Interrogé un jour sur ses premiers
essais, Paul Virilio, qui venait tout juste de baptiser
« dromologie » leur perspective et leur contexte, ne parut pas
attacher autrement d’importance au vocable. À bon escient. Nos générations,
orphelines du latin et otages du franglais, ne lésinent pas sur les éphémères
mots-valises qui bariolent le décor de l’american
way of life, comme si leur mousse ne favorisait pas l’idolâtrie bavarde de
la technoscience. Et bien des savoirs se porteraient moins mal s’ils se contentaient
en effet de bien décrire leur objet,
sa position possible ou actuelle dans les immensités où s’improvise
l’existence. Du destin de l’œuvre originale de Paul Virilio il faut en revanche
considérer la réception parmi les
disciplines établies, aujourd’hui. Car c’est là un point qui, loin de ne
concerner que les lecteurs de P. Virilio, savant modeste, donne vue, et à bonne
altitude, sur l’avenir de la pensée géopolitique, souvent immodeste, et sur les
conditions de sa refondation.
En
substance, ma thèse se résume à un simple test : feuilletez les cahiers de
la revue Hérodote, dont les mérites
indiscutables se passent depuis longtemps de longs discours – vous n’y
trouverez que par exception mention des livres de Virilio ou référence à ses
essais. Qu’est-ce à dire ? Ceci, hélas : les experts de la Terre
comme distance et répartition géographiques (nos parcours dans l’espace) ne se
sentirent qu’à peine interpellés par un expert de la Terre comme vitesse et
durée (nos parcours comme accélérations). Test qui s’enrichit d’une
signification supplémentaire quand on observe l’écho réservé dès les débuts
(1976) par Hérodote à l’œuvre de M.
Foucault : à l’historien et généalogiste des spatialisations indiscrètes
et inquisitoriales de la domination et de la souveraineté, les géographes se
référèrent avec autant de déférence qu’aux fondateurs de leur faculté et autres
présidents de jury d’agrégation. Épisode à deux faces, que je ne surinterprète
pas si j’y lis la reconduction d’un formidable handicap de l’intelligence, qui
sévit d’ailleurs aussi comme un non moins formidable préjugé
philosophique : sous nos latitudes, la mésentente de l’espace et du temps
est la règle, et leurs noces – l’exception. Plus précisément encore : dans
cette mésentente, l’espace s’arroge la préséance, et ses
« spécialistes » ne laissent guère de chances aux explorateurs de la durée. Virilio n’est pas le premier à en
faire l’expérience : même Bergson, quand il rencontre Einstein à Paris le
6 avril 1922 à la Société française de Philosophie, fera lui aussi chou blanc,
et ne déstabilisera pas l’image du monde newtonienne revue et corrigée par le
théoricien de la relativité.
Changeant
d’échelle, je passe maintenant de ces deux exemples à la thèse, à charge pour
moi de l’étayer (il y faudra plus qu’un billet, je ne fais que
l’introduire) : l’invention de la géographie exacte (à savoir, l’extension
à l’étendue terrestre de la mathésis cartésienne) signifie que l’Occident, qui
vient de se lancer dans la conquête militaire, théologique et commerciale de
l’œcoumène, vivra désormais du clivage
de l’espace et du temps. (Rien ne le prédestinait à cette décision ; la
chrétienté d’avant Descartes vit à l’horizon d’un espace-temps muni d’une
étendue et d’une durée indissociables, comme l’était l’espace-temps de Dante ou
celui de Joinville.) Une fois prise, cependant, la décision de ce clivage
introduit de l’irréversible : aujourd’hui, nous vivons de la même
philosophie spontanée de l’espace-temps que les conquérants du Nouveau Monde et
les élèves de Cassini (axiome tacite de cette « philosophie » :
« d’abord l’Espace comme étendue donnée à mon mouvement, ensuite, et
ensuite seulement, le Temps, projection
mentale et ombre portée de la durée sur l’infini mécanique de l’étendue
inerte »).
Dans le
cas de Virilio et de sa non-réception par la géographie et la géopolitique, les
conséquences de cette hégémonie de l’espace impérial sur les durées de
l’existence ont de quoi nous alarmer plus vivement que l’échec de Bergson face
à Einstein – et pour une raison évidente : la quantité de savoirs
concernés par ce nouvel épisode du conflit occidental entre l’espace et le
temps, cette quantité s’avère immédiatement considérable, s’y engage en effet
un ensemble significatif de sciences physiques et de sciences humaines,
solidaires parce que coresponsables de l’écosystème humain.
Pour
s’orienter dans cette passe dangereuse, il ne suffira donc pas de revenir, en
historien des sciences, sur le passé de la discipline dite
« géopolitique ». Il faudra surtout, en philosophe, interroger les effets
prolongés de la censure imposée au temps humain par les experts de l’espace et
leur préjugé mécanique. La Terre a disparu, il n’y a plus que des territoires,
produits et objets de l’activité post-industrielle : cette condition
anthropologique nouvelle qui est la nôtre implique que, désormais, le temps
nous est visiblement compté, ce que
résume la méditation du « sursis » enseignée par Günther Anders. Il
urge de réviser le préjugé moderne qui ne nous garantit même plus maîtrise et
possession du monde que nous essayons d’habiter.
J.-L. Evard, 28 octobre 2012
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