lundi 20 août 2012

Le lapsus du tankiste


Longtemps j’ai recherché les intentions de l’auteur qui le premier composa le syntagme aujourd’hui si banal, « économie politique ». Attesté au XVIe siècle, il circule en toute normalité à la fin de l’Ancien Régime. Mais l’idée matérielle et productive d’économie perd son innocence quand d’autres disciplines s’emparent à leur tour du concept : la génération de l’entre-deux-guerres en multiplie les applications physiques, cliniques et sémiotiques – celle de Freud conceptualisant l’« économie psychique » et toutes ses équivoques, ou celle de Georges Bataille découvrant l’« économie générale » qui inclut en elle l’économie politique. Les économistes n’en restèrent pas moins fidèles aux premiers présupposés de leur discipline : l’économie, algèbre des flux de biens marchands dans le cadre national et entre les nations, étend au genre humain dans son ensemble l’esprit comptable de l’entrepreneur vertueux, l’homo economicus imaginé par le XVIIIe siècle. Cette économie-là ne reconnaît pas d’autre fin au labeur humain que la mécanique d’un travail destinant tous ses produits finis au court terme de la consommation immédiate et au long terme de sa reproduction élargie. L’anthropologie inhérente à cet économisme se donne certes l’image plus extensive d’un homo faber s’outillant au service de ses « besoins » et justifiant ainsi, dans l’histoire générale de la nature, sa prééminence d’animal modificateur avisé et permanent de son animalité industrieuse. Mais la philosophie spontanée des économistes ne les rend pas pour autant sensibles à toutes les formes de rejet et de perversion de cette rationalité ergonomique. Quand le sens de l’intérêt comptable devient une passion fashionable, une discipline universitaire susceptible d’un Nobel, il oublie que, comme toute passion, même bourgeoise, celle-ci ne prospère qu’en persévérant dans son être de déraison irrésistible et insatiable. Cet oubli a son prix.
Pour s’en acquitter, les économistes ont dû passer coup sur coup deux compromis inglorieux : d’abord, assister à l’encerclement de leurs doctrines par des interprètes souvent étrangers au sérail et néanmoins esprits pénétrants (les sociologues de l’économie, les historiens de l’économie, les psychologues de l’économie) ; ensuite, contempler l’implosion de leur modèle premier, au fur et à mesure que l’homo economicus se voyait doubler par un homo ludens, ou par un homme de désir, ou par un nihiliste maîtrisé retournant les puissances de la séduction contre celles de la production. L’économie s’était promue science à la fin de l’Ancien Régime en s’appropriant l’entendement statistique popularisé par les Encyclopédistes. Elle avait pu ainsi refouler et masquer efficacement toutes les manifestations de l’irrationalité immanente à l’économie (car la condamnent à l’irrationalité l’impossibilité de définir sa finalité fondatrice : l’empire des besoins et la maîtrise de cet empire, et celle de le distinguer de l’empire du désir). Mais elle perdit ce pouvoir et sa force d’évidence dès que d’autres sciences de la société purent décrire les effets insoupçonnés de la volonté d’irrationnel dans le lien social – y compris dans son moment strictement économique.
Les économistes sont bien loin d’avoir encore remboursé toute leur dette auprès des sciences du symbolique. Quelle que soit la conjoncture dont ils garantissent l’intelligibilité comme des prophètes interprètent les intentions d’un dieu caché et irascible, l’audience dont ils jouissent ne saurait dissimuler que les inquiète le sentiment d’un échec. Non pas le sentiment d’une erreur de diagnostic ou de manœuvre à telle ou telle occasion, mais celui d’une faute : l’homo economicus fut un conte de fées à l’adresse de philanthropes prosaïques et sentimentaux. Et c’est la vraie tragédie des Temps modernes que d’avoir laissé choir la puissance symbolique du lien social dans les franges de l’irrationnel prétendu où sa méconnaissance fait de lui une substance explosive.
Que cet explosif condense en lui quelque signification politique, et qu’il en crypte les effets, la métaphore risquée ces jours-ci par un expert en économie politique nous en confirme la présence et le projet : « Une grosse économie moderne se conduit donc comme un char d’assaut, en maniant les manettes “à contre” : pour la mettre dans la bonne direction, il faut à la fois pousser d’un côté et freiner de l’autre » (S.-Ch. Kolm, Commentaire 138, p. 358) L’arme lourde ici évoquée ne figure pas tant l’ordinaire du politique que les limites de sa capacité à rationaliser la violence et son refus d’en faire l’aveu.
JL Evard, 20 août 2012

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