jeudi 6 septembre 2012

Nous sommes tous des Norvégiens


D’ici quelques heures, nous connaîtrons la décision des banquiers directeurs de la BCE : vont-ils ou non annoncer qu’ils rachètent des parts de dette sud-européenne  ?
 Attendant de la connaître, qu’attendons-nous au juste qui ne se soit déjà résolu ? De la décision en attente, l’essentiel des effets s’est déjà manifesté au grand jour, comme l’avait sans doute calculé lui-même in petto Mario Draghi en annonçant, comme Sganarelle ou les putti de l’âge baroque, qu’il allait bientôt annoncer ce qu’on attendait qu’il annonçât – cela, ou bien son contraire.
Car les effets de l’insolvabilité sud-européeenne ont déjà accéléré le passage de l’Allemagne à l’opposition déclarée à une réforme quelconque des règles de l’administration économique et bancaire de l’Union européenne. Depuis plusieurs jours, en dépit de ses obligations de réserve les plus expresses, Weidmann, qui représente la RFA au conseil d’administration de la BCE, multiplie les déclarations publiques en ce sens, et campe ouvertement sur les positions de la CDU / CSU – suivi en ce sens par Wolfgang Schäuble, le ministre de l’Economie et des Finances. Autant vaut dire qu’ils désavouent désormais à haute voix les propos lénifiants de leur chancelière et que, ce faisant, ils réduisent à rien son autorité dans toutes les négociations communautaires à venir. Un journaliste français se demandait la semaine dernière si, devant les dirigeants chinois qui l’avaient invitée pour de nouvelles transactions commerciales entre les deux pays, Angela Merkel parlait au nom de l’Europe ou en celui de la RFA. Nous avons maintenant la réponse. La fronde d’une partie de l’élite financière allemande aura des conséquences d’autant plus durables et d’autant moins contrôlables qu’elle transgresse ouvertement la lettre du code de neutralité politique qui avait présidé à la fondation de la BCE. En la matière, les récents messages subliminaux de l'Elysée à l'adresse de Mario Draghi n'avaient  rien à lui envier.
Les statuts de la BCE viennent ainsi de subir le sabotage oblique, puis déclaré, de ses fondateurs. Les ravages ne se feront pas attendre puisque tous s'accordent entre les lignes sans jamais le dire en toutes lettres : ces fameux statuts de la BCE l'empêchent d'agir en conformité soit avec sa nature (de banque), soit avec ses supposées missions (de trésorerie communautaire). On ne saurait rêver d'un instrument aussi contraire à sa fonction, ni d'une fonction aussi dépourvue du désir d'exister. Pour un acte manqué, quelle sincérité exemplaire!
À l’opposition nationalitaire de larges fractions de l’opinion s’ajoute donc désormais le geste de défiance qui, à un an des élections de renouvellement du Bundestag, fait de la cosa européenne (et dans les États favorables à sa ligne politique communautaire, Danemark et autres) une affaire interne de la vie politique allemande. Le refus de Weidmann et Schäuble d’un nouveau train de rachat de la dette sud-européeenne ne fait sens, d’ailleurs, que rapproché d’une autre décision allemande antérieure et du style abrupt de sa communication publique : en sortant du nucléaire comme elle l’avait fait après le désastre de Fukushima, la RFA ne faisait déjà guère mystère du peu de considération qu’elle accorde désormais aux structures communautaires. En France, le débat désormais proche sur le Traité européen nous promet des affrontements également véhéments.
De la crise d’Areva en 2010-2011 à l’actuelle insistance efficace des Allemands europhobes, tout indique que l’histoire européenne ne pourra recommencer en vue d’objectifs clairs qu’une fois résolue la question européenne dans la conscience allemande. Car, par l’effet de chaîne le plus élémentaire, son désengagement européen aggrave la paralysie générale. Une convergence délétère parce qu’inexprimée s’établit entre ses motifs nationaux, les motifs protestaires des victimes économiques en Europe du Sud et les motifs des divers courants « nonistes ». Dans ce contexte, la répugnance européenne à la décision trouve largement de quoi s’alimenter. Hélas, elle dispose en outre d’une solide tradition. On se souvient du mot du Hohenzollern empereur d'Allemagne, quand éclate la guerre,  à la fin de l'été 1914 : "Je ne l'ai pas voulu."
En d’autres temps, toute classe politique émettant des signaux aussi clairs signalait par-là même son désintérêt massif pour son métier – et pour l’existence. Toute la vraie question du politique se condense donc, et en Europe tout particulièrement, dans ce contraste saisissant : face-à-face, une aboulie sans fin et qui ne dit pas son nom, et, sur un mode explosif et sauvage, le désœuvrement de quelques bêtes féroces qui, comme en Norvège l’année dernière, prennent leurs contemporains en otage, non pas avec l’outil du double langage, mais avec un fusil d’assaut. Des deux armes, laquelle  nous meurtrit le plus ?
J.-L. Evard, au matin du jeudi 6 septembre 2012

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