samedi 28 juin 2014

Vapeurs d'empire


On aime rappeler que le langage vient à l’homme pour qu’il puisse dissimuler sa pensée mais on omet de dire qu’il rend un service égal, et plus appréciable encore, à l’absence de pensée. Le stuc de la langue de bois agit comme le mastic frais : il se coule dans la moindre fissure, l’obture et la masque, seconde peau qui n’enveloppe qu’un creux. On rend donc à la pensée en panne ou paresseuse la pièce de sa fausse monnaie chaque fois que s’évente son leurre. Il n’y faut qu’un peu d’attention, pareille à celle des hommes d’oreille qui savent entendre un bégaiement, un silence, un lapsus et écouter ce qui se dit dans ces indiscrétions accidentelles, involontaires, si précieuses à la vérité d’une situation.

On dit aussi : traduttore traditore. Autre forme de dénaturation du sens, puisqu’il y va non du langage en général, mais du carrefour de deux langues et de l’irréductible angle mort de la traduction chaque fois qu’il faut que l’une croise l’autre, et que l’échange dure. On se réjouit donc de bon cœur chaque fois qu’on a l’occasion d’éviter cette avarie, car on saura alors qu’on vient d’échapper à un piège de langue, à une perfidie de la langue de bois, à  un traquenard comme il y en a par myriades depuis que la relation de pouvoir passe par l’industrie de la propagande, l’art de la falsification astucieuse ou expédiente des signes de la communication. Le langage fourmille d’actes manqués, mais la propagande et la langue de bois voudraient les choisir à notre place.

On se réjouira donc plus encore, on rira même si le faux monnayeur se voit pincé par son traître de traducteur, et en public, comme cela arriva à Karl Marx victime, en 1968, du traducteur français anonyme du Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte aux Éditions sociales. « La bourgeoisie […] se lamente sur la stupidité des masses, de la “vile multitude” qui l’a trahie en faveur de Bonaparte. C’est elle-même qui a renforcé violemment l’impérialisme de la classe paysanne, c’est elle qui a maintenu les conditions qui ont donné naissance à cette religion paysanne », écrit Marx dans la VIIe section de son essai (p. 129). Et l’anonyme traducteur de préciser en note de bas de page, à propos de cet « impérialisme » : « Il s’agit ici du culte de l’empereur. » Pourquoi a-t-il jugé bon de le préciser ? Parce que le même terme vient sous la plume de l’auteur, mais dans un tout autre sens, dès la section II, à propos de « l’opposition républicaine officielle » à la monarchie de Juillet. Cette opposition, affirme Marx, ne constitue pas une « fraction de la bourgeoisie rassemblée par de grands intérêts communs », mais « simplement une coterie de bourgeois, d’écrivains, d’avocats, d’officiers et de fonctionnaires d’esprit républicain, et dont l’influence reposait sur l’antipathie personnelle que le pays ressentait à l’égard de Louis-Philippe, sur les souvenirs de l’ancienne république, sur les convictions républicaines d’un certain nombre d’enthousiastes et surtout sur le nationalisme français, dont elle entretenait soigneusement la haine à l’égard des conventions de Vienne et de l’alliance avec l’Angleterre. Une grande partie de l’influence que Le National [le journal parisien] possédait sous Louis-Philippe était due précisément à cet impérialisme masqué ; mais il devait plus tard, sous la république, trouver sur ce terrain un concurrent redoutable en la personne de Louis Bonaparte. » Ici, donc, évocation, et non équivoque, de l’autre « impérialisme » évoqué dans le texte de Marx : l’hégémonie française sur le continent européen, et son endiguement, en 1815, par les puissances alliées contre l’Empire. Certes, les deux impérialismes, en la personne de Napoléon Ier, n’en font qu’un – mais le second, l’hégémonie, lui est antérieur, les historiens, monarchistes ou non, le faisant remonter au siècle de Louis XIV, la « magistrature que la France exerce sur le reste de l'Europe » (J. de Maistre, 1797).

On comprend bien la raison de cette note du traducteur : sans elle, le lecteur de 1968 pourrait bien ne pas entendre le jeu des deux impérialismes en cause dans le texte de 1852. Risque qui frôle la probabilité forte si l’on tient compte des distorsions connues entretemps par le terme. Épisode sémantique insignifiant, dira-t-on ; insignifiant, cependant, aux seuls yeux de qui ne mesurerait pas sa portée véritable, à savoir que l’auteur, maîtrisant aussi bien les homonymes que les sens dérivés, prend néanmoins le risque critique du raccourci extrême qu’elle crée entre une signification et l’autre. Face à la masse des sens possibles du mot impérialisme, la phrase de Marx atteint le seuil où le risque de confusion augmente sensiblement. Quel goujon taquine-t-il là ?

Critique, ce risque, puisqu’il revient à amalgamer en un seul terme une forme large (« impérialisme » comme on dit « césarisme », « papisme », « mosaïsme », « paulinisme », quelque part entre un nom propre et une tradition institutionnelle marquée au coin d’un fondateur éponyme) et un hapax ou presque, un usage fort insolite en tout cas – si insolite que, s’agissant de la « religion », par lui présumée, des paysans pour Louis Bonaparte devenu empereur, imperator, Marx, en romantique allemand qu’il est, sait bien qu’il glisse, par goût du pamphlet, une allusion voilée au mot de Novalis à propos de Sophie, la femme de sa vie : « J’ai, pour Sophie, une religion. » Notre écrivain plaisante, il a du reste farci son texte de nombreuses et étranges citations (de l’Ancien Testament, de l’histoire du Vatican, de la comédie antique, des écrits de Guizot). Ici, il semble contraster la « religion » de la nation née de la Révolution et le culte de la personnalité fabriqué sur la personne du neveu de l'Empereur devenu légende. Mais les suites de ce private joke ne furent pas toutes si innocentes. Tous les socialismes se sont fragmentés, cassés, divisés sur la question de la nature de l’empire et de ses fins, qui les a harassés, épuisés, nargués. Déat devint hitlérien sans cesser de se proclamer socialiste. Notons, à ce propos, un détail précieux : Ernst Jünger a toujours affirmé avoir hérité de Barrès, une de ses lectures françaises régulières, le terme même de « nationalisme » pour l'importer en Allemagne – eh bien non, Barrès à son tour le devait à un communiste allemand en exil à Londres. La langue du politique circulait déjà comme une monnaie européenne au cours solide.

Marx, d'ailleurs, entre religion de la nation révolutionnaire et culte d'une légende incarnée, semble parfois hésiter. Dans la IIIe section, par exemple, il se lance dans la description du « mélange le plus varié des contradictions criantes » de la période qui précède le coup d’État du 2 décembre 1851, et pour railler l’alliance contrainte des légitimistes et des orléanistes face aux partis républicains, il note au passage : « une république qui n’est autre chose que l’infamie combinée de deux monarchies : la Restauration et la monarchie de Juillet, avec une étiquette impérialiste » (p. 43). Le terme, ici, flotte entre ses deux significations, Marx pensant encore au « nationalisme » et anticipant déjà sur la suite : sur le ralliement progressif d’une partie du personnel monarchiste à Louis Bonaparte, dès avant le coup d’État. Cas flagrant d’application approximative. On sait à quoi cet usage ouvre la porte : au pouvoir des –ismes, à la tyrannie de la langue de bois, cette maladie vénérienne des terribles simplificateurs. Mais ne dramatisons pas non plus : 1984 – l’année d’Orwell – n’a pas commencé en 1848. Sans aucun doute, le trafic sur les figures de l’empire a commencé – dès la fondation de l’empire, romain par exemple.

Ce qui, pour Marx, n’était plus déjà si clair (clair-obscur qui en dit long sur la virtuosité politique de Louis Bonaparte, l’escroc habile du verbe publicitaire amené à sa perfection technique de ni vrai ni faux), comment cet angle mort de l’idée d’empire ne paralyserait-il pas efficacement la pensée, une ou deux générations plus tard (la pensée des « impérialistes » comme celle des « anti-impérialistes ») ? Le flottement risqué par la plume pamphlétaire de 1848 prendra peu à peu un branle que personne ne pourra plus enrayer. Pour ne prendre qu’un exemple : toute la politique du président Wilson, pour acclimater les opinions publiques à l’idée d’une entrée en guerre des États-Unis, ne tournait-elle pas autour de la figure d’une croisade contre les empires ? Ne jouait-elle donc pas avec la disgrâce où tombaient, depuis que la Grande Guerre avait éclaté, les discours impérialistes jusque-là incontestés et populaires, ceux de Lord Kitchener, ceux de Jules Ferry ou ceux du pangermanisme ? Ne frayait-elle donc pas la voie à la jeune hégémonie américaine en gestation depuis quelques années  déjà, à cette Jeune Nation jetant le gant de La Fayette aux vieux empires et autres burgraves ?

La perplexité que provoque l’idée d’empire, Marx la pratiquera jusqu’au dernier jour. La guerre menace-t-elle entre le roi de Prusse et l’empereur des Français ? On prendra parti pour Bismarck contre la France, au motif que la victoire allemande amènera l’unification des Pays allemands. L’initiative des Parisiens refusant la capitulation, en mars 1871, irritera donc beaucoup notre théoricien : ils osent se mettre en travers des lois de l’histoire universelle ? Berlin contre Paris, variante franco-allemande de la lutte du Bon Empire et du Mauvais – le parti pris, dans cette situation, décalque, en géopolitique réelle, la bifurcation critique jouée vingt ans plus tôt, au moment de la refondation tragi-comique de l’empire de l'oncle par le neveu. Le prix à payer pour ce parti pris sera lourd : dès avant 1914, Charles Andler, socialiste français, analysera l’inspiration « impérialiste » de la social-démocratie allemande.

L’idée d’empire, chez Marx, ne souffre pas moins de ces parasitages du concept que la notion hautement instable d’impérialisme. Ce qui justifie l’effort nécessaire à l’interception précise de ces oscillations périlleuses du sens visé, au creux de sa prose par ailleurs bien châtiée, ne tient qu’à une obligation : de nos actes nous ne pouvons répondre si nous ne pouvons les nommer. Il faut donc envisager qu’au moment où Raymond Aron s’est résolu à nommer « République impériale » les États-Unis, il avait en tête les circonvolutions et autres entrechats lexicaux du socialiste et sociologue Karl Marx. Mieux vaut un faux oxymore qu’une vraie baudruche.

J.-L. Evard

vendredi 27 juin 2014

Après le Léviathan (10) : devant Béhémoth


« Comment devient-on génocidaire ? », se demande Damien Vandermeersch dans l’essai qu’il publie l’automne dernier sous ce titre, au GRIP, un think tank bruxellois. À partir de 1995, ce magistrat belge instruit au Rwanda puis en Europe, sur commissions rogatoires belges ; d’où sortiront des inculpations, puis, de l’été 1994 à l’hiver 2009, quatre procès devant la Cour d’assises de Bruxelles, distincts des dossiers instruits par le TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda).

La vertu de ces 160 pages ? Indiquer les accès en ligne aux milliers de pages des archives judiciaires ; condenser l’expérience, longue de quinze ans, d’un juriste on ne peut plus conscient de la disproportion écrasante qui caractérise sa tâche : d’un côté, le fait accompli du génocide, massacre de masse perpétré au grand jour, de l’autre l’opération juridique de l’inculpation et du jugement, conçue selon les catégories de la responsabilité, par définition personnelle. Dans notre « siècle des génocides » (Bernard Bruneteau, 2004), il y a trop peu de juristes prêts à reconnaître d’emblée cette disproportion pour ne pas les écouter quand ils comprennent, comme D. Vandermeersch, à quel point elle dénature l’autorité du juge et du droit, et comment elle la ruine. La notion même de « génocide » en fait l’aveu dès son établissement en une catégorie du droit international puisqu’elle implique un bourreau : une collectivité organisée en appareil criminel doté d’une autorité légale, tandis que les magistrats inculperont des personnes, le droit, par définition, ne connaissant pas de responsabilité collective et en excluant même, de principe, l’hypothèse. Dans le cas du Rwanda, la faille entre la question de fait et la question de droit s’avère pourtant bien plus béante encore que dans l’histoire des génocides – et ce pour une raison précise, qu’expose le magistrat belge.

D’où, première remarque, le timbre lugubre de tels ou tels passages où D. Vandermeersch s’efforce de justifier les constructions juridiques de la magistrature : « […] ménager des lieux spécifiques, des endroits où la prise de parole est possible. La justice offre un de ces espaces. Par son caractère contradictoire, le procès pénal donne la parole aux différents acteurs : victimes, témoins, accusés. Ce faisant, il devient le théâtre d’une nouvelle confrontation puisque chaque protagoniste apporte son éclairage, sa vision des faits. Le procès permet à tout le moins d’évoquer “ce qui s’est passé” et aide à mieux comprendre. En se centrant sur les responsabilités individuelles, la justice fait en sorte que les crimes commis à grande échelle ne soient plus noyés dans la masse et ainsi anonymisés : elle leur donne un nom, un visage, une voix » (p. 28-29). Le lecteur de ces lignes ne reste pas seulement incrédule (qu’est-ce au juste qu’une instance de droit qui déclare « acteurs » aussi bien le rescapé d’un génocide que quelque tueur parmi des dizaines de milliers de tueurs ? que pense au juste du génocide, de ce génocide et de tous les génocides du siècle, une opération juridique qui constitue de tels « acteurs » comme une fable imagine des personnages, et comme le théâtre distribue des rôles ? Le TPIR siège-t-il  donc en juge de paix arbitrant entre deux parties et démêlant quelque litige brouillé par le double langage d’intérêts contradictoires ?).

On réalise pourtant, quelques pages plus loin, pourquoi notre juge ne parle – d’ailleurs qu’une seule fois – cette langue de bois de la parité (celle étudiée par Lyotard, s’agissant de la Shoah et du négationnisme, dans Le Différend). D. Vandermeersch aura enduré l’effet d’une violence redoublant s’il est possible celle des génocidaires, et lui fournissant un paravent inespéré, dont ils n’auraient jamais rêvé disposer, même dans leurs calculs les plus insensés : pendant les trois premiers mois du génocide, le gouvernement rwandais qui le perpètre siège aussi comme membre non permanent au Conseil de sécurité de l’ONU (p. 82). On se frotte d’abord les yeux. On relit. Non, on n’a pas rêvé. Le fait se passe de commentaire, mais il impose la réflexion.

D. Vandermeersch a donc écrit un livre qui en cache un second : il relate ses activités de magistrat et de juriste en charge d’un mandat d’enquêter sur les traces de la mise à mort d’un peuple presque entier (près de 90 % des Tutsi furent suppliciés et massacrés), mais il nous invite aussi à nous demander ce que signifie la caution silencieusement et formellement concédée aux génocidaires par les Nations unies qui les maintiennent à la direction collégiale de leur plus haute instance ? Quoi qu’on pense par ailleurs des progrès évidents de l’État génocidaire depuis le martyr arménien de 1915, le fait nouveau, et tout aussi significatif, tient justement à ce que la communauté juridique internationale doit se savoir désormais lâchée par la communauté internationale tout court, par ce qui en tient lieu. Le génocide rwandais n’aura donc pas seulement été un génocide de plus, il aura de plus, et sans le vouloir, donné un signal sans ambiguïté : comme le Troisième Reich, l’État génocidaire, moyennant certaines recettes, agit, ou peut agir, dans la légalité. Le Troisième Reich dissimula la mise à mort des Juifs sous le manteau du secret d’État. Mais ni les Khmers rouges ni le pouvoir hutu ne firent un quelconque mystère de leurs forfaits. D’où la question inévitable, et la seule question pertinente : à quoi tient ce passage au grand jour des appareils génocidaires nés, il y a un siècle, dans l’obscurité ? Qu’est-ce qui, en nous, change, et pour quelles raisons profondes de décivilisation ?

Au lendemain du génocide juif, on avait d’abord cru pouvoir rattacher la pratique génocidaire dont on découvrait l’étendue et le haut degré d’organisation à l’esprit et à la nature du régime hitlérien, perçu et analysé comme un parangon de tout système totalitaire. Pour Hannah Arendt comme pour Eric Voegelin, l’univers concentrationnaire cristallisait l’essence du régime totalitaire pour une raison fondamentale : il représentait la part de pouvoir politique, policier et juridique donné à la pègre dans l’État. Ce que les droit commun exerçaient de terreur sur leurs victimes à l’abri des barbelés du camp et de l’uniforme SS ou SA, la populace ralliée par les nazis l’instaurait dans le reste de la société. Voegelin avait donné un nom à « l’alliance provisoire de la populace et des élites » thématisée avant lui par Arendt (the Origins of Totalitarianism, III, 10, 2) : « l’encanaillement des élites », dit-il dans Hitler et les Allemands (p. 85). Il s’agissait, certes, de comprendre l’origine de la terreur et sa matérialisation dans l’univers des camps et ses déchaînements de cruauté (avant même les camps de la mort) ; mais il y allait aussi d’une idée plus ancienne de la pensée politique, remontant au moins à la crise révolutionnaire de 1848 et à son dénouement français, le « dix-huit brumaire de Louis Bonaparte » décrit par Marx comme un putsch organisé par la plèbe des déclassés et le sous-prolétariat des « gueux » contre le reste de la société. « Crapulinski » : ainsi Marx, en 1852, citant Heine, surnomme-t-il Napoléon III. « Le règne des lémures », dira de son côté Ernst Jünger, qui les connaissait pour les avoir aussi un peu fréquentés. Ou encore, à propos des mêmes, Alan Bullock : « L'aristocratie des égouts. »

Marx inaugure ainsi dans le récit historique et politique la sociologie du swell mob qui, un siècle plus tard, trouvera son couronnement dans l’œuvre magistrale d’un rescapé du Goulag, Varlam Chalamov, écrivant ses Essais sur le monde du crime et les Récits de la Kolyma pour cerner la nature du pouvoir absolu de la bureaucratie concentrationnaire soviétique. C’est Chalamov qui, le premier, et de l’intérieur, aura le mieux saisi la relation de la terreur, système collectif et officiel d’extermination, et de la cruauté compulsive, signature anthropologique de la classe des déclassés, qu’il appelle d’ailleurs  un « ordre » : « Le poison de la pègre est effroyable. Il corrompt tout ce qu’il y a d’humain dans l’homme. Et tous ceux qui côtoient cet univers respirent ce souffle pestilentiel » – « Les autorités tiennent compte des truands. Ils sont les maîtres de la vie et de la mort dans les camps » –  « Toute la psychologie de la pègre repose sur une observation ancienne, séculaire, des truands : jamais leurs victimes ne commettront – ne peuvent même songer à commettre – les actes qu’ils se font, eux, un plaisir de perpétrer, le cœur léger et l’âme tranquille, chaque jour, à chaque instant. » Enrichissons cet idéaltype (certainement inspiré à Chalamov par Dostoïevski) : donnez au Scarface de Brian de Palma un uniforme à porter, une foule à commander, un mandat de police ou un badge de milice à exhiber – et vous obtenez ce dont parlent Voegelin et Chalamov, la cruauté la plus indifférente et la férocité la plus insatiable érigées en pouvoir légal. Et ce pouvoir légal exercé non par un milieu, mais par un ordre. Jouons sur le mot : le pouvoir du milieu mais le milieu transformé en un ordre, la marge transformée en centre (comme il y eut le tiers état, ou les parias, ou les mandarins). Chalamov aura ainsi confirmé les intuitions profondes et prémonitoires de David Rousset.

