Toute science naît d’une
intuition imprévisible et progresse par souci de précision : ce qu’elle
doit de nouveau à l’imagination, elle le perfectionne grâce à une langue
rigoureuse. La pensée du politique date du jour où les Grecs tempérèrent leur
goût du récit mythologique et cherchèrent à définir, au-delà des métaphores
poétiques de l’expérience, les relations stables qui caractérisent un état du
monde, distinct des impressions que nous en avons. Si aujourd’hui encore les
trois formes de pouvoir politique systématisées par eux nous servent
d’évangile, elles le doivent à leur cohérence de classification nécessaire et
suffisante. Comme toute doctrine, cette tradition grecque du politique n’en a
pas moins son talon d’Achille : elle ramène à trois les types fondamentaux
de pouvoir légitime, elle leur oppose un quatrième cas de figure, leur
dénaturation (toutes les formes possibles de tyrannie), mais elle n’a pas jugé
nécessaire d’inclure les formes impériales
du pouvoir dans sa classification. D’où la distinction opérée par les
Modernes entre « domination » et « hégémonie » :
en tradition grecque au sens strict, il n’y a pas de théorie de l’empire,
lacune qu’il fallut bien combler si l’on voulait donner de nouvelles chances à
l’esprit de système sans lequel il n’y a pas de science. La nécessité s’en fit
sentir dès l’époque romaine de la fondation de l’empire. Les Grecs avaient pu
considérer l’empire perse comme une anomalie de l’histoire (comme un corps
« barbare », étranger à leur conception du règne des lois), et leur
perception s’était renforcée quand, à l’époque de la traduction de la Septante,
elle avait fait une place à la théologie politique de la Bible, dans laquelle la
forme empire fait également l’objet d’un rejet inconditionnel, lié à
l’expérience de la déportation babylonienne, fatale à la monarchie davidienne.
Les Romains, au contraire, souffrirent, dès le Ier siècle ap. J.-C.,
de l’écart flagrant entre la réalité impériale de leurs institutions
césariennes et les prémisses grecques de leur tradition. Ce que les Grecs et
les Juifs alexandrins jugeaient normal et rationnel d’exclure hors du champ de
la rationalité politique, à savoir la forme empire de la domination (sa forme
transnationale), les Romains, passés du régime de la cité au régime de la Ville
centre ombilical de l’univers des nations, les Romains ne purent ni le
maintenir en l’état ni le penser selon sa véritable nature. Le citoyen romain
que fut saint Augustin tenta sans doute de traduire en catégories politiques et
théologiques la réalité de la domination romaine sur le monde méditerranéen –
la méthode ne pouvait faire école puisqu’elle-même admettait la
non-compatibilité des deux « cités », l’humaine et la divine, sur
la dualité dissymétrique desquelles elle raisonnait et fabulait comme Platon sur l'Atlantide mythique et l'Athènes réelle.
Les
Romains – et nous avec eux puisque les Modernes, eux non plus, ne réussirent
pas à normaliser la forme empire, à aucune époque de sa longue histoire. Ni au
Moyen Âge quand les gibelins, avec Dante, réclamèrent, au nom de la monarchie
universelle, le patronage de Virgile poète d’Auguste ; ni au moment de
renverser l’Ancien Régime au nom du droit des peuples, quand le romantisme
politique (Michelet, Lamennais) opposa leur légitimité spirituelle à la
légalité des institutions et ouvrit ainsi une nouvelle carrière à
l’universalisme de la tradition impériale ainsi refondue en langage
démocratique ; ni de nos jours, à partir de 1917-1920, quand on vit des puissances
nouvelles, la République des Etats-Unis par exemple, ou celle des Soviets, s’en prendre à l’
« impérialisme » des empires de plus vieille date et, ce faisant,
accroître encore la confusion des mots et des choses. Un siècle a passé, les
empires ont disparu, ils laissèrent la place aux « grandes
puissances », aux « hyper-puissances », aux « pôles »
et autres espèces nouvelles de l’histoire universelle et des relations
internationales – mais notre science de l’hégémonie n’a pas progressé pour
autant. Comme les Grecs et comme les Romains, nous ne pouvons penser la
légitimité que locale, définie par
des frontières constitutives d’un territoire juridiquement délimité, nous ne
pouvons penser leur franchissement que comme un acte arbitraire d’hégémonie
sans aucun rapport avec l’exercice de la domination, et l’empire reste une
forme de puissance inclassable, à
laquelle nous restons incapables de donner forme de droit et contraints de
donner des justifications idéologiques d’autant plus inconsistantes et
grossières. Une question s’impose donc : pourquoi tant de science d’un
côté, et tant d’ignorance de l’autre ? Pourquoi jugeons-nous normal ce que
nous faisons d’un côté des Pyrénées – chaque peuple s’identifiant à sa niche
d’origine légale et légitime – si par ailleurs nous ne savons pas que penser de
notre compulsion évidente à nous projeter, et par tous les moyens y compris les
pires, de l’autre côté de la frontière, en bafouant le Droit des gens ou des peuples
que nous ne cessons d’invoquer ? Notre relation à l’idée d’empire présente
ainsi un trait remarquable : sa dissymétrie flagrante – nous ne cessons,
et depuis des siècles, d’en faire l’expérience, nous nous montrons pourtant
incapables d’en produire une théorie digne de ce nom.
