mardi 1 janvier 2013

Pour une chronopolitique, suite


Comme toutes les sciences devenues populaires, l’usage géopolitique de la fonction espace-temps rencontre le succès que l’on sait pour une raison que l’on ne sait pas, parmi celles que l’on croit connaître : il flatte notre propension à ne concéder au temps que la quatrième et dernière place dans l’ensemble dont l’espace euclidien occupe les trois premières. Comme monsieur Jourdain fait de la prose, chaque fois que nous pensons géopolitique, nous plaquons donc à notre insu sur nos conditions de vie le schéma d’un système mécanique et géométrique des plus primitif. L’espace n’y consiste qu’en une surface inerte (la planète couturée de ses frontières), où le temps s’écoule avec la régularité d’un rouage en mouvement perpétuel. Sur l’étendue invariante des continents et des océans, nous nous projetons comme les marins géographes qui étalonnèrent l’espace-temps international grâce au méridien de  Greenwich et mécanisèrent ainsi le système international de la transhumance des hommes et du transport des choses. Il n’y va pas simplement d’une simplification ingénieuse de l’empirie, d’un expédient facilitant la maîtrise d’une réalité dont il respecterait par ailleurs les données et l’organisation inhérentes. Euclidien, l’espace-temps géographique et géopolitique traduit le temps qui dure en étendue qui se coordonne (et cet appareil ne connaît même pas les grandeurs négatives explorées par les mathématiques dès la fin du XVIIe siècle) – c’est ainsi qu’il subordonne le temps à l’espace. Le procédé scientifique et technique a fini par s’imposer à l’esprit, comme une seconde nature ajoutée à la première finit par la rendre inutile ou chimérique. L’effet de vérité et de puissance qui fait le prestige du discours géopolitique s’autorise de l’efficacité sans phrase du geste graphique et technique de Mercator le bien-nommé. Il vérifie crûment la portée de l’adage avec l’ironie insolente duquel Hobbes justifia le nouvel empire des lois : auctoritas, non veritas facit legem, et confondit ce jour-là la force factuelle de l’hégémonie avec la puissance normative de la justice.
Si le monde s’est occidentalisé, c’est parce qu’un jour nous avons su comment assujettir le temps à l’espace et enseigner cette doctrine faustienne (« n’est vrai que ce qui fonctionne », dit le technicien : ne dure que ce qui s’étend, dit en écho le géographe). Le temps quatrième roue du carrosse de l’espace : cette équation et cette technique opèrent aussi comme un standard de la perception, comme la cellule mère d’un geste aussi irréfléchi que vital.
Pourtant, cette doctrine et cette procédure, nous n’en finissons pas de la mettre en doute, tant elle nous coûte d’efforts peu glorieux, à nous ses apôtres, et tant augmentent les dangers de ce conformisme. L’exemple de l’état d’urgence écologique où nous rentrons n’est que le plus évident : seule l’indifférence massive à la question de la durée de la vie (et son sinistre corollaire, l’obsession de la durée de vie) peut expliquer l’inertie active des grandes puissances en matière écologique, et seule l’idolâtrie faustienne de la performance technique peut expliquer cette résistance. Les impératifs énergétiques invoqués ne font sens, en effet, qu’à la seule condition de raisonner dans l’hypothèse d’un espace-temps euclidien : invariant. Objectif implicite de cette projection géopolitique : prolonger et maintenir aussi longtemps que possible en son état momentané le déséquilibre engendré par la polarité sino-américaine (les deux puissances concernées étant justement les deux pollueurs les plus actifs). Le conservatisme inhérent à cette hypothèse, comme toute pratique conservatoire, se fonde en effet sur une croyance indigente et sur le pire des pragmatismes en la matière : celui du court terme, cet usage du temps qui ignore la durée, voire la méprise. L’urgence écologique s’aggrave donc pour une raison bien connue : l’écologiste pense dans la durée, l’économiste raisonne par échéances. Bien connue, cette raison n’en reste pas moins une interprétation inutile – pourquoi ? Parce que l’empire de l’économie n’enseigne pas d’autre vie que celle, besogneuse, du au jour le jour. Il faut donc entrer dans une sorte de dissidence éprouvante pour sauver la vérité du temps qui dure et vouloir vivre, à contretemps, mais pas en exilé. Pour vouloir vivre d’une vie moins irréfléchie. (Réfléchir ? Penser la différence des mélodies du vivant et des cycles de l’économie.)
Faute d’analyser les effets géopolitiques pervers de cette subordination du temps vivant à l’étendue inerte, les décideurs en poste se voient donc dépossédés de l’exercice authentique de la décision, celle qui méprise la politique du fait accompli et aime répondre de ses actes. Que des voix s’élèvent pour dénoncer l’emprise croissante du temps médiatique sur le temps politique, du scoop et du flash sur le fil des durées, il n’en faut pas plus pour garder courage et subvertir la fonction espace-temps.
J.-L. Evard, janvier 2013

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