Commentant l’arraisonnement turc
d’un A320 syrien chargé d’informatique militaire d’origine russe, l’excellent
Bernard Guetta exposait ce matin jeudi 11 octobre le dilemme qui handicape
l’initiative stratégique d’Ankara et explique les curieux méandres de l’affrontement
entre les deux régimes : il faut dissuader Damas de porter la guerre
contre les opposants à Bachar al Assad réfugiés en Turquie parce qu’il n’est
pas d’atteinte à la souveraineté turque qui tienne – mais à l’inverse il faut
ménager Damas comme élément du statu quo
régional qui, pour Ankara, comprend aussi la poursuite des opérations
militaires contre les indépendantistes kurdes. Trois conflits au moins
s’enchevêtrent donc à la frontière des deux États : la guerre civile
syrienne qui la chevauche depuis de longs mois, la tenace guérilla kurde en
territoire turc, qui depuis des années sait l’appui dont elle dispose auprès de
la minorité kurde de Syrie, la translation et la transformation de ces deux
conflits en une tension croissante, en une guerre perlée entre la Turquie et la
Syrie.
À quoi
s’ajoute la place décentrée et excentrique de la Turquie dans l’OTAN, que ces
trois guerres proche-orientales divisent depuis le premier jour, et cela pour
deux ou trois raisons dont les effets pervers s’additionnent sous nos yeux. Ils
précipitent discrètement l’heure d’une nouvelle crise européenne de l’Alliance
atlantique. À la périphérie de l’OTAN
se pose désormais la question centrale
de sa finalité réelle.
Avant
d’être une alliance, l’OTAN opère
depuis qu’elle existe comme un alliage :
sur le métal lourd des logiciels de la stratégie impériale américaine se
greffent les métaux légers des supplétifs
que sont les membres des Etats européens et la Turquie. L’« Atlantique » qui donne son nom à cette
machine hybride n’y figure plus que comme le rappel d’un lointain passé :
l’OTAN opère en Asie et en Afrique. Cette fois pourtant, le foyer de guerre qui
tend à se fixer à la frontière turco-syrienne regarde de très près la
géographie européenne. De réserve logistique de l’Alliance, le vieux continent
se voit convoqué par le conflit turco-syrien en banlieue stratégique malgré lui. La
question gréco-turque de Chypre pouvait jadis le laisser placide. L’horreur de la guerre syrienne
répond d’une tout autre échelle, celle de Grosny la ville tchétchène martyre.
Ainsi, en
quelques semaines seulement, l’Europe voit lui revenir par effet boomerang, et
à risques multipliés, les impondérables créés par la paralysie du Conseil de
Sécurité des Nations unies. L’Europe avait, ces dernières années, éloigné la
Turquie vers l’Orient, en bloquant le processus d’adhésion à la Communauté
(celle des Dix-Sept, celle des Vingt-Sept – peu importe). Par le jeu mécanique
des alliances, la guerre civile syrienne ramène
la Turquie vers l’Occident – qui n’en veut pas.
Ces
courts circuits doivent se lire avec la plus grande attention comme un
avant-goût des conflits qui attendent la planète produit de la
globalisation : à l’échelle internationale, le processus technique et juridique d’intégration et d’emboîtement des sociétés est si avancé
qu’il n’est plus une seule fraction d’humanité qui ne soit la partenaire d’au
moins quelques autres, pour une raison quelconque (un oléoduc, une industrie
touristique, une campagne caritative, une épidémie de musique, l’OMC). Mais ces
formes de connexion restent artificielles : elles ignorent les mouvements
de régionalisation et de localisation qui se manifestent en sens inverse, avec
autant de résolution que, dans un autre domaine, les partisans de la
« décroissance » résistent à l’hégémonie de la Technique Universelle.
Dans ce puzzle
multipolaire et transcontinental pataugent les appareils géopolitiques du
siècle précédent (dont l’OTAN, bâtie au début de la guerre froide dans la
tradition de Metternich émule de Talleyrand). Les alliages qui constituent l’Alliance
atlantique ne résisteront pas à la disparité extrême des échelles de ce conflit
à sa bordure proche-orientale. Seule une intervention panarabe en Syrie (mais
elle n’est plus à l’ordre du jour) aurait pu retarder l’heure de vérité qui
sonnait déjà pour l’OTAN au moment de son repli afghan. Au fil des jours qui
viennent ne nous manquera certes pas l’occasion d’observer tous les symptômes
de cette désorientation. Sous son
signe, notre nouveau monde conteste les
mésalliances héritées du passé.
J.-L. Evard, 11 octobre 2012
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