La
philosophie du politique a toujours fait large place au règne animal. Mises
bout à bout en partant de la haute Antiquité, ses fables, ses allégories, ses
analogies composeraient un opulent bestiaire, auquel l’époque contemporaine, en
dépit de ses langages moins volontiers figuratifs, contribue autant que les
temps passés. La puissance mimétique du masque découverte par les sociétés
archaïques s’est ainsi conservée après la découverte de l’écriture et d’autres
outils de la communication abstraite. Un des exemples les plus fameux en est
resté le frontispice choisi par l’éditeur anglais du Léviathan de Hobbes (1651) : sous la citation en latin d'un verset du chapitre 41 du livre de Job, il fait figurer un monarque imaginaire (il s’agit du
monarque idéal tel que décrit par l’auteur). Représenté comme un géant à visage
on ne peut plus humain, le souverain couronné brandit de la main droite un
glaive de preux, de la main gauche une crosse épiscopale. Il surplombe un vaste
paysage : au pied d’une chaîne de collines, une cité opulente, au centre
d’une contrée qu’occupent sous sa protection bourgs, villages et paroisses. La
particularité du monarque – ce qui le distingue de toutes les images ordinaires
du souverain absolu – ne tient pas qu’à sa taille disproportionnée : son
corps se compose d’un fourmillement d’homoncules rangés comme des instruments
forment un orchestre. L’artifice rappelle, si l’on veut, celui des tableaux d’Arcimboldo
– à ceci près qu’il s’agit, pour donner corps au corps du souverain, de
rassembler non une diversité, mais une collectivité uniforme de petits hommes
aussi indistincts que les fourmis d’une fourmilière (comparaison chère à
Campanella) ou les abeilles d’un essaim (image chère à Mandeville). Le graveur illustrait
ainsi le théorème juridique auquel Ernst Kantorowicz donnera sa formulation la
plus élégante : Les deux corps du
roi. Manière frappante de dénoter la fonction symbolique du pouvoir : bien
qu’invisible (sinon par le biais métaphorique ou allégorique), son corps à lui,
quel que soit le régime considéré, n’a pas moins de réalité ni moins de
finalités que le corps individuel de chacun des membres de la cité. Comme si,
aujourd’hui comme hier, il fallait
décidément en passer par le fabuleux pour faire entendre l’essence intime du
pouvoir, ses arcanes, ses prestiges : connaître le simulacre par le
simulacre, et par lui seul.
On
respecte donc cette tradition de pensée en se proposant ici de rentrer dans le
détail de ce corps du pouvoir – tout en le considérant non pas en perspective géographique mercatorienne déformée,
comme le fait non sans humour l’éditeur du Léviathan,
mais dans la perspective physique de
la techno-science contemporaine. Si le corps politique analysé par Hobbes
s’appuie sur la figure biblique du monstre marin qui lui-même incarne la toute-puissance hargneuse
de l’Éternel forçant Job à le professer, il s’anime ainsi d’une double
animalité : si chacun de nous est un animal doué de langage donc de
société, notre communauté doit alors s’envisager comme un « gros
animal » (Platon), celui-là même qu’évoque sans ambages le roi géant de
l’estampe anglaise. D’où l’idée simple qui s’impose dès qu’on accepte de jouer le jeu de
l’allégorie : ce « gros animal » ne sera pas le même selon
qu’il est ou non motorisé. Demandons-nous donc, dans l’intention même du
raisonnement allégorique ordinaire du politique, ce que signifie pour lui
l’époque de la motorisation du bipède
doué de langage : à coup sûr, un décentrement, une modification, voire une
mutation de sa condition d’origine. Le corps politique, de l’Antiquité grecque
à la Glorious Revolution qui
stabilise et pérennise en Angleterre le principe parlementaire et celui de la
balance des pouvoirs, habite le même espace-temps : il monte à cheval et
galope, il franchit les mers, il court – tous ces déplacements connaissant
mêmes accélérations et décélérations durant tous ces siècles, et ne variant que
dans leur extension à la surface de la Terre : le bassin méditerranéen des
débuts, la pénétration de l’océan Pacifique aux Temps modernes, la prise de
terre américaine.
Or
un jour, ce « gros animal » se motorise, et l’espace-temps dans
lequel il s’était répandu par intrusions répétées (mais irrégulières) s’en
trouve bientôt rétréci : à l’expansion
comme mode de construction et d’institution de l’espace-temps fait place l’accélération, dont l’événement
s’enregistre dans le champ de conscience dès le XIXe siècle.
Événement qui vaut, pour l’Occident entier (donc pour ses dépendances aussi),
basculement d’une époque à une autre : d’abord en expansion à la surface
de ses environnements habituels ou défrichés, le « gros animal »
perçoit sa propre histoire (la continuité de ses générations) en deux
dimensions (celles du plan euclidien) à laquelle s’ajoute sans la modifier, sur laquelle s’articule sans l’altérer la dimension unique du temps circulaire
et linéaire (Jugement dernier ou Progrès) ou la dimension égocentrique de
l’espace-temps galiléen (en physique classique, celui qui mesure la vitesse du
monde se présuppose par là-même immobile, simulation et condition de possibilité
même du calcul).
Telle
est précisément la fiction productive, la simulation cognitive que met en cause
l’époque de l’accélération, la nôtre, celle qui succède à l’époque première de
l’expansion. La valeur-limite des vitesses atteintes au fur et à mesure de la
motorisation porte un nom virtuellement trompeur : par inattention naïve,
nous nous donnons la vitesse de la lumière comme un seuil infranchissable,
alors même que le calcul par lequel nous mesurons nos mouvements par relation
au sien implique que nous maîtrisons bel et bien quelque chose, pour le
moment, en matière de cinétique interactive : la vitesse de la lumière
n’est jamais que la valeur aujourd’hui la plus exactement calculable des
mouvements de désintégration de la matière que nous provoquons en physique
nucléaire depuis un siècle environ. Cette vitesse n’est donc en rien un
« absolu » : elle vaut expression mathématique simplifiée de la relation que le gros animal motorisé
entretient pour le moment avec d’autres corps, animaux, végétaux ou nucléaires
– elle a pour nous valeur éminemment relative d’indice spatio-temporel de nos
mouvements au sein de tous les mouvements dont nous avons à connaître en tant
qu’espèce vivante désormais motorisée (en tant qu’espèce animale du coup
« moins animale » que durant sa première histoire). La vitesse de la
lumière, comme les autres, tombe sous la loi imparable de l’aphorisme
hégélien : tracer une frontière, c’est la franchir.
Les
conséquences de la motorisation du gros animal sur le politique n’ont pas encore
été considérées dans leur véritable portée, à commencer par cette
évidence : le roi-philosophe de la pensée grecque, le souverain absolu de
la pensée des Temps modernes, l’ingénieur technocrate des visions positivistes
– toutes ces variantes du pouvoir légitime se réfèrent à un gros animal
immobile au centre de son univers autarcique ou impérial. La motorisation a peu
à peu vidé cette idéologie mécanique de son contenu : le gros animal reste
en vie parce qu’en se motorisant (transports et communications) il se mobilise,
et qu’en se mobilisant il abandonne l’univers immobile qui fut sa niche
d’origine et s’en rapporte à d’autres mobiles à son image : horloges
atomiques, ondes hertziennes, puces électroniques, c’est vous désormais qui
pesez – mais subrepticement – sur les grandes migrations transnationales, les
spéculations énergétiques, les marées noires de l’économie hors sol ou des
monnaies numériques.
Le
temps vient donc de décliner avec précision les effets de cette mutation
anthropogène sur les systèmes de légalité et de civilité. Toute notre tradition
politique se fondait sur les puissances de l’immobilité, religion gréco-romaine
par excellence : la famille qui reconduit le pouvoir des ancêtres, le
droit qui inscrit dans le marbre l’inamovibilité du domaine foncier, la
constitution qui invoque l’assemblée du peuple sur sa terre et habilite la
nation donc ses radicaux, le natal et le natif – toutes ces catégories plus que
fondamentales du politique comme sanctuaire
et crypte des origines et de la fin
commencent de subir sous nos yeux l’assaut des puissances de la mobilité
illimitée, selon la même logique d’accélération que celle, jadis, de la
subversion du monde féodal par la richesse mobilière. La « fin de la
géographie », cette formule n’est pas qu’une boutade, et elle concerne au
premier chef la géopolitique : elle calculait des rapports de puissance en
expansion matérielle au-delà de leurs frontières juridiques, il lui faut
maintenant penser le passage de la puissance à son accélération (et à son
inertie consécutive). Il lui faut surtout comprendre que l’époque de
l’accélération, à la différence de celle de l’expansion, ne se joue que
secondairement sur terre. Le Léviathan de la Bible et de Hobbes habitait les
mers. Le nôtre préfère l’univers en dilatation de Hubble, celui dont les corps
ne sont ni solides ni fluides ni corps noirs, mais très brèves stases
provisoires d’un brassage au fond inconcevable, d’une genèse sans cesse
recommencée. Nous n’aurons de Lois qu’en bonne connaissance de cause de ce
prodigieux chaos.
J.-L.
Evard, 25 novembre 2013