dimanche 26 août 2012

D'Alep à Guernica

Les exactions féroces infligées aux villes syriennes en émeute par le pouvoir de Damas provoquent, sur le plan international, autant d’émotion que la destruction de Guernica, en avril 1937, par les bombardiers de Hitler. L’indifférence qui se confirme et s’aggrave chaque jour autorise ce rapprochement – qui, par ailleurs, ne pourrait que nous empêcher de comprendre ce que signifie le martyre des civils syriens aujourd’hui. Mais au moins convient-il alors d’exploiter autant que possible ce rapprochement, et de chercher à pressentir les conséquences géopolitiques de cet effondrement spectaculaire des juridictions internationales quand vient leur heure de vérité.
Personne ne niera que l’opposition systématique des diplomaties russe et chinoise à toute initiative du Conseil de sécurité des Nations unies ne contribue à un tel événement. Quelles que soient les raisons respectives des deux gouvernements d’agir comme ils le font : interdire qu’agisse qui que ce soit (et ils le font ouvertement), ils ne peuvent prendre de tels risques que s’ils étaient déjà convaincus de la possibilité de défier ceux qu’ils défient : les Nations unies, les Occidentaux. Ils en sont convaincus pour une raison que chacun sait, et que chacun sait inavouable : pour intervenir en Irak et faire valoir leurs intentions stratégiques auprès de la communauté internationale, les Etats-Unis de Bush II avaient pratiqué sans vergogne des mensonges impudents dont ils n’avaient même pas besoin pour légitimer la guerre et ses préparatifs. Russes et Chinois utilisent aujourd’hui le grave discrédit jeté depuis sur le verbe de la diplomatie américaine et, par ricochet, sur celui des tribunes internationales qui avaient consenti à tenir le rôle du faux imbécile. Toute politique, à quelque échelle que ce soit, présuppose le mensonge et en enseigne l’usage – mais à la condition sine qua non que les règles élémentaires en soient respectées. Sans elles, sans leur rhétorique, un Etat perd toute possibilité de passer pour une communauté légitime et mérite bientôt la même réputation qu’un vulgaire club de gangsters : un groupe d’intérêts privés, que rien ne relie au reste des groupes humains, à commencer par un verbe intelligible.
Si le taux d’utilité du précédent irakien dépasse néanmoins le montant de l’avantage moral laissé par la médiocrité du mensonge américain d’il y a une décennie (l’usage immodéré qu’en fait aujourd’hui  le gouvernement Poutine tient justement à sa position de fausse grande puissance sur l’échiquier international), c’est pour une raison de même nature mais d’une autre échelle. La manière dont l’administration Bush crut pouvoir mentir n’était certes pas flatteuse pour ceux à qui s’adressait le bluff : mais en de telles matières aucun des gouvernements méprisés par le mauvais menteur ne mettra d’amour-propre. En revanche, il guettera le moment d’utiliser la même arme avec autrement plus d’habileté, assuré qu’il est que, dans ce métier d’homme d’Etat, le mensonge grossier n’est utilisé que par les dilettanti et que cette règle du genre, s’ils ne la comprennent pas, les affaiblit de manière irrémédiable, comme tout tricheur démasqué.
Le bien maladroit mensonge de 2003 fut une arme de circonstance et pouvait passer pour la bévue d’une équipe d’amateurs handicapés par l’impatience. En revanche, ni l’accession d’Etats voyous à des responsabilités politiques dans les organisations internationales (cas de la Libye de Kadhafi, siégeant dans une commission en charge des Droits de l’homme), ni la remise du prix Nobel de la paix au président Obama quand il augmentait les effectifs du contingent militaire américain en Afghanistan ne ressortissent de ce registre de l’occasion et de l’erreur. Au contraire, ces épisodes qu’aucune urgence pragmatique ne conditionna enseignent à qui le veut à quel point les instances juridiques et morales de la communauté internationale ont elles-mêmes détruit leur propre capital symbolique et éthique – le seul, à vrai dire, dont, par nature et par définition, elles disposent, à la différence des diplomaties, qui ne connaissent, depuis toujours, que le poker et son double langage.
Le malheur affreux des populations syriennes tient d’avoir levé l’étendard contre le tyran au moment où les responsables officiels des Droits de l’homme ont cessé de se respecter eux-mêmes, et ne peuvent plus le cacher. Ce qui avait tué la SDN vient de tuer l’ONU.
JL Evard, 26 août 2012

Aucun commentaire: