D’ici quelques heures, nous
connaîtrons la décision des banquiers directeurs de la BCE : vont-ils ou
non annoncer qu’ils rachètent des parts de dette sud-européenne ?
Attendant
de la connaître, qu’attendons-nous au juste qui ne se soit déjà résolu ? De la décision en attente, l’essentiel des
effets s’est déjà manifesté au grand
jour, comme l’avait sans doute calculé lui-même in petto Mario Draghi en annonçant, comme Sganarelle ou les putti de l’âge baroque, qu’il allait
bientôt annoncer ce qu’on attendait qu’il annonçât – cela, ou bien son
contraire.
Car les
effets de l’insolvabilité sud-européeenne ont déjà accéléré le passage de l’Allemagne à l’opposition déclarée à une réforme quelconque des
règles de l’administration économique et bancaire de l’Union européenne. Depuis
plusieurs jours, en dépit de ses obligations de réserve les plus expresses,
Weidmann, qui représente la RFA au conseil d’administration de la BCE,
multiplie les déclarations publiques en ce sens, et campe ouvertement sur les
positions de la CDU / CSU – suivi en ce sens par Wolfgang Schäuble, le
ministre de l’Economie et des Finances. Autant vaut dire qu’ils désavouent
désormais à haute voix les propos lénifiants de leur chancelière et que, ce
faisant, ils réduisent à rien son autorité dans toutes les négociations
communautaires à venir. Un journaliste français se demandait la semaine
dernière si, devant les dirigeants chinois qui l’avaient invitée pour de
nouvelles transactions commerciales entre les deux pays, Angela Merkel parlait
au nom de l’Europe ou en celui de la RFA. Nous avons maintenant la
réponse. La fronde d’une partie de l’élite financière allemande aura des
conséquences d’autant plus durables et d’autant moins contrôlables qu’elle
transgresse ouvertement la lettre du code de neutralité politique qui avait
présidé à la fondation de la BCE. En la matière, les récents messages subliminaux de l'Elysée à l'adresse de Mario Draghi n'avaient rien à lui envier.
Les statuts de la BCE viennent ainsi de subir le sabotage oblique, puis déclaré, de
ses fondateurs. Les ravages ne se feront pas attendre puisque tous s'accordent entre les lignes sans jamais le dire en toutes lettres : ces fameux statuts de la BCE l'empêchent d'agir en conformité soit avec sa nature (de banque), soit avec ses supposées missions (de trésorerie communautaire). On ne saurait rêver d'un instrument aussi contraire à sa fonction, ni d'une fonction aussi dépourvue du désir d'exister. Pour un acte manqué, quelle sincérité exemplaire!
À
l’opposition nationalitaire de larges fractions de l’opinion s’ajoute donc
désormais le geste de défiance qui, à un an des élections de renouvellement du
Bundestag, fait de la cosa européenne
(et dans les États favorables à sa ligne politique communautaire, Danemark et
autres) une affaire interne de la vie politique allemande. Le refus de Weidmann
et Schäuble d’un nouveau train de rachat de la dette sud-européeenne ne fait
sens, d’ailleurs, que rapproché d’une autre décision allemande antérieure et du
style abrupt de sa communication publique : en sortant du nucléaire comme
elle l’avait fait après le désastre de Fukushima, la RFA ne faisait déjà guère mystère du peu de
considération qu’elle accorde désormais aux structures communautaires. En France, le débat désormais proche sur le Traité européen nous promet des affrontements également véhéments.
De la
crise d’Areva en 2010-2011 à l’actuelle insistance efficace des Allemands
europhobes, tout indique que l’histoire européenne ne pourra recommencer en vue
d’objectifs clairs qu’une fois résolue la question européenne dans la
conscience allemande. Car, par l’effet de chaîne le plus élémentaire, son
désengagement européen aggrave la paralysie générale. Une convergence délétère
parce qu’inexprimée s’établit entre ses motifs nationaux, les motifs
protestaires des victimes économiques en Europe du Sud et les motifs des divers
courants « nonistes ». Dans ce contexte, la répugnance européenne à la
décision trouve largement de quoi s’alimenter. Hélas, elle dispose en outre
d’une solide tradition. On se souvient du mot du Hohenzollern empereur d'Allemagne, quand éclate la guerre, à la fin de l'été 1914 : "Je ne l'ai pas voulu."
En
d’autres temps, toute classe politique émettant des signaux aussi clairs
signalait par-là même son désintérêt massif pour son métier – et pour
l’existence. Toute la vraie question du politique se condense donc, et en
Europe tout particulièrement, dans ce contraste saisissant : face-à-face,
une aboulie sans fin et qui ne dit pas son nom, et, sur un mode explosif et
sauvage, le désœuvrement de quelques bêtes féroces qui, comme en Norvège
l’année dernière, prennent leurs contemporains en otage, non pas avec l’outil
du double langage, mais avec un fusil d’assaut. Des deux armes, laquelle nous meurtrit le plus ?
J.-L. Evard, au matin du jeudi 6 septembre 2012
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire