lundi 24 septembre 2012

L'indécision géopolitique

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Comme son nom l’indique, la géopolitique étudie les formes politiques du pouvoir en interrogeant leurs orientations : nous n’agissons qu’en rapport à un horizon. La ligne d’horizon nous aide à calculer nos déplacements à la surface des terres et des mers – défricher, migrer, transporter – mais sa simplicité de coordonnée physique se charge toujours des significations imaginaires que nous projetons en outre sur cette frontière. Si des notions aussi confuses et inconsistantes que « l’Occident » perdurent et organisent nos savoirs et nos histoires de progrès et de déclin, c’est que nous leur confions l’essentiel symbolique de nos images du monde, pures croyances savamment rationalisées et vides de tout véritable contenu rationnel.
Lorsque Chateaubriand, entre Paris et Jérusalem, médite sur les pentes  du Golgotha, il note – et il y insiste – que Christ en croix agonise le visage tourné vers l’ouest, et tournant le dos à l’orient. Nul doute que ce jour-là l’écrivain ne se souvienne aussi de sa traversée de l’Atlantique et de son séjour dans les forêts du « Nouveau Monde » : il y a séjourné en témoin d’une orientation de l’histoire humaine qui dure depuis des siècles et qui, comme un champ de convection à direction constante, semble avoir surgi à Jérusalem pour se répandre sur les terres en visant le ponant plus que l’orient. L’erreur productive de Colomb n’avait fait que renforcer cette théologie géographique puisque, depuis son exploit, la route des Indes nous emmène vers l’Amérique. Nous le rappelle le Christ colossal qui domine de haut la baie de Rio de Janeiro reconnue par les Portugais les premiers : il s’y tient le visage tourné vers l’orient – double pétrifié et symétrique du dieu mourant en sens inverse, et comme pour suggérer que s’est exaucée l’annonce originaire. D’un escarpement à l’autre, de la colline judéenne à la colline amérindienne, les contours géographiques ainsi bornés semblent matérialiser l’imaginaire topographique de l’évangélisation. Par-dessus les océans, les deux Christ, celui de l’ouest et celui de l’est, se font face comme Rome et Byzance aux marches de l’empire. Ce qui néanmoins nous désoriente au moins autant, c’est de savoir que l’évangélisation aura progressé comme une colonisation, celle-ci invoquant même celle-là. Or l’esprit se refuse aujourd’hui à les confondre.
Chateaubriand ne fait lui-même que répéter une opération sémiotique et géographique bien plus ancienne. Arrêtons-nous sur le détail, et nous allons comprendre ce que nous faisons chaque fois que nous nous disons d’Occident : pour nous, et à notre insu, s’orienter et évangéliser ne désignent, de fait, qu’un seul et même geste fondamental. Il suffit de relire Raoul Glaber, le clunisien chroniqueur du XIe siècle, pour le mesurer : « Ceci aussi mérite d’être médité : alors que les conversions à la foi du Christ de nations infidèles se sont souvent produites dans les régions septentrionales et occidentales de notre monde, nous n’avons jamais rien entendu dire de semblable pour les régions de l’est et du sud. Cela avait été signifié, par un présage d’absolue certitude, dans la position de la croix de notre Seigneur, sur le lieu du Calvaire, lorsqu’il y fut suspendu. En effet, derrière sa tête, s’étendait l’orient cruel, avec ses peuples ; il contemplait de ses yeux l’occident, prêt à s’illuminer de la lueur de la foi. Et le signe de sa main droite toute puissante, tendue dans l’œuvre de salut, s’adressait au septentrion, adouci dans la foi du verbe sacré, tandis que sa main gauche désignait le midi et le bouillonnement des peuples barbares. Pourtant, même quand nous nous rappelons brièvement ce signe miraculeux, reste en nous, immuable et inviolable, la certitude de la foi catholique qu’en tous lieux et nations, sans exception, quiconque, régénéré par le baptême sacré, mettra sa foi également dans le Père tout-puissant, dans son Fils Jésus-Christ et dans l’Esprit Saint, comme étant l’unique et véritable Dieu, s’il agit pour le bien dans la foi, Dieu l’acceptera ; et s’il reste dans sa foi, il lui donnera pour l’éternité la vie de béatitude. Il revient à Dieu seul de savoir pourquoi, dans les diverses parties de notre monde, l’homme apparaît plus ou moins capable d’œuvrer à son propre salut. Il nous paraît cependant remarquable que l’Évangile du Christ notre Seigneur, parvenant aux deux frontières de ce monde, au septentrion et à l’occident, y a fondé dans les peuples une base excellente de la foi sacrée [Vikings et Hongrois, précise le traducteur]. Au contraire, aux deux autres frontières du midi et de l’orient, il a pénétré moins profondément, laissant les peuples en proie à l’erreur durable de leur propre barbarie. »
Ainsi pouvons-nous observer comment nous procédons pour nous orienter : pour nous placer comme génération sur le fil des générations (horizon des durées) et comme peuples face à notre outre-monde (méridien des étendues). Que, pour ce faire, nous agissions en théologiens ou en techniciens, peu importe : nous opérons comme les pontifes égyptiens pour qui l’ensevelissement des morts et l’observation des astres composaient une seule et même science exacte, une seule et même technique à deux versants, un sacré, un profane. Certes, la sécularisation battant son plein, nous trouvons nos évangiles ailleurs que dans la Bible, nos prêtres préfèrent la cybernétique aux Écritures, l’immobilité des pharaons leur fait horreur, nos clercs et nos ingénieurs se sont répandus sur les continents et les civilisent. Comme le Crucifié, ils ont quitté la maison de leur père et parcourent le minuscule vaste monde. S’orienter ou dominer ? S’orienter pour dominer. Mais : dominer pour habiter ? ou dominer pour parcourir ? Là subsiste le moment d’indécision de toute pensée géopolitique.
Jean-Luc Evard, 24 septembre 2012

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