vendredi 31 janvier 2014

Kiev en croix


Comme il n’y a d’historiens que secourus par les poètes qui leur enseignent de quels événements possibles se tisse le présent, leur montrent comment ce fait divers et contingent que nous appelons le réel nous voile des mondes possibles, de même n’y a-t-il de géographes que cultivant aussi une géographie imaginaire – cartes nautiques où s’ébattent les Néréides, corps célestes tombeaux éponymes de nos ancêtres, confins apocalyptiques de l’antimatière, extinction entropique du Soleil et autres leçons des ténèbres. Quand ces poètes précepteurs des historiens s’avèrent de surcroît des géographes ingénieux, il urge de les écouter avec attention.

La chance veut qu’à chaque génération la Russie engendre quelques poètes immenses, et que l’un d’entre eux, notre contemporain Joseph Brodsky, mort en exil à New York peu avant l’évaporation du régime soviétique dans l’effervescence des Droits de l’Homme, ait expliqué la nature de ce singulier privilège qu’est la continuité de la plus haute poésie de langue russe depuis si longtemps : nous autres gens de lettres russes, disait-il en Ovide désœuvré, nous tenons lieu de classe politique, celle qui, en Occident, gouverne (« la Russie, au contraire des nations qui ont le bonheur de posséder une tradition législative, des institutions élues, etc., n’est en mesure de se comprendre elle-même que par le truchement de la littérature »). Dans le cas de Brodsky, la chance russe prit même des proportions insolentes : le père du poète exerçait le métier de géographe. À nous, aujourd’hui, reste ce cadeau des dieux : un poète russe du XXe siècle, et né d’un géographe – Clio et Uranie parlant d’une seule voix. Peut-elle nous aider à mieux comprendre de quoi il retourne dans la tornade ukrainienne ?

Oui, si nous lisons Loin de Byzance, publié par Brodsky en 1985 (et paru aux éditions Fayard en 1988). Quarante pages nées d’une de ces lubies qui, élevées à la puissance d’une idée fixe, président aux coups de maître, aux grandes inventions, nobles ou criminelles. Pour ses voyages de jeune homme, il avait plu au poète de se prescrire une règle aussi parodique que méthodique, aussi maniaque que géométrique : partant du nord, de Saint-Pétersbourg où il réside, s’aventurer outre Russie, soit vers le sud, le long du méridien, soit, vers l’ouest et l’est, en longeant le parallèle de référence. À deux degrés géodésiques près, la ligne nord-sud passe aussi par Istanbul – donc par Byzance et par conséquent, en remontant sur ce même méridien la trajectoire de la flèche du temps, passe aussi par Constantinople, la capitale de l’empire romain d’Orient fondée par le premier César chrétien de l’histoire. Le géographe coordonnant de l’espace se fait ainsi poète habitant l’espace-temps : le véritable travail philosophique peut alors commencer.

Comme tous les preux adeptes de Clio, Brodsky chérit les détails où la muse enchâsse ses plus grands secrets. À quoi tient donc que Constantin, ayant écouté la colombe de l’Esprit saint, l’emporte sur les barbares, se convertisse et transforme le christianisme en religion d’État puis fonde la seconde Rome en adoptant pour sigle la croix grecque que, plus tard, s’appropriera la chrétienté orthodoxe tout entière pour se démarquer de la croix romaine pétrinienne ? L’explication la plus sobre et la plus prosaïque s’impose aussi  – infaillible principe heuristique du rasoir d’Occam – comme la plus convaincante : Constantin quitte Rome mais non sans en emporter avec lui l’opérateur symbolique par excellence, l’antique plan de camp en damier de la cité antique, par abrégé, donc, la croix isométrique que nous disons grecque. « Et le plan de tout établissement romain reproduit justement une croix : un grand axe central, qui va du nord au sud (comme le Corso à Rome), en recoupe un autre qui va d’est en ouest. » Il y eut donc, qui n’en conviendrait ! trafic de croix, et par contrebande : si César tient parole en se convertissant, c’est en dupant le bon Dieu (qui, rassurons-nous, en verra bien d’autres). Il y a croix et croix, comme il y a Christ et Antéchrist.

Constantin, comprend Brodsky, n’emmène pas le christianisme en Orient, il ramène au contraire l’Orient vers son bord occidental, et ce pour deux raisons, disparates mais finalement combinées. Le christianisme lui-même, dès le départ (avant Constantin), se nourrit d’une importation orientale (où Paul de Tarse substitue le thème asiatique du salut futur par la résurrection au thème juif de l’obligation actuelle par l’éthique). Seconde impulsion orientale de cette opération de transfert des capitales de l’empire : face aux Goths en tout genre, Constantinople (après Constantin) lâche Rome, et n’hérite de la fonction de métropole qu’en instituant la moins chrétienne des formes de cité chrétienne : celle où règne un César haut dignitaire de l’Église – le « césaro-papisme », la forme bâtarde de régime théocratique qui ulcère pendant des siècles tous les adeptes de la séparation des pouvoirs et du Royaume qui n’est pas de ce monde. La seconde Rome, observe Brodsky, au moment de la conquête turque et de l’islamisation, changera sans doute d’évangile (sur les toits de Sainte-Sophie, le croissant détrône la croix), elle ne changera pas pour autant de régime politique : le commandeur des croyants est aussi un chef de guerre, l’islam byzantin et le christianisme orthodoxe pratiquant la même intimité indivisible du temporel et du spirituel.

Remarquable chassé-croisé, superbe jeu de dupes : l’évangélisation, bien avant les croisades, se comprend comme une occidentalisation et procède pourtant par orientalisation ! La christianisation qui l’emporte sur les juifs et les païens se traduit par une gigantesque mise en croix romaine des hémisphères ! « Byzance était un pont qui menait en Asie, mais la circulation sur ce pont se faisait dans l’autre sens. » Pour Constantin, « Byzance était une croix, à la fois symbolique et littérale, une intersection de routes commerciales, de pistes caravanières, etc. – d’est en ouest aussi bien que du nord au sud. Ce seul point pouvait suffire à attirer son attention sur une contrée qui avait donné au monde (au VIIe siècle avant Jésus-Christ) cette chose qui a la même signification dans toutes les langues : l’argent. » (À cette induction, j’en ajoute une autre : à la tradition de la première Rome la seconde ajoute un outil mental et politique au moins aussi décisif que la monnaie, à savoir la raison dogmatique. L’« islamisme » tel que l’entendent les penseurs de la matrice chrétienne n’est que leur manière discrète, et hypocritique, de réprouver la plus-value de dogmatisme donnée par le Coran à son aînée, la dogmatique spontanée – et trinitaire – du socle romano-chrétien.)

De la seconde Rome à la troisième, Moscou, le chemin passa par Kiev : « Cependant, le christianisme que la Russie de Kiev reçut de Byzance au IXe siècle n’avait déjà plus rien à voir avec Rome. Car, sur le chemin de la Russie, le christianisme n’avait pas seulement abandonné ses toges et ses statues, mais aussi le code civil de Justinien. » Ainsi l’Orient remonta-t-il aussi vers le nord, selon une orientation que Brodsky imagine constante dans le mouvement universel de civilisation des sociétés. Encore une croix ! « Les civilisations se déplacent le long des méridiens ; les nomades (nos guerriers contemporains y compris, car la guerre est un écho de l’instinct nomade), le long des parallèles. On dirait, là encore, une autre version de la croix que Constantin vit en rêve. »

On l’a compris, la géographie théologico-politique de Joseph Brodsky ne remonta aussi loin dans le temps, vers le rêve de Constantin que nous admirons aujourd’hui sur la fresque de Piero della Francesca, que pour aboutir, en 1985, à une autre fresque, cette mélancolique généalogie comparatiste du communisme soviétique comme « islam de la révolution industrielle » (Jules Monnerot). Il ne faut donc lire Loin de Byzance que par antiphrase : nous n’avons cessé de nous rapprocher de cette anti-Rome, nous n’avons cessé de nous déchristianiser en nous évangélisant, et non seulement parce que nous sommes tous des Russes, mais même si et surtout si nous sommes des modernes. Car Brodsky n’a fait que donner tour tragi-comique – tour lyrique, tour d’humour, éclairage des plus sombres, en fréquence des plus basses – tour axiomatique et systématique, tour de vis supplémentaire au théorème premier de notre philosophie du politique ; Brodsky a lu Tocqueville : « Comme la Révolution française avait l’air de tendre à la régénération du genre humain plus encore qu’à la réforme de la France, elle a allumé une passion que, jusque-là, les révolutions politiques les plus violentes n’avaient pu produire. Elle a inspiré le prosélytisme et fait naître la propagande. Par là enfin, elle a pu prendre cet air de la révolution religieuse qui a tant épouvanté les contemporains ; ou plutôt elle est devenue elle-même une sorte de religion nouvelle, religion imparfaite, il est vrai, sans Dieu, sans culte et sans autre vie, mais qui, néanmoins, comme l’islamisme, a inondé toute la terre de ses soldats, de ses apôtres et de ses martyrs » (L’Ancien Régime et la Révolution, I, 3).

On comprend aussi de quelle manière l’Ukraine se trouve, et non pour la première fois, à la croisée des chemins, les siens et les nôtres ; et pourquoi, après avoir réussi à s’émanciper de la troisième Rome en 1991, elle hésite sur la suite à donner au programme. Doit-elle rejoindre l’Union européenne dont le drapeau aux douze étoiles mariales lui rappelle la pire ruse de l’histoire, tous les vieux quiproquo confondant l’Orient et l’Occident, ne simulant leur différence imaginaire qu’en dissimulant leur différence réelle ? Ou est-elle au contraire la première démonstration spectaculaire d’une volonté de désactiver nos grands mythes géopolitiques ? Car, les jours passant, l’Ukraine en guerre contre ses institutions et ses bureaucrates met en évidence la face cachée – la vérité cruciale – de l’époque : la Russie ne peut plus (la mater), l’Europe ne veut pas (l’intégrer). Le local dérègle le global. Cette grande panne, quoi qu’il en advienne, change déjà la face du monde, au moins autant que la chute du Mur de Berlin.

