mardi 24 juillet 2012

Bulletin de juillet (2)

Je me souviens encore du jour, près de deux ans après la réunification allemande, où un germaniste de mes collègues nous le confia avec une fière conviction, il avait hautement approuvé la sentence d’un dirigeant du Parti socialiste (et futur ministre de Lionel Jospin) qui justifiait ainsi la décision du chancelier Kohl d’étendre à l’est de l’Allemagne unifiée le deutschmark, sans en modifier le cours ni la valeur : « Ou bien toute l’ex-RDA venait chercher du travail à l’ouest, un exode économique massif – ou bien c’était la devise de la RFA imposée à cours constant aux cinq nouveaux Länder, comme il advint. » Mon collègue, l’admirateur du fonctionnaire ministrable, m’avait ému : je découvrais en lui une puérilité que je n’avais pas encore soupçonnée. S’il faut un peu de vanité pour distribuer des croix après une bataille où l’on n’a pas commandé, il faut plus de candeur encore pour ne même pas désirer de dissimuler cet enfantillage.
Plus de vingt ans après l’anecdote, je m’étonne plus encore de la facilité avec laquelle l’idée sous-jacente au raisonnement du décideur en herbe (raisonnement d’autant plus abrupt qu’il avait été tenu ex quo ante, au futur antérieur, le temps de prédilection des pompiers d’après l’incendie) – de la facilité avec laquelle cette idée paraît s’appliquer aussi bien aux péripéties euro-européennes qui nous attendent. Voici bientôt quatre ans que déferlent les crises de syncope de l’euro, et nous entrons dans la phase létale, qui guette, au-delà des fonctions financières et économiques, l’agrégat institutionnel lui aussi.
Qu’avait donc en tête l’ex-ministre auquel je pense ? La conviction bien assise qu’en période de désindustrialisation accélérée il ne faut pas hésiter à soumettre les régions relativement pauvres à la logique financière des régions relativement prospères par le truchement de l’outil monétaire simplifié qu’est une devise forte car elle est par nature synonyme de possibilités de crédit – lesquelles, à leur tour, conditionnent des perspectives de réindustrialisation… En langage simple : On ne prête qu’aux riches. Le « modèle » ainsi improvisé en antichambre par ce stratège économétrique proposait un mélange typique de monétarisme cru et de keynésianisme infinitésimal. Il décrivait d’ailleurs, et non sans une once de réalisme bien dosé, le processus de facto enclenché dans la moitié orientale de l’Allemagne unifiée : une « zone » pauvre entière, brusquement tout ouverte à l’investissement illimité et à très bas taux d’intérêt, avec une main d’œuvre déjà qualifiée et disciplinée, parlant la même langue que le management de l’ouest – un vrai pactole, une aubaine à saisir au vol par tout artiste de l’investissement, et qui, dans l’ensemble de l’Europe sortie du glacis soviétique, s’offrait aussi, dans des conditions assez comparables, au savoir-faire des entrepreneurs et banquiers allemands. Ils hésitèrent si peu à pratiquer cette médecine que le deutschmark, en effet, irrigua toute cette Europe-là, centrale et orientale. Quelle était la monnaie en circulation dans Sarajevo pendant le siège de la ville par l’armée serbe ? Le deutschmark. Il y fit recette. Le capitalisme dit rhénan sut prospérer outre l’Elbe et le Danube.
L’euro, la devise européenne du début des années 2000, ne fut pas conçu autrement, et il le fut d’ailleurs par une classe économique éduquée à la même vision, comme si, à l’heure des grandes décisions, comptaient moins les divergences d’école (les « monétaristes » contre les « consuméristes », Friedman contre Galbraith) que le style homogène qu’une génération imprime aux choses, le temps qu’elle en répond, trente ans durant. La génération des sexagénaires confirmés dont je parle rassemble – je parle là en pure chronologie – les petits-fils des « Pères de l’Europe ». Elle n’a pas seulement hérité de leur style (« l’Europe par l’économie » du charbon et de l’acier), elle eut aussi à se prononcer, au moment de l’effondrement du bloc soviétique, sur les conceptions sociologiques dites néo-libérales enseignées par l’école de Friedman et de Hayek. Elle eut donc à se prononcer sur ce que ce style de pensée économique reconnaissait ou refusait de souveraineté à l’agir politique, à la conduite des hommes en tant qu’ils vivent dans la cité et non dans un supermarché. L’idéologie européenne, tournant le dos à l’éducation européenne conçue par Romain Gary, n’eut donc aucun mal à recruter ses adeptes en milieu social-démocrate aussi bien qu’en territoire démocrate-chrétien, puisque d’un côté comme de l’autre on avait déjà subrepticement renoncé à défendre la dignité propre du Politique face à son instrumentalisation par l’utilitarisme contemporain.