Il se trouve que, avec ou sans régime de terreur, Scarface et Crapulinski, depuis 1851 et la technique césarienne du coup d’État, ont obtenu, outre la régie des basses œuvres, celle des besognes simplement lucratives par où la pègre a acheté ses brevets d’honorable bourgeoisie. Scarface n’est plus un hors-la-loi spécialisé dans le gangstérisme, mais un homme d’affaires et un juriste aux pratiques à peine douteuses – une puissance discrète dont nous ne percevons la présence subliminale qu’à l’occasion d’un quelconque « scandale », mais dont l’installation au cœur de nos institutions et de nos réseaux est chose faite – comme celle des lobbies, dont les activités diffèrent des siennes par le degré plus que par la nature : faire « pression », transformer l’espace public entier en une immense zone grise d’économies parallèles. Lentement mais sûrement, cette assimilation du swell mob au reste de la société la contamine et désactive le sens commun, ses réserves naturelles de compassion autant que celles d’imagination. Les « hommes infâmes » – retournons l’image romantique et anachronique chère à  Foucault disciple inavoué de Jean Genet –, les « hommes infâmes »  ont fini par se fondre dans la masse des élites en tout genre. Si les monstres contrastent moins, c’est que nous leur ressemblons de plus en plus. Comme on voit, ils se chargent aussi de notre instruction civique. À la longue, comme en hydrodynamique où l’eau ruisselle toujours vers le plus bas, c’est le niveau moyen des mœurs qui s’en trouve modifié. L’équilibre se rétablit, seuls changent les paramètres de l’équation : disparition des monstres d’exception, apparition des pervers de masse, promotion des masses perverses. Érosion par corrosion, corruption par corrosion : pourquoi le « gros animal » échapperait-il à la loi physique élémentaire du vivant ? Un premier symptôme de la décivilisation pour cause de socialisation de la pègre et du mob avait déjà surgi en pleine guerre mondiale avec l’affaire Petiot, du nom du médecin français qui avait construit dans Paris son four crématoire personnel. Déjà sous Petiot perçait le Mengele, l'inverse valant tout aussi bien. Événement de civilisation nommé par Gérard Rabinovitch quand il évoque le « soulèvement perversif » qui nous traverse (De la destructivité humaine, 2009), et avant lui par Michel Tournier et son anthropologie des ogres nos contemporains, Le Roi des aulnes. L’encanaillement suit son cours. « La note tonique du système de notre création ayant baissé, toutes les autres ont baissé proportionnellement, suivant les règles de l'harmonie » (J. de Maistre).

En siégeant, entre avril et juin 1994, aux côtés des représentants accrédités des tueurs, les diplomates du Conseil de sécurité n’ont fait qu’accélérer et valider un processus de longue durée. Ce que Damien Vandermeersch a observé à l’échelle de la communauté internationale, il s’agit de le repérer à l’œuvre aussi à d’autres échelles : régionale, nationale ou locale, une même subversion perverse du monde, smiling nihilism.

J.-L Evard

samedi 21 juin 2014

Après le Léviathan (9)


Toute science naît d’une intuition imprévisible et progresse par souci de précision : ce qu’elle doit de nouveau à l’imagination, elle le perfectionne grâce à une langue rigoureuse. La pensée du politique date du jour où les Grecs tempérèrent leur goût du récit mythologique et cherchèrent à définir, au-delà des métaphores poétiques de l’expérience, les relations stables qui caractérisent un état du monde, distinct des impressions que nous en avons. Si aujourd’hui encore les trois formes de pouvoir politique systématisées par eux nous servent d’évangile, elles le doivent à leur cohérence de classification nécessaire et suffisante. Comme toute doctrine, cette tradition grecque du politique n’en a pas moins son talon d’Achille : elle ramène à trois les types fondamentaux de pouvoir légitime, elle leur oppose un quatrième cas de figure, leur dénaturation (toutes les formes possibles de tyrannie), mais elle n’a pas jugé nécessaire d’inclure les formes impériales du pouvoir dans sa classification. D’où la distinction opérée par les Modernes entre « domination » et « hégémonie » : en tradition grecque au sens strict, il n’y a pas de théorie de l’empire, lacune qu’il fallut bien combler si l’on voulait donner de nouvelles chances à l’esprit de système sans lequel il n’y a pas de science. La nécessité s’en fit sentir dès l’époque romaine de la fondation de l’empire. Les Grecs avaient pu considérer l’empire perse comme une anomalie de l’histoire (comme un corps « barbare », étranger à leur conception du règne des lois), et leur perception s’était renforcée quand, à l’époque de la traduction de la Septante, elle avait fait une place à la théologie politique de la Bible, dans laquelle la forme empire fait également l’objet d’un rejet inconditionnel, lié à l’expérience de la déportation babylonienne, fatale à la monarchie davidienne. Les Romains, au contraire, souffrirent, dès le Ier siècle ap. J.-C., de l’écart flagrant entre la réalité impériale de leurs institutions césariennes et les prémisses grecques de leur tradition. Ce que les Grecs et les Juifs alexandrins jugeaient normal et rationnel d’exclure hors du champ de la rationalité politique, à savoir la forme empire de la domination (sa forme transnationale), les Romains, passés du régime de la cité au régime de la Ville centre ombilical de l’univers des nations, les Romains ne purent ni le maintenir en l’état ni le penser selon sa véritable nature. Le citoyen romain que fut saint Augustin tenta sans doute de traduire en catégories politiques et théologiques la réalité de la domination romaine sur le monde méditerranéen – la méthode ne pouvait faire école puisqu’elle-même admettait la non-compatibilité des deux « cités », l’humaine et la divine, sur la dualité dissymétrique desquelles elle raisonnait et fabulait comme Platon sur l'Atlantide mythique et l'Athènes réelle.

Les Romains – et nous avec eux puisque les Modernes, eux non plus, ne réussirent pas à normaliser la forme empire, à aucune époque de sa longue histoire. Ni au Moyen Âge quand les gibelins, avec Dante, réclamèrent, au nom de la monarchie universelle, le patronage de Virgile poète d’Auguste ; ni au moment de renverser l’Ancien Régime au nom du droit des peuples, quand le romantisme politique (Michelet, Lamennais) opposa leur légitimité spirituelle à la légalité des institutions et ouvrit ainsi une nouvelle carrière à l’universalisme de la tradition impériale ainsi refondue en langage démocratique ; ni de nos jours, à partir de 1917-1920, quand on vit des puissances nouvelles, la République des Etats-Unis par exemple, ou  celle des Soviets, s’en prendre à l’ « impérialisme » des empires de plus vieille date et, ce faisant, accroître encore la confusion des mots et des choses. Un siècle a passé, les empires ont disparu, ils laissèrent la place aux « grandes puissances », aux « hyper-puissances », aux « pôles » et autres espèces nouvelles de l’histoire universelle et des relations internationales – mais notre science de l’hégémonie n’a pas progressé pour autant. Comme les Grecs et comme les Romains, nous ne pouvons penser la légitimité que locale, définie par des frontières constitutives d’un territoire juridiquement délimité, nous ne pouvons penser leur franchissement que comme un acte arbitraire d’hégémonie sans aucun rapport avec l’exercice de la domination, et l’empire reste une forme de puissance inclassable, à laquelle nous restons incapables de donner forme de droit et contraints de donner des justifications idéologiques d’autant plus inconsistantes et grossières. Une question s’impose donc : pourquoi tant de science d’un côté, et tant d’ignorance de l’autre ? Pourquoi jugeons-nous normal ce que nous faisons d’un côté des Pyrénées – chaque peuple s’identifiant à sa niche d’origine légale et légitime – si par ailleurs nous ne savons pas que penser de notre compulsion évidente à nous projeter, et par tous les moyens y compris les pires, de l’autre côté de la frontière, en bafouant le Droit des gens ou des peuples que nous ne cessons d’invoquer ? Notre relation à l’idée d’empire présente ainsi un trait remarquable : sa dissymétrie flagrante – nous ne cessons, et depuis des siècles, d’en faire l’expérience, nous nous montrons pourtant incapables d’en produire une théorie digne de ce nom.

