samedi 31 janvier 2015

Le nœud gordien d'Alexis Tsipras

Tous les indices convergent vers la même évidence : le suffrage massif donné à Syriza par l’électeur grec n’introduit pas seulement un bien méchant caillot dans le réseau vasculaire européen déjà surmené – cet accident le guettait depuis une dizaine d’années ; en la bloquant, il ramène la question de sa logique économique apparente vers sa logique géopolitique originaire. Il lui donne ainsi un caractère plus critique que jamais, celui, vertueux, d’une sorte d’heure de vérité, d’une épreuve destinale. Car l’Union européenne telle qu’instaurée par les Traités communautaires depuis Maastricht avait pensé et affirmé pouvoir faire l’impasse définitive sur ce moment géopolitique, en se fondant exclusivement sur son moment économique de « grand espace » interétatique de libre-échange sans véritable identité politique (institutions communautaires, frontières, diplomatie, forces armées). La lente et irrésistible érosion des économies du continent rend patent l’échec de cette expérimentation schumanienne d’inspiration « tout-économie » la plus pure : le grand espace technocratique des Vingt-Huit atteint bientôt le seuil des 12 millions de chômeurs, la zone euro joue son va-tout pour la deuxième fois en six ans, il ne se passe plus d’année sans quelque n-ième tentative de « sortie » hors de son dispositif bancaire et budgétaire. Pourquoi le ressort politique ne peut-il plus jouer, celui qui avait permis d’affronter et de surmonter aussi bien les dévastations économiques autrement plus graves de l’après-guerre que la question épineuse de la réunification allemande en 1990 ?
Si on retrouve aujourd’hui le tempo pendulaire classique des grandes crises du continent depuis 1945 (un premier temps pour l’argument économique du grand espace, un second temps pour l’argument politique de la fédération), ce rythme alternatif porte désormais sur une série d’ingrédients tout nouveaux, qui commencent à détraquer le moteur à deux temps installé sous le capot du plan Marshall. Celui-ci ne dissimulait pas, bien au contraire, ses objectifs géopolitiques : le dollar américain redresserait les infrastructures industrielles ravagées par la guerre mondiale pour aider l’Europe de l’Ouest à entrer en guerre froide avec le glacis soviétique, à l’image exacte du pont aérien qui, en 1948-49, avait permis aux Alliés de ravitailler le secteur ouest de Berlin enfermé en zone soviétique. La naissance des premières institutions européennes, éléments génétiques de l’actuelle Union, avait maintenu l’esprit et l’intention de ces premières années de l’après-guerre : après le plan Marshall, affirmer comme lui les valeurs politiques en jeu dans le régime économique (lier la prospérité de l’économie de marché consumériste aux principes de la démocratie représentative). Jusqu’à l’effondrement de l’empire soviétique, le vocable d’« atlantisme » a toujours désigné cette fonction biface : à chacune de ses phases communautaires successives, l’Europe de l’Ouest demeurait le pilier oriental du monde atlantique forgé pendant la Seconde Guerre mondiale. Toile de fond, pour les acteurs de cette période : la communauté atlantique née en décembre 1941 continuait avec d’autres armes son combat pour l’existence.
Premier acte : temps des urgences dictées par les circonstances qui mettaient les vieilles nations d’Europe dans la dépendance de l’empire américain (leasing après le prêt-bail)). Deuxième acte : relèvement réussi, naissance de la Communauté européenne après le succès de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier et la signature du Traité de Rome (1957). Troisième acte : l’effondrement de l’Union soviétique précipite vers l’ouest la moitié européenne confisquée par elle en 1945-1948. Ce faisant, entre 1990 et 1996, ces nouveaux États-membres de l’Union Européenne rejoignent non pas l’ensemble atlantique des origines, mais son successeur, le grand espace économique et apolitique des années Delors. Entretemps, l’Europe n’avait pas changé de nom, mais elle avait changé de fonction – contrairement aux deux autres protagonistes de cette longue histoire, puisque l’empire russe, même si diminué d’un bon tiers de ses franges, a changé de nom mais pas de fonction et que l’empire américain a conservé intacts l’un et l’autre. Depuis 1990, le triangle géopolitique des origines (USA, Europe, Russie) dessine donc une tout autre configuration, où la fonction vitale et biface de l’existence historique connaît une tout autre distribution qu’il y a trente ou soixante ans : les États-Unis redéployés ont, grosso modo, maintenu leur envergure atlantique (tout en changeant ses points d’appui), la Russie prolonge son destin de grande puissance militaire et d’infirme économique incurable, l’Europe n’est décidément ni une unité impériale (elle y avait même formellement renoncé, préférant l’option du grand espace) ni un grand espace pan-économique viable (contrairement à son dessein paneuropéen d’en devenir un). Dans les bras de la communauté atlantique, l’Europe avait pu oublier ses tentatives de suicide récidivé remontant à 1914. Quand les États-Unis s’en désintéressent et résilient leur brève fonction d’empire tutélaire du destin européen, ce qu’ils font au lendemain de la réunification allemande et du Traité 4 + 2, l’Europe se retrouve seule face à son malheur de vieil empire impossible. « L’Europe n’est plus qu’une Nation composée de plusieurs, la France et l’Angleterre ont besoin de la Pologne et de la Moscovie, comme une de leurs Provinces a besoin des autres : et l’État qui croit augmenter sa puissance par la ruine de celui qui le touche, s’affaiblit ordinairement avec lui », note Montesquieu dans ses Réflexions sur la monarchie universelle. L’espace-temps de cette « Nation » multinationale une fois désactivé par l’émergence des grandes puissances transcontinentales, américaine et russe, entre 1917 et 1945, il ne reste de la métaphore de Montesquieu que sa cruelle vérité négative. Ni Aristide Briand, ni Richard Coudenove-Kalergi ni Jean Monnet n’y peuvent rien.
Ces nouvelles conditions géopolitiques tout à fait insolites, le nouveau Premier ministre grec n’a pas attendu vingt-quatre heures pour signaler tout le parti qu’il compte en tirer : en faisant connaître les relations qui unissent certains de ses ministres au leader national-bolchevik russe Alexander Douguine, en rendant hommage public aux communistes grecs tombés pendant la guerre civile de 1944-46 et manifestant son opposition de principe aux sanctions de l’Union européenne dans l’affaire ukrainienne, Alexis Tsipras boucle la boucle, il signifie aux commissaires européens, à la BCE et à ses anges gardiens franco-allemands que l’époque du grand espace apolitique et technocratique se termine ; que la Grèce de Syriza prend la tête de la grande fronde europhobe qui souffle des marches d’Écosse jusqu’aux plaines hongroises en passant par la Catalogne, les Flandres, la Vénétie et autres contrées dissidentes – et que, pour ce faire, elle compte bien modifier la profondeur de champ et élargir la faille jusqu’à l’extérieur de l’Union. L’avantage symbolique de cette initiative hardie vaut toutes les dettes du monde : elle transforme en politique ce qui se donnait depuis des années, depuis 2008 en particulier, pour une question d’intendance, de politique économique et d’économie politique.
