Les exactions féroces infligées aux
villes syriennes en émeute par le pouvoir de Damas provoquent, sur le plan
international, autant d’émotion que la destruction de Guernica, en avril 1937,
par les bombardiers de Hitler. L’indifférence qui se confirme et s’aggrave
chaque jour autorise ce rapprochement – qui, par ailleurs, ne pourrait que nous empêcher de comprendre ce que
signifie le martyre des civils syriens aujourd’hui. Mais au moins convient-il
alors d’exploiter autant que possible ce rapprochement, et de chercher à
pressentir les conséquences géopolitiques de cet effondrement spectaculaire des juridictions internationales quand
vient leur heure de vérité.
Personne
ne niera que l’opposition systématique des diplomaties russe et chinoise à
toute initiative du Conseil de sécurité des Nations unies ne contribue à un tel
événement. Quelles que soient les raisons respectives des deux gouvernements
d’agir comme ils le font : interdire qu’agisse qui que ce soit (et ils le
font ouvertement), ils ne peuvent prendre de tels risques que s’ils étaient
déjà convaincus de la possibilité de défier ceux qu’ils défient : les
Nations unies, les Occidentaux. Ils en sont convaincus pour une raison que chacun sait, et que
chacun sait inavouable : pour intervenir en Irak et faire valoir leurs
intentions stratégiques auprès de la communauté internationale, les Etats-Unis
de Bush II avaient pratiqué sans vergogne des mensonges impudents dont ils
n’avaient même pas besoin pour légitimer la guerre et ses préparatifs. Russes
et Chinois utilisent aujourd’hui le grave discrédit jeté depuis sur le verbe de
la diplomatie américaine et, par ricochet, sur celui des tribunes
internationales qui avaient consenti à tenir le rôle du faux imbécile. Toute
politique, à quelque échelle que ce soit, présuppose le mensonge et en enseigne
l’usage – mais à la condition sine qua
non que les règles élémentaires en soient respectées. Sans elles, sans leur
rhétorique, un Etat perd toute possibilité de passer pour une communauté
légitime et mérite bientôt la même réputation qu’un vulgaire club de
gangsters : un groupe d’intérêts privés, que rien ne relie au reste des
groupes humains, à commencer par un verbe intelligible.
Si le
taux d’utilité du précédent irakien dépasse néanmoins le montant de l’avantage
moral laissé par la médiocrité du mensonge américain d’il y a une décennie
(l’usage immodéré qu’en fait aujourd’hui
le gouvernement Poutine tient justement à sa position de fausse grande
puissance sur l’échiquier international), c’est pour une raison de même nature
mais d’une autre échelle. La manière dont l’administration Bush crut pouvoir
mentir n’était certes pas flatteuse pour ceux à qui s’adressait le bluff : mais en de telles matières
aucun des gouvernements méprisés par le mauvais menteur ne mettra d’amour-propre.
En revanche, il guettera le moment d’utiliser la même arme avec autrement plus
d’habileté, assuré qu’il est que, dans ce métier d’homme d’Etat, le mensonge
grossier n’est utilisé que par les dilettanti
et que cette règle du genre, s’ils ne la comprennent pas, les affaiblit de
manière irrémédiable, comme tout tricheur démasqué.
Le bien
maladroit mensonge de 2003 fut une arme de circonstance et pouvait passer pour
la bévue d’une équipe d’amateurs handicapés par l’impatience. En revanche, ni
l’accession d’Etats voyous à des responsabilités politiques dans les
organisations internationales (cas de la Libye de Kadhafi, siégeant dans une
commission en charge des Droits de l’homme), ni la remise du prix Nobel de la
paix au président Obama quand il augmentait les effectifs du contingent
militaire américain en Afghanistan ne ressortissent de ce registre de
l’occasion et de l’erreur. Au contraire, ces épisodes qu’aucune urgence
pragmatique ne conditionna enseignent à qui le veut à quel point les instances juridiques
et morales de la communauté internationale ont elles-mêmes détruit leur propre
capital symbolique et éthique – le seul, à vrai dire, dont, par nature et par
définition, elles disposent, à la différence des diplomaties, qui ne
connaissent, depuis toujours, que le poker et son double langage.
Le
malheur affreux des populations syriennes tient d’avoir levé l’étendard contre
le tyran au moment où les responsables officiels des Droits de l’homme ont
cessé de se respecter eux-mêmes, et ne peuvent plus le cacher. Ce qui avait tué
la SDN vient de tuer l’ONU.
JL Evard, 26 août 2012
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