J.-L. Evard, 31 janvier 2014

mercredi 29 janvier 2014

Smiling nihilism


De bien bon cœur, félicitons le facétieux affichiste qui, pour le compte de je ne sais quelle industrie (tourisme ? automobile ? informatique ?), nous offre en grand format, sur les panneaux publicitaires du métro de Paris, un bref aperçu de la puissance de subversion dont on dispose dans son métier : « Liberté Égalité Rapidité », ainsi fait-il triller le fifre insolite des refrains commerciaux dans la fanfare des solennités politiques. On ne chicanera pas notre homme, il a du savoir-faire, il ira loin, en bon écolier il prit même soin de respecter le mètre impair de la devise qu’il ne persifle guère, douze pieds moins un.
Comme toujours en matière de communication de masse, l’objectif réel de ces produits rhétoriques dépasse tôt ou tard les intentions et les calculs de leurs fabricants. Qui niera que la relation offerte par l’auteur au récepteur de cette formule reste à jamais indéfinissable ? et qu’elle comptera désormais parmi les modèles du genre puisque sa forme impeccable, loin de réduire les équivoques de toute parole, les augmente, y ajoute même la plus-value de plaisir de tous les discours sobrement maîtres de leur propre duplicité ? Qui ne se souviendrait d’un des grands précédents de telle prouesse (« Votre argent m’intéresse », faisait dire une autre affiche, il y a longtemps, à un souriant cadre de banque à dents de vampire – et Baudrillard, à juste titre, avait entrevu dans ce montage publicitaire de quoi renouveler la pensée de la domination. Abrégeons la thèse, résumons son intuition la plus originale : fille de la propagande dont s’arment depuis des siècles les grands appareils religieux et politiques, la publicité s’en détache pour en inaugurer l’époque smiling. Elle la purge de tout son fond mortificatoire, elle construit le rapport de domination, lourd, sur une relation de séduction, flottante. Fin du maître perfide, arrivée du maître pervers.)
Du lourd au léger, on passait du politique au symbolique, la publicité l’emportant sur la propagande du simple fait qu’elle renonçait aux contenus (le « message », idéologique ou théologique, toujours envahissant, conquérant, intolérant, bruyant) et, comme tout séducteur invétéré, n’opérait que sur les formes et leur transformation discrète, le montage, l’échafaudage, le trucage, la prestidigitation – pratiquant avec allégresse ce que, dans l’entre-deux-guerres, Tchakotine nommera à tort et par ingénuité « viol des foules ». En réalité, les virtuoses de la publicité à ses débuts avaient au contraire la très ferme conviction (progressiste !) de libérer les foules du carcan des propagandes – raison même des carrières fulgurantes d’un John Heartfield ou d’un Bertold Brecht, validant et anoblissant comme « art » ce qui déjà faisait office d’industrie. Interface et Nouvelle Alliance de l’art et de l’industrie : le design – un mot qui dit si bien ce qu’il fait (le sens de la trace, le goût de l’immatériel, l’âge des immatériaux, l’élégance de l’éphémère, l’apothéose du futile).
Mais par eux faite industrie légère ; smiling ; flottante, ludique. Industrie post-industrielle : il vole, le plus lourd que l’air plus rapide que toute locomotive. La parole flottante de la publicité flotte dans l’apesanteur des significations comme les objets post-industriels, détachés des lourdeurs de la sidérurgie néolithique, glissent en flux tendus à l’interface des grandes surfaces commerciales et des espaces aériens mis en boucle autour du village planétaire. Du stade du Léger pendant lequel l’industrialisme s’arrache au Großraum, au Grand Espace impérial et force les espaces-temps nucléaire et stratosphérique, on passe désormais au stade du Rapide. Il va s’attaquer, il aura bientôt vaincu le stade du Léger : la transformation publicitaire de la Forme (discours + figure) s’attaque à ses propres formes, l’affiche recule sous l’assaut du clip, du fluo, du flashy, du spot, du laser. C’est au tour de la Forme démontable inventée par les publicitaires designer de l’american way of life de paraître désormais lente et lourde (elle a l’immense tort de se fixer à un support, de coller encore à quelque matière solide, d’exiger un emplacement, une place, un lieu, d’occuper un site, donc de l’usurper) : la publicité se déloge d'elle-même, elle s’attaque à ses propres œuvres comme elle avait déclaré la guerre à la propagande, elle subvertit le Léger en le truffant et en le minant de Rapide, elle substitue le flux au design, le bit au signe, le langage binaire et pulsatile, qui dicte, aux langages trinitaires et plastiques, qui argumentaient le clin d'œil au boniment.
À cette mutation ne s’arrête pas le coup de maître de notre facétieux opérateur de Rapidité (coup de maître ? oui, quelle prouesse d’accélération que de mettre le Léger en apesanteur grâce à la vitesse de la lumière des clips et des spots, des puces et des pads !). Lucide, conscient de son empire, il n’en perd pas pour autant sa modestie. « Attention ! », dit-il à la République, « je te fais manger dans ma main, je te prends la Fraternité, je te fais crédit du reste car je repasserai bientôt, plus discrètement encore, et je le raflerai aussi. Heureuse si tu t’en avises ! Que t’importe d’ailleurs, il y a longtemps que tu m’as confié les pleins pouvoirs. Reconnais que je n’en abuse pas, et qu’à ton règne il ne manquait que moi. Me voici. Vaque en paix, je ne te lâche pas, ô République ancêtre de ma Loi ! »
J.-L. Evard, 29 janvier 2014

dimanche 19 janvier 2014

Empire natal, naïf espace


La « psychopolitique » qui blasonne les travaux de Peter Sloterdijk revendique divers héritages, à commencer par celui d’un certain Platon. « L’art qui se rapporte à l’âme, je l’appelle la politique », fait-il dire à Socrate dans le Gorgias (464b), ce qui fait sens par image, une image des plus familière : nous ne vivons d’une vie bonne que si nous apprenons à nous gouverner. De la même main attentive, le pilote du vaisseau de l’État et le précepteur que nous nous donnons à nous-même tiennent la même barre : toute la sagesse grecque et ses méthodes se fondent sur cette métaphore nautique, pour le meilleur quand elle inspire au  Socrate du Criton  l’apologie des lois, pour le pire quand celui de La République imagine, au nom du même principe de gouvernement, la toute-puissance tyrannique du philosophe roi d’un peuple d’ilotes cloîtré dans l’empire du besoin et du travail servile.

Mais Sloterdijk n’assied pas son travail sur cette seule politique de l’âme comparée à une navigation endurante et habile, à la traversée des intempéries passionnelles vers le havre des Idées – ni sur la seule impassibilité, titre de pouvoir du sage sur le Gros Animal inapte à cette éducation, donc à l’autorité qui la couronne. S’il s’en tenait à broder sur cette allégorie de type brahmanique, nous n’aurions en lui qu’un relecteur du dernier Nietzsche. Or parmi toutes les grandes cultures qui ont raisonné les raisons de réserver l’autorité de commandement à la caste sacerdotale, les Grecs et leur métaphore du Pilote auguste « maître de soi comme de l’univers » se distinguent de ne la confier qu’à des éveillés : à des demi-dieux, à des prêtres affranchis de leur condition d’origine, à des docteurs mais défroqués, à des clercs mais déclassés, à des pontifes qui ont délaissé les rites sacrificiels pour se consacrer au soin des textes et des lois, à des théologiens qui n’ont gardé de leur magistère que leur culture juridique, leur sens casuistique. S’est ainsi cristallisé et transmis un type d’autorité idéocratique qui est encore le nôtre : la théocratie après la mort des dieux, la théocratie moins le régime temporel que les laïcs lui ont confisqué, et auquel la sécularisation accélérée de l’Occident a même apporté un surcroît de puissance, le pouvoir mais rien que par le savoir, l’industrialisation mais comme Nouveau Christianisme (Saint-Simon).