Il suffit que, comme aujourd’hui, des fonctions sociales se dérèglent plus que de raison pour que s’impose une perception critique plus exigeante de leurs apparences : s’il y a des discordes entre les écoles de pensée économique, le conflit véritable et pertinent oppose quant à lui les esprits égarés dans le fétichisme des faits économiques et ceux qui savent que les signes de l’activité économique ont perdu toute spécificité dans le flux de l’activité sémiotique contemporaine. Je ne suis pas le premier à placer ainsi notre époque sous le signe de la pansémiotique. Mais j’ajoute qu’elle n’a pas encore commencé d’en construire la méthode.
Ce qui donne toutefois au drame en cours sa note réellement pathétique tient moins à la raideur mécanique avec laquelle cette génération semble résister à la faillite de sa vision qu’à son refus de reconnaître, à travers les formes économiques et financières de l’événement, la disparition de la logique économique convenue qui a nourri sa pensée. De même que ses maîtres avaient professé des techniques de management économique exclusivement dérivées de raisonnements comptables (d’origine bancaire et fiscale), de même va-t-elle aujourd’hui répétant qu’il faut « émanciper » ou « séparer » l’économie de la finance. Ce lieu commun a un avantage psychologique de court terme : il réactive la vieille simplification de toujours qui, de la différence fonctionnelle du capital et du travail, en conclut à un antagonisme générique et pathogène. Cet increvable lieu commun a un inconvénient irréparable : il réduit l’économie au réseau des travaux utiles, au mépris de l’évidence anthropologique : les hommes ne s’adonnent à des activités réputées utiles que dans l’espoir d’y trouver des raisons vraiment passionnantes d’y consacrer leur vie. Les formes économiques de la maladie européenne traduisent, voici où je veux en venir, deux grandes tendances de long terme : 1) les travaux réputés utiles à la collectivité sont aussi mortellement ennuyeux que tout travail émietté, et l’économie périt elle-même de l’aversion qu’elle suscite en l’homme cloué dans des tâches à la valeur douteuse 2) la perspective naïve de libérer le travail dit productif de la « finance » qui le grugerait n’est pas seulement provinciale, mais aussi anachronique : la circulation des signes monétaires n’est plus un processus économique depuis la généralisation des sémiotiques industrielles et communicationnelles, les monnaies circulent désormais comme circulent les impulsions électroniques lisibles sur nos écrans. Les ondes hertziennes ont fini par rejoindre et dilater le grand fleuve de la sémiotisation universelle qui avait pris son cours et sa source il y a quelque six mille ans, quand furent inventées, en même temps et dans les mêmes lieux, la monnaie et l’écriture alphabétique. Paraphrasons le titre d’un livre qui date – déjà – de 1987 : « invisible », l’argent l’est devenu en s’effaçant dans les flux électroniques. Il compte désormais au nombre des « immatériaux » qui nous entourent, ces objets et ces choses dont il ne nous reste, comme indice de réalité, que la trace. Quand ils nous apparaissent, ils ont déjà cessé d’être. Mais de la cendre au diamant, l’histoire nous échappe à jamais.
Bloquer la dislocation du tissu monétaire européen à coups de mesures économiques revient donc à rosser la mer pour effaroucher l’orage qui vient, ou à prier les vents de ne pas disperser le nuage de Tchernobyl plus loin que le site de l’explosion. La génération des petits-fils des Pères de l’Europe aura donc un honneur insigne : lorsqu’elle renoncera au déni de réalité qui, comme à une promotion de grande école devant quelque épreuve de vérité, lui sert de signe de ralliement et de solidarité, elle réfléchira à l’emprise insoupçonnée de la pensée magique sur la soi-disant « science » économique. À cette condition seulement elle pourra désarmer les mômes cupides  et les trader boutefeux qui jettent leurs titres à la corbeille comme d’autres leurs jetons sur le tapis vert des casinos.
JL Evard, 24 juillet 2012

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