Pourquoi ne pas
relire Si l’Europe s’éveille ?
Il y a moins de dix ans, Peter
Sloterdijk y présentait une méditation d’intention
« visionnaire ». L’esprit s’exerce d’autant mieux s’il se retourne de
temps à autre sur le chemin et salue l’horizon qui le circonscrit. Nos actes
nous suivent. Pour apprendre à marcher, apprenons à les lire là où ils viennent
se ranger, derrière nous, avant, plus tard, de basculer et de s’effriter une
fois pour toutes dans l’inintelligible poussière que nous nommions l’Histoire
et que l’Actualité a engloutie en détruisant les durées.
La variété des
lectures de Sloterdijk le distingue, mais aussi la précision avec laquelle
elles tapissent sa bibliothèque intérieure et balisent la progression de l’argument.
Nous lisons, mais peu d’auteurs nous apprennent à lire : à repérer, parmi
les pages d’un livre – bref ou disert, cela ne change rien à l’affaire – la phrase dont la concision nucléaire
condense à l’extrême tous les attendus et toutes les conclusions du discours.
Relisant les quatre-vingt-dix pages Si
l’Europe s’éveille, j’ai patienté jusqu’à la péroraison pour la trouver. Il
s’agit d’une citation, p. 65, Sloterdijk faisant parler Nietzsche :
« Le temps de la petite politique est passé : le siècle prochain déjà
apportera la lutte pour la domination universelle – l’obligation d’une grande
politique » (Par-delà le bien et le
mal n° 208).
De
la part de Sloterdijk, la « petite politique » désigne la
non-politique qui tint lieu de politique européenne entre 1945 et la période du
Traité de Maastricht. Diagnostic qui arme ce langage : la fin de la
Seconde Guerre mondiale et toute la guerre froide (qui dure jusqu’en 1989-90)
imposent à l’ensemble des peuples européens l’expérience de l’étau et des tenailles de l’affrontement Est-Ouest. Le vieux continent y tient
le rôle de l’otage, et il le tient
pour la première fois dans son histoire d’ex-centre de l’histoire universelle –
devant alors renoncer au mythe impérial qui avait été le sien depuis
l’Antiquité virgilienne (la figure charismatique d’Auguste, le premier empereur
romain, campé par son poète Virgile en architecte d’un ordre universel).
La
« grande politique », Sloterdijk en voit la possibilité revenue dans
la rupture formelle et symbolique des peuples européens avec leur mythe romain
(la Rome première dont se réclamèrent toutes les nations européennes candidates
à la dignité impériale n’ayant jamais désigné que des structures d’asservissement de principe colonial). Il la
voit revenir, une fois cette rupture consommée, par la vertu d’une formule
juridique de droit international, qu’il reprend à Edgar Morin : renoncer à
la perspective d’un seul ensemble fédéral monolithique, lui substituer celle
d’une articulation de fédérations régionales, une « fédération d’Etats
fédérés ou de fédérations des fédérations (fédération du Sud-Ouest, fédération
baltique, fédération d’Europe centrale, fédération des Balkans, fédération des
Slaves du Nord » (p. 83). Les connaisseurs n’hésiteront pas : Morin
et Sloterdijk nous proposent une variante à peine modifiée de la
« Pan-Europe » du comte Coudenove-Calergi (1894-1972). Sloterdijk
lui rend d’ailleurs un hommage non
dissimulé, en reprenant pour son propre essai le titre de la brochure du comte,
Europa erwacht (1931). Il ne le nomme
pourtant pas, se réservant de mentionner plutôt l’ “Europe sans frontières”
d’Attali (Europe(s), 1994).
Je
réserve à une chronique ultérieure de récapituler la vision européenne
impériale du comte (dont l’œuvre a déjà connu de savantes exégèses). Mais je me
dois, pour finir, d’ajouter ce qui, aujourd’hui 15 août 2012, donne à ces plans
territoriaux, à ces considérations continentales, à ces raisonnements juridiques, à ces projections cantonales – un parfum de désuétude
provinciale peu ordinaire. La NASA et le Pentagone ont annoncé hier la réussite
du test auquel ils ont soumis leur prototype d’avion hypersonique sans pilote
X-51. « Lors des tests précédents », rappelle l’agence de presse
citée par Le Monde électronique du 14
août, « il avait atteint Mach 5, mais échoué à passer Mach 6, soit 7 400
km/h. » Elle anticipe : « La déclinaison civile de la
technologie supersonique excite d’ores et déjà l’intérêt des transporteurs.
Interrogé par la BBC, le vice-président d’EADS, Peter Robbie, reconnaît qu’ “un
tel appareil coûtera très cher en raison de la quantité énorme d’énergie
requise pour parvenir à cette vitesse. Mais la perspective de se rendre de
Tokyo à Paris en deux heures et demie est très séduisante pour le monde des
affaires et les politiques – et je pense que d’ici à 2050, un avion commercial
pourrait se révéler viable”. »
Ce
qui reste de la « grande politique » de l’artilleur Nietzsche ?
Par delà bien et mal, Mach 6.
15 août 2012
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire