemenceau le principe d’un « grand espace » (de libre échange, mais supervisé par les grandes puissances…), comme Aron le fait, trente ans plus tard. Mais l’un et l’autre utilisent ainsi le concept et la perspective mêmes qui, en Allemagne, habillaient le projet pangermaniste d’offensive commerciale et militaire sur le continent – projet géopolitique que, dès avant la Grande Guerre, des analystes avertis comme Cheradame ou Schwob avaient évalué à sa véritable portée d’hégémonie impériale, facteur évident de déséquilibre. L’historien du « grand espace » doit donc bien le constater : la même construction conceptuelle et stratégique, selon le moment et l’espace-temps de sa mise en œuvre, passera en un siècle par les interprétations les plus contraires, servira les fonctions les plus dissemblables : le pacifisme de Keynes, le trans-nationalisme völkisch, l’internationalisme rooseveltien… Il n’est pas d’empire industriel et industrialiste qui n’ait tenté sa chance au nom du « grand espace ». Est-il zone de « libre échange » ? Oui, voyez-le avec les yeux de Keynes. Est-il sésame stratégique d’un impérialisme en puissance ou en action ? Oui aussi, voyez Hugo von Claas et Friedrich Naumann. Aucun espace-temps impérial n’aura gardé longtemps sa mainmise sur  cette Toison d’or. L’affinité mythologique des Grandes Guerres limite la perspicacité de leurs stratèges et abrège la portée de leurs leçons.
J.-L. Evard

samedi 15 novembre 2014

Retours sur la Grande Guerre (13) : fabrication de la classe 1934

Le 27 novembre 1914, le 3e Bureau de l’État-Major des armées adresse aux généraux commandant les corps d’armée sur le front la note de service suivante :
La guerre de « Nation Armée » que nous soutenons et qui doit maintenir la France a mis en évidence des conséquences lointaines imprévues qu’il faut savoir envisager et révélé des nécessités qu’il importe de prévoir afin de n’être pas surpris, le moment venu.
Ainsi, la présence sous les drapeaux de toute la population virile du pays aurait pour résultat, si certaines mesures judicieuses n’étaient pas prises, non seulement de diminuer, mais même en cas de prolongation suffisante de la guerre, de rendre presque nulle la natalité pendant l’année 1914-1915. La France se trouverait ainsi privée de toute une classe de recrutement en 1934, ce qui créerait à ce moment-là un danger considérable pour la défense nationale.
Or, il ne suffit pas de songer au présent, il faut songer à l’avenir ; en conséquence, il y a lieu, dès à présent, de remédier à ce danger.
D’après l’interrogatoire d’un prisonnier, les Allemands auraient déjà, dans cet ordre d’idées, pris certaines mesures. C’est ainsi qu’un certain nombre de femmes d’hommes sous les drapeaux ont été transportées gratuitement dans les cantonnements de rafraîchissement où se trouvaient leurs maris, et ont été autorisées à y séjourner quatre ou cinq jours.
Ce moyen ne conviendrait pas à notre caractère, mais il semble qu’il est possible de profiter de la période de stationnement pour envoyer en permission de quelques jours, par séries, les hommes mariés actuellement sous les drapeaux. La durée de la permission ne peut être fixée d’une manière absolue. Elle dépend évidemment de la longueur du trajet effectué. En tout cas, pour atteindre le but poursuivi, elle doit être calculée de manière que les intéressés puissent passer quatre nuits chez eux.
Les Généraux commandant les Corps d’armée restent libres, suivant la situation dans laquelle se trouvent leurs troupes, de régler ces départs en permission à la condition de conserver toujours des effectifs de 2 500 hommes par régiment.
Des théories seront faites aux permissionnaires avant leur départ, pour leur faire bien comprendre le but patriotique que l’on se propose, en leur accordant cette faveur et il sera fait appel à toute leur conscience pour que le résultat réponde à l’espoir que le pays fonde sur cette mesure bienveillante.
Il doit être bien entendu que ces permissions ne seront pas renouvelées.
Le départ des hommes aura lieu par les trains de ravitaillement journaliers. Pour la rentrée, ils auront à rejoindre la G. R. [gendarmerie régimentaire ?] qui les formera en détachements et les rapatriera sur leurs Corps respectifs.

Les archives visitées par les historiens n’offrent pas souvent des documents parlant aussi bien par eux-mêmes. Dans le cas présent, la Note de service conçue par les officiers de Joffre amène en outre deux séries de remarques.
La première tient à une observation par défaut : dans toute la littérature théorique que produisent en librairie, au bout de quelques mois de terrain seulement, les formes extrêmes de la Grande Guerre, on ne trouvera aucune pensée démographique de l’événement, et en tout cas pas dans la perspective systématique et administrative de cette Note de service. Ni chez René Quinton, ni chez Alphonse Séché, ni chez Léon Daudet les hécatombes de la guerre n’ont stimulé la projection en durée longue dont l’État-Major français répercute ici la leçon et la mécanique lui venant de l’adversaire. Plus significatif encore : ni Hindenburg ni Ernst Jünger, les deux écrivains allemands importants de la guerre totale, n’en souffleront mot non plus dans leurs écrits respectifs. En lui-même, le silence ainsi observé appelle sans le moindre doute réflexion approfondie, portant sur la nature réelle de la Grande Guerre dans la conscience de ceux qui la vivent. On s’en convainc par contraste quand on relit le texte publié en 1897 en Grande-Bretagne par Paul Valéry, « Une conquête méthodique », et réédité par lui en septembre 1915. Il reprenait, en les généralisant, les annotations d’un Britannique, E. Williams, et d’un Français, M. Schwob, sur les sciences de la guerre en tradition prussienne, étendues à l’empire allemand : « L’organisation de la prépondérance militaire est l’œuvre du grand état-major. C’est dans la conception de ces bureaux célèbres que l’exemple le plus éclatant de méthode se découvre. Ce sont véritablement des usines de victoires. On y rencontre la division du travail intellectuel la plus rationnelle, l’attention d’esprits spéciaux constamment fixée sur la variation des moindres circonstances profitables, l’extension de cette recherche à des sujets qui d’abord paraissent étrangers aux études techniques, la science militaire agrandie jusqu’à la politique générale – jusqu’à l’économie – car “la guerre se fait de toutes parts”. La méthode est sévèrement appliquée à tous les pays. On soumet chaque territoire à une analyse totale, science par science. On va de la géologie, qui donne la nature du sol, la richesse foncière, ses cultures, ses voies, ses défenses naturelles, jusqu’à l’histoire qui fournit les éléments de la connaissance psychologique et politique, et qui enseigne les dissensions intérieures, les idées indigènes. Tous les pays sont ainsi classés, correctement définis. Ils sont réduits à des groupes d’abstractions propres à tous les calculs […] Chaque nation est alors considérée comme une machine produisant de l’énergie militaire […]. » De là à penser que le « socialisme de guerre », comme le dit Valéry, fut pensé par ce jeune homme d’alors 26 ans et vingt ans avant la réalisation de ces pronostics, il n’y a qu’un pas – et qu’une question : pourquoi lui ? et pourquoi pas les stratèges ? On mesure sans peine la portée longue de cette question pour tout esprit sérieux et curieux de l’histoire de la guerre totale et de ses variétés selon les pays et les périodes.
La seconde remarque portera sur la source du document ici transcrit : il provient du Journal tenu durant les dix-huit premiers mois de la Grande Guerre par Jacques Bainville, un des dirigeants de l’Action Française. Quel commentaire fait-il de la Note des officiers de Joffre, après qu’il l’a retranscrite tout entière ? « Inutile  d’ajouter que cette circulaire inspire des plaisanteries joyeuses, dans l’armée et dans le public, au vieil esprit de gauloiserie » (p. 284 de l’édition Bartillat). La non-conscience du sens profond de la situation s’affiche-t-elle ici avec limpidité ? On répondra « non » et l’on jugera que ce badinage est insignifiant si on ne tient compte que du document hors ses contextes. Mais le contexte choisi par Bainville, à la source donc, indique sans doute possible où l’historien situe et comment il évalue le document qui le retient : il vient tout juste d’évoquer la condition des femmes violées par la soldatesque, en Belgique et dans le Nord français, et qui vont bientôt mettre à terme. Que faire des enfants, se demande Bainville. À l’évidence, s’il cite ensuite et sans transition, in extenso, la circulaire du 3e Bureau, c’est qu’il compte sur l’efficacité persuasive de ce montage patriotique : l’envahisseur viole, l’envahi pratique l’eugénisme. Si on se souvient que la carrière intellectuelle de Bainville, entre Maurras et l’Académie où il entre peu avant sa mort en 1936, tint à un seul objet de sa flamme et de son sentiment : la question de l’Allemagne dans l’ordre de l’Europe –, on discerne, dans le cas particulier qui nous occupe, un type d’entendement politique et stratégique. Devant la nouvelle « machine produisant de l’énergie militaire »,  ce type d’esprit pèche moins par manichéisme patriotique que par anachronisme. De toutes les atrocités de la guerre qui l’occupent, il enregistre celle de la guerre menée par le masculin au féminin – guerre sans âge. Quant à la forme politique prise pour la première fois par elle – la gestion directe et prospective de la fécondité nationale par l’autorité militaire –, elle lui échappe.
J.-L Evard