Longtemps j’ai recherché les
intentions de l’auteur qui le premier composa le syntagme aujourd’hui si banal,
« économie politique ». Attesté au XVIe siècle, il circule
en toute normalité à la fin de l’Ancien Régime. Mais l’idée matérielle et
productive d’économie perd son innocence quand d’autres disciplines s’emparent
à leur tour du concept : la génération de l’entre-deux-guerres en multiplie les
applications physiques, cliniques et sémiotiques – celle de Freud
conceptualisant l’« économie psychique » et toutes ses équivoques, ou
celle de Georges Bataille découvrant l’« économie générale » qui inclut en
elle l’économie politique. Les économistes n’en restèrent pas moins fidèles aux
premiers présupposés de leur discipline : l’économie, algèbre des flux de
biens marchands dans le cadre national et entre les nations, étend au genre
humain dans son ensemble l’esprit comptable de l’entrepreneur vertueux, l’homo economicus imaginé par le XVIIIe
siècle. Cette économie-là ne reconnaît pas d’autre fin au labeur humain que la
mécanique d’un travail destinant tous ses produits finis au court terme de la
consommation immédiate et au long terme de sa reproduction élargie.
L’anthropologie inhérente à cet économisme se donne certes l’image plus
extensive d’un homo faber s’outillant
au service de ses « besoins » et justifiant ainsi, dans l’histoire
générale de la nature, sa prééminence d’animal modificateur avisé et permanent
de son animalité industrieuse. Mais la philosophie spontanée des économistes ne
les rend pas pour autant sensibles à toutes les formes de rejet et de perversion de
cette rationalité ergonomique. Quand le sens de l’intérêt comptable devient une
passion fashionable, une discipline
universitaire susceptible d’un Nobel, il oublie que, comme toute passion, même
bourgeoise, celle-ci ne prospère qu’en persévérant dans son être de déraison
irrésistible et insatiable. Cet oubli a son prix.
Pour s’en
acquitter, les économistes ont dû passer coup sur coup deux compromis
inglorieux : d’abord, assister à l’encerclement de leurs doctrines par des
interprètes souvent étrangers au sérail et néanmoins esprits pénétrants (les
sociologues de l’économie, les historiens de l’économie, les psychologues de
l’économie) ; ensuite, contempler l’implosion de leur modèle premier, au
fur et à mesure que l’homo economicus se
voyait doubler par un homo ludens, ou
par un homme de désir, ou par un nihiliste maîtrisé retournant les puissances
de la séduction contre celles de la production. L’économie s’était promue
science à la fin de l’Ancien Régime en s’appropriant l’entendement statistique
popularisé par les Encyclopédistes. Elle avait pu ainsi refouler et masquer
efficacement toutes les manifestations de l’irrationalité immanente à
l’économie (car la condamnent à l’irrationalité l’impossibilité de définir sa finalité fondatrice :
l’empire des besoins et la maîtrise de cet empire, et celle de le distinguer de l’empire du désir). Mais
elle perdit ce pouvoir et sa force d’évidence dès que d’autres sciences de la
société purent décrire les effets insoupçonnés de la volonté d’irrationnel dans le lien social – y compris dans son
moment strictement économique.
Les
économistes sont bien loin d’avoir encore remboursé toute leur dette auprès des
sciences du symbolique. Quelle que soit la conjoncture dont ils garantissent
l’intelligibilité comme des prophètes interprètent les intentions d’un dieu
caché et irascible, l’audience dont ils jouissent ne saurait dissimuler que les
inquiète le sentiment d’un échec. Non pas le sentiment d’une erreur de
diagnostic ou de manœuvre à telle ou telle occasion, mais celui d’une faute : l’homo economicus fut un conte de fées à l’adresse de philanthropes
prosaïques et sentimentaux. Et c’est la vraie tragédie des Temps modernes que
d’avoir laissé choir la puissance symbolique du lien social dans les franges de
l’irrationnel prétendu où sa méconnaissance fait de lui une substance
explosive.
Que cet
explosif condense en lui quelque signification politique, et qu’il en crypte
les effets, la métaphore risquée ces jours-ci par un expert en économie
politique nous en confirme la présence et le projet : « Une grosse
économie moderne se conduit donc comme un char d’assaut, en maniant les manettes
“à contre” : pour la mettre dans la bonne direction, il faut à la fois
pousser d’un côté et freiner de l’autre » (S.-Ch. Kolm, Commentaire 138, p. 358) L’arme lourde ici
évoquée ne figure pas tant l’ordinaire du politique que les limites de sa
capacité à rationaliser la violence et son refus d’en faire l’aveu.
JL Evard, 20 août 2012
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