Cette constante de notre relation bancale à l’empire doit d’autant plus intriguer qu’elle ne se dissimule même pas. Il nous plaît, par exemple, de considérer les très Riches Heures de l’ « empire immobile », ainsi que nous parlons de la Chine depuis qu’avec Matteo Ricci elle entra dans notre géographie raisonnée. Ainsi savons-nous, ou croyons-nous savoir, qu’il est des espaces-temps politiques au repos et néanmoins capables, en longue durée, de culture matérielle, esthétique et juridique. Ou bien, sous nos latitudes, à la césure de l’Ancien Régime et de la Révolution, nous voyons naître un type humain, celui incarné par un Talleyrand qu’on a surnommé à juste titre le « prince immobile » – afin de suggérer tout le sens profond de l’énergie nécessaire pour survivre dans notre histoire à double fond, celle des nations légitimes et celle des empires inclassables. Qu’il y faille une astuce exceptionnelle, comme l’illustre le cas du ministre de tant de régimes successifs, n’a jamais empêché sa figure de servir en même temps de modèle régulateur, de personnage exemplaire : l’immobilité de ce prince aura incarné, en effet, les qualités nécessaires aux techniciens de l’ « équilibre des puissances », aux stratèges responsables de la bonne proportion entre mouvement et inertie, entre mobilité et immobilité, entre empire inclassable et nation légitime. Comme quoi Talleyrand, prototype légendaire et scabreux de l’intelligence géopolitique, en définit aussi la fonction historique réelle, la vérité stratégique élémentaire : l’aimable formule rationaliste adoptée par l’optimiste XVIIIe siècle, « équilibre des puissances », n’a jamais valu que par ironie, elle a toujours signifié, et par antiphrase manifeste, que la puissance en cause dans cette physique de l’ « équilibre » déséquilibre toujours toute construction juridique. Les empires ne sont « immobiles » que dans l’esprit des utopistes et des distraits indifférents à la nature des choses, à commencer par la leur.

En vue de compléter un jour la classification traditionnelle des formes de légitimité (qui ne concernent que la domination : des lieux clos sur eux-mêmes) en y ajoutant une typologie des formes d’empire (qui ne concernent que l’hégémonie : des transgressions de frontière, indifférentes à la nature bureaucratique, théocratique ou démocratique des régimes qui les commettent), on commencera par une remarque préliminaire : même sur la perception élémentaire de l’agir impérial, il n’y a pas le moindre consensus, ce qui ne saurait étonner puisqu’il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’une question normative (comme c’est le cas en matière d’esprit des lois, où le raisonnement juridique doit répondre à la question du « bon » gouvernement), mais d’une démarche régulatrice, soucieuse de définir non pas un « bon » empire (un empire « juste », qu’il soit mobile ou immobile), mais un empire efficace, outil collectif de la proportion idéale entre la mobilité et l’immobilité des peuples. Et pourtant, même sur la finalité de cet outil, le consensus semble, aujourd’hui, aussi peu envisageable qu’au temps des premiers penseurs du politique. Pour l’essentiel, l’idée d’empire, en effet, se fragmente aujourd’hui en trois grands sous-systèmes, dont on ne voit pas comment ils pourraient un jour fonder un seul et même cadre de référence, qu’il s’agisse d’un cadre normatif (« les droits de l’homme ») ou d’un cadre stratégique (l’échelle des puissances).

Premier sous-système : les adeptes du modèle romain, pour qui l’absence de fondements conceptuels et systématiques n’affaiblit pas l’idée d’empire, et pour qui le de facto de l’hégémonie vaut un de jure. De nos jours, cette option a trouvé aussi bien ses Talleyrand (dont Henry Kissinger revendique hautement l’autorité) que son emblème : « l’empire intérieur », selon la formule frappante d’Alain de Benoist en 1995. Sa fonction ? Éminemment conservatoire puisqu’elle cherche, dans l’histoire désormais révolue des empires de tradition romano-byzantine, les éléments d’une technique de domination conforme à l’hégémonie des grandes puissances aux prises entre elles depuis la fin de la guerre froide. Pour elle, la différence de la domination et de l’hégémonie n’entre même pas en ligne de compte : la forme empire a ni plus ni moins de réalité historique et juridique que la forme constitutionnelle d’un régime politique.

Deuxième sous-système : les adeptes de l’empire par domination de l’espace, adversaires de toute hégémonie en tant qu’extension de la puissance d’un seul peuple dans l’œkoumène de tous les peuples, mais partisans d’une domination rationalisée selon quelque principe cosmopolitique de distribution ou d’administration de l’espace planétaire entre les peuples. Née au XVIIIe siècle (abbé de Saint-Pierre, Kant), cette école réduit la forme empire à un pur donné d’étendue et de surface, à un gouvernement des frontières dont la transgression, à ses yeux, n’a de réalité qu’accidentelle et dont la réalité rationnelle, évidente, n’a pas même pas besoin d’être établie. « Le concept d’Empire est caractérisé fondamentalement par une absence de frontières : le gouvernement de l’Empire n’a pas de limites. Avant toute chose, donc, le concept d’Empire pose en principe un régime qui englobe la totalité de l’espace ou qui dirige effectivement le monde “civilisé” dans son entier. Aucune frontière territoriale ne borne son règne. Deuxièmement, le concept d’Empire se présente lui-même non comme un régime historique tirant son origine d’une conquête, mais plutôt comme un ordre qui suspend de fait le cours de l’histoire et fixe par là même l’état présent des affaires pour l’éternité. Selon le point de l’Empire, c’est la façon dont les choses seront toujours et la façon dont elles étaient pensées de toute éternité. En d’autres termes, l’Empire présente son pouvoir non comme un monument transitoire dans le flux de l’histoire, mais comme un régime sans frontières temporelles, donc en ce sens en dehors de l’histoire ou à la fin de celle-ci » (M. Hardt et Toni Negri, Empire, 2000 et 2004, p. 19). Leibniz ne raisonnait pas autrement.

Troisième sous-système : les adeptes de l’empire par sujétion de l’espace au temps. Adversaires déclarés des deux sous-systèmes précédents, leur tradition n’est pas moins ancienne puisqu’elle remonte au moins à l’apôtre Paul de Tarse en appelant de la fin eschatologique des temps pour voir s’effondrer l’empire romain (équivalent du « dernier empire » dans la tradition prophétique de Daniel). Certes, à leurs yeux comme à ceux du sous-système précédent, l’empire à abattre ou à abandonner se donne comme une réalité spatiale indéniable. Cependant, ils ne voient là « que » sa phase empirique momentanée : le temps (la fin des temps) aura raison d’elle et reprendra ses droits sur l’espace. Dans un registre non pas théologique mais relativiste (celui de la physique contemporaine), le vieux  rêve d’une revanche du temps sur l’espace réapparaît intact : « Dans une autre constellation mentale, peut-on imaginer que le temps devienne une sorte d’espace où l’on puisse se mouvoir dans toutes les directions, revenir au point d’origine, etc. ? Inversement, l’espace pourrait-il devenir comme le temps : irréversible, tel qu’on ne puisse revenir sur ses pas ni retrouver le point d’où l’on est parti ? Ou encore qui trouve, comme le temps, son horizon absolu, l’éternité ? / Quel serait pour l’espace l’équivalent de l’éternité ? La négation du mouvement, l’immobilité, ou le mouvement perpétuel ? » (J. Baudrillard, Cool Memories V 2000-2004, p. 10).

