lundi 25 novembre 2013

Après le Léviathan


La philosophie du politique a toujours fait large place au règne animal. Mises bout à bout en partant de la haute Antiquité, ses fables, ses allégories, ses analogies composeraient un opulent bestiaire, auquel l’époque contemporaine, en dépit de ses langages moins volontiers figuratifs, contribue autant que les temps passés. La puissance mimétique du masque découverte par les sociétés archaïques s’est ainsi conservée après la découverte de l’écriture et d’autres outils de la communication abstraite. Un des exemples les plus fameux en est resté le frontispice choisi par l’éditeur anglais du Léviathan de Hobbes (1651) : sous la citation en latin d'un verset du chapitre 41 du livre de Job, il fait figurer un monarque imaginaire (il s’agit du monarque idéal tel que décrit par l’auteur). Représenté comme un géant à visage on ne peut plus humain, le souverain couronné brandit de la main droite un glaive de preux, de la main gauche une crosse épiscopale. Il surplombe un vaste paysage : au pied d’une chaîne de collines, une cité opulente, au centre d’une contrée qu’occupent sous sa protection bourgs, villages et paroisses. La particularité du monarque – ce qui le distingue de toutes les images ordinaires du souverain absolu – ne tient pas qu’à sa taille disproportionnée : son corps se compose d’un fourmillement d’homoncules rangés comme des instruments forment un orchestre. L’artifice rappelle, si l’on veut, celui des tableaux d’Arcimboldo – à ceci près qu’il s’agit, pour donner corps au corps du souverain, de rassembler non une diversité, mais une collectivité uniforme de petits hommes aussi indistincts que les fourmis d’une fourmilière (comparaison chère à Campanella) ou les abeilles d’un essaim (image chère à Mandeville). Le graveur illustrait ainsi le théorème juridique auquel Ernst Kantorowicz donnera sa formulation la plus élégante : Les deux corps du roi. Manière frappante de dénoter la fonction symbolique du pouvoir : bien qu’invisible (sinon par le biais métaphorique ou allégorique), son corps à lui, quel que soit le régime considéré, n’a pas moins de réalité ni moins de finalités que le corps individuel de chacun des membres de la cité. Comme si, aujourd’hui comme hier,  il fallait décidément en passer par le fabuleux pour faire entendre l’essence intime du pouvoir, ses arcanes, ses prestiges : connaître le simulacre par le simulacre, et par lui seul.

On respecte donc cette tradition de pensée en se proposant ici de rentrer dans le détail de ce corps du pouvoir – tout en le considérant non pas en perspective géographique mercatorienne déformée, comme le fait non sans humour l’éditeur du Léviathan, mais dans la perspective physique de la techno-science contemporaine. Si le corps politique analysé par Hobbes s’appuie sur la figure biblique du monstre marin  qui lui-même incarne la toute-puissance hargneuse de l’Éternel forçant Job à le professer, il s’anime ainsi d’une double animalité : si chacun de nous est un animal doué de langage donc de société, notre communauté doit alors s’envisager comme un « gros animal » (Platon), celui-là même qu’évoque sans ambages le roi géant de l’estampe anglaise. D’où l’idée simple qui s’impose dès qu’on accepte de jouer le jeu de l’allégorie : ce « gros animal » ne sera pas le même selon qu’il est ou non motorisé. Demandons-nous donc, dans l’intention même du raisonnement allégorique ordinaire du politique, ce que signifie pour lui l’époque de la motorisation du bipède doué de langage : à coup sûr, un décentrement, une modification, voire une mutation de sa condition d’origine. Le corps politique, de l’Antiquité grecque à la Glorious Revolution qui stabilise et pérennise en Angleterre le principe parlementaire et celui de la balance des pouvoirs, habite le même espace-temps : il monte à cheval et galope, il franchit les mers, il court – tous ces déplacements connaissant mêmes accélérations et décélérations durant tous ces siècles, et ne variant que dans leur extension à la surface de la Terre : le bassin méditerranéen des débuts, la pénétration de l’océan Pacifique aux Temps modernes, la prise de terre américaine.

