Comme son nom l’indique, la
géopolitique étudie les formes politiques du pouvoir en interrogeant leurs orientations : nous n’agissons
qu’en rapport à un horizon. La ligne d’horizon nous aide à calculer nos
déplacements à la surface des terres et des mers – défricher, migrer,
transporter – mais sa simplicité de coordonnée physique se charge toujours des
significations imaginaires que nous projetons en outre sur cette frontière. Si
des notions aussi confuses et inconsistantes que « l’Occident »
perdurent et organisent nos savoirs et nos histoires de progrès et de déclin,
c’est que nous leur confions l’essentiel symbolique de nos images du monde,
pures croyances savamment rationalisées et vides de tout véritable contenu
rationnel.
Lorsque
Chateaubriand, entre Paris et Jérusalem, médite sur les pentes du Golgotha, il note – et il y insiste – que
Christ en croix agonise le visage tourné vers l’ouest, et tournant le dos à
l’orient. Nul doute que ce jour-là l’écrivain ne se souvienne aussi de sa traversée
de l’Atlantique et de son séjour dans les forêts du « Nouveau Monde » :
il y a séjourné en témoin d’une orientation de l’histoire humaine qui dure
depuis des siècles et qui, comme un champ de convection à direction constante,
semble avoir surgi à Jérusalem pour se répandre sur les terres en visant le
ponant plus que l’orient. L’erreur productive de Colomb n’avait fait que
renforcer cette théologie géographique puisque, depuis son exploit, la route
des Indes nous emmène vers l’Amérique. Nous le rappelle le Christ colossal qui
domine de haut la baie de Rio de Janeiro reconnue par les Portugais les
premiers : il s’y tient le visage tourné vers l’orient – double pétrifié
et symétrique du dieu mourant en sens inverse, et comme pour suggérer que s’est
exaucée l’annonce originaire. D’un escarpement à l’autre, de la colline
judéenne à la colline amérindienne, les contours géographiques ainsi bornés
semblent matérialiser l’imaginaire topographique de l’évangélisation. Par-dessus
les océans, les deux Christ, celui de l’ouest et celui de l’est, se font face
comme Rome et Byzance aux marches de l’empire. Ce qui néanmoins nous désoriente
au moins autant, c’est de savoir que l’évangélisation aura progressé comme une
colonisation, celle-ci invoquant même celle-là. Or l’esprit se refuse
aujourd’hui à les confondre.
Chateaubriand
ne fait lui-même que répéter une opération sémiotique et géographique bien plus
ancienne. Arrêtons-nous sur le détail, et nous allons comprendre ce que nous faisons chaque fois que nous nous disons d’Occident : pour nous, et à
notre insu, s’orienter et évangéliser ne désignent, de fait, qu’un
seul et même geste fondamental. Il suffit de relire Raoul Glaber, le clunisien
chroniqueur du XIe siècle, pour le mesurer : « Ceci aussi
mérite d’être médité : alors que les conversions à la foi du Christ
de nations infidèles se sont souvent produites dans les régions septentrionales
et occidentales de notre monde, nous n’avons jamais rien entendu dire de
semblable pour les régions de l’est et du sud. Cela avait été signifié, par un
présage d’absolue certitude, dans la position de la croix de notre Seigneur,
sur le lieu du Calvaire, lorsqu’il y fut suspendu. En effet, derrière sa tête,
s’étendait l’orient cruel, avec ses peuples ; il contemplait de ses yeux
l’occident, prêt à s’illuminer de la lueur de la foi. Et le signe de sa main
droite toute puissante, tendue dans l’œuvre de salut, s’adressait au
septentrion, adouci dans la foi du verbe sacré, tandis que sa main gauche
désignait le midi et le bouillonnement des peuples barbares. Pourtant, même
quand nous nous rappelons brièvement ce signe miraculeux, reste en nous,
immuable et inviolable, la certitude de la foi catholique qu’en tous lieux et
nations, sans exception, quiconque, régénéré par le baptême sacré, mettra sa
foi également dans le Père tout-puissant, dans son Fils Jésus-Christ et dans
l’Esprit Saint, comme étant l’unique et véritable Dieu, s’il agit pour le bien
dans la foi, Dieu l’acceptera ; et s’il reste dans sa foi, il lui donnera
pour l’éternité la vie de béatitude. Il revient à Dieu seul de savoir pourquoi,
dans les diverses parties de notre monde, l’homme apparaît plus ou moins
capable d’œuvrer à son propre salut. Il nous paraît cependant remarquable que
l’Évangile du Christ notre Seigneur, parvenant aux deux frontières de ce monde,
au septentrion et à l’occident, y a fondé dans les peuples une base excellente
de la foi sacrée [Vikings et Hongrois, précise le traducteur]. Au contraire,
aux deux autres frontières du midi et de l’orient, il a pénétré moins
profondément, laissant les peuples en proie à l’erreur durable de leur propre
barbarie. »
Ainsi
pouvons-nous observer comment nous procédons pour nous orienter : pour nous placer comme génération sur le fil des
générations (horizon des durées) et comme peuples face à notre outre-monde (méridien
des étendues). Que, pour ce faire, nous agissions en théologiens ou en
techniciens, peu importe : nous opérons comme les pontifes égyptiens pour
qui l’ensevelissement des morts et l’observation des astres composaient une
seule et même science exacte, une seule et même technique à deux versants, un
sacré, un profane. Certes, la sécularisation battant son plein, nous trouvons
nos évangiles ailleurs que dans la Bible, nos prêtres préfèrent la cybernétique
aux Écritures, l’immobilité des pharaons leur fait horreur, nos clercs et nos ingénieurs
se sont répandus sur les continents et les civilisent. Comme le Crucifié, ils
ont quitté la maison de leur père et parcourent le minuscule vaste monde.
S’orienter ou dominer ? S’orienter pour
dominer. Mais : dominer pour habiter ? ou dominer pour
parcourir ? Là subsiste le moment d’indécision
de toute pensée géopolitique.
Jean-Luc Evard, 24 septembre 2012