mercredi 15 août 2012

Nietzsche conseiller du Prince




Pourquoi ne pas relire Si l’Europe s’éveille ? Il y a moins de dix ans, Peter  Sloterdijk y présentait une méditation d’intention « visionnaire ». L’esprit s’exerce d’autant mieux s’il se retourne de temps à autre sur le chemin et salue l’horizon qui le circonscrit. Nos actes nous suivent. Pour apprendre à marcher, apprenons à les lire là où ils viennent se ranger, derrière nous, avant, plus tard, de basculer et de s’effriter une fois pour toutes dans l’inintelligible poussière que nous nommions l’Histoire et que l’Actualité a engloutie en détruisant les durées.
La variété des lectures de Sloterdijk le distingue, mais aussi la précision avec laquelle elles tapissent sa bibliothèque intérieure et balisent la progression de l’argument. Nous lisons, mais peu d’auteurs nous apprennent à lire : à repérer, parmi les pages d’un livre – bref ou disert, cela ne change rien à l’affaire – la phrase dont la concision nucléaire condense à l’extrême tous les attendus et toutes les conclusions du discours. Relisant les quatre-vingt-dix pages Si l’Europe s’éveille, j’ai patienté jusqu’à la péroraison pour la trouver. Il s’agit d’une citation, p. 65, Sloterdijk faisant parler Nietzsche : « Le temps de la petite politique est passé : le siècle prochain déjà apportera la lutte pour la domination universelle – l’obligation d’une grande politique » (Par-delà le bien et le mal n° 208).
De la part de Sloterdijk, la « petite politique » désigne la non-politique qui tint lieu de politique européenne entre 1945 et la période du Traité de Maastricht. Diagnostic qui arme ce langage : la fin de la Seconde Guerre mondiale et toute la guerre froide (qui dure jusqu’en 1989-90) imposent à l’ensemble des peuples européens l’expérience de l’étau et des tenailles de l’affrontement Est-Ouest. Le vieux continent y tient le rôle de l’otage, et il le tient pour la première fois dans son histoire d’ex-centre de l’histoire universelle – devant alors renoncer au mythe impérial qui avait été le sien depuis l’Antiquité virgilienne (la figure charismatique d’Auguste, le premier empereur romain, campé par son poète Virgile en architecte d’un ordre universel).
La « grande politique », Sloterdijk en voit la possibilité revenue dans la rupture formelle et symbolique des peuples européens avec leur mythe romain (la Rome première dont se réclamèrent toutes les nations européennes candidates à la dignité impériale n’ayant jamais désigné que des structures d’asservissement de principe colonial). Il la voit revenir, une fois cette rupture consommée, par la vertu d’une formule juridique de droit international, qu’il reprend à Edgar Morin : renoncer à la perspective d’un seul ensemble fédéral monolithique, lui substituer celle d’une articulation de fédérations régionales, une « fédération d’Etats fédérés ou de fédérations des fédérations (fédération du Sud-Ouest, fédération baltique, fédération d’Europe centrale, fédération des Balkans, fédération des Slaves du Nord » (p. 83). Les connaisseurs n’hésiteront pas : Morin et Sloterdijk nous proposent une variante à peine modifiée de la « Pan-Europe » du comte Coudenove-Calergi (1894-1972). Sloterdijk lui rend d’ailleurs  un hommage non dissimulé, en reprenant pour son propre essai le titre de la brochure du comte, Europa erwacht (1931). Il ne le nomme pourtant pas, se réservant de mentionner plutôt l’ “Europe sans frontières” d’Attali (Europe(s), 1994).
Je réserve à une chronique ultérieure de récapituler la vision européenne impériale du comte (dont l’œuvre a déjà connu de savantes exégèses). Mais je me dois, pour finir, d’ajouter ce qui, aujourd’hui 15 août 2012, donne à ces plans territoriaux, à ces considérations continentales, à ces raisonnements juridiques, à ces projections cantonales – un parfum de désuétude provinciale peu ordinaire. La NASA et le Pentagone ont annoncé hier la réussite du test auquel ils ont soumis leur prototype d’avion hypersonique sans pilote X-51. « Lors des tests précédents », rappelle l’agence de presse citée par Le Monde électronique du 14 août, « il avait atteint Mach 5, mais échoué à passer Mach 6, soit 7 400 km/h. » Elle anticipe : « La déclinaison civile de la technologie supersonique excite d’ores et déjà l’intérêt des transporteurs. Interrogé par la BBC, le vice-président d’EADS, Peter Robbie, reconnaît qu’ “un tel appareil coûtera très cher en raison de la quantité énorme d’énergie requise pour parvenir à cette vitesse. Mais la perspective de se rendre de Tokyo à Paris en deux heures et demie est très séduisante pour le monde des affaires et les politiques – et je pense que d’ici à 2050, un avion commercial pourrait se révéler viable”. »
Ce qui reste de la « grande politique » de l’artilleur Nietzsche ? Par delà bien et mal, Mach 6.
15 août 2012

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