jeudi 11 octobre 2012

L'OTAN devant la Grande Porte


Commentant l’arraisonnement turc d’un A320 syrien chargé d’informatique militaire d’origine russe, l’excellent Bernard Guetta exposait ce matin jeudi 11 octobre le dilemme qui handicape l’initiative stratégique d’Ankara et explique les curieux méandres de l’affrontement entre les deux régimes : il faut dissuader Damas de porter la guerre contre les opposants à Bachar al Assad réfugiés en Turquie parce qu’il n’est pas d’atteinte à la souveraineté turque qui tienne – mais à l’inverse il faut ménager Damas comme élément du statu quo régional qui, pour Ankara, comprend aussi la poursuite des opérations militaires contre les indépendantistes kurdes. Trois conflits au moins s’enchevêtrent donc à la frontière des deux États : la guerre civile syrienne qui la chevauche depuis de longs mois, la tenace guérilla kurde en territoire turc, qui depuis des années sait l’appui dont elle dispose auprès de la minorité kurde de Syrie, la translation et la transformation de ces deux conflits en une tension croissante, en une guerre perlée entre la Turquie et la Syrie.
À quoi s’ajoute la place décentrée et excentrique de la Turquie dans l’OTAN, que ces trois guerres proche-orientales divisent depuis le premier jour, et cela pour deux ou trois raisons dont les effets pervers s’additionnent sous nos yeux. Ils précipitent discrètement l’heure d’une nouvelle crise européenne de l’Alliance atlantique. À la périphérie de l’OTAN se pose désormais la question centrale de sa finalité réelle.
Avant d’être une alliance, l’OTAN opère depuis qu’elle existe comme un alliage : sur le métal lourd des logiciels de la stratégie impériale américaine se greffent les métaux légers des supplétifs  que sont les membres des Etats européens et la Turquie. L’« Atlantique » qui donne son nom à cette machine hybride n’y figure plus que comme le rappel d’un lointain passé : l’OTAN opère en Asie et en Afrique. Cette fois pourtant, le foyer de guerre qui tend à se fixer à la frontière turco-syrienne regarde de très près la géographie européenne. De réserve logistique de l’Alliance, le vieux continent se voit convoqué par le conflit turco-syrien en banlieue stratégique malgré lui. La question gréco-turque de Chypre pouvait jadis le laisser placide. L’horreur de la guerre syrienne répond d’une tout autre échelle, celle de Grosny la ville tchétchène martyre.
Ainsi, en quelques semaines seulement, l’Europe voit lui revenir par effet boomerang, et à risques multipliés, les impondérables créés par la paralysie du Conseil de Sécurité des Nations unies. L’Europe avait, ces dernières années, éloigné la Turquie vers l’Orient, en bloquant le processus d’adhésion à la Communauté (celle des Dix-Sept, celle des Vingt-Sept – peu importe). Par le jeu mécanique des alliances, la guerre civile syrienne ramène la Turquie vers l’Occident – qui n’en veut pas.
Ces courts circuits doivent se lire avec la plus grande attention comme un avant-goût des conflits qui attendent la planète produit de la globalisation : à l’échelle internationale, le processus technique et juridique d’intégration et d’emboîtement des sociétés est si avancé qu’il n’est plus une seule fraction d’humanité qui ne soit la partenaire d’au moins quelques autres, pour une raison quelconque (un oléoduc, une industrie touristique, une campagne caritative, une épidémie de musique, l’OMC). Mais ces formes de connexion restent artificielles : elles ignorent les mouvements de régionalisation et de localisation qui se manifestent en sens inverse, avec autant de résolution que, dans un autre domaine, les partisans de la « décroissance » résistent à l’hégémonie de la Technique Universelle.
Dans ce puzzle multipolaire et transcontinental pataugent les appareils géopolitiques du siècle précédent (dont l’OTAN, bâtie au début de la guerre froide dans la tradition de Metternich émule de Talleyrand). Les alliages qui constituent l’Alliance atlantique ne résisteront pas à la disparité extrême des échelles de ce conflit à sa bordure proche-orientale. Seule une intervention panarabe en Syrie (mais elle n’est plus à l’ordre du jour) aurait pu retarder l’heure de vérité qui sonnait déjà pour l’OTAN au moment de son repli afghan. Au fil des jours qui viennent ne nous manquera certes pas l’occasion d’observer tous les symptômes de cette désorientation. Sous son signe, notre nouveau monde conteste les mésalliances héritées du passé.
J.-L. Evard, 11 octobre 2012

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