La manœuvre de Tsipras et de son allié nationaliste et clérical, « Grecs indépendants », avance un atout maître : en introduisant la Russie dans la cacophonie européenne, Tsipras rend l’imbroglio encore plus scabreux et le nœud plus gordien – non seulement pour cause de crise ukrainienne (il place un coin dans l’étau, d’ailleurs peu serré, des modestes rétorsions communautaires qui veulent sanctionner l’appui militaire russe aux sécessionnistes de Donetsk et Lougansk), mais aussi pour cause de recomposition des parts de popularité et d’influence : Syriza entend servir de principe d’amalgame et de catalyseur entre l’aile gauche et l’aile droite de la grande mouvance europhobe – la carte russe figurant à l’extérieur cet alliage intérieur puisque Poutine et ses soutiens national-bolchevik l’incarnent par nature. Pour la première fois depuis le début du drame européen, une « petite » nation, en position de victime exsangue, devient leader d’une ligue d’opinion – à l’échelle du continent – et s’appuie, en même temps, sur un empire lui-même en phase de projections eurasiatiques (encore discrètes, elles n’en battent pas moins leur plein). D’un point de vue national-bolchevik, il y a une revanche à prendre sur le passé atlantique et atlantiste de la Grèce (et de l’Europe en général) ; d’un point de vue russe, il y a l’outil possible d’une zone de franchise à imposer à l’intervention militaire en Ukraine ; d’un point de vue grec, il y a la perspective d’organiser en quelques mois la bataille définitive avec Bruxelles, la BCE et le FMI – en donnant aux europhobes d’Europe encore dispersés l’appui et l’autorité d’un gouvernement légitime résolu à redéfinir l’idée de souveraineté nationale. D’un point de vue théologique et ecclésial, l’Église orthodoxe russe et son homologue grecque n’en font qu’une. L’épisode en cours ne peut les laisser indifférentes dans la tempête qui secoue l’Europe de facture démo-chrétienne et les douze étoiles mariales de sa bannière.
Sans même parler des multiples et confuses ratiocinations bancaires ou monétaires de la présidence de l’UE ou de ses commissaires, ni du grippage simultané des procédures interétatiques (franco-allemandes en particulier), la rapidité avec laquelle le nouveau gouvernement grec vient de retourner les cartes en transformant la scène jusqu’alors vaguement économique en un drame désormais purement politique en dit long sur le sérieux de la situation. Non seulement, cette dextérité indique que ce changement de jeu avait été peaufiné de longue date, mais encore elle décèle un des ressorts réels du drame en cours (derrière la dette, la question stratégique du nomos) – tout en dissimulant, trompe-l’œil de plus dans la partie de colin-maillard en cours, que manque aux mouvements europhobes, avec ou sans participation russe indirecte, la clef de la situation – comme elle manque aux europhiles sur la défensive. Mais en vingt ans, jamais encore la galaxie hétéroclite des Non aux Traités européens n’avait disposé d’un tel levier institutionnel, qui s’ajoute aujourd’hui à des dynamiques électorales sans ambiguïté et à des alliances partitaires qui surprendront autant que le chant insistant du grillon italien et de sa version hellénique. Quand un empire se disloque, ses habitants retournent à leurs provinces, les druides succèdent aux préfets du palais.
Ceux qui voulaient un grand espace apolitique s’égaraient. Ceux qui veulent le redessiner au nom des « peuples » et contre les  bureaucraties du méga-espace de libre-échange européen ou euro-atlantique ne s’égarent pas moins. Pour commencer, ils vont beaucoup retarder le moment où il sera possible de donner enfin à l’Europe – à commencer par son noyau historique, s’il existe encore –  les moyens de son existence dans un monde composé d’empires et de BRICS, ces empires moins grands mais non moins réels pour autant.
J.-L. Evard

vendredi 30 janvier 2015

Dialogue de Marx et Machiavel aux Enfers

Machiavel –. Nous nous connaissons déjà ?
Marx –. Je vous rencontre pour la première fois ; mais, ici, votre réputation vous précède, comme là-haut elle perdure ; on ne vous y oublie pas.
Machiavel –. On me pille, oui. Depuis longtemps, elle se passe de moi, comme la vôtre de vous. Nous ne purgerons jamais notre peine de pendus au gibet de la gloire. Dites-moi plutôt : méritant vous et moi, comme il semble, même supplice, aurions-nous commis le même attentat ? Et lequel je vous prie ?
Marx –. Si rien ne vous presse, si le cœur vous en dit, comparons. Ici, dans ces limbes de l’imprescriptible où la même sentence irrévocable confond à jamais tous les scélérats, nos juges n’en commettent que plus d’erreurs (en aparté : Et qui les jugera ?).
Machiavel –. Savent-ils même bien ce qui nous rapproche ! Vous avez subi l’exil, plus que moi. Comme moi, vous fréquentiez les joutes. Vous aimiez l’étude, le grimoire, l’ode et la méthode. Comme à moi, la harangue noble et la prose sobre vous ont souri. Vous n’aviez pas non plus le mépris avaricieux, ni pingre le quolibet.
Marx –. Comment ne pas vous retourner le compliment ! Vous avez connu l’écrou, la geôle, ou pire, quand vos maîtres et la patrie changeaient d’humeur. Vous ne détestiez pas moins que moi la tiare et la tonsure, mais qui se flatterait d’avoir reçu conseils plus avisés que les vôtres au pape, Léon, le dixième du siège, je crois. J’ai voulu, moi aussi, éclairer le Prince. Lincoln, m’a-t-on dit, prenait le temps de me lire, comme Bismarck attentif à Lassalle. Nos princes disposent. Leurs faveurs nous rassurent, leurs rigueurs nous honorent.
Machiavel –. De Londres on vous vit, contre vous-même, louer les Parisiens, après que le Prussien les eût affamés, Versailles essorés et criblés à mitraille. Ici même, dans ce pâle séjour où j’entrai avant vous, je vous en ai tout de suite estimé ! Chacun, dans cette guerre, vous savait partisan du Chancelier de fer – n’empêche, votre plume a salué les desperados qui voulaient recommencer 1793 et autres tumultes aussi jacobins que belliqueux. Jolie prouesse, et habile ! Ceci nous rapproche : à quelque cause que nous nous ralliions, elle nous engageait surtout par les manœuvres utiles à son avantage.
Marx –. Manœuvrer… parer… égarer… (il retient un soupir). Il a duré, mon apprentissage de philosophe sans couronne. L’exil fit le reste. Est-ce à vous qu’on dira que les occasions y manquent ! Et quant aux avantages… Sur moi, vous en possédez au moins un de définitif : trois siècles d’avance. Serviteur !
Machiavel –. Trois petites centaines d’années que réduit à rien l’éternité où je vous croise, et m’en félicite. Laissons là, je vous prie, ces questions d’aînesse, imitons nos admirateurs, ils nous disent compères, ou cousins de germains. Pourtant…
Marx –. Pourtant, de nous deux, le vrai maître en manœuvres – croyez-en mon dédain pour toute modestie – vient d’Italie, non de Germanie. Vous avez levé des milices, cherché pour elles des conscrits plutôt que des mercenaires, des boulets plutôt que des ruffians, des capitaines plutôt que des paladins. Les ingénieurs militaires lisent encore vos préceptes de fortification. Les diplomates vous mettent dans leur panthéon, où n’entrent guère les politiques s’ils ne sont aussi bons rimeurs. « Manœuvre » ne convient pas, Machiavel, c’est « stratège » qu’il faut dire, et c’est de vous que je parle.
Machiavel –. Un stratège manœuvre et fait manœuvrer. Mais vous-même, ardent journaliste, polémiste vindicatif, orateur inspiré, propagandiste bretteur, on ne vous vit pas faire la fine bouche. Certains Russes n’oublieront pas de sitôt les épithètes que leur valut votre fougue à les cravacher à bras raccourcis. Nos armes diffèrent ? Elles se complètent plutôt, vous l’avez dit mieux que moi. Les vôtres et les miennes s’affûtent du même sel, répandent le même charme et la même corrosion. Ceux qui nous apparentent vont jusqu’à nous déclarer « prophètes », moi de l’Italie, vous du genre humain, en tout cas de ses bras-nus. L’étendue variable de nos terres ne saurait nous séparer, encore moins si désormais… (du doigt, il montre le Pays des ombres)
Marx –. Trêve de leurs ramages ! Pensez-vous que tout réunit le stratège que vous êtes et le politique que je fus ? Que, vous dans un rôle et moi dans l’autre, nous fassions la paire, comme – disons, comme les armes et la toge, le glaive et la loi ? Vous vous trompez, Machiavel, vous oubliez que j’ai mis, moi le premier, la Science dans la conscience – la Science, et non l’art de la manœuvre, de la cautèle, de la rouerie. Je n’entends piper ni duper personne, j’ai mis fin à ces mœurs, mon socialisme veut l’intelligence, non la ruse ; l’assemblée, non l’officine ; le forum, non la coulisse. S’il vous manque un frère pugnace et connivent, cherchez ailleurs vos Dioscures ou vos Goncourt, vous n’aurez pas ma complaisance. Infestez les peuples sans elle, louvoyez sans moi.