Pour la réflexion géopolitique, toute la question revient donc à se demander comment s’articuleront ces trois composantes élémentaires de l’espace-temps en gestation aujourd’hui. Aucune ne peut prétendre s’imposer en ignorant les axiomes des deux autres. Mais comment se détermineront les proportions de leur alliage ? De la réponse dépendent bien des alliances. Inconnue de l’équation : comment réguler un espace-temps en accélération ininterrompue sur lui-même ? Comment transformer un espace-temps en réseau, un immobile en mobile, une anarchie en une polyarchie ?

J.-L. Evard

dimanche 15 juin 2014

Retours sur la Grande Guerre (4)


« La Grande Guerre », dit-on, comptant d’août 1914, son début, à novembre 1918, l’armistice. En réalité, ces dates, les historiens sérieux ne savent quel usage intelligent en faire : ils ne confondent pas datation (des coordonnées de temps calendaire) et périodisation (le sens d’une époque), ils ne peuvent néanmoins s’expliquer comment la portée de l’événement diffère à ce point de sa durée. (Il en va d’ailleurs de même de tout événement véritable : il a lieu, nul ne sait depuis et pour combien de temps – équivalent ironique de ces événements qu’on dit fondateurs parce que, se renouvelant de génération en génération, leurs significations semblent inépuisables ; équivalent historique de ces structures particulaires où les physiciens ne cessent de repérer de nouveaux corpuscules, ni réels ni imaginaires mais quantiques, à l’image des théologiens, naguère, multipliant les hypostases et les théodicées, ou des psychologues, aujourd’hui, inventant des pulsions à chaque nouvelle doctrine égologique). Sur notre imaginaire historique, la portée de la Grande Guerre, irréductible à sa durée, exerce les  mêmes effets, elle nous enseigne la puissance de l’incalculable. Et les comparaisons tentées pour conjurer l’énigme en la ramenant à du connu, à du déjà vu – la Grande Guerre, seconde guerre du Péloponnèse ; la Grande Guerre, seconde guerre de Trente Ans – se savent vaines, ou plutôt : plus nous y recourons, plus se confirme ce que nous redoutions (la portée de la Grande Guerre, de fait, s’avère inconcevable, elle excède toute tentative d’interprétation, même apocalyptique).

Tôt ou tard, se dira-t-on, tout événement, même fondateur, finit par perdre toute portée, et n’a plus d’autre existence que celle, végétative ou spectrale, des poussières de l’érosion (les archives, les ruines, les vestiges, les moraines). Certes ; mais même cet argument du nihilisme éclairé ne suffira pas puisque la portée d’un événement ou d’un avènement, à la différence de sa durée, ne dépend en rien de nous. Les conflits commencent, ou s’achèvent ; mais si dure, sous d’autres formes, le clair-obscur des passions qui les nourrissent… Dans le cas de la Grande Guerre, la technique extrême de l’analogie – le rapprochement avec la guerre grecque, dans l’Antiquité, ou avec la guerre franco-anglaise, au Moyen Âge  –, cette technique n’a de valeur herméneutique que par défaut : si elle ne répond pas à ce qu’on en attend (« expliquer » l’événement obscur) du moins donne-t-elle à penser, mais comme obscur, un genre d’événements bien particulier, ceux que nous ne pouvons ni comprendre ni oublier. Face à eux, face à leur singularité de phénomène extrême à la fois inintelligible et inoubliable, l’intelligence se voit mise au défi – et comment ne s’en féliciterait-elle pas ? Car il ne lui reste qu’une alternative : soit elle se repliera dans le dépit ou la mélancolie (pour échafauder quelque mythologie de l’histoire, territoire maudit de l’absurde), soit elle reconnaîtra dans l’intensité même de l’événement un de ces signes qui l’invitent à se réformer elle-même. Sans eux elle ne sortirait jamais de son sommeil dogmatique. Sommeil qu’on dira aussi bien pathologique – qu’est-ce en effet qu’un événement à la fois inintelligible et inoubliable sinon un traumatisme ?

Qu’est-ce qui rend la Grande Guerre à la fois inintelligible et inoubliable ? Au premier chef, sans doute ceci : nous l’appelons « guerre » mais nous doutons du mot, car nous savons que cette guerre se transforma en révolution, et si nous reconnaissons là une relation déjà ancienne de la guerre et de la révolution (au moins aussi ancienne que les guerres de la Révolution française), nous ignorons ce que la durée de cette relation au fil des siècles modifie dans sa portée, ce qu’elle change des intentions de ses agents, de leurs propres perceptions de leurs actes. Soit par exemple le cas, en apparence bien connu, de la Grande Guerre vue du côté russe : entrée en guerre en août 1914, la Russie entre en révolution en 1917, et le Grand État-Major allemand décide, avec l’appui déclaré de la classe politique, de garantir et de financer le retour à Moscou du leader bolchevik Lénine (célèbre épisode dit du « wagon plombé »), puis de signer la paix de Brest-Litovsk ; elle ne participe pas à la Conférence de la Paix (mais fait la guerre en Pologne et en zone balte), et, dès 1920, héberge, jusqu’en 1935, le réarmement secret de la Reichswehr (écoles d’officiers, terrains d’entraînement, réflexion stratégique). Dans cette séquence d’une vingtaine d’années, guerre et révolution progressent à l’unisson (de même que la Révolution française et ses guerres, de 1792 à 1802), comme un seul et même processus à la fois national et international, dont les épisodes changent de signification ponctuelle, mais pas d’orientation générale. Du point de vue russe, 1917, qui plus est, répète 1905 ; de même, l’alliance secrète des bolcheviks et de la Reichswehr préfigure d’autres rebondissements plus connus de l’entre-deux-guerres, ce que Sebastian Haffner a surnommé le « pacte avec le diable » (y compris sa forme caricaturale, le pacte germano-soviétique).