Ce qui néanmoins prive la République des savants du pouvoir absolument incontestable dont elle rêve à haute voix dans les dialogues platoniciens ou dans Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, tient à la formulation choisie par Socrate. « L’art » de l’éducation de l’âme, jadis pour un Grec comme pour nous aujourd’hui, désigne une technique : nous modelons, nous pétrissons, nous façonnons les âmes comme un potier à son tour tire de l’argile les formes idoines de toute une céramique (nous faisons même mieux que Socrate : nous séquençons les gènes, nous perfectionnons les intrusions malignes de la propagande et de la publicité dans les consciences, nous recyclons la communication en son contraire, ses règles en pouvoirs occultes). Le pilote idéocrate de ces ateliers du bon gouvernement, nous l’appelons aussi bien un technocrate : un expert dont seuls des pairs sont habilités à valider ou invalider l’expertise. Sur ce point précis, la tradition philosophique a bifurqué : depuis les Temps modernes, le philosophe allié des pilotes et des experts a pour rival le philosophe ami du sens commun et hospitalier à l’empirie, qui appelle une tout autre Méthode – une tout autre manière d’habiter le monde puisqu’elle commence par placer la sagesse, avec Francis Bacon, dans l’art d’« obéir à la nature » – plutôt que de la « gouverner » – pour comprendre comment la maîtriser selon ses propres arcanes. La maîtrise reste l’objectif, mais l’art du pilotage se transforme du tout au tout : il forme une science et une technique ouvertes à ce qui contredit l’idée, enrichit le percept avant de et plutôt que de confirmer le concept. Conséquence formidable de cette conversion de la conscience philosophique à ce qui, du monde, la défie : sa posture doctrinaire s’affaiblit, l’esprit de système y recule, l’économie de l’autorité par le prestige de l’Idée pure et infaillible cède la place au souci de l’autorité modeste, et modeste parce qu’interactive, désireuse de répondre de ce que lui disent les choses du monde avec lequel elle interagit et inaugure par là même une toute nouvelle relation, une histoire sans fin, l’interminable aventure du phénomène toujours étonnant.

Événement capital, ce pli récent dans la tradition philosophique explique en bonne partie pourquoi Peter Sloterdijk doit mâtiner sa musique intérieure, platonicienne pure, d’une bonne dose de constructions anthropologiques. Y tiennent cette fonction de correctif moderne et post-platonicien ses figures de la Sphère, ses « bulles » désignant, comme autant de schémas à applications multiples, tantôt l’unité prénatale du fœtus à l’abri de sa poche amniotique, tantôt l’unité d’enclave des tribus préhistoriques lovées dans la clairière ou la grotte, tantôt l’unité politique de la cité autarcique où les Grecs plaçaient la vie heureuse, tantôt l’unité orbitale des grands empires occupant la surface de la planète, tantôt la surnature technique de l’anthropocène qui, tel un dangereux cocon surprotecteur, ceint et emboîte la Nature défaillante des origines. On discerne sans peine la logique qui préside à ce montage chronologique de séquences du duel Nature / Culture : illustrer l’idée moderne (donc « anti-grecque ») que l’Homme n’existe qu'en osmose et sous le régime de systèmes ouverts ; et dans l’argumentaire et le matériau anthropologiques, puiser des exemples que, il y a moins d’un siècle encore, le philosophe sollicitait auprès des narrateurs d’un genre aujourd’hui défunt, l’histoire universelle, car c’est elle qui prétendait à une telle téléologie de la flèche du temps. « Anthropologie », chez Sloterdijk, ne désigne donc ni un savoir spécialisé ni un domaine de connaissance (comme on dit : « linguistique », « astrophysique », « biologie génétique »), mais, avant tout, la conscience lucide que notre époque de science modeste, affranchie des doctrines et des images du monde, explore et produit de la complexité : des causalités diaboliques, des conséquences inattendues, des changements d’échelle, des catastrophes de la sérialité, des phénomènes paniques, des crises mimétiques. Au régime continu et linéaire de l’Humanité des philosophies de l’histoire fait ainsi place le régime discontinu et bourgeonnant de cultures surgies à part les unes des autres – le local succède à l’universel.

Chargée de figurer et de faire penser l’unité micro- et macrocosmique de notre expérience du monde, la métaphore première du gouvernail sera donc restée une postulation de principe : la mer des phénomènes s’est moins ouverte qu’on ne l’espérait aux vaisseaux de la pensée, entrés désormais dans les abysses de la complexité. Au fil continu des époques imaginé par les narrateurs d’histoire universelle, à ce schéma d’une Grande Orientation encore en attente de sa révélation, mais régulant comme une main invisible la distribution des sociétés dans l’espace-temps, il a aussi fallu renoncer, par effet de la contrainte salutaire qui voit, depuis bientôt un siècle, le principe d’incertitude gagner l’ensemble des savoirs. À l’idée d’un fil de la civilisation progressive des sociétés, a succédé celle d’un faisceau de séquences brèves et discontinues, empruntées au pointillisme de l’anthropologie des débuts – le premier théoricien à avoir tenté l’opération à très grande échelle s’appelant Spengler. L’anthropologie n’a pas d’objet propre (elle-même se fragmente d’ailleurs en de nombreuses spécialisations), elle n’a qu’un avantage, mais considérable à l’époque de nos systèmes à rationalité restreinte : elle dispense de toute hypothèse téléologique, elle fait précéder l’universel par le local, elle préfère la variante au genre, le dialecte à la grammaire, l’écart à la norme, la barrière au niveau, le pathologique au normal. Ce souci du détail la rend plus modeste, elle aussi, que l’histoire universelle, qu’elle a détrônée.

