« Il
faut recourir à un ordre d’idées tout différent, et renoncer surtout à ce point
de départ terrestre dont l’importance dans la généralité est exclusivement
relative à l’homme. La terre ne doit plus apparaître que comme un détail
subordonné à l’ensemble dont elle fait partie. Il faut se garder d’amoindrir le
caractère de grandeur d’une telle conception par des motifs puisés dans la
proximité de certains phénomènes particuliers, dans leur influence plus intime,
dans leur utilité plus directe. Une description physique du monde, c’est-à-dire
un tableau général de la nature, doit donc commencer par le ciel et non par
notre terre ; mais à mesure que la sphère embrassée par le regard se
rétrécira, nous verrons s’augmenter la richesse des détails, nous verrons les
apparences physiques se compléter, les propriétés spécifiques de la matière se
multiplier. De ces régions, où la seule force dont il nous soit donné de
constater l’existence est celle de la gravitation, nous descendrons
graduellement jusqu’à notre planète. »
Dues au « Protée de la
science » de son temps, Wilhelm von Humboldt, et extraites de son chef
d’œuvre, Cosmos, ces lignes révèlent
plus qu’un naturaliste hors pair : un visionnaire, et le type même du
géographe accompli pour qui l’observation de notre monde ne commence qu’une
fois réglée la question préalable de l’échelle
applicable à la détermination des faits et à l’intelligence de leurs relations.
Placée à l’intersection de traditions
techniques fragiles et de savoirs instables (les « sciences »
historiques, sociales et leurs métissages en tout genre), et le moins angélique
de tous les instruments intellectuels de la domination, la géopolitique à venir
se doit de méditer le détour extraordinaire que nous propose le savant et
polymathe du XIXe siècle. Elle inverse la proposition chère à la
théologie et à la cosmologie des jésuites contemporains. Ils se demandent, en
citant les paroles de l’apôtre dont ils firent leur devise :
« Comment entendrez-vous les choses d’en haut si vous n’entendez pas les choses
de la terre ? » Nous savons, nous, que la réciproque commande
l’avenir de la vision géopolitique de notre condition civique sur terre. Depuis
que la balistique calcule ses trajectoires à l’échelle de la stratosphère,
depuis que les télécommunications se sont déployées dans un espace-temps
« virtuel » (mais non moins mécanique que le précédent), depuis que
nos sondes et nos satellites franchissent les frontières de l’héliopause,
l’échelle géopolitique des frontières, des empires, des zones d’influence,
celle des masses critiques de la propagande et de leurs taux de résilience –
bref, depuis que les grandeurs physiques
et cinétiques qui commandent aussi notre vie sur terre ont rejeté
dans la préhistoire les échelles de gravitation, d’accélération et d’inertie
familières à l’humanité galiléenne, nous devons apprendre à comprendre les
choses « d’en haut » pour mieux administrer les « choses de la
terre ».
Passées de la main dogmatique des
théologiens dans celle, expérimentale, des astrophysiciens, les « choses
d’en haut » n’ont rien perdu de leur pouvoir de nous tenir en échec. À
commencer par leur peu d’écho dans la conscience géopolitique contemporaine,
qui réserve encore la plupart de ses efforts à la vieille surface terrestre reconnue par les géographes de l’Antiquité et
calculée par Mercator, et sur laquelle se projette le même imaginaire impérial
que du temps de Kipling et que du temps de George Kennan.
Entre les deux guerres mondiales,
pourtant, cette surface de la
domination impériale a laissé la place à un corps physique au volume
incalculable, aux champs de force hétérogènes et hautement plastiques, aux
convections troubles, désordre de la représentation physique que redouble celui de l’entendement juridique (le « nomos » de la Terre fut susceptible de
conventions géométriques et diplomatiques tant que l’emprise des empires visait
des parts et des sections de surface terrestre et maritime – mais comment le
tracer, ce nomos, dans l’interface
sidéral et hertzien dont les paramètres changent tous les jours ?).
En recherchant comment les fonctions
d’échelle s’appliquent aux interfaces que colonise l’existence humaine
jusqu’alors installée en surface, la pensée géopolitique peut combler son
retard et réussir sa refondation.
JL Evard, 13
septembre 2012
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