Comme toutes les sciences devenues populaires, l’usage géopolitique de
la fonction espace-temps rencontre le succès que l’on sait pour une raison que
l’on ne sait pas, parmi celles que l’on croit connaître : il flatte notre
propension à ne concéder au temps que la quatrième et dernière place dans
l’ensemble dont l’espace euclidien occupe les trois premières. Comme monsieur
Jourdain fait de la prose, chaque fois que nous pensons géopolitique, nous
plaquons donc à notre insu sur nos conditions de vie le schéma d’un système
mécanique et géométrique des plus primitif. L’espace n’y consiste qu’en une
surface inerte (la planète couturée de ses frontières), où le temps s’écoule
avec la régularité d’un rouage en mouvement perpétuel. Sur l’étendue invariante
des continents et des océans, nous nous projetons comme les marins géographes
qui étalonnèrent l’espace-temps international grâce au méridien de Greenwich et mécanisèrent ainsi le système international de la transhumance des
hommes et du transport des choses. Il n’y va pas simplement d’une
simplification ingénieuse de l’empirie, d’un expédient facilitant la maîtrise
d’une réalité dont il respecterait par ailleurs les données et l’organisation
inhérentes. Euclidien, l’espace-temps géographique et géopolitique traduit le
temps qui dure en étendue qui se coordonne (et cet appareil ne connaît même pas
les grandeurs négatives explorées par les mathématiques dès la fin du XVIIe
siècle) – c’est ainsi qu’il
subordonne le temps à l’espace. Le procédé scientifique et technique a fini par
s’imposer à l’esprit, comme une seconde nature ajoutée à la première finit par
la rendre inutile ou chimérique. L’effet de vérité et de puissance qui fait le
prestige du discours géopolitique s’autorise de l’efficacité sans phrase du
geste graphique et technique de Mercator le bien-nommé. Il vérifie crûment la
portée de l’adage avec l’ironie insolente duquel Hobbes justifia le nouvel
empire des lois : auctoritas, non
veritas facit legem, et confondit ce jour-là la force factuelle de
l’hégémonie avec la puissance normative de la justice.
Si le monde s’est occidentalisé, c’est parce qu’un jour
nous avons su comment assujettir le temps à l’espace et enseigner cette
doctrine faustienne (« n’est vrai que ce qui fonctionne », dit le
technicien : ne dure que ce qui s’étend, dit en écho le géographe). Le
temps quatrième roue du carrosse de l’espace : cette équation et cette
technique opèrent aussi comme un standard
de la perception, comme la cellule mère d’un geste aussi irréfléchi que vital.
Pourtant, cette doctrine et cette procédure, nous n’en
finissons pas de la mettre en doute, tant elle nous coûte d’efforts peu
glorieux, à nous ses apôtres, et tant augmentent les dangers de ce conformisme.
L’exemple de l’état d’urgence écologique où nous rentrons n’est que le plus
évident : seule l’indifférence massive à la question de la durée de la vie (et son sinistre
corollaire, l’obsession de la durée de vie) peut expliquer l’inertie active des
grandes puissances en matière écologique, et seule l’idolâtrie faustienne de la
performance technique peut expliquer cette résistance. Les impératifs
énergétiques invoqués ne font sens, en effet, qu’à la seule condition de
raisonner dans l’hypothèse d’un espace-temps euclidien : invariant.
Objectif implicite de cette projection géopolitique : prolonger et
maintenir aussi longtemps que possible en son état momentané le déséquilibre
engendré par la polarité sino-américaine (les deux puissances concernées étant
justement les deux pollueurs les plus actifs). Le conservatisme inhérent à
cette hypothèse, comme toute pratique conservatoire, se fonde en effet sur une
croyance indigente et sur le pire des pragmatismes en la matière : celui
du court terme, cet usage du temps qui ignore la durée, voire la méprise.
L’urgence écologique s’aggrave donc pour une raison bien connue :
l’écologiste pense dans la durée,
l’économiste raisonne par échéances.
Bien connue, cette raison n’en reste pas moins une interprétation inutile –
pourquoi ? Parce que l’empire de l’économie n’enseigne pas d’autre vie que
celle, besogneuse, du au jour le jour. Il faut donc entrer dans une sorte de
dissidence éprouvante pour sauver la vérité du temps qui dure et vouloir vivre, à contretemps, mais pas
en exilé. Pour vouloir vivre d’une vie moins irréfléchie. (Réfléchir ?
Penser la différence des mélodies du
vivant et des cycles de l’économie.)
Faute d’analyser les effets géopolitiques pervers de
cette subordination du temps vivant à l’étendue inerte, les décideurs en poste
se voient donc dépossédés de l’exercice authentique de la décision, celle qui
méprise la politique du fait accompli et aime
répondre de ses actes. Que des voix s’élèvent pour dénoncer l’emprise
croissante du temps médiatique sur le temps politique, du scoop et du flash sur le
fil des durées, il n’en faut pas plus pour garder courage et subvertir la
fonction espace-temps.
J.-L. Evard, janvier 2013
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