Or un jour, ce « gros animal » se motorise, et l’espace-temps dans lequel il s’était répandu par intrusions répétées (mais irrégulières) s’en trouve bientôt rétréci : à l’expansion comme mode de construction et d’institution de l’espace-temps fait place l’accélération, dont l’événement s’enregistre dans le champ de conscience dès le XIXe siècle. Événement qui vaut, pour l’Occident entier (donc pour ses dépendances aussi), basculement d’une époque à une autre : d’abord en expansion à la surface de ses environnements habituels ou défrichés, le « gros animal » perçoit sa propre histoire (la continuité de ses générations) en deux dimensions (celles du plan euclidien) à laquelle s’ajoute sans la modifier, sur laquelle s’articule sans l’altérer la dimension unique du temps circulaire et linéaire (Jugement dernier ou Progrès) ou la dimension égocentrique de l’espace-temps galiléen (en physique classique, celui qui mesure la vitesse du monde se présuppose par là-même immobile, simulation et condition de possibilité même du calcul).

Telle est précisément la fiction productive, la simulation cognitive que met en cause l’époque de l’accélération, la nôtre, celle qui succède à l’époque première de l’expansion. La valeur-limite des vitesses atteintes au fur et à mesure de la motorisation porte un nom virtuellement trompeur : par inattention naïve, nous nous donnons la vitesse de la lumière comme un seuil infranchissable, alors même que le calcul par lequel nous mesurons nos mouvements par relation au sien implique que nous maîtrisons bel et bien quelque chose, pour le moment, en matière de cinétique interactive : la vitesse de la lumière n’est jamais que la valeur aujourd’hui la plus exactement calculable des mouvements de désintégration de la matière que nous provoquons en physique nucléaire depuis un siècle environ. Cette vitesse n’est donc en rien un « absolu » : elle vaut expression mathématique simplifiée de la relation que le gros animal motorisé entretient pour le moment avec d’autres corps, animaux, végétaux ou nucléaires – elle a pour nous valeur éminemment relative d’indice spatio-temporel de nos mouvements au sein de tous les mouvements dont nous avons à connaître en tant qu’espèce vivante désormais motorisée (en tant qu’espèce animale du coup « moins animale » que durant sa première histoire). La vitesse de la lumière, comme les autres, tombe sous la loi imparable de l’aphorisme hégélien : tracer une frontière, c’est la franchir.

Les conséquences de la motorisation du gros animal sur le politique n’ont pas encore été considérées dans leur véritable portée, à commencer par cette évidence : le roi-philosophe de la pensée grecque, le souverain absolu de la pensée des Temps modernes, l’ingénieur technocrate des visions positivistes – toutes ces variantes du pouvoir légitime se réfèrent à un gros animal immobile au centre de son univers autarcique ou impérial. La motorisation a peu à peu vidé cette idéologie mécanique de son contenu : le gros animal reste en vie parce qu’en se motorisant (transports et communications) il se mobilise, et qu’en se mobilisant il abandonne l’univers immobile qui fut sa niche d’origine et s’en rapporte à d’autres mobiles à son image : horloges atomiques, ondes hertziennes, puces électroniques, c’est vous désormais qui pesez – mais subrepticement – sur les grandes migrations transnationales, les spéculations énergétiques, les marées noires de l’économie hors sol ou des monnaies numériques.

Le temps vient donc de décliner avec précision les effets de cette mutation anthropogène sur les systèmes de légalité et de civilité. Toute notre tradition politique se fondait sur les puissances de l’immobilité, religion gréco-romaine par excellence : la famille qui reconduit le pouvoir des ancêtres, le droit qui inscrit dans le marbre l’inamovibilité du domaine foncier, la constitution qui invoque l’assemblée du peuple sur sa terre et habilite la nation donc ses radicaux, le natal et le natif – toutes ces catégories plus que fondamentales du politique comme sanctuaire et crypte des origines et de la fin commencent de subir sous nos yeux l’assaut des puissances de la mobilité illimitée, selon la même logique d’accélération que celle, jadis, de la subversion du monde féodal par la richesse mobilière. La « fin de la géographie », cette formule n’est pas qu’une boutade, et elle concerne au premier chef la géopolitique : elle calculait des rapports de puissance en expansion matérielle au-delà de leurs frontières juridiques, il lui faut maintenant penser le passage de la puissance à son accélération (et à son inertie consécutive). Il lui faut surtout comprendre que l’époque de l’accélération, à la différence de celle de l’expansion, ne se joue que secondairement sur terre. Le Léviathan de la Bible et de Hobbes habitait les mers. Le nôtre préfère l’univers en dilatation de Hubble, celui dont les corps ne sont ni solides ni fluides ni corps noirs, mais très brèves stases provisoires d’un brassage au fond inconcevable, d’une genèse sans cesse recommencée. Nous n’aurons de Lois qu’en bonne connaissance de cause de ce prodigieux chaos.

J.-L. Evard, 25 novembre 2013

mercredi 13 novembre 2013

Noire Pierre noire


Si la tension qui gagne le théâtre de la grande guerre proche- et moyen-orientale augmente tant depuis quelques semaines, elle le doit à la simultanéité désormais patente des scénarios qu’il abrite. Ils se rapprochent de leur point de syntonie, le plus périlleux pour la suite du drame en cours. Simultanément, l’ASL syrienne perd du terrain et des forces dans ses propres enclaves, autour d’Alep ; l’Iran, qui appuie massivement le régime d’Assad, réussit sa campagne internationale auprès de l’opinion occidentale, avec laquelle Israël, désormais, multiplie sans fard les risques de rupture sur la question des colonies cisjordaniennes.

Cette énumération de situations ponctuelles ne doit pas tromper : elle décrit en réalité un seul et même emboîtement de sous-systèmes conflictuels, au sens où un unique incendie peut compter, et compte souvent plusieurs départs de feu, autant de foyers cause et effet d’un embrasement fragmenté oscillant à tout instant soit vers plus de fragmentation soit vers plus de volume et de combustion. Le palier atteint la semaine dernière, à l’occasion du report des négociations de Genève sur le nucléaire iranien, nous tient en haleine pour une raison précise : chacun des départs de feu de la guerre proche- et moyen-orientale atteint en même temps que les autres son point de bascule.

En Syrie, la base d’Alep se trouve désormais sur la défensive, et la reprise de la ville – la vieille cité a brûlé sous les bombardements – n’aurait de signification que sinistre pour la résistance à Assad. Les frontières jusque-là poreuses (Turquie, Liban) se transformeraient en murailles hostiles, dispositif d’encerclement qui inverserait la cinétique, les lignes de fuite du conflit jusque-là orientées vers la régionalisation équivoque de la guerre civile. Une défaite de l’ASL à Alep ne pourrait être stratégiquement « compensée » que par un déplacement géographique signifiant nouvelle intensification de la guerre régionale – l’entrée en guerre ouverte des factions adverses dans la nasse libanaise, où l’on vit déjà depuis des mois sur le pied de guerre. Qu’on nous pardonne ce raisonnement glaçant – sur le théâtre des guerres internationales, il n’y en a pas d’autre possible.

C’est précisément sur une alternative de cette nature que la nouvelle direction iranienne mise ses principaux atouts diplomatiques et géopolitiques : la fortune de ses armes en Syrie (milices, équipements, capitaux) exerce le même prestige que son progressif armement nucléaire – logique de la « suasion » décrite par les stratégistes. Ses étonnantes capacités logistiques et tactiques, à distance du front syrien pourtant, valent plus que de longs discours sur la résolution du régime à décrocher le statut de grande moyenne puissance pour l’ensemble de la région – mouvement que la diplomatie russe aura conforté dès le début par son efficace soutien à Assad, autant vaut dire à l’axe alaouite-chiite dont Moscou se promet sans doute de se protéger comme d’une ceinture sur son propre flanc islamique, sud-ouest russe riche de plusieurs virtualités islamistes.

Par rien entravée, cette implémentation de l’Iran – via le Hezbollah – dans la guerre civile syrienne aura ainsi valu formidable aubaine pour son ingénierie nucléaire civile et militaire. L’Iran atteint maintenant ce que les experts en la matière appellent l’« état de seuil » : il n’y est plus question de la production des composants, des processus et du contrôle de la fission nucléaire (niveau désormais atteint par l’intelligence iranienne, à l’abri des pasdarans), mais du montage des vecteurs et de la maintenance du parc. Le coup de maître de la diplomatie russe bouclier d’Assad qui consentit grâce à elle à lâcher ses armes chimiques sans perdre la face – ce coup valait coup double : à moyen terme, il signifiait aussi l’appui russe à l’autonomie nucléaire militaire iranienne. Téhéran, en cas de troubles en territoire islamique de la Fédération russe, saura payer sa dette en y faisant éventuellement la police, comme aujourd’hui en Syrie.

Bien des signes indiquent qu’au bout d’une décennie d’éloquents atermoiements, et dans la logique du désengagement moyen-oriental inauguré par Obama à rebours de Bush 1 et 2,  Washington s’est résigné et calcule déjà les conséquences du dénouement prévisible, un nucléaire militaire iranien. L’obstacle le plus sérieux, sur cette voie, s’appelle « Likoud ». Netanyahou, s’il pensait plier sous les injonctions de Washington, pourrait-il faire face à son aile droite ? Non, car il l’a lui-même choyée avec fidélité, tant, au fond, la perspective du « Grand Israël » était celle déjà de son maître Begin et que, par ailleurs, la solitude géopolitique d’Israël s’est aggravée ces dernières années (à l’image de celle des Palestiniens des « territoires occupés ») Et Netanyahou veut-il faire face à son aile droite ? Il ne le sait sans doute pas lui-même – ou pas encore. De Liebermann et d’Obama, lequel redoute-t-il le plus ? (Terrible dilemme, car Israël, d’une part, impatiente beaucoup la Maison Blanche, avec laquelle Tel Aviv ne joue plus désormais que les plus grosses mises, la pression politique des « colons » sur l’ensemble de la classe politique israélienne augmentant, d’autre part, à vue d’œil.) La diplomatie israélienne n’avait vécu, depuis Oslo en 1993, que du maquillage du statu quo en processus de paix : plus le parti des colons progresse, plus ce camouflage devient inutile.

L’« état de seuil » atteint par l’Iran décrit d’abord une situation technologique ; mais l’on voit bien qu’il y va là aussi, et surtout, d’un état limite ; et que cet état limite fait sens aussi et en même temps pour les deux foyers de conflit voisins que représentent, chacun selon son mode, la Syrie et Israël. La seule certitude, à un tel pic d’intensité, ne concerne que l’acteur apparemment inerte – et fort de son apparente force d’inertie – qui parle par la rhétorique châtiée et policée du ministre russe Lavrov : sur le théâtre du Proche- et du Moyen-Orient, le continent russe a récupéré bien plus que la marge de manœuvre conquise lors de l’affaire de Suez et perdue quand s’effondrait l’Union soviétique.

Du temps de la guerre froide, le bon ton et l’intelligence historienne voulaient que l’on dissertât sur le soviétisme comme sur  un « islamisme » de l’âge industriel (Jules Monnerot avait beaucoup contribué à cet engouement pour la comparaison, venue des disciples de Renan). L’empire soviétique disparu, les Russes nous ramènent aujourd’hui, de la métaphore devenue inactuelle, vers l’islam lui-même. Sans doute y placent-ils leurs pièces, comme jadis dans les Dardanelles ou en Crimée. Pour ce faire, il ne leur en faut pas moins opérer en restaurateurs intempestifs du statu quo arabe. C’est pourquoi la Pierre noire de La Mecque occupe elle aussi le centre du monde. Ce centre décentré y prétendait, comme toute théocratie ; mais il se disloque en guerres théologico-politiques. Nous, rescapés et Sisyphe de la sécularisation, devons l’aider à mieux porter ce roc si lourd sur sa nuque. Là-bas, c’est aussi de nous qu’il s’agit.

J.-L. Evard, 13 novembre 2013


dimanche 10 novembre 2013

Errata mea, culpa nostra


« Les Vingt-Sept », ai-je écrit dans le billet d’avant-hier, oubliant la République de Croatie qui, entrée dans l’Union européenne le 1er juillet dernier, en devenait ainsi le vingt-huitième membre actif.

Méditant sur les raisons possibles de cette inattention et sur les moyens d’en prévenir d’autres du même acabit, ou même de moins vénielles, il me vient que l’injuste soustraction ainsi commise coïncide avec une injuste addition. La nuit dernière, après un bref suspense, les négociations sur le nucléaire iranien ont à nouveau achoppé. Rendez-vous fut pris pour le mois de décembre.

Parcourant les manchettes de la presse qui se juge autorisée à évaluer en connaissance de cause l’attitude de la diplomatie française – plus « dure » que de raison, répètent les fiers échotiers –, je remarque l’événement à demi-caché dans le non-événement de la suspension des tractations qui durent depuis dix ans : font partie des puissances en palabres et la République française, représentée par Laurent Fabius, et l’Union européenne, représentée par Catherine Ashton.

Je ne suis donc pas le seul à cafouiller, et les transitions que nous traversons mettent la logique, le langage et le monde à épreuve de plus en plus plus rude : face à la République islamique d’Iran, chaque État européen ne compte donc pas pour un, mais pour 1 + 1/28, tandis que la République fédérale des États-Unis (51 États) ou la fédération de Russie valent chacune une voix et une seule. À moins que je me trompe et qu’en fait la fraction vaille multiplication : qu’il faille ajouter au solde positif de l’Union européenne les 28 voix des 28 membres du club, et que madame Ashton ne s’imagine parler au nom de 29 unités politiques ? 1 point pour l’Union + 28 points, si du moins l’on raisonne comme certains des amis d’Alice au pays des merveilles, ou comme le Vatican, dont le chef, élu par quelques dizaines de cardinaux, parle, dit-on, au nom d’un milliard de chrétiens.

Seulement, l’anomalie du 1/28 – ou celle du 29 = 1 – ne relève ni du régime des erreurs ni de celui des fautes, mais de celui des symptômes éloquents. Elle signale sans équivoque l’état des lieux : l’inconsistance juridique où s’enferme un corps politique – l’Union européenne – qui se comprend encore comme la somme de chacune de ses parties, mais comme une somme… partielle, aussi… partielle que le transfert ou le partage de souveraineté effectif mais non consommé en quoi consiste le régime hybride de l’Union depuis la signature du Traité de Lisbonne. (« Hybride » ? oui, donc incohérent et paralysant.) Somme par conséquent bancale, bancroche, somme malheureuse, somme encombrée de son reste insoluble, somme bègue, triste handicap.

Le 1/28 de légalité absurde ainsi mis en scène pèse sans aucun doute plus lourd que mes bévues de publiciste. Que mes  lecteurs – et ceux de Croatie d’abord – ne m’en excusent pas moins. Quant à ceux d'Iran, ils savent le sérieux de l'affaire : l'arithmétique de l'identité européenne leur rappelle sans doute la géométrie des négociations de paix menées à Paris entre le FNL vietnamien et les diplomates de Kissinger elles n'avaient pu commencer qu'une fois admise l'exigence des Vietnamiens de substituer une table ronde à celle rectangulaire d'abord proposée aux deux délégations. Sens des nuances venu en droite ligne de la haute école; grand style, auquel la vieille institutrice Europe devrait la première rendre un hommage aussi vibrant que sincère.

J.-L. Evard, 10 novembre 2013

vendredi 8 novembre 2013

Sinistre jubilé


Méconnaissable, il l’est devenu en peu de temps, le président. Ce ton de jovialité permanente qui tranchait aussi bien par son affectation de désinvolture, par l’exception louable de cet effort de légèreté au sein d’une classe politique plus portée vers le masque toujours exaspéré de Poutine que vers celui toujours hilare de Tony Blair ; cet œil toujours au bord du pétillement, invitant à la détente, au bon mot, au verre pris sur le zinc ; ce ton de pince-sans-rire apte à la gouaille : cette silhouette de notable bon enfant a disparu. Celle qui lui succède ne laisse pas d’intriguer : après la bonne franquette, le blues, la berne, la bile. Les rumeurs de commères des journalistes qui commentent les habits neufs du président Hollande – le nouveau look du pouvoir, sa plainte discrète mais insistante – invoquent la catastrophe du leadership, les sondages. Soit ; mais il faut aussi parier que ce masque du pouvoir consterné ne représente pas seulement ses états d’âme de capitaine impopulaire, la passivité souffrante du mal-aimé de service, et qu’il en commente aussi les actes, l’activité calculée, les intentions perplexes. Comme sur la scène du théâtre , le Masque n’a pas tant pour fonction mélodramatique de cacher le visage du comédien que d’enseigner à temps au public, dès le début de l’intrigue, la série des actes plausibles de la part de qui incarne tel rôle, ou tel autre : le Preux, le Traître, le Fantôme, la Courtisane – toutes positions et professions constantes dans un récit rendu intelligible du fait que seules les péripéties en forment le moment de variation, d’inattendu, de pathétique. Les personnages, quant à eux, ne souffrent que de vivre dans un monde qui change : eux, le Masque le souligne, ne changent pas, ne changent jamais. Essence de la tragédie, grecque ou nippone. Raide et lent, ennuyeux, le Masque – brève et fluide, palpitante, la tragédie. Immobile, le caractère – électrique, l'anecdote.

L’acte commémoratif célébré hier au palais présidentiel – introduire cérémonieusement à l’anniversaire n° 100 de la Grande Guerre – fait certainement déjà partie des gestes les plus lourds de sens et les plus tragiques du quinquennat, et ce d’autant plus qu’il porte en lui, et avec quelle éloquence ! l’épais silence des nations en guerre – en guerre totale – il y a cent ans. Sauf erreur de ma part, elles étaient vingt-sept en 1918 (six en 1914 : les trois de la Triplice et les trois de l’Entente cordiale augmentée de la Russie des czars). Seul un romancier de talent aurait pu imaginer et oser la coïncidence numérique : que l’une d’entre elles, toute seule, et de sa seule et solitaire initiative, se détacherait de la communauté des Vingt-Sept – l’actuelle Union européenne – pour inviter à cet anniversaire comme on invite chez soi à l’occasion de quelque circonstance festive, privée ou privative.

Nous avions déjà relevé, dans nos billets, de ces messages subliminaux délivrés au monde par la France quand, par exemple, elle vend des Airbus A320 comme s’ils étaient sa progéniture, sa créature, sa prouesse propres : le pouvoir, depuis qu’en Europe la « troïka » a succédé à l’entente franco-allemande, le pouvoir parle de nouveau un langage… national (même quand la juteuse marchandise placée avec habileté chez quelque pays émergent pressé d’acheter le dernier cri porte label européen, ou franco-allemand, comme c’est le cas des grosses machines EADS). Dans cette manière indirecte, pour les responsables européens, de déclarer d’eux-mêmes, mais à voix basse et peu fière, qu’ils ne veulent pas du grand projet européen et qu’ils traînent désormais comme le pire des boulets l’impuissance des institutions transnationales nées des Traités de Rome, Maastricht et Lisbonne, dans ce drame inglorieux la France ne fait pas exception (elle n’est pas la seule à pratiquer un inconsistant double langage national et à n’inventer aucun langage vraiment transnational, elle n’est pas la seule à faire comme si une puissance politique pouvait longtemps reculer pour mieux sauter – mais sans jamais… sauter). Seulement, hier, sur l’initiative de François Hollande et à propos de la Grande Guerre de 1914-1918, elle vient, à ce désenchantement morbide et massif,  de rajouter une énorme louche, une dose létale.

À cette inconduite européenne, à ce retour (mal) dissimulé du national dans le transnational, s’ajoute une seconde erreur, tout aussi fatale. Hier aussi, un proche du pouvoir, J.-P. Chevènement, le rappelait à des journalistes qui l’interrogeaient – en vrac – sur le sens du titre de son dernier livre en date (1914-2014. L’Europe sortie de l’Histoire ?) : pourquoi dire, aujourd’hui encore, « Première Guerre mondiale », en dépit de ce qu’enseigne la rétrospective d’un siècle écoulé, à savoir qu’en août 1914 c’est une seconde Guerre de Trente ans qui avait commencé ? L’idée n’est pas neuve : dès le début des années 1960, elle apparaît sous la plume de Raymond Aron (qui lui-même la devait à des intuitions de disciples allemands de Schelling), elle réapparaît sous la plume de Romain Gary (on connaît peu son Éducation européenne, un des plus grands livres nés des années atroces de la « Seconde Guerre mondiale »). Mais l’ironie parfois glaciale de l’histoire en décide autrement : c’est à la minuscule postérité de Jaurès internationaliste hugolien mort pour son utopie européenne, c’est à un socialiste français devenu chef d’État qu’il reviendra donc, cent ans après le début de la seconde Guerre de Trente Ans, de renationaliser ce conflit. Tout honnête homme, et depuis longtemps, aurait d’abord convoqué l’Europe entière à se souvenir collectivement – et à associer à ce travail de deuil les États d’Amérique, d’Asie, d’Afrique (les colonies françaises ! le sang des zouaves dans les cratères de Douaumont !) et d’Océanie entrés comme par un enchaînement fatal dans la Grande Guerre. La solennité aurait commencé dans l’enceinte du Parlement européen – non pas dans une capitale. Le collège des chefs d’État concernés l’aurait présidée – non pas l’un d’entre eux, profitant, qui plus est, de cette impudence historienne, pour suggérer aussi, au passage, dans quelles intempéries lui-même se débat.

Gâchis d’autant plus stupéfiant (au fond, qu’est-ce qui y oblige ? les anniversaires ne coûtent rien et ne demandent qu’un peu de cœur et de noblesse), instrumentation d’autant plus déplacée que cette renationalisation intempestive de la seconde Guerre de Trente Ans, près de vingt ans après l’échec européen autour de Sarajevo assiégée et des débuts de génocide sur le sol balkanique post-communiste, s’organise sur fond de retour de l’hypernationalisme dans les plus vieilles nations européennes où montent vers le pouvoir légal « populisme » (situation hongroise, néerlandaise) et « régionalisme » (situation catalane, flamande). Tous ces -ismes, réduisons-les plutôt à un seul, et qui a le franc avantage de désigner la double inconvenance de temps et d’espace de cette régression et de son orchestration : si le provincialisme se déchaîne aujourd’hui en Europe comme il le fait désormais sans plus aucune vergogne, c’est pour dire – à son insu ou à son corps défendant ? – que l’Europe devenue province du monde, non seulement s’y résigne (cela ne date pas d'hier), mais qu’en outre elle choisit les médecines douces et lâches qui lui permettront de survivre – mais sous anesthésie générale. (Il est vrai que, d'ici peu, l'euthanasie sera légalisée.)

Province, nous l’étions déjà dans l’espace – depuis l’entrée en lice des États-Unis (un avènement qui, produit en deux temps, avait duré un siècle : 1823, doctrine Monroe ; 1917 : entrée en guerre sur le sol européen). Nous voici désormais province dans le temps : nos princes commémorants ne consultent plus Clio la muse de l’histoire. Commémorer pour oublier : le devoir de mémoire arrive enfin à ses fins.

J.-L. Evard, 8 novembre 2013