Machiavel –. (tranchant) Je ne sais ce qu’il veut, le socialisme. Qu’il le veuille, s’il parvient à vouloir, suffit bien à son impalpable doctrine, qui en mon temps ne fut pas moins la mienne, armer la cité, relever la patrie, lier la plèbe et les magnats. Le vôtre vient d’en bas ? Le mien qui vient d’en haut n’y contredit pas, il le multiplie. Le vôtre sent sa religion et sa rédemption ? Le mien en garde les feux, la résolution. Nos adeptes l’entendent de même, et nos juges, chez les ombres, aussi : nous voulons – nous voulons d’abord réconcilier les moyens et la fin. J’ai voulu, vous aussi, plus de calcul, et moins d’aléas, dans le gouvernement des républiques.  Nommez-le comme il vous chaut, science, ou conscience, ou raison – qu’importe son nom puisqu’il s’agit de dominer. Ni vous ni moi n’aimons les contingences : ni vous, les caprices du marché, ni moi, ceux de l’intrigue ou de la superbe. Les déjouer, s’assurer du cours des choses, dominer… L’œil du maître domine ses domaines, il se trouve partout chez soi, et pas en dilettante ; sinon, au clou ! qu’il abdique, qu’il se confine dans la – préhistoire, comme vous dites. Ou se contente de la posthistoire. Elles aussi font la paire, ces abouliques.
Marx –. Vous confondez, Machiavel, le cours des choses avec l’esprit des hommes. Cet empire souverain, ce domaine prospère, que de dangers tout autour ! et peut-être dedans… où l’injustice l’accroît puisqu’elle divise... ameute les offensés… les insulte, les aigrit, les révolte.
Machiavel –. Un romantique de votre façon ne s’y fera jamais ! Dominer répugne toujours à la belle âme, vieille méfiance ! Ne jouez pas au prude. Quelle emprise aurez-vous sur les choses si vous ne savez parler aux hommes qui les font ? Qui dit dominer ne dit ni commander ni régner, mais faire faire – le grand art, la « conduite des âmes », « l’art royal » comme disait notre maître à tous. Or peut-on les conduire sans les séduire ? Éduquer sans dresser ? Vous passez pour un démocrate, comme moi on me tient souvent pour un ami des tyrans. Vous et moi le savons : aucune volonté n’agit si elle ne s’organise. Elle ne s’organise que si elle s’oriente, ne s’oriente qu’en se hiérarchisant : il lui faut un cap, un sens, un plan. La division du travail que vous voyez s’agencer dans l’usine ou la manufacture, je la trouve, moi, sur un navire, ville flottante – et sur le vaisseau de l’État. Je ne confonds rien, je dis qu’à la rencontre des hommes et des choses il y a, si elle doit durer, des appareils, et qu’il faut les conduire, ou plutôt : les faire conduire. Sans eux… naufrage garanti, banqueroute et débâcle. Vous me parlez de « science » – soit, si du moins, dans cette science, vous comptez aussi la sagacité. Où prendrez-vous la compétence qui la fonde ? Cette autorité, d’où la tiendra  la Justice que vous réclamez au principe de votre Science et de votre Conscience ? Votre impulsion de justice, Marx, n’a qu’un défaut : elle suppose des lois, or qu’est-ce que la loi sans sa force de distribution, et cette force sans ses appuis, son élan, ses outils, ses nombres ? Vous voulez construire ? Commencez par instruire. Si je ne vous avais lu, je vous croirais déchu en utopie.
Marx –. Comme si les outils et les appareils dont nous nous armons ne sombraient pas les premiers ! et, avec eux, les équipages qui les manient ! Oublions, si vous voulez bien, vos trois-mâts, leur gouvernail, leurs pilotes et leurs épaves. J’ai moi-même opposé, je vous l’accorde, le despotisme de l’usine à l’anarchie du marché, une contrainte excessive à une licence débridée, un étau à une marée, un appareil à un autre. Répondez plutôt, si vous le pouvez : puisqu’entre les hommes et les choses il y a donc non pas un appareil, mais toujours au moins deux, et désaccordés, que peut la volonté, que vous louez tant, à ce désordre des deux fonctions, produire et écouler ? Où la mettez-vous, sinon dans une troisième, à leur tête pour qu’elles n’en fassent pas qu’à la leur ? Et comment l’appareillerez-vous face aux tempêtes ? Ce que vous confiez au Prince, je le donne, moi, à la Science.
Machiavel –. Ces désordres opèrent bien d’autres ravages encore. Les fomentent non pas seulement deux appareils de la même fonction, celle de pitance – l’usine et le marché, la ruche et le souk –, mais plusieurs fonctions, que ne coordonne aucun appareil ni aucune volonté. Vous misez, vous, Marx, qu’en réglant les désordres de la fonction Économie, vous aurez éliminé les avaries, ou réduit le risque vital. Et moi je dis que, pour un romantique (même refroidi), vous voilà pour le coup bien prosaïque et vite contenté. Mais restons dans l’image : tout appareil se détraque un jour – comme son nom le dit, il apparente des disparates, il connecte des hétérogènes, il les dompte mais non sans les forcer, il les jugule mais comme de possibles rebelles. Un monde d’appareils, à plus forte raison, rassemble des infarctus en puissance : le grisou dans la mine, la rupture d’une vanne, l’encombrement au carrefour, un fusible surmené, le parasite dans le câble. Ces engins ne diminuent pas le risque en maraude, ni la panne en puissance, ils les déplacent, les préviennent, les détournent, comme un paratonnerre disjoncte la foudre si elle se jette sur lui – mais pas plus loin. Ils corrigent la nature, comme un vaccin dissuade un bacille, mais quelle tâche de Sisyphe puisqu’il faut corriger ces corrections, livrer le virus au virus ! Nous autres mortels (il jette un vif coup d’œil alentour) ne vivons qu’en la dénaturant, autant ajouter de l’infini à lui-même. Entre la matière et l’énergie, nous n’arbitrons qu’au coup par coup, leur jeu se jouait avant nous et sans nous, ses règles finales nous échappent. Nos ingénieurs calculent le rythme des compressions d’un moteur, mais ne dictent ni le prix de l’or noir ni le barème des primes d’assurance-vie. Je ne vois pas ce qui nous séparerait, vous et moi – je dis que les œuvres de la volonté pénétrante, celle d’Ulysse, compensent, sur un ou deux points et pour peu de temps, notre chétivité dans l’immense filet des circonstances. Où prenez-vous qu’il y aurait moins de science dans ma discipline que dans la vôtre ? Tous les deux, nous cabotons, nous bricolons. Pour un peu, nous pataugerions. Fortune, vous dis-je.
Marx –. (railleur) Je te vois, larvatus prodeo, trop modeste technocrate qui t’avances sous ton loup de Prince philanthrope ! Votre pilote a tout du Bon Pasteur : automédon ou vaisseau de l’État, l’appareil qui meut tous les autres, c’est celui du salut public. La sécurité n’ayant comme on sait pas de prix, qui y pourvoit  – règne. Où prenez-vous qu’il y eût quelque science dans ce pacte ? À moins que vous n’en vissiez dans l’art instable de troquer la sécurité contre la liberté ? Je vous le redis, Machiavel, vous confondez l’art d’organiser et l’art de régner, les garde-champêtres et les timoniers providentiels. Sur ceux qui vous ont confié leur salut, vous régnez parce qu’ils vous donnèrent ce que jamais vous ne pourrez leur rendre : à vous de les soulager de leur peur. Tremblez en pensant au jour où l’idée leur viendrait de résilier ce crédit ! Les hommes supportent le mal lorsqu’on n’y joint pas l’insulte, dit un Génois passé Français et même empereur. Le jour où votre pouvoir leur rappelle leur couardise, ils vous conspuent. Un roi, ça se mange, ou ça se tranche. Que pensez-vous de ces agapes ?
Machiavel –. Nous voici un point commun de plus, la palinodie : vous savez l’art de renverser les rôles quand on vous serre d’un peu près. Vous me contestez une autorité que je n’ai ni exigée ni forcée : on me l’a commise. S’il me tient à cœur de répondre de la responsabilité qu’on m’a remise, que me blâmez-vous, vous le spécialiste de l’offre et de la demande en interaction continue, vous l’expert de l’échange inégal ? Vous me rappelez l’Inquisiteur qui, dans un roman – excusez, encore un Russe, un démocrate repenti ! –, qui reprochait au Christ revenu sur terre d’enseigner aux hommes à aimer leur liberté. Benêt, lui rétorquait ce prélat, ils n’en ont cure, ils n’aspirent qu’à leur confort, à leur sécurité. Ils n’échangeront jamais l’un pour l’autre. Où mettez-vous, c’est à moi plutôt de vous le demander, entre cette liberté et cette sécurité, où mettrez-vous la justice ? Comment et à quoi ajusterez-vous les termes de l’échange ?
Marx –. Vous prenez des vessies pour des lanternes, les points de fait pour des points de droit : la sécurité fait notre condition, fragile, la liberté fait notre dignité, flexible. Les deux figures se touchent, elles ne s’échangent pas – sauf à passer par une tierce valeur, leur moyen terme, leur étalon. Chez vous, il porte un nom, cet entremetteur : la peur. Vous ne cessez d’enseigner l’usage habile de la peur. Vous parlez du prestige qu’elle donne à celui qui la gouverne, l’impavide qui dissuade quiconque de le défier et assujettit ses protégés au nom du rempart qu’il leur offre. Et vous voudriez ajuster les appareils du pouvoir sur ces ostentations ! Rabaisser la justice au niveau bas du marchandage entre peur subie et peur infligée ! Autant faire négocier entre eux le glaive et le bouclier. Imposture, vous dis-je, et vile.
Machiavel –. Me direz-vous, je vous prie, comment vous comptez la chasser de nos mondes, excepté celui-ci (il indique les alentours) ? Ce que j’opère en Prince et stratège, que d’autres procurent au nom de la justice, comment y pourvoyez-vous ? Vous avez en assez moqué, des dieux, des spectres et des idoles, pour savoir de quoi je vous parle, Marx. Vous en avez nettoyé le Ciel. Craignez de les avoir introduits chez les hommes. On me taxe de cynisme. Le vôtre, ô déloyal disciple d’Épicure ! me ferait rougir : quels scrupules vous arrêtèrent quand vous fustigiez tour à tour les Juifs, les paysans français, les Slaves et les socialistes de tout poil qui n’avaient pas la chance insigne de pratiquer la Science, c’est-à-dire de se faire vos évangélistes d’orthodoxie ? De nous deux, qui doit le premier en remontrer à l’autre ? J’ai mon dada – la stratégie de l’équilibre peu probable, les deux roues de la Fortune ; soit. Vous avez le vôtre : cette théologie de gnostique que vous nous baillez quand vous nous imaginez dominant la nature sans dominer les hommes qui y habitent comme un petit corps dans un plus grand. Ne faites pas l’ange, Marx, confessez-le, dites que les occasions vous manquent, non pas l’envie de gouverner, et que, comme moi, vous parleriez l’insolent langage de la raison cynique si l’on vous en donnait seulement l’occasion. Bas les masques, prophètes ! Vous n’êtes que des intellectuels au piquet, des clercs sans école, des lettrés sans monarque, des moralistes désœuvrés, des fonctionnaires en congé. Un pouvoir de sophistes en vacance.
Marx –. Ménagez le soufre et le sarcasme, Machiavel. À quoi bon s’échauffer ? (il indique à son tour le décor). Vous taquinerez moins quand vous l’aurez entendu : de vous à moi, le métier lui-même n’a que peu changé – à ceci près : la presse. Le quatrième pouvoir. La raison cynique qui s’enseigne dans vos écrits fuit les gazettes, comme elle évite les tribunes où l’on caresse les hommes. Entre nous, entre professionnels, elle n’a perdu sans doute aucun de ses privilèges ni de ses pouvoirs. Mais vous étiez passé maître dans un genre qui, sans pratiquer l’hermétisme, restait confidentiel. Soyez beau joueur, il n’y avait pas un Machiavel, mais au moins deux : l’écrivain et le diplomate, l’ensorceleur et le technicien, l’envoûteur et l’espion. Il y eut plusieurs Marx, aucun n’a démérité. J’ai frayé avec un animal inconnu de votre temps : la foule – mais la foule en armes, instruite, mieux équipée que vos foulons, vos bourgeois et leurs échevins : le tiers-état devenu État dans l’État, ses publicistes, ses avocats, ses électeurs, ses sociétés secrètes, ses mutuelles, ses députés, ses communes, ses clubs. J’ai connu les mouvements de cet animal nouveau : sous l’uniforme du soldat et du garde national quand la nation mobilise, sans uniforme quand le faubourg s’ameute ou quand l’industrie recrute sa main-d’œuvre, la foule hésite toujours entre sa phase de peuple et sa phase de masse. En stratège toscan, vous raisonniez pour cinquante mille hommes de Florence contre cinquante mille autres de Milan ou de Sienne, dont deux cents peut-être savaient lire. Mon Europe se compte par dizaines de millions, qui, s’ils veulent, traversent trois océans en quarante jours et fréquentent presque tous  quelque école. Vous pestiez contre l’Église, on vous a si bien entendu, Machiavel, qu’il en reste à peine de quoi lessiver ses temples rongés par l’ennui. Tout cynique s’y connaît en bêtes, domestiques, errantes ou féroces – eh bien, croyez-moi, la musique a changé, le missel aussi. Ne raillez point trop nos pouvoirs en rade, la foule, ce corps noir, nous a absorbés, ou fascinés, ou corrompus, ou noyautés, ou irradiés. Vous pouviez échapper aux besognes de propagande, vous retirer dans les lettres, éviter la rue, le parvis, laisser le prêche aux ordres ou le sermon à l’évêque. La foule est venue, nos corvées avec elle – nous baignons tous dans cette solution, son élément vital, son marigot, bienheureux si nous pouvons en distraire un moment à l’écart. Croyez-vous qu’un prophète puisse survivre ou résister à l’opium de la propagande faite industrie ! Vous avez connu un Savonarole, nous les comptons par milliers, son nouveau nom est légion. Ses clips et ses claques auraient vite eu raison de votre Plutarque, malheureux humaniste ! Il n’y a plus que routine d’agitateurs : la foule ne se maintient qu’agitée, ne s’exprime qu’en rumeur, ne se supporte que branchée, qu’elle roule, qu’elle vole, qu’elle danse ou qu’elle surfe. Les humains dorment, pas la foule. Les humains rêvent, pas la foule.
Machiavel –. Vous me rassurez, je retrouve le romantique, et plus noir que rouge. Je retrouve aussi ses préjugés. J’ai célébré, vous l’oubliez, la foule en révolution, la sédition redoutable au tyran et fidèle à Brutus.
Marx –. Mais moi je la célèbre en accélération. Une force qui va et se dévore – toujours plus vite. Elle finira bien par se dissiper, comme toute étoile s’évapore dans les cieux silencieux. Je n’élucubre pas, j’anticipe : tout corps en accélération continue file à son terme, qui l’efface. Les soleils s’éteindront. La lutte finale de la foule emportée dans sa propre accélération ne laissera pas de traces, tout au plus quelque infra-lumière fossile sur les capteurs galactiques d’une autre espèce. À quoi bon des prophètes comme vous ou comme moi (rictus) ?
Machiavel –. En bon Florentin, j’apprécie nos voisins de Pise, même si ma Seigneurie dut les rembarrer. Du haut de sa tour, l’un d’eux, bon physicien, nous l’a montré : pas d’accélération sans sa valeur inverse. Si la foule courait à sa dissipation, qu’attendez-vous, contrez, freinez, ramenez l’équilibre. À tous maux leurs remèdes. À toute force son inertie. Ici et là s’entonne déjà l’éloge de la lenteur. Je pourrais vous rendre quelque service…
Marx –. Vous et moi en cheville ? J’ai voulu changer le monde, vous me parlez de le sauver.
Machiavel –. Qu’y puis-je ? Votre souci m’afflige, je m’y connais en restaurations. Je vous entends remuer des pronostics si sombres… (en aparté : Serait-il acoquiné à quelque sirène d’apocalypse, ouvrier du pire – un aventurier ? un nouveau Parvus ? on en vit plus d’un). Vous qui vouliez sauter hors de la préhistoire, hic Rhodus, apprenez à sauter de votre cheval emballé, hic salta.
Marx –. (d’une voix absente)  Quelle cavale ? un bolide, un éclair dans la nuit.
Machiavel –. Vous m’imputez d’exploiter la peur, de ruser, de déguiser. Je vous entends spéculer, vous comme d’autres, sur la fin du genre humain. Sombres prophètes, prosélytes de Saturne. Un peu de neurasthénie ?
Marx –. Renoncez à me dauber. Quand je vous montre mes foules et les vôtres si différentes, il vous échappe, me semble, ce qui y touche aussi à vos personnages, à vos grands, à leurs sortilèges.
Machiavel –. Vous-même avez brossé un César – beau cas d’ami du peuple. Ce neveu avait des maîtres, ils n’en auront pas rougi. Votre satire m’a plu. Je sais lire, Marx. En vous perce malgré lui l’homme d’ordre contrarié, le rationaliste atrabilaire qui se fâche quand il entend rire les dieux. D’où vient votre méchant chagrin, parfois, sinon de cette méprise de tant de vos novices ? On veut me noircir en me décriant égérie des pires pouvoirs, ce conte a la vie dure, il ne va jamais loin. Que les nigauds s’amusent. Mais vous, on vous en dirait dispensé, vous sortez, mais pourquoi, du lot des prophètes maudits. Pourquoi cette exception ? Pourquoi voit-on en vous la verve ou la faconde du prophète et n’y voit-on pas le pli invétéré de la secte ? Pourquoi passez-vous encore pour un Titan libérateur quand partout vos recettes produisent d’infâmes brouets, communisme de guerre, collectivisations en faillite, doctrinaires pathologiques, bourriques sanguinaires ? Sur terre, vous n’aviez jamais assez d’ennemis sur votre route ou dans vos propres camps – dois-je les citer ! À quoi bon cette hargne : lesquels de vos brefs amis ne vous ont-ils pas lâché au moment décisif ? Lesquels de vos disciples les plus endiablés ne sont-ils pas devenus, sinon des princes, du moins des ministres, des généraux, des chefs, des recteurs – tous passés responsables du triste ordinaire du siècle, aux commandes de sa misère égale à l’ordinaire du mien ? Je vous le dis en bon camarade, Marx, en collègue de longue date : à force de vitupérer – les parasites, les fantômes, les rêveurs, la bohème, les gueux, les parvenus, les pauvres hères, les doctes, j’en passe –, vous avez insinué dans votre doctrine une musique de mépris, un geste de lapidation, un trait de délation moraliste. La doctrine, ou la méthode, comme vous voudrez, aura eu moins d’autorité que cette basse continue, moins d’empire que cette rumeur de pilori qui charrie des bruits de proscription, des grincements d’inquisition. Vous auriez voulu exténuer tous les ratés du monde que vous n’auriez pas agi autrement – et qui donc vous aurait conféré ce mandat de grand contempteur universel, de grand chasseur d’asociaux et de marginaux ? Vous invoquez la Science que vous auriez mise, vous et vous seul, dans le socialisme jusqu’alors professé, j’imagine, par des crétins ou par des sentimentaux, je vous laisse juge d’examiner, de qualifier et de débouter qui vous voudrez. Votre Science m’indiffère, votre Conscience m’intéresse : il y a du saint Paul en vous, même véhémence d’athlète sans église, même fibre d’éducateur misanthrope, même veine de converti fiévreux, de transfuge irritable, de repenti zélé. Ceci nous sépare, Marx : si je ne ménage pas la religion, je me garde de ses moyens, de ses émois, qu’ils aillent à qui de droit. Vous avez éreinté ses idoles, elle vous l’a bien rendu : le ressentiment vous ronge, comme les souris nos livres. Ma politique est technique, la vôtre, religion. Je suis un stratège, vous, un flagellant. Ne mêlons pas nos milices. Brisons là, Don Juan, je ne suis pas le Commandeur (il lui tourne le dos).
J.-L. Evard

dimanche 25 janvier 2015

Retours sur la Grande Guerre (18) : Churchill après Mahan

Le 27 novembre 1914, le Très Honorable Winston Churchill, Membre du Parlement, Premier Lord de l’Amirauté, expose à la Chambre des Communes un premier bilan de quatre mois de guerre navale.

La marine britannique avait à faire face à quatre dangers principaux. Il y avait d’abord le danger pour nous d’être surpris au début des hostilités, avant d’être prêts et à nos postes de combat. C’était là le plus grand péril. Une fois la flotte mobilisée et à ses différents postes de combat, le plus grand danger qui pût nous assaillir se vit surmonté. Le second danger que nous craignions venait de ce que de nombreux et rapides paquebots ennemis, en s’échappant de leurs ports, et armés de canons, pouvaient faire la guerre de course dans le but de détruire notre commerce. Depuis deux ans les séances du Comité de Défense Impériale n’ont pas cessé de se tenir et ont été presque exclusivement consacrées aux problèmes d’une grande guerre européenne ; et j’ai toujours indiqué, parlant au nom de l’Amirauté, le grand danger auquel nous étions exposés si, au début de la guerre, avant que nos croiseurs fussent à leurs postes de combat, avant que nous soyons en possession de tous nos moyens de parer à une telle menace, nous devions faire face à une incursion formidable, sur les routes de notre marine marchande, d’un grand nombre de paquebots armés dans le but de détruire notre commerce.
Pour le moment l’on a heureusement triomphé d’un tel danger. Nous avions calculé avant la guerre que les pertes de notre marine marchande pendant les deux ou trois premiers mois de la guerre seraient au nombre de 5 %. Je suis heureux de dire que le pourcentage n’est que de 1,9, et les risques ont été entièrement couverts par un système d’assurances que l’on a mis en vigueur et dont l’on a pu de plus en plus et régulièrement réduire les primes.
Le troisième grand danger venait des mines. Notre ennemi s’est permis au sujet de mouillage de mines sur les routes principales du commerce pacifique de suivre une méthode que nous n’aurions pas cru, avant le déchaînement de cette guerre, devoir être pratiquée par une Puissance civilisée. Et les risques et les difficultés auxquels nous avons dû parer à ce point de vue, ne doivent pas être rabaissés. Mais je suis heureux de dire que, bien que nous ayons souffert des pertes, que nous puissions en souffrir d’autres, et sans aucun doute en souffrirons d’autres, cependant à mon avis le danger venant des mines, je parle de cette action de jeter des mines à tort et à travers et sans scrupule en pleine mer, est un danger dont on peut voir maintenant la fin, et que l’on peut restreindre, et qui est de plus en plus restreint et contrôlé par les mesures, les mesures très complètes, que nous avons prises et que nous prenons.
Le quatrième danger venait des sous-marins. Le sous-marin apporte des conditions entièrement nouvelles dans la guerre navale. La liberté de mouvement qui appartient au pouvoir le plus fort est affectée et restreinte dans les mers d’une faible superficie par le développement de cette arme nouvelle et formidable. Il y une différence entre l’inquiétude du soldat et l’inquiétude du marin, dont la Chambre se rendra compte. Une division de soldats ne peut être annihilée par une patrouille de cavalerie. Mais à n’importe quel moment un grand navire, égal en force guerrière, et, en tant qu’unité de guerre, à une unité ou à une armée, peut être détruit sans avoir la moindre occasion de montrer sa puissance guerrière, ou sans qu’un seul homme à bord puisse frapper un seul coup pour se défendre. Et cependant il est nécessaire pour la sûreté de ce pays, il est nécessaire pour l’approvisionnement du pays en objets de première nécessité, que nos navires puissent sillonner les mers dans l’accomplissement de leurs devoirs en toute liberté, et sans rien craindre ; et personne ne saurait disconvenir que l’inquiétude torture souvent l’esprit de ceux qui ont la responsabilité de leurs mouvements. Il est toutefois agréable de penser que notre force en sous-marins est beaucoup plus grande que celle de nos ennemis, et que la seule raison pourquoi nous ne pouvons pas avoir de résultats sur une grande échelle à ce sujet, c’est que l’on nous donne si rarement une cible que nous puissions viser.
Tels sont les quatre  dangers. Je ne compte pas parmi eux ce que certaines gens voudraient inclure comme un cinquième danger, celui d’un débarquement de l’ennemi sur nos côtes, bien que ce soit là une entreprise pleine de danger – pour ceux qui la tenteraient. […] Sur 20 500 000 tonnes de la marine marchande anglaise, 20 122 000 tonnes sont sur mer, ce qui veut dire 97 % du total ; tandis que les 5 000 000 du tonnage allemand, 549 000 seulement sont sur mer ou échappent à nos calculs, et, parmi ceux qui voyagent, on estime que 10 vaisseaux seulement importent ou exportent des marchandises à travers les mers. En moyenne, près de 100 navires par jour de plus de 300 tonnes arrivent dans les ports du Royaume-Uni ou les quittent, et nous ne contentons pas de poursuivre nos opérations commerciales de la façon la plus fructueuse, mais nous apportons certaines restrictions à l’importation des articles de première nécessité dont ont besoin les Empires allemand et autrichien dans un but militaire. […] Si nos  ennemis ne nous ont pas attaqués en pleine mer à l’ouverture des hostilités, ou juste auparavant, nous devons supposer que cela a été, parce qu’ils ne se considéraient pas assez forts ; car c’eût été alors le moment le plus avantageux pour eux de le faire, celui où ils auraient pu empêcher ou retarder l’envoi de notre armée sur le Continent. S’ils n’ont pas profité de ce moment, cela a été parce qu’ils comptaient en usant nos forces navales par attrition, les réduire peu à peu à une condition numérique égale à la leur. Nous sommes en guerre depuis quatre mois. J’aimerais à étudier pour un instant les effets de cette attrition. Les pertes en sous-marins ont été égales des deux côtés, que je sache ; mais la proportion des pertes a été beaucoup plus grande pour les Allemands que pour nous-mêmes, parce que nous avons plus du double du nombre des sous-marins constamment sur mer. Nos contre-torpilleurs ont montré leur supériorité incontestée en artillerie ; ce qui, naturellement, n’était pas inconnu avant la guerre. Nous n’avons subi aucune perte, tandis que huit ou dix des contre-torpilleurs ont été détruits. Des vieux croiseurs cuirassés, nous avons perdu, à ce que je crois, six contre deux qu’ont perdus les Allemands. Mais ici, de nouveau, le nombre des vaisseaux de cette classe que nous avions à notre disposition était trois ou quatre fois aussi grand que celui de nos adversaires, et nous devons nécessairement les exposer plus fréquemment et plus franchement aux attaques de l’ennemi.
Mais la classe la plus importante des vaisseaux de second rang est celle des croiseurs légers et rapides de construction moderne. Les vaisseaux légers modernes que construisent depuis 1903 la Grande-Bretagne et l’Allemagne, et qui sont des croiseurs rapides, sont un des facteurs les plus importants dans la guerre navale. Au début des hostilités, les Allemands avaient à leur disposition vingt-cinq de ces vaisseaux, et nous, nous en avions trente-six. Depuis le commencement de la guerre, nous avons perdu deux de nos trente-six croiseurs, ou un dix-huitième de leur nombre. Les Allemands ont perdu, ou doivent tenir renfermés dans leurs ports – et je comprends le Breslau dans ce calcul – à peu près un quart de leurs croiseurs légers modernes. Notre flotte s’est vue augmentée, depuis le début des hostilités, d’un certain nombre de nouveaux croiseurs supérieur à celui que nos ennemis ont perdus, de sorte que notre force aujourd’hui est énormément supérieure, supérieure sans comparaison, au sujet de ce facteur si important, à ce qu’elle était au début de la guerre. Nos chances de réussir s’augmentent avec le temps, car de nombreux croiseurs sortiront bientôt des chantiers, et le nombre de ceux que l’ennemi peut obtenir par tous les moyens possibles, pendant l’année qui vient, ne peut dépasser la moitié des croiseurs sur lesquels nous pouvons compter.
[…] Lorsque la guerre a éclaté, nous avons mobilisé trente et un « Dreadnoughts » et « Lord Nelson » ; et l’Allemagne a pu avoir, et a eu, à ce que je suppose, si ses derniers navires étaient construits, vingt et un « Dreadnoughts », cuirassés et croiseurs, de sorte que nous étions juste un peu en dessous du 60 %, chiffre que nous avions toujours maintenu auparavant. Je ne puis dire combien d’autres vaisseaux ont été adjoints à la flotte depuis. Il est de la plus haute importance de tenir caché le nombre des vaisseaux dont peut disposer à n’importe quel moment l’amiralissime, et c’est le devoir de tout Anglais, de tout sujet britannique, et de tout ami de notre pays, de faire tout son possible pour entourer un tel fait du plus grand mystère. Mais bien que je ne puisse dire le nombre des vaisseaux qui ont grossi notre flotte depuis la déclaration de guerre, je puis déclarer que la force relative est considérablement plus grande maintenant qu’elle ne l’était au début des hostilités ; et, en second lieu, je puis indiquer les renforts que les deux pays recevront entre le moment actuel et la fin de 1915. Les renforts au maximum que l’Allemagne peut recevoir, et il n’est pas possible à une force humaine d’augmenter ce nombre pendant cette période, ajouteront trois navires aux chiffres que j’ai donnés : le Lützow, le Kronprinz et le Salamis, vaisseau grec que l’Allemagne a pris sans doute pour elle-même.
