Par hommage, l’École des Hautes
Études en Sciences sociales publiait en mars de cette année une partie des
minutes d’un entretien entamé avec Paul Ricœur par François Furet – dont la
mort, à l’été 1997, interdit au projet d’aboutir. La plaquette de l’EHESS
présente les feuillets de la transcription des seules interventions de Furet
(pas celles de Ricœur), et ses corrections, car il avait commencé de se relire
avant même que le dialogue ne s'achevât. Par comparaison avec l’ensemble des
écrits de l’historien et du philosophe, la valeur, même documentaire, de cette
soixantaine de pages ne peut donc prétendre à beaucoup. Un dialogue sans
interlocuteur audible, et interrompu… Son titre ? Inventaires du communisme.
Pourtant,
leur lecteur, le recul de quinze ans aidant, y trouve à moudre un grain d’autant
plus rare et plus surprenant qu’il ne doit rien à toutes les clauses qui ont
présidé à la confection du texte (les clauses définies par Furet, puis celles
convenues par l’éditeur). Effet rétrospectif classique, l’après coup donne en 2012 à l’argument de 1997 un contexte imprévu,
une plus-value de perspective, et l’infeste par conséquent de significations
avec lesquelles il n’avait pas compté. Ainsi joue en bonne et cruelle
impartialité la règle pure de la flèche du temps, l’arme et le talon d’Achille de
tout historien.
Talon
vulnérable, point aveugle : quel sens donner à ce qui n’a lieu qu’une
fois quand on sait que ne fait sens que ce qui semble se répéter ?
L’arme
intelligente, l’outil narratif : le malheur des historiens (devoir tenir
registre des péripéties d’un drame inintelligible puisque non répétible), ce
malheur peut aussi les consoler du moment qu’ils se feront philosophes et,
comme Gilles Deleuze, se demanderont ce qui, n’empêche, se répète (peut-être) dans la série des événements
irrépétibles qu’ils désirent observer, percevoir ou contempler.
En
historiographie française, cette technique narrative date de l’intuition
poétique de Michelet. Lui le premier comprend ce qu’eut d’unique l’abolition
révolutionnaire de l’Ancien Régime – d’unique, donc d’inconcevable. Et il
trouva l’expédient : en transfigurant la Révolution (épisode politique) en
répétition inconsciente de la Révélation (épisode religieux), y introduire de
l’intelligible. L’histoire universelle (et, en elle, celle de chaque peuple)
comme ombre portée de l’histoire sainte. L’écriture de l’histoire dans son
rapport secret avec l’Écriture. Ainsi naquit la chaire d’histoire de la
Révolution au Collège de France fondé par un grand roi. Pour les historiens,
l’événement unique possède – mais ils n’y pensent guère – la même fonction
explicative que le surnaturel pour les théologiens. L’événement unique qu’ils
interrogent est aussi inexplicable que le miracle des religions révélées – mais
sans sa figure nous vivrions comme les Bororo ou comme les Lacédémoniens :
dans l’éternel retour de la coutume et du visage des ancêtres. Ainsi
survivons-nous à deux événements fictifs, la mort de Dieu et la fin de l’histoire : grâce à la
manipulation magique de l’inintelligible. Les sciences sociales ont pris avec
bonheur le relais et la succession de la pensée primitive. Grâce au mythe de
l’événement unique et surnaturel de la fondation de la Loi (divine ou
républicaine), elles nous permettent d’affronter tant bien que mal la puissance
du devenir où tout s’abolit sans retour.