Mais ce que ce pacte a de « diabolique » ne tient pas seulement à la répétition de ces retournements d’alliance entre des nations en guerre (et pas seulement non plus à leur répétition d’une guerre à l’autre, mais aussi au cours d’une même guerre) ; le moment « diabolique » de la Grande Guerre tient aussi à l’empreinte de ces retournements stratégiques sur les retournements idéologiques au sein de chaque nation en guerre, quels que soient ses alliés et ses adversaires. « Sans l’alliance avec l’Allemagne, la révolution d’Octobre eût été impossible. Sans le secours de l’Allemagne, Lénine serait resté un exilé impuissant, un spectateur obscur et inactif de l’histoire mondiale », note Haffner, qui précise aussi, à propos des années 1920-30 : « Phénomène étrange, remarquable, que, du côté allemand, les hommes qui ont fait de l’Allemagne et de l’Union soviétique des pays amis, par-delà toutes les différences idéologiques, aient presque tous été des hommes de “droite”. » De « droite » ? Oui, mais en précisant : celle dite « nationalisme révolutionnaire », où l’opposition « gauche / droite » s’efface au profit de l’interaction guerre / révolution. Or, complication supplémentaire, cette interaction ne commande pas moins le siècle des guerres et des révolutions en chaîne que celui des idéologies qui le mettent en discours, car elle tente de se synthétiser elle-même en une formule sciemment équivoque : la « révolution conservatrice », inventée en France, quant à son principe, par Chateaubriand rescapé de la Terreur, forgée, quant à l'oxymore lui-même, par Dostoïevski, Moeller van den Bruck et Hofmannsthal.

À quoi tiendrait la vive affinité qui polarise ces œuvres dont les auteurs ne se rencontrèrent jamais et ne se lurent qu'à peine ou pas du tout ? La pensée par oxymores nourrit au mieux les attentes de la perception paradoxale du monde propre à tout rescapé des situations extrêmes; elle lui donne sa matrice et sa forme mythologiques, l'art de recomposer en poésie le tissu déchiré des expériences limites, ces événements à la fois inintelligibles et inoubliables qui, dans des situations comme celles de la guerre de masse ou de la guerre civile, tiennent lieu de révélation du sens dans et à un monde baigné d'absurde et disloqué. La « révolution conservatrice » : cette formule, logiquement dérisoire, est pathologiquement efficace, mythologiquement puissante, pour la raison même que l'humour de l'oxymore réplique à l'irrationnel extrême de la situation qui l'inspire, pour le nier ou le dénier. Comme le rire, les procédures idéologiques opèrent toutes, telle la pensée magique, selon cette dénégation d'un réel vécu comme accablant car tout-puissant. Mentalement, la procédure agit tout comme la dramatisation apocalyptique du réel historique, mais en sens inverse : elle dédramatise car l'oxymore surenchérit à l'inintelligible en lui opposant sa propre composition, plus absurde encore. Idéologie et mythologie s'unissent ainsi comme une seule et même opération de langage, dévolue au milieu littéraire, et d'abord, en lui, à ceux que Jan Patocka appelait les « ébranlés », ceux qui, par-delà la dislocation d'un ordre du monde, veulent entrevoir malgré tout la gésine d'un ordre à venir. L'oxymore des révolutionnaires conservateurs signifie dans son implicite : « Nous réenchaînerons la violence qui se déchaîne dans la guerre et la révolution en interaction permanente. » L'humour volontaire et involontaire de la formule transmet là son intention sérieuse, son projet politique, son style stratégique. Le jeu sur les mots annonce l'action espérée sur les choses.

Les mêmes remarques s’appliquent en vertu de la même méthode à d’autres révolutions (en 1791-92, le conflit des Girondins et des Jacobins sur la question de la guerre étrangère) et à d’autres guerres (la querelle des pacifistes et des interventionnistes, en France, entre 1934 et 1938 ; celle du « glaive » de Gaulle et du « bouclier » Pétain, en France aussi, de juin 1940 à novembre 1942). Autrement dit, la Grande Guerre n’est pas tant à dire « grande » parce qu’elle fut longue, atroce et internationale (comme la guerre du Péloponnèse et la guerre de Cent Ans) que pour une raison bien plus essentielle : en elle, l’interaction de la guerre et de la révolution devint palpable, tangible, concrète, pour les hommes de ce temps-là, et ils tentèrent de peser sur elle, chacun selon sa position, sa situation et ses objectifs, les uns dans le langage, lui aussi oxymore, du « défaitisme révolutionnaire » (cas des bolcheviks faisant alliance avec leur adversaire idéologique, les junker prussiens), d’autres dans le langage de l’intérêt impérial bien compris (cas de l’état-major français guerroyant en Pologne contre l’Armée rouge).

« Grande », la Grande Guerre l’est de manière en effet inconcevable, et dès avant août 1914, si l’on se souvient que l’interaction ici évoquée de la guerre et de la révolution, non seulement comptait pour beaucoup dans le champ de conscience de chacun des adversaires, mais aussi qu’elle n’était ni de gauche ni de droite, ni europhobe ni occidentale, ni nationale ni cosmopolite – et partout également explosive : les bolcheviks s’en réclament comme du levier même de la guerre (révolutionnaire) à la guerre (impérialiste), mais leurs adversaires aussi (l’idée de présenter les « idées de 1914 » comme la perspective d’une revanche à prendre contre les « idées de 1789 » revient à deux écrivains du pangermanisme, Hermann Plenge, allemand, et Rudolf Kjellen, suédois). La Grande Guerre aura ainsi rendu visible le phénomène qui doit désarmer le plus durablement le rationalisme spontané (et borné) de toute intelligence superficielle : la même formule – « interaction de la guerre et de la révolution » – aura servi en même temps à tous les antagonistes (à gauche et à droite ; à l’Ouest et à l’Est). Tous auront espéré maîtriser cette interaction, tous voulurent dicter contre tous les conditions de son maniement.

Comme on voit, toute guerre en cache une autre, et de la Grande Guerre on dira à bon droit qu’elle s’y emploie mieux que toute autre. En elle, guerre et révolution entrent en collision (événement, épisode) et en collusion (connivence, répétition). Continue et discontinue, leur interaction prolongée les mena à leur coma : à leur inaction, à la déconnexion des fins et des moyens, à l’idéologie démente (totalitaire) et à la stratégie inerte (froide). 

J.-L Evard

mercredi 11 juin 2014

Retours sur la Grande Guerre (3)


La guerre dite « totale » oppose encore bien des zones d’ombre à la recherche historique sérieuse. À bon droit on s’étonnera, par exemple, de la date de parution du livre, Der totale Krieg, que lui consacre, peu avant sa mort, un des comparses de Hitler dans le putsch raté de Munich (1923), l’ancien généralissime allemand Ludendorff : 1935. Pourquoi un tel intervalle – deux décennies presque – entre le manuel et la Grande Guerre, l’expérience de terrain mise après coup en préceptes (la traduction française, elle, n’attendra pas : 1936) ? La question s’impose pour au moins deux séries de raisons : le titre choisi par Ludendorff reprenait une formule déjà courante – comme le suggère le titre choisi par Ernst Jünger en 1930, dix ans après Les Orages d’acier : La Mobilisation totale, où certes l’adjectif, « totale », flatte le culte et le style totalitaire des totalités de l’époque mais non sans récapituler les accents de 1914, qui portaient sur le caractère de masse organisée de la mobilisation plus que sur son caractère organique. « Total », le mot fétiche de ces militaires du nationalisme ultra, exprime leur conviction dogmatique : passer de la masse à la puissance, passer de l’organisation mécanique de ces masses à leur unité organique, dont les langages totalitaires exaltent le stade fusionnel, au nom de « l’homme nouveau ». De cette concentration fusionnelle à l’univers concentrationnaire, la généalogie de cette « totalité » se joua d’abord dans cette zone, dans cet espace-temps où une machine de guerre fit main basse sur les sociétés qui l’avaient construite et instituée.