Il y a deux ans, j’ai formé un comité de l’Amirauté pour étudier la question tout entière de l’accélération des constructions nouvelles immédiatement après le début d’une guerre, de façon à avoir dans le minimum de temps le maximum de vaisseaux absolument prêts : l’on rédigea des rapports très consciencieux, et l’on élabora un système complet jusque dans ses moindres détails. En mettant ce système en pratique, nous avons été aidés par le patriotisme et l’énergie des ouvriers de tous les chantiers, qui n’ont pas craint d’aller au-delà de leurs forces, et, en agissant ainsi, ils se sont rendus dignes en réalité d’être les camarades de leurs concitoyens qui luttent dans les tranchées sur la ligne de feu. Pendant cette période, entre le commencement de la guerre et la fin de 1915,  pendant que les Allemands verront leur flotte s’accroître de trois vaisseaux, nous augmenterons la nôtre des navires suivants :  l’Agincourt et l’Erin, achetés à la Turquie, le Tiger, le Benbow, l’Emperor of India, le Queen Elizabeth, le Warspite, le Valiant, le Barham, le Resolution, le Ramilies, le Revenge, le Royal Sovereign et le Malaya, et l’Ammirante Latorre que nous avons rebaptisé le Canada, après l’avoir acheté au Chili, en tout quinze vaisseaux. Tous ces navires appartiennent naturellement au type le plus grand que l’on ait construit jusqu’ici dans l’histoire de la marine ; et ce n’est pas une exagération que de dire que nous pourrions nous permettre de perdre un « Super-Dreadnought » chaque mois pendant les douze mois de l’année qui commence – l’ennemi pendant ce temps ne subissant aucune perte – et nous trouver à la fin de ces douze mois avec une supériorité approximativement aussi grande que celle que nous avions au moment de la déclaration de la guerre.
[…] Tout le personnel de la marine est formé de la classe intelligente des mécaniciens et des hommes des professions mécaniques. Ils ont étudié à fond les conditions de la guerre, et ils suivent avec l’intérêt le plus ardent les luttes héroïques de nos soldats sur le champ de bataille ; et le zèle et l’enthousiasme qu’ils montrent dans l’accomplissement de leurs devoirs inspirent la confiance la plus complète à ceux qui les dirigent.
[…] Il n’y a absolument aucune raison d’être inquiets, anxieux ou alarmés. Nous allons nous séparer pour un ajournement de quelques semaines, semaines qui seront probablement très importantes dans l’histoire de cette guerre. Nous avons toutes les raisons de croire de la façon la plus absolue que la force de notre marine permettra la réalisation des désirs et des desseins de l’État et de l’Empire. Nous avons des alliés puissants sur la  mer. La marine russe prend chaque jour de nouvelles forces ; la marine française règne en maîtresse absolue dans la Méditerranée, et la marine japonaise commande d’une façon fort efficace l’océan Pacifique, et la plus grande cordialité règne dans les rapports des Amirautés des quatre pays. Mais même si nous étions seuls, comme nous l’étions à l’époque des guerres napoléoniennes, nous n’aurions aucune raison de désespérer de notre puissance ; sans aucun doute nous souffririons d’un certain manque de bien-être, de privations et de pertes, mais nous n’aurions aucune raison de désespérer de notre pouvoir de continuer indéfiniment la guerre, important nos provisions de quelque endroit qu’il nous plût de les importer, et transportant nos troupes partout où il nous plairait de le faire. Nous lutterons donc, et nos forces iront en s’augmentant chaque mois que continuera la guerre, jusqu’au moment où enfin, et peut-être à une date qui n’est pas éloignée, nous aurons atteint le but pour lequel nous luttons.

Dans la masse incalculable des archives de la Grande Guerre, pourquoi retenir ces minutes d’un discours parlementaire d’une demi-heure (nos sources : l’exemplaire de la bibliothèque de l’Arsenal, édité à Londres, en 1915, chez Harrison & Fils) ? C’est que l’orateur, disciple de Mahan, y prononce une leçon magistrale, montre le plan et ses clefs, ramène deux siècles à quelques proportions élémentaires : l’île encercle le continent (et retourne ainsi en son contraire la structure de blocus des guerres napoléoniennes), la Royal Navy maintient son vieil avantage opérationnel et stratégique dans la nouvelle guerre navale (celle des sous-marins), l’Empire (maritime et transcontinental) protège la Cité. La Grande Guerre se souvient de sa matrice, met à jour et au jour sa tectonique de guerre industrielle (soldats, marins-mécaniciens et ouvriers à égalité de rang). Elle ne s’interdit pas – en novembre 1914 – l’idée qu’elle pourrait durer « indéfiniment ». Elle se sait – déjà – hyperbolique.
Déjà le Churchill de 1940 perçait sous le Winston de 1914 : penser l’espace-temps stratégique comme un mobile de Calder, dont même les rares points fixes pourraient se désarticuler. Le stratège compose l’eau, la terre et les durées.
J.-L. Evard

vendredi 23 janvier 2015

Le diable et sa cuillère

De l’entretien de François Fillon avec trois journalistes du Monde daté du 22 janvier, on retiendra en substance un état des lieux et une perspective stratégique, eux-mêmes articulés à la définition d’un « fléau global », le « totalitarisme islamiste », à l’œuvre « du Pakistan au Nigéria ». Ramenons le raisonnement tenu à sa thèse nucléaire (l’adversaire mettant en échec la « stratégie occidentale », une révision s’impose) et au plan d’action qu’elle fonde : obtenir le soutien de la Russie pour évincer Bachar Al-Assad ; obtenir la participation allemande, militaire ou financière, à la « guerre totale » en cours ; du côté musulman, miser sur le rapprochement avec des « pays dont le rôle est ambigu » (exemples donnés : Turquie et Qatar).
À notre tour, raisonnons sur ce raisonnement car il concerne de près notre propre effort d’analyse, au moins depuis le début des opérations françaises au Mali, et, surtout, rend une image exacte d’une des deux ou trois perceptions d’ensemble qui guident en ce moment les décideurs d’Euramérique.
À quoi tient l’originalité de la thèse de F. Fillon ? Il saute le pas, use d’un lexique carré, sans ambages : une « guerre totale » a commencé, avec le « totalitarisme islamiste ». Voilà pour le motif, pour la clef de voûte dont découle le reste, voilà pour la fin, et pour les moyens qu’elle commande. Comme pour souligner qu’il pèse ses mots (« guerre totale », « totalitarisme » islamiste), F. Fillon confirme qu’il a bel et bien en tête la Seconde Guerre mondiale : se rapprocher de la Russie (« quand il s’est agi de combattre le nazisme, nous n’avons pas hésité  à nous allier avec Staline. Poutine n’est pas Staline, mais aujourd’hui, malgré nos différends, nous avons le devoir commun d’éteindre l’incendie qui nous menace tous »). Dans la foulée de ces comparaisons, le régime de Téhéran apparaîtra donc, comme de juste, dès après la Russie de Poutine : « Il faut aussi discuter avec l’Iran, qui est un grand pays et qui va monter en puissance dans la région. » Dicton fameux de la cuillère du diable et de son long manche : qui d’aventure s’attable avec lui se munisse avant tout d’une cuillère à très long manche. Et si, de plus, il aura toujours servi, ce convive méphistophélique, comme la diplomatie russe et chinoise au Conseil de Sécurité, d’inébranlable bouclier à Bachar Al-Assad, ou comme son autre allié, Téhéran, d’arrière et d’arsenal au Hezbollah libanais – que penser des « nouveautés » ainsi envisagées ? Qu’elles n’ont, du nouveau, que le nom.
