jeudi 13 septembre 2012

L'échelle de Sirius


« Il faut recourir à un ordre d’idées tout différent, et renoncer surtout à ce point de départ terrestre dont l’importance dans la généralité est exclusivement relative à l’homme. La terre ne doit plus apparaître que comme un détail subordonné à l’ensemble dont elle fait partie. Il faut se garder d’amoindrir le caractère de grandeur d’une telle conception par des motifs puisés dans la proximité de certains phénomènes particuliers, dans leur influence plus intime, dans leur utilité plus directe. Une description physique du monde, c’est-à-dire un tableau général de la nature, doit donc commencer par le ciel et non par notre terre ; mais à mesure que la sphère embrassée par le regard se rétrécira, nous verrons s’augmenter la richesse des détails, nous verrons les apparences physiques se compléter, les propriétés spécifiques de la matière se multiplier. De ces régions, où la seule force dont il nous soit donné de constater l’existence est celle de la gravitation, nous descendrons graduellement jusqu’à notre planète. »
         Dues au « Protée de la science » de son temps, Wilhelm von Humboldt, et extraites de son chef d’œuvre, Cosmos, ces lignes révèlent plus qu’un naturaliste hors pair : un visionnaire, et le type même du géographe accompli pour qui l’observation de notre monde ne commence qu’une fois réglée la question préalable de l’échelle applicable à la détermination des faits et à l’intelligence de leurs relations.
         Placée à l’intersection de traditions techniques fragiles et de savoirs instables (les « sciences » historiques, sociales et leurs métissages en tout genre), et le moins angélique de tous les instruments intellectuels de la domination, la géopolitique à venir se doit de méditer le détour extraordinaire que nous propose le savant et polymathe du XIXe siècle. Elle inverse la proposition chère à la théologie et à la cosmologie des jésuites contemporains. Ils se demandent, en citant les paroles de l’apôtre dont ils firent leur devise : « Comment entendrez-vous les choses d’en haut si vous n’entendez pas les choses de la terre ? » Nous savons, nous, que la réciproque commande l’avenir de la vision géopolitique de notre condition civique sur terre. Depuis que la balistique calcule ses trajectoires à l’échelle de la stratosphère, depuis que les télécommunications se sont déployées dans un espace-temps « virtuel » (mais non moins mécanique que le précédent), depuis que nos sondes et nos satellites franchissent les frontières de l’héliopause, l’échelle géopolitique des frontières, des empires, des zones d’influence, celle des masses critiques de la propagande et de leurs taux de résilience – bref, depuis que les grandeurs physiques et cinétiques qui commandent aussi notre vie sur terre ont rejeté dans la préhistoire les échelles de gravitation, d’accélération et d’inertie familières à l’humanité galiléenne, nous devons apprendre à comprendre les choses « d’en haut » pour mieux administrer les « choses de la terre ».
         Passées de la main dogmatique des théologiens dans celle, expérimentale, des astrophysiciens, les « choses d’en haut » n’ont rien perdu de leur pouvoir de nous tenir en échec. À commencer par leur peu d’écho dans la conscience géopolitique contemporaine, qui réserve encore la plupart de ses efforts à la vieille surface terrestre reconnue par les géographes de l’Antiquité et calculée par Mercator, et sur laquelle se projette le même imaginaire impérial que du temps de Kipling et que du temps de George Kennan.
         Entre les deux guerres mondiales, pourtant, cette surface de la domination impériale a laissé la place à un corps physique au volume incalculable, aux champs de force hétérogènes et hautement plastiques, aux convections troubles, désordre de la représentation physique que redouble celui de l’entendement juridique (le « nomos » de la Terre fut susceptible de conventions géométriques et diplomatiques tant que l’emprise des empires visait des parts et des sections de surface terrestre et maritime – mais comment le tracer, ce nomos, dans l’interface sidéral et hertzien dont les paramètres changent tous les jours ?).
        En recherchant comment les fonctions d’échelle s’appliquent aux interfaces que colonise l’existence humaine jusqu’alors installée en surface, la pensée géopolitique peut combler son retard et réussir sa refondation.
JL Evard, 13 septembre 2012

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