Signe patent de la fonction substitutive des séquences d’inspiration anthropologique construites par Sloterdijk, et de son propre aveu, ce schéma polyvalent de la Sphère a qualité d’emblème impérial – planté d’une croix grecque, le globe de bronze que nous tend sur sa paume la statue des empereurs de filiation constantinienne (réelle ou fictive), jusqu’aux napoléonides au moins. Quelle sphère plus réussie, en effet, que l’empire du monde, toutes terres et toutes mers sujettes à la même loi ! Quel emboîtement plus prodigieux ! La tribu circonscrite dans la cité, les dieux assemblés dans le sanctuaire, la cité métropole dans l’empire, et l’empire ombilic du cosmos – mais cette architecture politique d’apothéose des sphères ainsi hiérarchisées, elle conduisit le monde grec au désastre, elle a précisément incité Platon à la subvertir, et pour la raison que l’empire résulte par nature d’un débordement et d’une transgression de principe des remparts qui font écrin à la cité : débâcle de la sphère, effondrement de la bulle. Le philosophe roi règne sur une cité, non sur un empire : un règne n’est pas une hégémonie. Comment dès lors éviter de répéter l’erreur initiale, comment ne pas fonder la philosophie du politique (son commencement) sur une relation d’aversion pour l’empire responsable de la fin des cités ?

La réponse de Sloterdijk a le mérite de la simplicité, elle court aussi le risque de la simplification : il suffit de préférer l’empire à la cité, la plus grande sphère à la plus petite.  De la plus petite Sphère vitale – le ventre maternel – à la plus grande – le Grand Espace clos des empires totalitaires, leur Lebensraum transcontinental et leur univers concentrationnaire –, il n’importe pas à Sloterdijk de composer des mondes hétérogènes, des logiques hétéroclites, il lui importe de les décrire tous soumis à la même « loi » d’homéostase – idéal « sphérique » de la vie autosuffisante et tendant tous à la réaliser comme la seule forme anthropologique universelle. La « grande politique » prophétisée par Nietzsche et Bismarck passe alors à l’ordre du jour : « grande » parce que non provinciale, impériale et non pas tribale. « Grande » parce que répondant de mon âme et de l’âme du monde comme d’une seule et même puissance. Fin de la modestie ! Retour de la démesure !

Le « village planétaire » cher à McLuhan en est l’avatar récent le plus connu : en lui se confondent pour la première fois la cité et l’empire, le paysan et l’internaute. De la logique de feed-back intégral de l’ordre communicationnel résulte cette variante ultra-vascularisée de réseau sphérique dont chaque connexion ne vaut que par redondance : comme rameau et comme tronc, elle opère en multiplicateur et en commutateur d’alvéoles. L’empire comme ruche, le Grand Réseau comme Boucle virtuelle de futures autres innombrables mises en boucle – une Sphère de plus, et la plus grande, l’ultime termitière, la limite où se rejoignent et s’assimilent sociétés closes et sociétés ouvertes, philosophes rois et philosophes ingénieurs, Platon et Bacon. Osmose idéale !

Le talon d’Achille de ce renversement platonicien de Platon, le point aveugle de cette apologie de la Sphère symbole romain et carolingien de l’hégémonie de l’empire sur la cité ne diffèrent donc pas de ceux de toute téléologie impériale, de sa procédure géométrique euclidienne perfectionnée : transformer une surface de pouvoir en un monde sphérique, un plan à bordures en un volume compact. La Très Grande Sphère se perçoit d’ailleurs elle-même comme un événement d’espace – un « espace synchrone », dit Sloterdijk, sous risque de pléonasme (Dans le même bateau), qu’il décrit ainsi : « Les acteurs du nouveau jeu mondial de l’ère industrielle ne se définissent plus par rapport au sol et à la “patrie” mais par des accès aux gares, aux terminaux et à toutes sortes de possibilités de raccordement. Pour eux, le monde est une hyperbulle câblée » (p. 57).

Soit – mais cet « espace synchrone », celui de la simultanéité idéale de toutes choses, n’est donc plus, si les mots ont un sens, un – espace, puisque, par définition, là où il y simultanéité et synchronie, il n’y a plus d’intervalles, ni de temps ni d’espace. L’empire, autrement dit la contrainte centrifuge exercée par le peuple en mouvement au-delà de ses remparts, l’empire de l’ère numérique et communicationnelle ne règne pas sur l’espace, pour occuper la surface de la sphère terrestre, il retraite le temps mécanique en séries d’accélérations répétées, à l’horizon de leur seuil provisoire, la vitesse de la lumière. Il a d’ailleurs déjà commencé de se détacher de la Terre, trop lente à son goût. Il ne gouverne pas, il cingle. Grande Sphère, futur trou noir, il abolit toute distance, il se condense sur soi-même : il n’est ni « dans » le temps ni « dans » l’espace : il est à lui-même son propre espace-temps, de moins en moins espace, de plus en plus durée – immanence accomplie.