Passons sur la mention expéditive de nos rapports, d’autrefois, avec Staline : s’il était vrai que nous « n’avons pas hésité à nous allier avec lui », alors il ne serait pas moins congru d’ajouter que Staline avait moins encore hésité à s’allier avec Hitler en août 1939, à envahir et occuper la Pologne, puis la Finlande, avant de constater que la manœuvre du pacte germano-soviétique n’avait retardé que de 22 mois l’attaque allemande. Nous ne voulons pas jouer à l’instituteur de service : nous savons seulement, vigilance oblige, que de tels raccourcis peuvent en faire craindre d’autres, nous n’avons pas oublié le rôle qu’ils ont joué dans la rhétorique des totalitaires, ni leur intoxication des esprits, du temps de la bipolarisation rouge-brun. Réutiliser ces armes empoisonnées ne peut que nuire à ceux qui disent les réprouver tout en croyant pouvoir les retourner impunément à leur avantage. Ce « nous n’avons pas hésité », par exemple, fait bon marché de six à sept ans d’esprit munichois, dès la réoccupation par la Wehrmacht de la zone démilitarisée, en 1934 (ministère Sarraut). Qui pratique l’analogie doit les faire tout entières – ou pas du tout.
Passons donc sur cet usage désinvolte des livres d’histoire. L’urgence n’est-elle pas dans l’ordre du jour ? Eh bien, l’ordre du jour, faut-il croire, doit en passer par ce passé qui ne veut pas passer : après Staline, le « totalitarisme » – « islamiste ». Pourquoi pas, se dira-t-on, pourquoi pas ? Et l’on trouvera bien vite mille raisons d’admettre, de valider et de s’approprier la formule.
On voudra bien m’excuser, j’ai deux raisons massives de regimber. Une raison de forme : les prétéritions (« Poutine n’est pas Staline », les mollahs ne sont pas des démocrates) ne sont pas des raisons, mais des figures de style, et ce sont des figures de style qui paralysent l’action puisqu’elles consistent en des propositions négatives : qu’ai-je gagné à énoncer que x n’est pas ? L’esprit, qui n’est qu’action retenue, veut ou bien des équations et des inéquations, ou bien – rien : ax = by2, x ≤ y. Quand Hegel voulait rire des prétentions logiques de l’esprit qui raisonne sur des fictions comme sur des grandeurs réelles, il lui faisait dire : « Un lion n’est pas un portefeuille. »
Une raison de fond : croit-on donner une arme efficace au Stratège attendu en le munissant d’un concept aussi flou que celui de « totalitarisme islamiste » ? Il y a urgence stratégique (oui, F. Fillon a raison de le rappeler, l’arc islamiste ultra se cintre bien de l’ouest sahélien à l’est pakistanais en passant par toute la péninsule arabique et le Proche-Orient), mais n’y a-t-il pas aussi, et du fait même de cette urgence stratégique, urgence conceptuelle ?
Dans ses grandes lignes, indiquons-en le programme de travail : l’entre-deux-guerres n’avait forgé le terme de « totalitarisme » que pris au dépourvu par la nouveauté sans précédent des tyrannies établies en Russie, en Italie et en Allemagne. C’est que la philosophie du politique, dans sa tradition, n’avait jamais imaginé que puissent se constituer ce que, faute de mieux, les contemporains de la Révolution française appelèrent, avec Rousseau, une « religion civique » (« ou « nationale ») et ce que les contemporains de Mussolini et de Hitler appelèrent des « religions politiques » ou « séculières ». Encore moins avait-elle imaginé une quelconque réactivation de la théocratie puisque, depuis le début des Lumières, elle tenait ce type de régime pour définitivement révolu, et que l’intelligence libérale née de la sécularisation des sociétés européennes avait elle aussi rayé de son vocabulaire le mot même de « théocratie », forgé au Ier siècle ap. J.-C. par Flavius Josèphe pour désigner, à propos de l’Antiquité juive et de la tradition mosaïque, la suprématie formelle, juridique et constitutionnelle, du spirituel sur le temporel. En ce temps, qui dure encore, la vitesse de propagation du Progrès se mesurait à la vitesse d’effondrement de la conscience religieuse – ainsi raisonnait, avec Auguste Comte, le siècle tout entier.
L’urgence conceptuelle qui commande la réflexion stratégique trouvera son premier point d’appui dans l’intervalle laissé vide entre ces deux inachevés de la pensée du politique. Non qu’il faille le « combler »  – mais le mouvement spontané qui pousse F. Fillon et bien d’autres à risquer l’image si problématique d’un « totalitarisme islamiste » en dit long sur la violence de la contrainte mentale où nous improvisons : risquant des analogies hâtives ou des équivalences inconsistantes (dans la nuit des -ismes, tous les chats sont gris), nous risquons des gestes faux, des feed back incontrôlables, un vertige de l’orientation (« La stratégie occidentale au Proche-Orient est un échec », dit l’ancien Premier ministre : qu’est-ce qu’un échec stratégique sinon une méprise de l’intelligence avant qu’elle passe à l’acte et pendant ses opérations ?). Dire qu’il y a urgence signifie, non pas qu’il faille multiplier les expédients, mais qu’il faut en finir avec eux, de toute urgence – et d’abord avec les concepts expéditifs, ceux-là mêmes qui, éludant longtemps le moment du geste juste et du penser sobre, ont créé l’urgence, et, avec elle, le risque du vertige. (Qu’est-ce que l’urgence ? Ce qui nous arrive quand les occasions de l’action intelligente se font de plus en plus rares.)
Premier expédient : en alignant les trois grandes tyrannies du XXe siècle russe et européen sur le même archétype « totalitaire », la philosophie du politique se servait, et elle le savait, d’un expédient provisoire, qui n’entamait pas l’énigme de la double emprise mortifère des camps de concentration et de la Doctrine Totale sur la vie de centaines de millions d’humains (cette emprise, elle la décrivait, mais elle n’en saisissait pas les conditions de possibilité, sauf à reprendre les variations endeuillées de La Boétie sur la « servitude volontaire » et à poser des « systèmes » ou des « régimes » totalitaires, autrement dit la longue durée d’un état… d’exception gouvernant la moitié de l’humanité…). Second expédient : en excluant le principe théocratique de son champ de réflexion (à partir de Machiavel et de Jean Bodin, il n’y en a aucune trace chez les penseurs novateurs), elle faisait l’impasse qui lui permettait de disqualifier sa concurrente, la théologie politique, mais lui interdisait de comprendre la conscience religieuse elle-même (aussi bien son vécu que ses formes institutionnelles, aussi bien sa persistance que ses mutations).
Disons donc à François Fillon une évidence bien simple : il n’y aura pas de « stratégie occidentale » face à l’arc transcontinental de l’islamisme ultra tant que l’intelligence du Stratège n’aura pas remédié à ses propres lacunes, lesquelles ne tiennent pas tant des circonstances que des prémisses, pas tant de l’erreur stratégique que de l’inertie intellectuelle. Renan attribuait l’avantage écrasant des armes prussiennes, en 1870, au niveau d’instruction du Kadett, l’aspirant-officier formé dans les académies militaires réformées par Scharnhorst et Gneisenau. La leçon, mutatis mutandis, vaut pour le Stratège d’aujourd’hui : s’il ne cesse de plaquer sur des faits nouveaux des perceptions incongrues et hétérogènes, s’il ne va pas à l’école de la face secrète des choses, s’il ne remet pas en question son propre outillage mental, s’il ne révise pas ses propres typologies du champ politique et du champ religieux – il verra l’urgence, relisons l’Étrange Défaite, lui imposer de pires leçons. Ce retard prolongé de notre conscience sur notre situation nous promet plus de dangers et de chausse-trapes que tous les agents doubles des « pays ambigus » réunis, son jet lag vaut bien tous les clash de civilisation. D’où la remarque d’un connaisseur : « Si tu savais changer de nature quand changent les circonstances, ta fortune ne changerait point » (Machiavel).
J.-L. Evard