Cette
constante de notre relation bancale à l’empire doit d’autant plus intriguer
qu’elle ne se dissimule même pas. Il nous plaît, par exemple, de considérer les
très Riches Heures de l’ « empire immobile », ainsi que nous parlons
de la Chine depuis qu’avec Matteo Ricci elle entra dans notre géographie
raisonnée. Ainsi savons-nous, ou croyons-nous savoir, qu’il est des
espaces-temps politiques au repos et
néanmoins capables, en longue durée, de culture matérielle, esthétique et
juridique. Ou bien, sous nos latitudes, à la césure de l’Ancien Régime et de la
Révolution, nous voyons naître un type humain, celui incarné par un Talleyrand
qu’on a surnommé à juste titre le « prince immobile » – afin de
suggérer tout le sens profond de l’énergie nécessaire pour survivre dans notre
histoire à double fond, celle des nations légitimes et celle des empires
inclassables. Qu’il y faille une astuce exceptionnelle, comme l’illustre le cas
du ministre de tant de régimes successifs, n’a jamais empêché sa figure de servir
en même temps de modèle régulateur, de personnage exemplaire : l’immobilité
de ce prince aura incarné, en effet, les qualités nécessaires aux techniciens
de l’ « équilibre des puissances », aux stratèges responsables de la
bonne proportion entre mouvement et inertie, entre mobilité et immobilité,
entre empire inclassable et nation légitime. Comme quoi Talleyrand, prototype
légendaire et scabreux de l’intelligence géopolitique, en définit aussi la
fonction historique réelle, la vérité stratégique élémentaire : l’aimable
formule rationaliste adoptée par l’optimiste XVIIIe siècle,
« équilibre des puissances », n’a jamais valu que par ironie, elle a
toujours signifié, et par antiphrase manifeste, que la puissance en cause dans
cette physique de l’ « équilibre » déséquilibre toujours toute
construction juridique. Les empires ne sont « immobiles » que dans
l’esprit des utopistes et des distraits indifférents à la nature des choses, à
commencer par la leur.
En
vue de compléter un jour la classification traditionnelle des formes de
légitimité (qui ne concernent que la domination : des lieux clos sur
eux-mêmes) en y ajoutant une typologie des formes d’empire (qui ne concernent
que l’hégémonie : des transgressions de frontière, indifférentes à la
nature bureaucratique, théocratique ou démocratique des régimes qui les
commettent), on commencera par une remarque préliminaire : même sur la perception élémentaire de l’agir
impérial, il n’y a pas le moindre consensus, ce qui ne saurait étonner
puisqu’il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’une question normative (comme c’est
le cas en matière d’esprit des lois, où le raisonnement juridique doit répondre
à la question du « bon » gouvernement), mais d’une démarche
régulatrice, soucieuse de définir non pas un « bon » empire (un
empire « juste », qu’il soit mobile ou immobile), mais un empire
efficace, outil collectif de la proportion idéale entre la mobilité et l’immobilité
des peuples. Et pourtant, même sur la finalité de cet outil, le consensus
semble, aujourd’hui, aussi peu envisageable qu’au temps des premiers penseurs
du politique. Pour l’essentiel, l’idée d’empire, en effet, se fragmente
aujourd’hui en trois grands sous-systèmes, dont on ne voit pas comment ils
pourraient un jour fonder un seul et même cadre de référence, qu’il s’agisse
d’un cadre normatif (« les droits de l’homme ») ou d’un cadre
stratégique (l’échelle des puissances).