Ainsi procédait,
comme tout historien, François Furet, déjà bien avant Le passé d’une illusion. Sa question : que fut la révolution
d’Octobre ? Sa réponse : la répétition
voulue de la Révolution française. Même technique de l’analogie quand il ouvre le
dialogue avec Nolte, et admet le principe de la mise en parallèle du régime soviétique et du régime hitlérien. La démarche
ne change pas quand, face à Ricœur, il se demande : qu’est-ce qui reste de
la disparition du communisme comme désir de répétition
de la Révolution (française, russe, allemande, peu importe puisqu’elles n’en
font qu’Une) ? La réponse ne peut que donner à penser, et beaucoup, à tous
les témoins que nous sommes de
l’ankylose aggravée de la Communauté européenne :
« Mais
le communisme même a finalement suivi le destin de l’universel démocratique
sous la Révolution française. Il est devenu national. Staline, c’est la
transformation de l’universalisme bolchevique en nationalisme russe, mais en
conservant le masque de l’universalisme bolchevique. Finalement, l’Europe est
morte sous nos yeux de son invention la plus brillante, qui était la nation. On
peut regarder ainsi le XXe siècle. Ce que l’Europe a apporté dans
l’histoire du monde, par rapport à l’Antiquité grecque ou latine, c’st la
nation, qui est la forme historique de la civilisation moderne. Et nous en
sommes presque morts […] En ce qui me concerne, si je suis Européen, c’est
parce que c’est la moins mauvaise manière d’être fidèle à l’idée nationale,
dans un paysage très déprimé où l’Europe n’est plus ce qu’elle était, où donc
il faut qu’elle unisse ses forces, donc ses nations, en face des ouragans de
l’état du monde. Mais nous allons payer très cher, sous toutes ses formes,
l’incapacité qu’ont eue les sociétés bourgeoises européennes de gérer le phénomène
national au XXe siècle
[…] » (p. 47). Là encore, le propos vise à illustrer une répétition, le XXe siècle
« où on a constamment rejoué le drame de 1914 » et les
« exaltations pathologiques du sentiment national ».
Dans ce bilan apprenons à écouter une prophétie (dans l’écriture de
l’histoire, cette « prophétie du passé », comme disait Ranke,
apprenons à reconnaître la Curiosité qui poussait les paysans et les rois grecs
à interroger les oracles si sibyllins, les pythies si délirantes et les devins
toujours aveugles). Et dans cette prophétie invertie et travestie en bilan,
apprenons à connaître la faute mortelle
des Européens : face à l’État-continent réel que sont la Chine, les
États-Unis, face à l’État-continent potentiel qu’est la Russie, face au sous-continent
qu’est l’Inde, ils s’identifient – ici, par la voix de Furet - à un
non-ensemble d’États-nations suicidés par deux guerres mondiales suivies de la guerre intercontinentale
que fut la guerre froide. Et qu’est aussi celle en cours.
Si nous
imaginons – comment faire autrement ! – que par la voix de Furet leur
estimé contemporain parle ici l’imaginaire géopolitique des managers européens
s’autorisant, en princes qui nous gouvernent, de son conseil et de son expertise, nous voici à même de comprendre in vivo pourquoi échoue ce qui échoue de
notre destin géopolitique : plongés dans un champ intercontinental et
stratosphérique défini par des États-continents, nous nous ingénions à
prolonger notre vie antérieure de
corps nationaux en concurrence depuis 1492 sur la surface encore libre des mers
– nous projetons la nostalgie de ce que nous fûmes sur ce que nous ne sommes bien certainement plus depuis longtemps. Non
seulement l’Europe de Furet n’a pas d’avenir puisqu’elle est à son insu celle
de Braudel, disparue avec les grandes découvertes (l’Europe, comme son sait,
perdit son centre propre de gravité quand l’Atlantique, en supplantant la
Méditerranée, transforma l’économie intercontinentale du transport humain, donc l’équation de la puissance géopolitique). L’Europe de Furet, anachronique et non pas historique,
souffre d’un second et non moindre défaut : elle est celle des
Girondins, des jacobins et du Directoire réunis, elle projette sur tous les peuples européens le modèle
capétien d’une Autorité étatique à
prétention impériale (car telle fut
la clef de l’histoire de la nation
française : briguer le rang de puissance romano-impériale sur le mode
régalien et gallican d’un Pouvoir massivement laïc, séculier, fondé sur la
religion géographique des frontières naturelles). L’Europe post-communiste et
post-hitlérienne de Furet répète, en somme, un imaginaire franco-français. Il
ne lui manque qu’une conversion au principe de réalité pour devenir autre chose
qu’une songerie mise en boucle ou qu’une image d’Épinal.
J.-L. Evard, 30 août 2012
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