samedi 21 juin 2014

Après le Léviathan (9)


Toute science naît d’une intuition imprévisible et progresse par souci de précision : ce qu’elle doit de nouveau à l’imagination, elle le perfectionne grâce à une langue rigoureuse. La pensée du politique date du jour où les Grecs tempérèrent leur goût du récit mythologique et cherchèrent à définir, au-delà des métaphores poétiques de l’expérience, les relations stables qui caractérisent un état du monde, distinct des impressions que nous en avons. Si aujourd’hui encore les trois formes de pouvoir politique systématisées par eux nous servent d’évangile, elles le doivent à leur cohérence de classification nécessaire et suffisante. Comme toute doctrine, cette tradition grecque du politique n’en a pas moins son talon d’Achille : elle ramène à trois les types fondamentaux de pouvoir légitime, elle leur oppose un quatrième cas de figure, leur dénaturation (toutes les formes possibles de tyrannie), mais elle n’a pas jugé nécessaire d’inclure les formes impériales du pouvoir dans sa classification. D’où la distinction opérée par les Modernes entre « domination » et « hégémonie » : en tradition grecque au sens strict, il n’y a pas de théorie de l’empire, lacune qu’il fallut bien combler si l’on voulait donner de nouvelles chances à l’esprit de système sans lequel il n’y a pas de science. La nécessité s’en fit sentir dès l’époque romaine de la fondation de l’empire. Les Grecs avaient pu considérer l’empire perse comme une anomalie de l’histoire (comme un corps « barbare », étranger à leur conception du règne des lois), et leur perception s’était renforcée quand, à l’époque de la traduction de la Septante, elle avait fait une place à la théologie politique de la Bible, dans laquelle la forme empire fait également l’objet d’un rejet inconditionnel, lié à l’expérience de la déportation babylonienne, fatale à la monarchie davidienne. Les Romains, au contraire, souffrirent, dès le Ier siècle ap. J.-C., de l’écart flagrant entre la réalité impériale de leurs institutions césariennes et les prémisses grecques de leur tradition. Ce que les Grecs et les Juifs alexandrins jugeaient normal et rationnel d’exclure hors du champ de la rationalité politique, à savoir la forme empire de la domination (sa forme transnationale), les Romains, passés du régime de la cité au régime de la Ville centre ombilical de l’univers des nations, les Romains ne purent ni le maintenir en l’état ni le penser selon sa véritable nature. Le citoyen romain que fut saint Augustin tenta sans doute de traduire en catégories politiques et théologiques la réalité de la domination romaine sur le monde méditerranéen – la méthode ne pouvait faire école puisqu’elle-même admettait la non-compatibilité des deux « cités », l’humaine et la divine, sur la dualité dissymétrique desquelles elle raisonnait et fabulait comme Platon sur l'Atlantide mythique et l'Athènes réelle.

Les Romains – et nous avec eux puisque les Modernes, eux non plus, ne réussirent pas à normaliser la forme empire, à aucune époque de sa longue histoire. Ni au Moyen Âge quand les gibelins, avec Dante, réclamèrent, au nom de la monarchie universelle, le patronage de Virgile poète d’Auguste ; ni au moment de renverser l’Ancien Régime au nom du droit des peuples, quand le romantisme politique (Michelet, Lamennais) opposa leur légitimité spirituelle à la légalité des institutions et ouvrit ainsi une nouvelle carrière à l’universalisme de la tradition impériale ainsi refondue en langage démocratique ; ni de nos jours, à partir de 1917-1920, quand on vit des puissances nouvelles, la République des Etats-Unis par exemple, ou  celle des Soviets, s’en prendre à l’ « impérialisme » des empires de plus vieille date et, ce faisant, accroître encore la confusion des mots et des choses. Un siècle a passé, les empires ont disparu, ils laissèrent la place aux « grandes puissances », aux « hyper-puissances », aux « pôles » et autres espèces nouvelles de l’histoire universelle et des relations internationales – mais notre science de l’hégémonie n’a pas progressé pour autant. Comme les Grecs et comme les Romains, nous ne pouvons penser la légitimité que locale, définie par des frontières constitutives d’un territoire juridiquement délimité, nous ne pouvons penser leur franchissement que comme un acte arbitraire d’hégémonie sans aucun rapport avec l’exercice de la domination, et l’empire reste une forme de puissance inclassable, à laquelle nous restons incapables de donner forme de droit et contraints de donner des justifications idéologiques d’autant plus inconsistantes et grossières. Une question s’impose donc : pourquoi tant de science d’un côté, et tant d’ignorance de l’autre ? Pourquoi jugeons-nous normal ce que nous faisons d’un côté des Pyrénées – chaque peuple s’identifiant à sa niche d’origine légale et légitime – si par ailleurs nous ne savons pas que penser de notre compulsion évidente à nous projeter, et par tous les moyens y compris les pires, de l’autre côté de la frontière, en bafouant le Droit des gens ou des peuples que nous ne cessons d’invoquer ? Notre relation à l’idée d’empire présente ainsi un trait remarquable : sa dissymétrie flagrante – nous ne cessons, et depuis des siècles, d’en faire l’expérience, nous nous montrons pourtant incapables d’en produire une théorie digne de ce nom.

Cette constante de notre relation bancale à l’empire doit d’autant plus intriguer qu’elle ne se dissimule même pas. Il nous plaît, par exemple, de considérer les très Riches Heures de l’ « empire immobile », ainsi que nous parlons de la Chine depuis qu’avec Matteo Ricci elle entra dans notre géographie raisonnée. Ainsi savons-nous, ou croyons-nous savoir, qu’il est des espaces-temps politiques au repos et néanmoins capables, en longue durée, de culture matérielle, esthétique et juridique. Ou bien, sous nos latitudes, à la césure de l’Ancien Régime et de la Révolution, nous voyons naître un type humain, celui incarné par un Talleyrand qu’on a surnommé à juste titre le « prince immobile » – afin de suggérer tout le sens profond de l’énergie nécessaire pour survivre dans notre histoire à double fond, celle des nations légitimes et celle des empires inclassables. Qu’il y faille une astuce exceptionnelle, comme l’illustre le cas du ministre de tant de régimes successifs, n’a jamais empêché sa figure de servir en même temps de modèle régulateur, de personnage exemplaire : l’immobilité de ce prince aura incarné, en effet, les qualités nécessaires aux techniciens de l’ « équilibre des puissances », aux stratèges responsables de la bonne proportion entre mouvement et inertie, entre mobilité et immobilité, entre empire inclassable et nation légitime. Comme quoi Talleyrand, prototype légendaire et scabreux de l’intelligence géopolitique, en définit aussi la fonction historique réelle, la vérité stratégique élémentaire : l’aimable formule rationaliste adoptée par l’optimiste XVIIIe siècle, « équilibre des puissances », n’a jamais valu que par ironie, elle a toujours signifié, et par antiphrase manifeste, que la puissance en cause dans cette physique de l’ « équilibre » déséquilibre toujours toute construction juridique. Les empires ne sont « immobiles » que dans l’esprit des utopistes et des distraits indifférents à la nature des choses, à commencer par la leur.

En vue de compléter un jour la classification traditionnelle des formes de légitimité (qui ne concernent que la domination : des lieux clos sur eux-mêmes) en y ajoutant une typologie des formes d’empire (qui ne concernent que l’hégémonie : des transgressions de frontière, indifférentes à la nature bureaucratique, théocratique ou démocratique des régimes qui les commettent), on commencera par une remarque préliminaire : même sur la perception élémentaire de l’agir impérial, il n’y a pas le moindre consensus, ce qui ne saurait étonner puisqu’il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’une question normative (comme c’est le cas en matière d’esprit des lois, où le raisonnement juridique doit répondre à la question du « bon » gouvernement), mais d’une démarche régulatrice, soucieuse de définir non pas un « bon » empire (un empire « juste », qu’il soit mobile ou immobile), mais un empire efficace, outil collectif de la proportion idéale entre la mobilité et l’immobilité des peuples. Et pourtant, même sur la finalité de cet outil, le consensus semble, aujourd’hui, aussi peu envisageable qu’au temps des premiers penseurs du politique. Pour l’essentiel, l’idée d’empire, en effet, se fragmente aujourd’hui en trois grands sous-systèmes, dont on ne voit pas comment ils pourraient un jour fonder un seul et même cadre de référence, qu’il s’agisse d’un cadre normatif (« les droits de l’homme ») ou d’un cadre stratégique (l’échelle des puissances).