J.-L. Evard, 19 janvier 2014

samedi 11 janvier 2014

Kafka et l'espace-temps


Quand un Français lit (en français) « Devant la Loi », la nouvelle de Franz Kafka, il ne peut savoir, sauf à connaître un peu d’allemand, que le personnage du récit désireux d’accès à l’empire de la Loi et redoutant d'y entrer le gardien lui laisse imaginer d'autres gardiens après lui mais autrement terrifiants   se trouve sur un double seuil : les portes de la Loi délimitent ses deux faces, un dehors et un dedans, qui, en allemand (vor dem Gesetz), désignent aussi bien un avant et un après, tout comme, en français, « au-delà » et autres marqueurs d’espace-temps aussi triviaux que l’ « outre » de la tombe des Mémoires du vicomte de Chateaubriand ou le « devant l'aurore » qui irrite la bête peu matinale de la fable de La Fontaine, L'Âne et ses Maîtres. Le personnage imaginé par Kafka attendra longtemps, en vain. Un jour, peu avant de mourir devant la porte de la Loi, il remarque qu'il aura été, toutes ces années, le seul à patienter là. L'explication qu'il sollicite fait aussi le dénouement et le mot de la fin. Le gardien lui dit : « Ici, personne d'autre ne pouvait être admis car cette entrée t'était destinée à toi seul. Maintenant, je m'en vais, et je ferme. »

On ne violente donc pas le texte en l’entendant dans les deux registres, au lieu de spatialiser naïvement la scène, comme si elle évoquait, disons quelque guichet claqué au nez d’un importun éconduit par un bourru. En le lisant ainsi, en substituant au « devant » – spatial – du titre (français) un « avant » – temporel –, on approche même une des raisons sérieuses de la gloire de Kafka : ce poète invente la langue limpide grâce à laquelle l’intelligence peut passer à volonté de l’espace au temps ou vice versa, donc composer à volonté les proportions d’espace et de temps de l’unité espace-temps. Le médium de la littérature remplit là avec perfection sa fonction première : la fiction, genre narratif aux conventions précises, nourrit l’imagination parce qu’elle lui propose de discerner, donc de reconnaître, les formes essentielles et significatives de réalités cachées à l’entendement ordinaire, par nature prosaïque. Le « comme si » de la fiction, sa fondamentale convention ludique, introduit dans cette prose, que tous pensent parler et entendre, la poésie du monde, qu’on sait plus farouche et plus rare.

Immenses, les conséquences théologiques et critiques de la thèse de Kafka tout entière se condensent dans ce vor, ce « devant » et/ou « avant », cette modeste préposition marqueur simultané d’espace et de temps ; elles peuvent nous aider à imaginer aussi leur signification physique. La fiction littéraire opère d’ailleurs avec la même efficacité que le mythe de la chute d’Adam et d’Ève chassés d’Eden, et selon le même agencement allégorique qui fait de l’histoire des hommes la conséquence (l’après coup, le retour) d’une expulsion (du dedans vers le dehors) : de la même manière que dans le récit de Kafka, le drame biblique des origines de l’humanité construit un mythe qui traite indifféremment l’espace et le temps comme des modalités certes distinctes, mais aussi et surtout, équivalentes, réversibles, interchangeables sous certaines conditions. Condition maléfique : la désobéissance prive Adam et Ève de l’immortalité et de la béatitude. Condition bénéfique : la rédemption ramènera la béatitude et l’éternité. L’événement catastrophique de  l’expulsion, la « chute » dans l’espace terrestre du temps historique, aura lieu un jour en sens inverse, à la « fin des temps », formule qui réfère par symétrie implicite à l’espace rédimé de la cité de Dieu. Utopie et eschatologie convergent et se réunissent ainsi pour imprimer à la construction sa perfection sphérique de mythe accompli – accompli dans sa fonction de principe narratif idéal, ramenant la fin et le commencement à leur égalité d’origine, la restauration de l’ordre du monde.

Ce mythe de la restauration de l’âge d’or propose donc une thèse « métaphysique » : il laisse clairement entendre à quoi tient la différence la plus significative de l’ordre et du désordre, du cosmos et du chaos. À l’époque du chaos, après la chute dans l’histoire, l’espace et le temps restent dissociés l’un de l’autre, triste, la chair, et irréversible le temps – tandis qu’à l’époque du cosmos, avant la chute ou après la rédemption, nous ne les distinguons pas : le Royaume ne se situe nulle part et l’éternité aura succédé à la temporalité. Kafka, pour des raisons qu’il est superflu de rappeler, incline le mythe biblique vers une version autrement plus sombre : le pécheur, arrêté « devant » la loi, ne verra jamais la rédemption (il ne comprendra jamais, diront certains théologiens, qu’il est déjà dans la rédemption puisqu’il s’en remet à l’autorité de la loi ; pour d’autres, puisqu’il n’est pas « devant », mais « avant » la loi, tous les espoirs, au contraire, sont permis à ceux qui attendent l’accomplissement de la loi, comme à ceux, disciples de Paul de Tarse, qui contestent la loi au nom de la foi). Mais le principe « métaphysique » du drame et du récit s’avère bien le même : l’alternative topographique du dedans / dehors opère en équivalent symbolique de l’alternance chronologique de l’avant et de l’après, il rationalise, en somme, l’état de chaos en le présentant comme un état dégradé de cosmos. Kafka ne tient là que le rôle qu’on lui connaît : la restauration, cette perspective le laisse sceptique (mais pas incrédule).

Le mythe de la chute sait de quoi il parle quand il use de cette « métaphysique » indifférente aux qualités physiques spécifiques de l’espace et du temps. Une telle méta-physique joue d’une intuition physique non inconnue du sens commun. Et la fiction mythologique et littéraire qui associe la béatitude à l’unité indistincte de l’espace et du temps se fonde sur une expérience d’ici-bas, celle des extases de l’existence où le champ de conscience humain commence de déborder les limites restreintes de l’ego, son égocentrisme spontané et naïf, et de l’associer par convivialité à d’autres unités sensibles de son milieu de vie. Rousseau, dans la Cinquième promenade des Rêveries du promeneur solitaire, en a laissé un récit exceptionnel. « Tout est dans un flux continuel sur la terre. »