Premier
sous-système : les adeptes du modèle romain, pour qui l’absence de
fondements conceptuels et systématiques n’affaiblit pas l’idée d’empire, et
pour qui le de facto de l’hégémonie
vaut un de jure. De nos jours, cette
option a trouvé aussi bien ses Talleyrand (dont Henry Kissinger revendique
hautement l’autorité) que son emblème : « l’empire intérieur »,
selon la formule frappante d’Alain de Benoist en 1995. Sa fonction ? Éminemment
conservatoire puisqu’elle cherche, dans l’histoire désormais révolue des
empires de tradition romano-byzantine, les éléments d’une technique de
domination conforme à l’hégémonie des grandes puissances aux prises entre elles
depuis la fin de la guerre froide. Pour elle, la différence de la domination et
de l’hégémonie n’entre même pas en ligne de compte : la forme empire a ni
plus ni moins de réalité historique et juridique que la forme constitutionnelle
d’un régime politique.
Deuxième
sous-système : les adeptes de l’empire par domination de l’espace,
adversaires de toute hégémonie en tant qu’extension de la puissance d’un seul
peuple dans l’œkoumène de tous les peuples, mais partisans d’une domination
rationalisée selon quelque principe cosmopolitique de distribution ou
d’administration de l’espace planétaire entre les peuples. Née au XVIIIe
siècle (abbé de Saint-Pierre, Kant), cette école réduit la forme empire à un
pur donné d’étendue et de surface, à un gouvernement des frontières dont la
transgression, à ses yeux, n’a de réalité qu’accidentelle et dont la réalité
rationnelle, évidente, n’a pas même pas besoin d’être établie. « Le
concept d’Empire est caractérisé fondamentalement par une absence de frontières :
le gouvernement de l’Empire n’a pas de limites. Avant toute chose, donc, le
concept d’Empire pose en principe un régime qui englobe la totalité de l’espace
ou qui dirige effectivement le monde “civilisé” dans son entier. Aucune
frontière territoriale ne borne son règne. Deuxièmement, le concept d’Empire se
présente lui-même non comme un régime historique tirant son origine d’une
conquête, mais plutôt comme un ordre qui suspend de fait le cours de l’histoire
et fixe par là même l’état présent des affaires pour l’éternité. Selon le point
de l’Empire, c’est la façon dont les choses seront toujours et la façon dont
elles étaient pensées de toute éternité. En d’autres termes, l’Empire présente
son pouvoir non comme un monument transitoire dans le flux de l’histoire, mais
comme un régime sans frontières temporelles, donc en ce sens en dehors de
l’histoire ou à la fin de celle-ci » (M. Hardt et Toni Negri, Empire, 2000 et 2004, p. 19). Leibniz ne
raisonnait pas autrement.
Troisième
sous-système : les adeptes de l’empire par sujétion de l’espace au temps.
Adversaires déclarés des deux sous-systèmes précédents, leur tradition n’est
pas moins ancienne puisqu’elle remonte au moins à l’apôtre Paul de Tarse en
appelant de la fin eschatologique des temps pour voir s’effondrer l’empire
romain (équivalent du « dernier empire » dans la tradition
prophétique de Daniel). Certes, à leurs yeux comme à ceux du sous-système
précédent, l’empire à abattre ou à abandonner se donne comme une réalité
spatiale indéniable. Cependant, ils ne voient là « que » sa phase
empirique momentanée : le temps (la fin des temps) aura raison d’elle et
reprendra ses droits sur l’espace. Dans un registre non pas théologique mais
relativiste (celui de la physique contemporaine), le vieux rêve d’une revanche du temps sur l’espace
réapparaît intact : « Dans une autre constellation mentale, peut-on
imaginer que le temps devienne une sorte d’espace où l’on puisse se mouvoir
dans toutes les directions, revenir au point d’origine, etc. ?
Inversement, l’espace pourrait-il devenir comme le temps : irréversible,
tel qu’on ne puisse revenir sur ses pas ni retrouver le point d’où l’on est
parti ? Ou encore qui trouve, comme le temps, son horizon absolu,
l’éternité ? / Quel serait pour l’espace l’équivalent de l’éternité ?
La négation du mouvement, l’immobilité, ou le mouvement perpétuel ? »
(J. Baudrillard, Cool Memories V 2000-2004, p. 10).
Pour
la réflexion géopolitique, toute la question revient donc à se demander comment
s’articuleront ces trois composantes élémentaires de l’espace-temps en gestation
aujourd’hui. Aucune ne peut prétendre s’imposer en ignorant les axiomes des
deux autres. Mais comment se détermineront les proportions de leur
alliage ? De la réponse dépendent bien des alliances. Inconnue de
l’équation : comment réguler un espace-temps en accélération ininterrompue
sur lui-même ? Comment transformer un espace-temps en réseau, un immobile
en mobile, une anarchie en une polyarchie ?
J.-L. Evard
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