dimanche 28 octobre 2012

Pour une chronopolitique

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Interrogé un jour sur ses premiers essais, Paul Virilio, qui venait tout juste de baptiser « dromologie » leur perspective et leur contexte, ne parut pas attacher autrement d’importance au vocable. À bon escient. Nos générations, orphelines du latin et otages du franglais, ne lésinent pas sur les éphémères mots-valises qui bariolent le décor de l’american way of life, comme si leur mousse ne favorisait pas l’idolâtrie bavarde de la technoscience. Et bien des savoirs se porteraient moins mal s’ils se contentaient en effet de bien décrire leur objet, sa position possible ou actuelle dans les immensités où s’improvise l’existence. Du destin de l’œuvre originale de Paul Virilio il faut en revanche considérer la réception parmi les disciplines établies, aujourd’hui. Car c’est là un point qui, loin de ne concerner que les lecteurs de P. Virilio, savant modeste, donne vue, et à bonne altitude, sur l’avenir de la pensée géopolitique, souvent immodeste, et sur les conditions de sa refondation.
En substance, ma thèse se résume à un simple test : feuilletez les cahiers de la revue Hérodote, dont les mérites indiscutables se passent depuis longtemps de longs discours – vous n’y trouverez que par exception mention des livres de Virilio ou référence à ses essais. Qu’est-ce à dire ? Ceci, hélas : les experts de la Terre comme distance et répartition géographiques (nos parcours dans l’espace) ne se sentirent qu’à peine interpellés par un expert de la Terre comme vitesse et durée (nos parcours comme accélérations). Test qui s’enrichit d’une signification supplémentaire quand on observe l’écho réservé dès les débuts (1976) par Hérodote à l’œuvre de M. Foucault : à l’historien et généalogiste des spatialisations indiscrètes et inquisitoriales de la domination et de la souveraineté, les géographes se référèrent avec autant de déférence qu’aux fondateurs de leur faculté et autres présidents de jury d’agrégation. Épisode à deux faces, que je ne surinterprète pas si j’y lis la reconduction d’un formidable handicap de l’intelligence, qui sévit d’ailleurs aussi comme un non moins formidable préjugé philosophique : sous nos latitudes, la mésentente de l’espace et du temps est la règle, et leurs noces – l’exception. Plus précisément encore : dans cette mésentente, l’espace s’arroge la préséance, et ses « spécialistes » ne laissent guère de chances aux explorateurs de la durée. Virilio n’est pas le premier à en faire l’expérience : même Bergson, quand il rencontre Einstein à Paris le 6 avril 1922 à la Société française de Philosophie, fera lui aussi chou blanc, et ne déstabilisera pas l’image du monde newtonienne revue et corrigée par le théoricien de la relativité.
Changeant d’échelle, je passe maintenant de ces deux exemples à la thèse, à charge pour moi de l’étayer (il y faudra plus qu’un billet, je ne fais que l’introduire) : l’invention de la géographie exacte (à savoir, l’extension à l’étendue terrestre de la mathésis cartésienne) signifie que l’Occident, qui vient de se lancer dans la conquête militaire, théologique et commerciale de l’œcoumène, vivra désormais du clivage de l’espace et du temps. (Rien ne le prédestinait à cette décision ; la chrétienté d’avant Descartes vit à l’horizon d’un espace-temps muni d’une étendue et d’une durée indissociables, comme l’était l’espace-temps de Dante ou celui de Joinville.) Une fois prise, cependant, la décision de ce clivage introduit de l’irréversible : aujourd’hui, nous vivons de la même philosophie spontanée de l’espace-temps que les conquérants du Nouveau Monde et les élèves de Cassini (axiome tacite de cette « philosophie » : « d’abord l’Espace comme étendue donnée à mon mouvement, ensuite, et ensuite seulement, le Temps, projection mentale et ombre portée de la durée sur l’infini mécanique de l’étendue inerte »).
Dans le cas de Virilio et de sa non-réception par la géographie et la géopolitique, les conséquences de cette hégémonie de l’espace impérial sur les durées de l’existence ont de quoi nous alarmer plus vivement que l’échec de Bergson face à Einstein – et pour une raison évidente : la quantité de savoirs concernés par ce nouvel épisode du conflit occidental entre l’espace et le temps, cette quantité s’avère immédiatement considérable, s’y engage en effet un ensemble significatif de sciences physiques et de sciences humaines, solidaires parce que coresponsables de l’écosystème humain.
Pour s’orienter dans cette passe dangereuse, il ne suffira donc pas de revenir, en historien des sciences, sur le passé de la discipline dite « géopolitique ». Il faudra surtout, en philosophe, interroger les effets prolongés de la censure imposée au temps humain par les experts de l’espace et leur préjugé mécanique. La Terre a disparu, il n’y a plus que des territoires, produits et objets de l’activité post-industrielle : cette condition anthropologique nouvelle qui est la nôtre implique que, désormais, le temps nous est visiblement compté, ce que résume la méditation du « sursis » enseignée par Günther Anders. Il urge de réviser le préjugé moderne qui ne nous garantit même plus maîtrise et possession du monde que nous essayons d’habiter.
J.-L. Evard, 28 octobre 2012

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