On évitera de rabattre l’expérience ici visée sur une hypothèse psychologique faible, par exemple le fameux modèle fusionnel du « sentiment océanique » cher à Ferenczi. Ce qu’ont connu les sociétés closes se transformant en sociétés ouvertes s’ordonnait à une attente (donc à un désir), mais aussi à une surprise (donc à un inattendu, tout le contraire des retrouvailles œdipiennes) : tout corps vivant qui apprend à se décentrer procède comme un dormeur qui s’éveille, comme une province qui se dépoussière, comme une peau qui se déplie et en caresse une autre. La physique du chaud-froid ici en cause expose simplement la vie plus intense donnée à la vie apte à mieux s’échanger, à ne pas s’amarrer au « là » de l’être-là, sa lourde malédiction d’existence fixée au lieu et à l'instant de sa chute, à transformer ce point d’impact en un maintenant, en un présent, une présence – autrement dit : en un rythme. Cette présence se refuse à la perception ordinaire, elle en exige la conversion, la rééducation, la metanoia : d’où la construction mythique, d’où le voyage de Dante de la forêt obscure vers les béatitudes, d’où l’ascèse poétique sans laquelle il n’y a pas d’imagination physique, musicale ou mathématique du réel.

Pour un physicien, ou un biologiste, une telle transformation ne tient ni de l’utopie ni de la mythologie. Il l’a devant lui chaque fois qu’il étudie une fonction d’onde, ou la pulsation d’un tissu cellulaire – événements réglés et réguliers qui lui représentent, mis à nu, le mouvement de tous les mouvements, leur durée, c’est-à-dire leur puissance illimitée de contraction et de détente, celle des danseurs et celle des serpents, celle de la houle et celle de l’électricité, celle de la musique, cette sonorité spontanée des corps aptes à traduire leur durée propre en un ensemble scandé d’harmoniques. Or ces harmoniques justement scandées ne sont elles-mêmes que des résonances – de flûte ou de tambour –, la sonorité des corps ne résulte elle-même que des mouvements des corps en perpétuelle interférence ondulatoire. Et la résonance ne sonne ni « après » ni « avant », toute résonance sonne simultanée comme la consonne qui scande où bute la voyelle qui vibre. « Simultanée » : dans le même lieu au même instant la consonne-voyelle fait sens convivial pour qui la dit et qui l’entend. Ainsi nous enchante-t-elle, dans tous les sens du mot : nous envoûte de laisser le chant, notre parole chantante, nous rapprocher de la vie heureuse, résonante.

Non, Pascal Quignard, cet écho de l’onde n’est pas de jadis, mais de maintenant. Non, messieurs les théologiens ou messieurs les philanthropes, cet écho n’est pas pour demain. Non, Franz Kafka, cet écho n’est pas d’hier ou de jamais. Tout rythme nous donne l’unité retrouvée et alterne de l’espace et du temps, leur clef pythagoricienne. Tout rythme poétique ou physique nous amène à elle. Que sa volonté soit faite.

J.-L Evard, 11 janvier 2014


jeudi 9 janvier 2014

Après le Léviathan, suite (4)


Sans une intuition nouvelle de l’espace-temps, nous ne pouvons pas nous affranchir du préjugé euclidien de notre raison géopolitique ancienne, celle qui persiste à concevoir le mouvement des empires en surface intercontinentale et océanique, et non, comme il convient aujourd’hui, dans l’interface multiple des réseaux de transport et de communication. Qu’est-ce qui, en nous, résiste cependant, à cette conversion nécessaire de la perception ? Chacun se perçoit lui-même, et de lui-même, comme un corps en interaction avec d’autres corps (dont ses semblables). Mais nous avons le plus grand mal à saisir l’unité physique et anthropologique du corps social et ses modes propres de construction de l’espace-temps. D’où la nécessité, pour surmonter cette résistance, de revenir avec persévérance sur la vérité littérale des métaphores du Gros Animal qui fondent le travail de pensée de toute la philosophie du politique. Faisons donc ici, dans cette chronique d’après le Léviathan, cet effort.

Le Léviathan conjuré par Hobbes évoque un monstre, mais ce monstre mythologique nous montre une réalité physique élémentaire : comme mon corps, le corps social ne persévère dans son être que de pouvoir s’orienter dans l’espace-temps, et à cette fin s’organise en un appareil de communication en interaction avec son environnement. Les homoncules qui, sur la célèbre gravure de frontispice du traité de Hobbes, composent le corps du géant « Léviathan », sont chacun une unité vivante – mais ce géant n’est pas leur somme, il est plus que leur somme, il se compose d’eux et cette composition forme un complexe vivant : le champ géopolitique décrit par Hobbes, « un système général qui réunit comme les parties d’un corps les parties sociales du monde » (pour détourner ici la coquette formule d’Aragon dans le Traité du style)

À ce corps complexe – à ce corps vivant équipé d’un appareil d’orientation – peuvent donc s’appliquer, doivent donc s’appliquer les conditions qui régissent l’espace-temps de tout corps selon son genre propre. « Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, et pour se garantir, jusqu’à un certain point, de tout ce qui tend à la détruire, ou à la déranger. J’aperçois précisément les mêmes choses dans la machine humaine, avec cette différence que la nature seule fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concourt aux siennes, en tant qu’agent libre » : dans les premières pages du Discours sur l’origine de l’inégalité, Rousseau, en bon disciple de Hobbes, précise en toutes lettres le départ du raisonnement analogique grâce auquel nous pouvons mieux imaginer notre corps social – comme une grosse bête, la « bête humaine ». Celle que nous avons nommée le Gros Animal motorisé, l’alliance et l’alliage d’un vivant, le corps social, et du parc de ses machines. Ce faisant, nous nous obligeons, et c’était bien notre intention dès le départ, à aller jusqu’au terme logique de la construction analogique : puisque le corps de la communauté est (ou vaut) un corps un, alors il obéit aux mêmes règles que tous les corps – aux règles communes à tous les corps en tant qu’ils sont tous des corps composés. Rousseau, sur ce point, a vu juste : le Gros Animal motorisé que nous décrivons n’est pas un animal-machine, mais un animal appareillé, la composition de son animalité et son ingéniosité.