Seconde série de raisons : Ludendorff a bel et bien laissé sa griffe à la forme de guerre dite « guerre totale », mais non sans voler la vedette à d’autres militaires qui ne contribuèrent pas moins que lui à en repérer les particularités stratégiques et opérationnelles. D’eux on ne parle guère – ce qui, aujourd’hui encore, retarde le moment de saisir la contradiction la plus aiguë des militaires et ingénieurs de la « guerre totale » : par dizaines de millions, elle enrôla des masses de combattants quand, dans son principe stratégique, elle les mobilisait plutôt comme les servants et les opérateurs d’une Machine motorisée et automobile. La Grande Guerre en aura vu se déployer simultanément les trois formes, la terrestre (le blindé à chenilles), l’océanique (le sous-marin), l’aérienne (l’escadre de chasseurs).

Tel le général de l’aviation Giulio Douhet, en Italie, véritable visionnaire, dès avant la Grande Guerre, du bombardement massif visant les populations civiles au moins autant que les positions ou les lignes de communication de l’adversaire. L’année même où la « guerre totale », avec Ludendorff, passe dans le langage des officiers stratégistes reconnus, Douhet, en France, fait l’objet d’un essai bien informé, dû au lieutenant-colonel Paul Vauthier, La Doctrine de guerre du général Douhet, pages que préfacera un certain maréchal Pétain. Vauthier résume le traité de guerre aérienne publié par Douhet en 1921, Il dominio dell’ aria, il en donne aussi quelques extraits. Lecture édifiante, riche de sens pour les historiens de la stratégie : les deux généraux, le français et l’italien, comprennent en même temps en quoi l’avion et l’aviation, c’est-à-dire la prise de l’altitude contrôlée au sol, viennent de transformer en profondeur toute l’économie et toute la conduite de la guerre.

Avec ces textes, nous assistons à une « révolution dans les affaires militaires » avant la lettre – et, au moins aussi cruciale, à une conversion de l’intelligence militaire, consciente de ce en quoi la Machine automobile change le terrain, le théâtre de la guerre et son économie politique. Sur qui, comme nous, demande à des documents d’archives de lui parler moins d’hier que de demain, les pages de Douhet parlent autant, sinon plus de la Seconde Guerre mondiale que de la Première. À plus forte raison quand on mesure la raison de cet effet saisissant de rétroactivité : la Machine de guerre confirmait le concept stratégique de la profondeur mais à une échelle telle que cette dimension première en changeait de nature. Non seulement un chasseur-bombardier multiplie la profondeur, mais encore un sous-marin, par sa liaison radio, la détache-t-il de son support et de ses limites géographiques et l’emporte ainsi sur tout projectile (dont il devient d’ailleurs la nouvelle rampe). Effet inattendu d’une profondeur sans autre fond que la mobilité du mobile dans l’élément atmosphérique – terre, mer, air – où il se fond comme dans son véritable port d’attache. Ce que la Machine automobile gagne en contrôle de l’étendue, elle le doit à sa vitesse : à la colonisation des durées.

Premier théoricien et protagoniste de cette conversion, Douhet lui-même, dont Vauthier cite les raisonnements les plus frappants : « Trévise a reçu pendant la grande guerre environ 75 tonnes de bombes […] On peut être convaincu que si les 75 tonnes de bombes avaient été lancées dans la même journée, avec une répartition convenable entre les explosives, les incendiaires et les toxiques, Trévise aurait été complètement détruite, et bien peu d’habitants auraient été sauvés […] L’œuvre de destruction accomplie par la grande guerre fut immense, mais les peuples y résistèrent parce qu’elle fut étendue dans le temps, de sorte qu’ils purent pendant longtemps réparer les pertes matérielles et morales qu’ils subirent successivement, et ils eurent ainsi le loisir de jeter dans le champ de la lutte toutes leurs ressources jusqu’à la dernière. Il n’y eut jamais le coup mortel, la blessure large et profonde de laquelle le sang coule à flots, sans frein, et donne la sensation de la mort imminente […] Il est certain que la moitié des destructions produites pendant la grande guerre auraient été suffisantes, si elles s’étaient produites en trois mois, le quart si elles s’étaient produites en huit jours.  »

Puis vient, non moins lucide, le moment de la projection, et les conséquences qu’il en tire, déjà, quant au proche avenir de la guerre : « Le fait nouveau, c’est que l’air s’est ouvert aux opérations aériennes. Ce fait rompt brusquement et à l’improviste avec le caractère fondamental que la guerre présentait depuis le commencement du monde.

« Avant l’apparition de l’arme de l’espace, la guerre ne pouvait se développer que sur la surface. Consistant essentiellement dans l’opposition de deux volontés, l’une voulant occuper une région, l’autre voulant empêcher cette occupation, la guerre tenait tout entière dans deux missions : protéger ce qui se trouve en arrière contre les forces ennemies de surface, briser les forces ennemies de surface pour atteindre ce qui est en arrière de ces forces.

« Par la conquête de l’espace, l’homme a brisé le caractère millénaire de la guerre : il n’est plus nécessaire de briser les lignes de force de la surface pour atteindre ce qui est derrière. Une des missions des armes de surface ne peut plus être remplie par ces armes qu’incomplètement.

« L’arme de l’espace doit donc produire une révolution dans l’art de la guerre.

« Désormais, le champ de bataille s’étend à tout le territoire et à toutes les mers des nations en lutte. Il ne peut plus exister de distinctions entre belligérants et non belligérants. L’arme de l’espace n’a donc pas le caractère d’un simple perfectionnement.

« La courbe qui représente l’évolution de la guerre cesse d’être continue : elle prend une allure essentiellement différente. Celui qui se laisse entraîner sur le prolongement de la vieille courbe risque de se trouver immédiatement en dehors de la réalité […]

« Aujourd’hui, quelle que soit la situation sur la surface, l’avion fournit le moyen de porter sur un point quelconque du territoire, des attaques d’un ordre de grandeur supérieur à celles de toutes les attaques qu’il a été possible d’imaginer jusqu’ici. Aujourd’hui, et non demain. »

Dans ces lignes, tout frappe aussitôt l’imaginaire historique – et ce d’autant plus que d’autres pages de Douhet, écrites dans le même souci d’identification de la nouveauté réelle et déterminante, n’ont pas la même haute valeur pronostique. Mais le sens de la schématisation efficace, de l’abstraction théorique, de la physique du conflit (cinétique et dynamique), la sobriété de la pensée et du style, l’absence de tout pathos belliqueux ou futuriste, le détachement, presque, avec lequel l’aviateur italien isole et examine les lignes de crête des futurs affrontements – font percer, sous le masque du militaire (à la carrière d’ailleurs contrariée) un ingénieur rentré, doublé d’un écrivain efficace : un stratégiste de son siècle.

J.-L. Evard