Premier sous-système : les adeptes du modèle romain, pour qui l’absence de fondements conceptuels et systématiques n’affaiblit pas l’idée d’empire, et pour qui le de facto de l’hégémonie vaut un de jure. De nos jours, cette option a trouvé aussi bien ses Talleyrand (dont Henry Kissinger revendique hautement l’autorité) que son emblème : « l’empire intérieur », selon la formule frappante d’Alain de Benoist en 1995. Sa fonction ? Éminemment conservatoire puisqu’elle cherche, dans l’histoire désormais révolue des empires de tradition romano-byzantine, les éléments d’une technique de domination conforme à l’hégémonie des grandes puissances aux prises entre elles depuis la fin de la guerre froide. Pour elle, la différence de la domination et de l’hégémonie n’entre même pas en ligne de compte : la forme empire a ni plus ni moins de réalité historique et juridique que la forme constitutionnelle d’un régime politique.

Deuxième sous-système : les adeptes de l’empire par domination de l’espace, adversaires de toute hégémonie en tant qu’extension de la puissance d’un seul peuple dans l’œkoumène de tous les peuples, mais partisans d’une domination rationalisée selon quelque principe cosmopolitique de distribution ou d’administration de l’espace planétaire entre les peuples. Née au XVIIIe siècle (abbé de Saint-Pierre, Kant), cette école réduit la forme empire à un pur donné d’étendue et de surface, à un gouvernement des frontières dont la transgression, à ses yeux, n’a de réalité qu’accidentelle et dont la réalité rationnelle, évidente, n’a pas même pas besoin d’être établie. « Le concept d’Empire est caractérisé fondamentalement par une absence de frontières : le gouvernement de l’Empire n’a pas de limites. Avant toute chose, donc, le concept d’Empire pose en principe un régime qui englobe la totalité de l’espace ou qui dirige effectivement le monde “civilisé” dans son entier. Aucune frontière territoriale ne borne son règne. Deuxièmement, le concept d’Empire se présente lui-même non comme un régime historique tirant son origine d’une conquête, mais plutôt comme un ordre qui suspend de fait le cours de l’histoire et fixe par là même l’état présent des affaires pour l’éternité. Selon le point de l’Empire, c’est la façon dont les choses seront toujours et la façon dont elles étaient pensées de toute éternité. En d’autres termes, l’Empire présente son pouvoir non comme un monument transitoire dans le flux de l’histoire, mais comme un régime sans frontières temporelles, donc en ce sens en dehors de l’histoire ou à la fin de celle-ci » (M. Hardt et Toni Negri, Empire, 2000 et 2004, p. 19). Leibniz ne raisonnait pas autrement.

Troisième sous-système : les adeptes de l’empire par sujétion de l’espace au temps. Adversaires déclarés des deux sous-systèmes précédents, leur tradition n’est pas moins ancienne puisqu’elle remonte au moins à l’apôtre Paul de Tarse en appelant de la fin eschatologique des temps pour voir s’effondrer l’empire romain (équivalent du « dernier empire » dans la tradition prophétique de Daniel). Certes, à leurs yeux comme à ceux du sous-système précédent, l’empire à abattre ou à abandonner se donne comme une réalité spatiale indéniable. Cependant, ils ne voient là « que » sa phase empirique momentanée : le temps (la fin des temps) aura raison d’elle et reprendra ses droits sur l’espace. Dans un registre non pas théologique mais relativiste (celui de la physique contemporaine), le vieux  rêve d’une revanche du temps sur l’espace réapparaît intact : « Dans une autre constellation mentale, peut-on imaginer que le temps devienne une sorte d’espace où l’on puisse se mouvoir dans toutes les directions, revenir au point d’origine, etc. ? Inversement, l’espace pourrait-il devenir comme le temps : irréversible, tel qu’on ne puisse revenir sur ses pas ni retrouver le point d’où l’on est parti ? Ou encore qui trouve, comme le temps, son horizon absolu, l’éternité ? / Quel serait pour l’espace l’équivalent de l’éternité ? La négation du mouvement, l’immobilité, ou le mouvement perpétuel ? » (J. Baudrillard, Cool Memories V 2000-2004, p. 10).

Pour la réflexion géopolitique, toute la question revient donc à se demander comment s’articuleront ces trois composantes élémentaires de l’espace-temps en gestation aujourd’hui. Aucune ne peut prétendre s’imposer en ignorant les axiomes des deux autres. Mais comment se détermineront les proportions de leur alliage ? De la réponse dépendent bien des alliances. Inconnue de l’équation : comment réguler un espace-temps en accélération ininterrompue sur lui-même ? Comment transformer un espace-temps en réseau, un immobile en mobile, une anarchie en une polyarchie ?

J.-L. Evard

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