Mais d’abord : de quoi se compose son corps – un corps, tout corps ?

Comme tout corps (vivant ou inerte), le Gros Animal vaut une proportion d’espace et de temps : en langage newtonien, sa masse et son volume ne se composent qu’en rapport avec ceux d’autres corps, au sens exact où, comme en astronomie newtonienne, tout corps (céleste) ne se conçoit qu’en rapport avec d’autres corps – « en rapport » : dans le champ gravitationnel où s’établissent les trajectoires et les cycles de chacun d’eux. Par « champ gravitationnel », on entend donc l’ensemble où s’établit la valeur médiane (dite jadis « force de gravité ») de leurs durées, le rapport, autrement dit l’interférence et l’interface des courbes d’espace et des courbes de temps qui dessinent et définissent des positions de champ : des maxima et des minima d’accélération.

D’où la nécessité urgente de cette première réforme de notre perception : cesser de nous imaginer « dans » le champ gravitationnel, car il n’est que le nom que nous donnons à la composition de mouvement qui résulte des mouvements de tous les corps en présence les uns des autres. Ce « champ » n’est et n’indique, tous comptes faits, que la valeur, par définition relative, de leurs relations. « Relative » ne fait ici pas redondance, pour la raison simple que cette valeur indique non pas seulement la valeur résultante – celle qui résulte de la composition interactive de mouvement, entre tous les corps en présence – mais aussi la valeur de leur mouvement composé pour nous qui le calculons. Le champ gravitationnel, comme tout champ, est donc une valeur deux fois relative : comme résultante provisoire de relations plurielles et comme résultat d’une mesure (toujours relative, elle aussi, par définition).

Le prolongement donné par Einstein au modèle newtonien instruit aujourd’hui la perception courante, « familière », de notre scène cosmologique, mais pas encore celle de notre scène anthropologique. Or il ne s’y applique pas moins qu’à l’univers astrophysique : dans sa propre niche, le Gros Animal doit lui aussi s’orienter, selon son mode propre, entre des maxima et des minima d’accélération. Comme tout corps dans son champ, celui du Gros Animal s’établit donc dans son champ propre selon une valeur médiane – établie entre un maximum d’accélération (seuil de sa désintégration en énergie déliée, dite encore « exertion ») et un maximum de décélération (seuil de sa solidification en énergie inerte, à la phase du « trou noir »).

D’où la possibilité de cette seconde réforme de notre perception : saisir la relation simple qui veut qu’en modifiant ses vitesses de déplacement le Gros Animal modifie nécessairement son corps. Puisque ses mouvements s’accélèrent, il modifie sa relation physique d’espace-temps avec les corps de sa niche ; et modifiant cette relation à eux, il modifie la valeur d’espace-temps qui définit son propre corps (sa propre position de mouvement dans la composition où il rentre et qui le distingue).

Cette modification physique et anthropologique définit très exactement l’événement désigné, sans précision mais avec une intuition persévérante, par les premiers témoins et théoriciens de l’accélération de l’histoire. « Histoire », dans la formule de Halévy, est le terme creux, vide, la chimère de l’intuition, « accélération », le terme plein, significatif, le concept : ce n’est pas « l’histoire » qui s’accélère, mais le mouvement unitif du Gros Animal en relation à son support, la terre où il habite : cette accélération implique une diminution de son inertie relative, ou, exprimé en sens inverse, une déliaison relative des corps constitutifs du corps unitaire résultat de leur composition. Sédentaire, le Gros Animal vit sur un plateau, son port et support. Si ses déplacements s’accélèrent, le même corps ne maintient son unité qu’à la condition de vivre simultanément sur « Mille Plateaux », plus souvent en transport qu’à bon port : il se réarticule pour se conserver pareil à lui-même en dépit de la courbure de l’espace induite avec la contraction du temps. Or, « se réarticuler » consiste, précisément, à modifier une proportion d’espace-temps donnée – et à modifier les instruments de cette modification.

« Mille Plateaux », mille plans : elle aussi, la métaphore choisie par Deleuze et Guattari doit s’entendre dans sa lettre. Elle vise un grand avènement anthropologique, le degré d’ouverture de plus dans le processus d’ouverture des sociétés ouvertes (s’ouvrant pour cause d’accélération), la déliaison brownienne induite par la prépondérance du transport sur le port. Du point de vue de Bergson, les sociétés par lui dites ouvertes, les sociétés décloses, émergent comme autant de victoires du mouvement sur les sociétés inertes. L’accélération de ce mouvement transforme la forme de cette ouverture : à l’ouverture (bergsonienne, relative à la clôture initiale, préhistoire du Gros Animal) succède la déliaison (deleuzienne, relative à la fin des territoires, des stocks et des attaches de toutes sortes, que l’ère des réseaux transforme en flux, actuels ou virtuels).

Le modèle bergsonien et deleuzien présente un avantage considérable pour penser l’au-delà du géopolitique, l’époque d’après le Léviathan. Au lieu de rester tributaire des métaphores théologiques et mythologiques de la philosophie politique, donc du mythe chrétien par excellence, celui de la « fin de l’histoire », version sécularisée de la « consommation des temps », le penseur peut opérer avec les outils des sciences de la nature. Ces outils (les équations newtoniennes) présentent eux aussi bien des inconvénients (le fantasme d’une nature intégralement calculable, par exemple). Ces inconvénients paraissent toutefois moindres que ceux de l’imaginaire théologique : comme ceux du poète, les outils du savant sont contrôlables. Le principe d’incertitude réduit la marge vide créée par le bavardage dogmatique. L’intelligence n’augmente jamais qu’avec la modestie.

J.-L. Evard, 9 janvier 2014